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  • Cher Ami,

    Votre souvenir m’a fait du bien (20 août 1920).

  • Cher Ami,

    Je vous ferai grâce du récit des ennuis qui m’ont empêchée de vous écrire (26 décembre 1921).

  • Cher ami,

    J’ai reçu vos deux cartes et votre lettre, elles m’ont été douces et consolantes (14 juillet 1924).

  • Cher ami,

    Votre lettre m’a rassurée, je vous croyais plus gravement atteint. Votre crise religieuse passera, vous n’êtes touché qu’à fleur de peau (17 septembre 1924).

  • Cher ami,

    L’expression de votre sympathie m’a été particulièrement sensible venant d’un qui a passé par mon chemin et su « qu’il n’y a pas de douleur semblable à la mienne » (20 novembre 1926).

Ainsi commencent cinq lettres d’Éva Circé-Côté à Marcel Dugas conservées dans les papiers de Dugas, dans le fonds de l’oncle de celui-ci, le père Guy Courteau, au Centre régional d’archives de Lanaudière[1]. Aucune lettre de Dugas à sa correspondante ne nous est parvenue, pas plus que toutes les autres missives que Circé-Côté aurait pu recevoir pendant plus de 70 ans, car sa fille et une amie ont jeté tous ses papiers après son décès en 1949. Ces quelques lettres font quand même 40 pages et pénètrent au plus profond de l’intimité de cette femme de lettres pendant les années 1920. Elles servent à mieux circonscrire le personnage dans sa vie privée et renseignent autant sur son milieu que sur l’interlocuteur à qui elle répond. Dans ce qui se veut un dialogue, surgissent la voix de la protagoniste et l’écho de la voix de Dugas.

En s’écrivant, Circé-Côté et Dugas recourent à un mode d’échange qui remonte à l’Antiquité, quoique son caractère privé n’ait vraiment pris son essor qu’avec les romantiques du XIXe siècle. Les littéraires ont beaucoup étudié les correspondances d’écrivains et d’écrivaines : on y a vu la genèse d’une carrière littéraire, on a sondé la psychologie des sujets, on a examiné le style autant que le fond. Ces missives ont fait le miel des critiques comme des biographes qui fouillent les réseaux littéraires, comptent le nombre d’auteures et d’auteurs cités, relèvent leurs noms et leurs assises (Bernier 2002 : 150-151; Diaz 2002; Brunet 2002). Les spécialistes de l’histoire y ont d’abord cherché le compte rendu personnel de certains événements, ou la vision particulière d’une époque, et, avec l’éclosion de la nouvelle histoire socioculturelle (de l’histoire des sentiments, de la sexualité, de l’intimité) la correspondance est devenue une source inestimable.

La correspondance privée, contrairement à la correspondance d’affaires, apparaît souvent comme une histoire de femmes : dans les familles, c’est une affaire de mère ou de filles. Il faut habituellement des traumatismes, une guerre, un décès, pour amener les hommes à prendre leur plume. Dans les milieux très modestes, les femmes sont souvent plus alphabétisées que les hommes, et il leur revient à elles non seulement d’écrire, mais aussi de faire la lecture des lettres. Dans les milieux bourgeois, la correspondance des jeunes filles est suivie de près par leur mère et celle des femmes mariées, qui longtemps peut être lue et censurée par leur époux, s’étend rarement hors du cercle familial. Il y a certes des exceptions comme Elsie Reford de Métis dont la correspondance avec Lord Grey s’étend sur plusieurs années. Le milieu artistique et littéraire a toujours été moins contraint par les conventions, et des femmes comme Marie LeFranc avec Charles Gill ont tenu une correspondance assidue. Dans le milieu littéraire, les écrivaines et les écrivains connus voient parfois leur correspondance publiée. Or, jusqu’à récemment les hommes ont dominé la littérature québécoise, et ce sont leurs lettres qui sortent de l’intimité à laquelle elles étaient destinées pour se retrouver en librairie[2]. Il reste que les archives des gens de lettres québécois de la première moitié du XXe siècle renferment peu de correspondance féminine : ces lettres ont-elles été détruites ou n’ont-elles jamais existé? Pour répéter un lieu commun : les femmes écrivent, les hommes publient. Notre propos s’écarte quelque peu des préoccupations littéraires : les lettres sont ici abordées comme documents historiques, plutôt qu’esthétiques, qui permettent de mieux saisir leur auteure, son époque, et le milieu dans lequel elle évolue. Les lettres de Circé-Côté se situent dans la décennie d’après-guerre, mais elles ne font aucune référence au contexte politique, économique ou social, sujets pourtant d’actualité dont elle traite abondamment dans ses chroniques. S’y trouvent cependant des repères culturels comme les oeuvres de Dugas, la Société des écrivains canadiens, les lectures de Circé-Côté et les gens qu’elle côtoie. Ce sont donc les spécialistes de l’histoire culturelle que ces documents interpellent dans l’immédiat.

Les protagonistes

En 1920, Circé-Côté occupe le poste de bibliothécaire adjointe à la Bibliothèque de la Ville de Montréal, dont elle a été la première bibliothécaire en 1903. Bien qu’elle publie assidûment dans Le Pays,Le Monde ouvrier, puis Le Mâtin, elle est presque passée à l’oubli comme chroniqueuse, car ses textes sont toujours signés d’un pseudonyme : Fantasio, Jean Ney, Arthur Maheu, Paul S. Bédard, Julien Saint-Michel ont remplacé Colombine et Musette du début du siècle. À partir de 1921, la journaliste-bibliothécaire est très engagée dans l’Association des auteurs canadiens, qui deviendra la Société des auteurs canadiens dont elle occupera pendant un temps le poste de vice-présidente. Elle est aussi connue comme dramaturge : Maisonneuve et L’anglomanie s’attirent des critiques favorables en 1921. En 1924, elle rend hommage à Louis-Joseph Papineau dans une étude fouillée sur son époque : Papineau. Son influence sur la pensée canadienne. Essai de psychologie historique (Circé-Côté 1924). La bibliothèque demeure toutefois son point d’attache, là où elle travaille et où parfois elle rédige sa correspondance.

Pour sa part, Dugas est réputé comme poète et comme critique de théâtre et de littérature dans Le Nationaliste d’Olivar Asselin et dans L’Action de Jules Fournier. Habitué des cénacles littéraires comme les Casoars de l’Arche, en 1918, il est cofondateur du Nigog avec Robert de Roquebrune[3]. Poète moderne, il est plus soucieux d’esthétique que de critique sociale, mais il ne craint toutefois pas la polémique. Il assume difficilement son homosexualité, qui serait peut-être une bisexualité, affiche sa coquetterie avec sa lavallière et sa fleur à la boutonnière, fait figure d’excentrique à la Bibliothèque avec sa « serviette mouillée autour de la tête comme un bey de Turquie » pour soulager ses migraines, et il a la mauvaise habitude de s’absenter trop souvent au gré de ses employeurs (décembre 1921, 17 septembre 1924). Dugas a été dépressif toute sa vie et a dû plus d’une fois faire appel à ses proches pour lui trouver un emploi, soit aux Archives canadiennes à Paris, soit, plus tard, à Ottawa où il travaillera aux Archives publiques du Canada après son retour au pays. Voilà, un homme difficile, tourmenté, à la sensibilité à fleur de peau[4].

Pendant cinq ans, Dugas et Circé-Côté ont travaillé côte à côte à la Bibliothèque de la Ville de Montréal à partir de l’engagement du poète en 1915. Après avoir quitté son emploi dans des circonstances troubles[5], il s’installe à Paris en 1920 pour un séjour auquel mettra fin l’Occupation de 1940. Les lettres s’adressant à des personnes absentes, il faudra qu’un océan sépare les deux interlocuteurs pour les amener à échanger par écrit leurs pensées intimes.

La relation d’amitié entre Circé-Côté et Dugas est aussi celle d’une mentore et de son protégé, de deux complices qui non seulement partagent des centres d’intérêt, mais qui ont aussi subi l’opprobre et la calomnie. Circé-Côté est vilipendée par tous les bien-pensants et bien-pensantes du Québec depuis que, selon les dernières volontés de son mari, elle lui a accordé des funérailles civiles, suivies d’une incinération et d’une inhumation au cimetière Mont-Royal, le cimetière protestant de Montréal. L’événement a déclenché un tollé dans les journaux et dans la bonne société (Lévesque 2010 : 83-95). Des amis du couple l’ont abandonnée, même Olivar Asselin, Laurent-Olivier David et Gonzalve Desaulniers se sont retirés du cortège funèbre. La presse catholique – La Croix, La Vérité, L’Action sociale – n’a pas ménagé ses attaques contre la veuve Côté et est allée jusqu’à l’accuser de n’avoir pas respecté les dernières volontés de son mari qui, lui, disait-on, aurait voulu des funérailles catholiques. C’est grâce à la protection de Gustave Francq au Monde ouvrier, et plus tard celle de Godfroy Langlois au Pays, qu’elle a pu poursuivre sa carrière de chroniqueuse, sous de nouveaux pseudonymes, se condamnant ainsi à l’anonymat.

Quand commence la correspondance avec Dugas, Circé-Côté lutte depuis au moins vingt ans pour des réformes qui offensent le pouvoir religieux, les clérico-nationalistes et toute la droite canadienne-française. Laïcité des institutions civiles, instruction obligatoire et gratuite, éducation des filles, suffrage féminin, pacifisme, dénonciation de l’antisémitisme et de la corruption des élus, autant de causes défendues par sa plume dans les journaux libéraux-radicaux, c’est-à-dire à gauche du Parti libéral sans toutefois adhérer au marxisme.

Le degré de complicité entre Circé-Côté et Dugas tient peut-être au fait que toute équivoque est écartée dès que l’on sait que ce dernier n’aurait pas été plus loin dans une relation que l’on qualifierait de platonique[6]. Dugas est et demeurera son « cher ami », celui que l’on ne tutoie pas, mais à qui on confie ses états d’âme. D’ailleurs, l’occurrence du mot « âme » est frappante chez Circé-Côté: pas moins de 24 fois en 40 pages manuscrites[7]. Illumination de son âme par Dugas; clarté et pureté de l’âme de Dugas; réveil des âmes par le poète; beauté des âmes quelle que soit leur religion; hideur des âmes tortueuses de leurs ennemis communs; tourment cornélien de l’âme de Papineau : toujours l’esprit guide et définit les êtres. Dans ces échanges croisés, chaque protagoniste joue son rôle. Depuis la chute des romantiques, il est considéré comme féminin de traiter de sentiments, de partager ses peines, d’exprimer de la compassion. Ici, aucune inhibition ne semble freiner les deux correspondants.

Les trois premières lettres de Circé-Côté suivent le même plan. Elle exprime d’abord sa reconnaissance pour la dernière lettre reçue, puis s’informe de Dugas et prodigue des conseils. Ce n’est que vers la fin de la lettre qu’elle aborde parfois son propre état de santé. Viennent ensuite les nouvelles de la bibliothèque, des collègues, des connaissances communes. Chaque lettre est signée « Ève Circé-Côté », car, pour des raisons qui nous échappent, elle a changé Éva pour Ève.

Circé-Côté écrit comme elle pense et on devine qu’elle rédige sans brouillon, avec spontanéité, n’hésitant pas à sauter d’un sujet à l’autre. Elle en est consciente et s’en excuse : « Soyez indulgent pour mes fautes contre le goût, tout ceci est entre nous... » Ces lettres révèlent leur auteure et intéressent surtout les spécialistes de l’histoire qui étudient les deux personnages ainsi que leur réseau littéraire et social. Cet intérêt demeurerait cependant limité si les lettres que nous avons étudiées ne permettaient pas aussi de constater les préoccupations spirituelles qui étaient partagées par plusieurs personnes à leur époque, et de saisir une façon d’exprimer ses sentiments entre personnes de sexe différent qui ne sont ni parents ni amants[8].

Dugas fait figure de demandeur : d’encouragements ou, plus concrètement, d’informations sur ses anciens collègues, par exemple. Circé-Côté l’appuie ou refuse de servir de colporteuse de potins. En 1924, elle lui répond sèchement : « Je n’ai pas été tentée d’enquêter auprès de mes amis pour savoir qui a pu vous calomnier et vous faire du tort, je n’aime pas à mettre mon doigt dans les plaies hideuses de l’âme » (17 septembre 1924). Aussi, Circé-Côté répond et ne réclame rien en retour, si ce n’est la poursuite de l’amitié. Elle reconnaît toutefois avoir une dette spirituelle envers Dugas : « je me souviens que vous m’avez révélé le beau, si je n’ai pu y atteindre parce que mes moyens n’étaient pas les vôtres, je vous dois l’élan qui a voulu porter mon âme vers les âmes » (14 juillet 1924). Quand on connaît l’importance qu’elle accorde au beau comme au vrai, la dette n’est pas négligeable. Une fois seulement elle demande conseil : après la sortie de Papineau, des gens de son entourage lui réclament un roman et elle veut savoir ce qu’en pense Dugas. Dans l’autoportrait qui transparaît dans ses lettres, elle incarne la force, la stabilité, l’optimisme même dans la détresse. Ailleurs, elle se dit « folle », une folie qui la fait s’agripper au journal LePays par exemple, mais on s’aperçoit que c’est Dugas qui l’appelle folle, sur un ton qui ne doit pas du tout être négatif (26 décembre 1921). Le poète n’a pas laissé d’autoportrait; cependant, par le truchement de sa correspondante, on le devine sincère, faible, écorché, demandeur et peut-être un peu naïf.

Le miroir d’une amitié

Malgré leur différence d’âge, Circé-Côté ayant douze ans de plus que Dugas, ces deux êtres partagent une amitié ainsi qu’une marginalité, voire un ostracisme, de la société québécoise bien-pensante de leur époque. Tous deux ont été victimes de calomnies. À l’époque de leur mariage, les idées du couple formé par Éva Circé et Pierre-Salomon Côté faisaient scandale. Leur fréquentation des membres de la loge Force et Courage était jugée dangereuse, car les francs-maçons défendaient la laïcité, la séparation de l’Église et de l’État de même que l’instruction obligatoire s’exposaient à l’excommunication. Quand Circé-Côté et sa collègue journaliste Gaëtane de Montreuil fondent un lycée de jeunes filles où seront mises en pratique leurs idées pédagogiques, Mgr Bruchési se propose de « tuer » le projet (Lévesque 2010 : 80). Circé-Côté est alors consciente de l’hostilité provoquée par sa libre-pensée : « Quand je me suis mariée, écrit-elle à Dugas, il n’y a pas de noirceur qu’on ait inventez [sic] contre mon mari et moi. Il avait tous les vices et moi de même » (17 septembre 1924). On a tenté, sans succès, de lui faire perdre sa position à la bibliothèque (14 juillet 1924). Le plus dur coup a sans doute été le scandale qui a accompagné les obsèques de son mari le 26 décembre 1909.

De son côté, Dugas a lui aussi été l’objet de calomnies – jamais explicites dans la correspondance – et il semble ne s’en être jamais remis, toujours en proie à la dépression et au sentiment de persécution. Dans le milieu littéraire, en tant que porte-parole du mouvement « exotique », c’est-à-dire dont l’inspiration débordait les cadres du terroir québécois (Hayward 1992 : 186-190; 2006), il s’est certes mis à dos les régionalistes dans ses Apologies publié en 1919, soit moins d’un an avant son second départ pour Paris. Dans la correspondance, les références aux attaques dont il est l’objet semblent plus personnelles, et il devient clair que des ragots lui ont valu une rupture amoureuse. Toujours prodigue d’encouragements, Circé-Côté « refuse de croire à la profondeur d’un sentiment », d’un amour entravé par « les erreurs de la chair et de l’esprit », par des « obstacles peu sérieux en somme » (17 septembre 1924). Cependant, que sait-elle vraiment des inclinations sexuelles de Dugas? Elle admet elle-même ne connaître que ce qu’il lui a confié, et nous ne savons pas jusqu’où est allée cette confidence. Cependant, vu la largeur d’esprit de Circé-Côté, elle aurait pu accepter que des penchants homosexuels n’entravent pas des amours hétérosexuels.

À l’époque, plusieurs personnes ont souligné la bonté de Circé-Côté et, dans chaque lettre, la correspondante se charge de remonter le moral de l’exilé parisien. Elle s’identifie à ses souffrances, se trouve victime des mêmes attaques, des mêmes ennemis, mais, affirme-t-elle, elle ne fléchira pas devant leurs assauts. Elle aussi a vilipendé les régionalistes et s’est moquée de Louis Fréchette, mais les attaques qui l’ont le plus blessée étaient personnelles et touchaient son intégrité morale :

Mes amis j’en ai bien peur ressemblent aux vôtres. Si je les grattais, je ne sais ce que je trouverais. Dans le doute, je m’abstiens, c’est la sagesse, si ce n’est la crainte. J’ai avec vous un trait de ressemblance qui m’honore, c’est que j’ai toujours été trahie de ceux en qui j’avais mis ma confiance (17 septembre 1924).

Les conseils que Circé-Côté prodigue à Dugas pour l’aider à sortir de son saturnisme et de ce qui prend l’allure d’une obsession sont autant révélateurs de la personnalité de la correspondante que des besoins du poète blessé. Faisant appel à sa fierté, elle lui répète de ne pas s’abaisser au niveau de ses ennemis, de ne pas leur accorder trop de pouvoir, de prendre ses distances, de ne pas tenir rancune et de ne leur accorder que du mépris, en un mot de ne pas se complaire dans sa douleur: mettez « un océan et un désert entre vous et ces vilains personnages » (14 juillet 1924). Si Dugas ne peut, comme elle, oublier les méchancetés dont il est l’objet, il pourrait y consacrer un livre, « Je me console en pensant que vous avez amplement la matière pour faire un livre de mémoires qui serait d’un intérêt aussi palpitant que celui de Gorki », écrit-elle en juillet 1924, et :

C’est un moyen de vous venger de vos ennemis plus que de leur brûler la figure de vitriol que d’imprimer leur honte à deux mille exemplaires. Vous pouvez la cribler de caractères comme s’ils avaient eu la petite variole ces misérables qui vous ont gâché l’existence. Une faute qui est coulée dans le plomb ne peut être effacée par aucune eau lustrale, l’absolution glisse sur elle sans effet. Jouez-leur ce vilain tour de rendre leur repentir impuissant, clouez-les comme des oiseaux malfaisants à la porte des granges avec des mots à tête d’or pour faire peur aux voleurs de réputation, qui jouent du bec et des griffons dans le bonheur d’autrui (14 juillet 1924).

Circé-Côté termine la dernière lettre qui nous soit parvenue par ces voeux de bonne année: « Si l’année qui vient voyait naître ce beau livre que vous portez en vous et dont pour votre plus grand bien vous devez être délivré, comme j’en serais heureuse! » (décembre 1926). Toutefois, le poète ne publiera jamais ce livre thérapeutique.

Faute de coucher dans ses mémoires les méchancetés dont il a été frappé, Dugas devrait se consoler en se rappelant son influence sur le milieu littéraire. « Reposez-vous dans l’oubli du mal qu’on vous a fait et par la pensée que votre action sur la jeunesse pensante fut effective », lui écrit Circé-Côté peu après son départ pour Paris (20 août 1920). Et si certaines personnes se sont retournées contre lui, c’est par jalousie et par ingratitude :

Vous ne saurez pas le sillage lumineux que votre passage de fugitif météore a laissé parmi nous, vous en seriez consolé en vos heures moroses. Vous avez donné la « becquée » – oh! Toujours dans le bon sens, à ces oiseaux, qui vous ont ensuite déchiré du bec et des griffes. Vous les avez aimés, vous avez fécondé leurs pensées, vous deviez mourir, votre sort est dans la logique du destin (20 août 1920).

Et de réitérer quatre ans plus tard :

Ceux qui vous mangent le coeur aujourd’hui vous doivent la vie de l’esprit. Vous leur avez apporté cet air de France qui les a transformés. Vous avez allumé des étoiles en leur nuit qui ne s’éteindront plus, n’avez-vous pas mérité cent fois qu’on vous lapidât. Réfugiez-vous en vous-même pour y trouver la paix (14 juillet 1924).

Plus tard, Circé-Côté assure à Dugas qu’il est trop humble et beaucoup plus fort qu’il ne le laisse voir, que son esprit supérieur est au-dessus de celui des gens de son époque, qu’il est plus civilisé que ces barbares :

Parce que vous avez la simplicité d’un enfant, ils ont cru que vous en aviez la candeur et la faiblesse, ceux-là n’ont qu’à méditer la fable du Chêne et du Roseau s’ils veulent s’expliquer comment vous avez pu vous hisser aux sommets, après que vous étiez tombé trois fois sous le fardeau de cette croix – de leur croix – qu’on impose à vos épaules. Votre livre[9] est bien la preuve de cette volonté indéfectible, dont les ailes comme celles des anges vous soutinrent au-dessus de la vulgarité où ceux qui vous raillaient ont chu misérablement (26 décembre 1921).

En 1923, quand, dans Flacons à la mer : proses, Dugas lui dédie « La nuit me regarde », elle l’en remercie et ne tarit pas d’éloges : « Vous avez assez souffert pour mériter la gloire d’avoir donné à notre littérature ses pages les plus achevées » (26 décembre 1921).

La belle amitié subit une rude épreuve quand Circé-Côté apprend le retour à la religion de Dugas en 1924. Elle n’est pas la dépositaire d’un secret, car le poète affiche publiquement sa conversion, mais si le virage spirituel de Dugas a été bien accueilli par un Asselin repenti[10], Circé-Côté ne lui cachera pas sa déception : « ce fléchissement des genoux et de l’âme m’a fait tant de peine que j’en ai pleuré ». La foi et la religion n’ont jamais été des sujets anodins pour cette libre-penseuse et la soudaine religiosité de son ami la bouleverse. Fidèle à ses principes, c’est elle qui l’écrit, Circé-Côté réagit vivement à ce recours au « suprême subterfuge » et, en ironisant sur le virage de Dugas, elle révèle plus que nulle part ailleurs ses positions religieuses. Sa réaction initiale, en juillet 1924, est ironique : n’y a-t-il pas un certain masochisme dans le revirement de Dugas? « Ce don de la foi arrive à temps, car votre faculté de souffrir semblait émoussée. » Dugas ne fait que substituer Dieu à l’amour perdu, l’un et l’autre sont des analgésiques. Elle lui prédit ensuite tous les tourments qu’entraîne la foi, soit les tentations, le remords, le repentir : « vous n’aurez plus la peine de vous creuser la tête pour trouver des tortures savantes qui feront de vous un écorché vivant, d’autres y pourvoiront. Quand on a le ciel en soi, on a aussi l’enfer », prévient-elle (14 juillet 1924).

Comme bien des personnes croyantes, Dugas ne peut imaginer une vie athée. Il aurait écrit à Circé-Côté qu’elle semblait souffrir de ne pas croire. Elle s’en défend bien, et ce, pour plus d’une raison. Elle vient, dit-elle, « de trois générations d’incroyants » (14 juillet 1924). Il s’agit probablement d’une référence à l’héritage de Papineau et autres personnes incroyantes plutôt qu’à sa propre famille qui comptait une soeur carmélite. Elle lui rappelle aussi qu’elle « a été persécutée au nom du sentiment religieux » (14 juillet 1924); elle souffre non pas de l’absence de foi, mais de la foi des autres. C’est grâce à la conversion de Dugas que nous pénétrons dans l’intimité spirituelle d’Éva Circé-Côté. Son « credo » se résume à l’éternité et à « la justice immanente des choses » (14 juillet 1924). Elle parle en connaissance de cause, car elle nous apprend que, dans sa jeunesse, elle a lu les « pères de l’Église, les évangiles apocryphes, les confessions d’Augustin, Marc-Aurèle; les hérésiarques [qui lui] étaient particulièrement sympathiques ». D’autre part, ses chroniques confirment la persistance d’une grande spiritualité, un déisme indépendant d’une appartenance religieuse. Elle se défend de tomber dans un anticléricalisme vulgaire, comme l’en a accusé Claude-Henri Grignon. Les soeurs de Sainte-Anne, où elle a étudié, gardent son estime. Circé-Côté a déjà pris le parti d’une dévote, écrit-elle, faisant allusion à sa collègue Marie-Claire Daveluy, et elle compte des amies très croyantes comme Augustine Bourassa, soeur du politicien-journaliste Henri-Bourassa.

Écrite peu après l’annonce de la conversion de Dugas, cette longue lettre est largement consacrée à la religion : entrecoupée de propos sur ses collègues, sur son livre sur Papineau, sur son mari, sur ses lectures, Circé-Côté revient toujours au sens de la foi et de la religion. Dans ses pires moments de découragement, écrit-elle, il ne lui est pas venu à l’idée de se « jeter dans les bras de Dieu ». Elle révèle une impression initiale, une réaction à chaud à la nouvelle fatidique. La lettre qui suit, deux mois plus tard, en septembre 1924, ne fait presque pas mention de ce que Circé-Côté considère maintenant comme une affection passagère (17 septembre 1924).

L’orientation religieuse de Dugas n’est pas venue à bout de l’amitié qui unit les deux correspondants, mais Circé-Côté a senti l’ouverture d’une brèche. Elle distingue entre « le vieil homme » (14 juillet 1924), son ami, et le jeune, converti, qu’elle dit ne pas connaître et vouloir même oublier qu’il existe. Suivent néanmoins quatre feuilles de confidences. Le lien n’est pas rompu, même si la lettre se termine par cette triste constatation : « Toutefois j’ai l’impression qu’il y a un océan de plus entre vous et moi » (14 juillet 1924). Il nous manque sûrement plusieurs lettres entre celle-ci et celle de décembre 1926, mais elles témoignent toutes d’une intimité sans faille où Circé-Côté reprend ses encouragements et partage ses sentiments les plus profonds.

La mort de sa mère, Julie-Ézilda Décarie, inspire à Circé-Côté de très belles pages dont l’ami lointain est l’unique destinataire. Seules les lettres ou le divan freudien reçoivent l’expression de sentiments aussi personnels. Elle repeint le moment lorsque, à son retour de la bibliothèque, elle a trouvé sa mère inerte; elle exprime son regret de ne pas avoir pu l’assister à ses derniers moments et elle reconnaît, comme nulle part ailleurs, l’importance que sa mère tenait dans sa vie. Le portrait qu’elle esquisse de celle-ci, malgré toute sa tendresse, est sans complaisance. Les deux femmes se complétaient : Azilda triste et pessimiste, Éva optimiste qui s’accroche à un principe de « justice immanente des choses » (14 juillet 1924, 20 novembre 1926). Aujourd’hui, la lectrice ou le lecteur de cette missive a une légère impression de voyeurisme devant le portrait que trace la fille de sa mère, et devant la révélation de la place que cette dernière occupait dans sa vie. Circé-Côté, si forte, si autonome, se retrouve démunie par le départ de celle qui la soutenait et lui permettait de se consacrer à l’écriture. Si « elle était l’âme de la maison, sa volonté ordonnait tout », la mère était sans doute, à 80 ans, une responsabilité pour sa fille qui, à sa mort, ne peut étouffer un sentiment de liberté, mais se dit prête à rejeter cette liberté et à retrouver « ses béquilles » (20 novembre 1926). Désormais, elle marchera seule. Rien, toutefois, ne laissait supposer une telle symbiose entre les deux femmes; et peut-être, en exagérant sa dépendance, Circé-Côté tombe-t-elle dans l’hyperbole qui caractérise plusieurs de ses chroniques, mais la perte est réelle. Si la fille se caractérise comme « incomplète » ou « limitée » jusque-là, ses écrits subséquents ne font pas preuve de plus de force que celle à laquelle elle avait habitué son lectorat.

Ces lettres fournissent la seule source dans laquelle Circé-Côté exprime ses sentiments envers ses proches. Elle donne des nouvelles de sa fille Ève, âgée de 13 ans au départ de Dugas, et dont la présence est une consolation pendant des moments difficiles. En 1921, Circé-Côté a des problèmes cardiaques et fait deux syncopes; ses nerfs « sont usés » et le médecin prescrit « un repos absolu ». Mais son Ève est là, qui grandit et embellit, écrit-elle. À travers sa fille, c’est le père que Circé-Côté revoit. L’épistolière est plus diserte sur la place de la mémoire de son mari. Il demeure présent certes : dans les moments de tristesse, c’est lui, plutôt qu’une divinité, qu’elle invoque (14 juillet 1924). Il reste que, sauf durant sa période de deuil en 1926, la famille occupe peu de place dans la correspondance.

Les collègues de la bibliothèque, que les deux protagonistes ont en commun, sont mentionnés dans chaque lettre. Ni le poète ni la journaliste ne semblent les priser. Si, en 1920, Circé-Côté peut parler d’« une amitié de raison ou d’opportunité, les plus solides peut-être » avec Marie-Claire Daveluy (20 août 1920), quatre ans plus tard, tout sentiment d’affection ou de camaraderie est dissout dans la religiosité de Daveluy, qualifiée désormais d’arriviste (17 septembre 1924). La bibliothécaire tient Dugas au courant de toute nouvelle embauche à la bibliothèque et surtout du climat qui règne dans les bureaux. Elle se plaint de la piètre qualité des acquisitions et mentionne les « quelque cent livres de pornographie » qui font le bonheur du bibliothécaire en chef (17 septembre 1924). Elle aime pourtant son milieu de travail, le catalogage de la collection Gagnon, entourée de livres poussiéreux et éclairée « par la clarté livide d’une lampe à abat-jour vert » (décembre 1926).

Circé-Côté mène de front deux professions : elle est bibliothécaire et journaliste, tout comme Dugas l’a été. En 1920, elle le renseigne sur les déboires du Pays. Changement de propriétaire – un ancien membre de la loge Force et Courage, le docteur Marcil, vient d’en faire l’acquisition –, qui n’empêche pas le départ des piliers du journal comme Gonzalve Desaulniers. Circé-Côté ne désertera pas (20 août 1920) : « Parce que je suis le capitaine et que je coulerai avec mon bateau! ». Le Pays ne pourra s’empêcher de sombrer en novembre 1921. « Désemparée », elle exprime alors le vide que représente la perte du journal; les mercredis – jours de tombée – réglaient sa vie : « Je ressemble à une vieille montre qui a perdu son ressort » (26 décembre 1921). Pourtant, elle doit admettre que l’année 1921 n’a pas été sans succès puisqu’elle apprend à Dugas qu’elle a mérité le prix de L’Action française pour sa pièce L’anglomanie. Après un repos forcé d’un an ou deux, c’est dans une lettre de 1924 que l’on apprend sa collaboration au journal de Roger Maillet, Le Mâtin. C’est la seule source qui confirme l’existence de chroniques de Circé-Côté dans ce journal où elle écrivait sous un nouveau pseudonyme. Elle ne mentionne jamais à Dugas Le Monde ouvrier qui la publiait chaque semaine, probablement parce que Dugas, l’esthète, s’intéressait peu aux questions syndicales.

La correspondance de Circé-Côté ne donne aucune idée des sujets abordés par ses hétéronymes Julien Saint-Michel, Fantasio, Paul. S. Bédard ou Arthur Maheu dans ses chroniques concomitantes. Si une bonne partie de sa correspondance révèle les sentiments que lui inspirent ses proches, on fouillerait en vain ses écrits journalistiques pour trouver des détails sur sa vie personnelle. Ainsi, dans ses chroniques rien ne révèle la profondeur de la blessure qu’elle a subie après la mort de son mari puis de sa mère. Il a fallu la détresse de Dugas pour que, en exprimant son empathie, elle dévoile sa propre souffrance. D’autre part, sauf pour la religion, les lettres demeurent étrangères aux préoccupations exprimées dans ses essais : la politique, les questions sociales, comme la peine de mort ou la philanthropie, ne sont jamais discutées avec Dugas. Une exception, en décembre 1921 : Fantasio signe une chronique sur la Semaine du livre dont elle s’est aussi entretenue avec Dugas. En dehors de ce texte et de ses réflexions sur la religion, les épîtres et les chroniques ne se font jamais écho.

La littérature et les livres sont toujours présents dans la correspondance d’écrivaines ou d’écrivains, et Circé-Côté n’est pas une exception. Sous le nom de Jean Ney ou de P.-S. Bédard, elle publie quelques critiques littéraires, et dans Le Pays, elle signe Paul S. Bédard son appréciation des qualités littéraires de Dugas lors de la sortie de Feux de Bengale à Verlaine glorieux (1915) et de Psyché au cinéma (1916)[11], mais ce n’est pas sous un pseudonyme obscur dans des hebdomadaires à faible tirage qu’elle peut faire ou défaire une carrière.

De Paris, Dugas envoie à Circé-Côté des livres qu’elle discute dans ses lettres. Elle apprécie André Thérive (Roger Puthoste), écrivain populaire de l’entre-deux-guerres, aujourd’hui oublié probablement pour sa complaisance envers le régime de Vichy. Gorky lui plaît beaucoup. Dugas lui a-t-il offert La mère? Le militantisme des écrits soviétiques ne rebute pas celle qui ne juge pas encore sévèrement le nouveau paradis des travailleurs. Elle livre à Dugas un compte rendu coloré d’un événement monté par la Société des écrivains canadiens. Victor Barbeau subit ses foudres pour avoir dénigré la littérature canadienne-française alors qu’il a été élu président de la Société précisément pour promouvoir le livre francophone (Lévesque 2010 : 174). Les noms qu’elle mentionne dans sa correspondance donnent une idée de ses réseaux culturels : le pianiste Rodolphe Plamondon, le poète Gonzalve Desaulniers, la Société des auteurs canadiens, sans compter les contacts quotidiens avec les journalistes et les bibliothécaires. Dans l’ensemble cependant, les événements, les faits quotidiens, cèdent la place aux états d’âme, à la spiritualité et aux sentiments.

Conclusion

La situation est trouble entre Circé-Côté et son lectorat. La correspondante exprime des craintes, des appréhensions et, des décennies plus tard, quand on lit ces pages, connaissant le dénouement, on estime leur validité ou leur exagération. Ainsi, quand Circé-Côté s’inquiète de sa santé en 1924, on sait qu’elle a mené une vie active pendant encore 25 ans. Elle se soucie déjà de sa pension de retraite en 1924, mais elle quittera son travail seulement en 1932. Si le lectorat connaît l’avenir, il n’y a que l’épistolière qui puisse révéler ses sentiments immédiats ou fournir des détails sur des pans de son travail demeurés inconnus. Il demeure que la correspondance, comme tout autre écrit autobiographique, est sujet à caution. Des faits doivent être corroborés, des narrations croisées avec celles de personnes qui lui sont contemporaines, mais l’expression de la sensibilité est unique, et le ton autant que les mots sont révélateurs. Dans les lettres adressées à Dugas, le vouvoiement, la signature du nom et du prénom, car ce n’est pas Julien Saint-Michel ou Fantasio qui signe mais Circé-Côté, gardent une formalité bien de son époque dans une correspondance qui pénètre au sein de l’intimité, du for intérieur, de la protagoniste. Circé-Côté, affranchie de ses hétéronymes, sans artifice et sans recours aux astuces journalistiques, garde toujours son ironie, son indignation et sa compassion. Nous ignorons toutefois ce qui est advenu de cette amitié après le retour de Dugas au Canada en 1940, ou même après 1926, date de la dernière lettre. Les carences d’une correspondance à une voix, incomplète, composée de si peu de lettres, sont évidentes, mais nous croyons que ces fragments offrent néanmoins un autoportrait de la correspondante et un portrait de son destinataire inédits et inestimables.