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Les journaux intimes tenus par des femmes au XIXe siècle sont rarissimes : on comprend la fascination de Gilles Pageau quand il a découvert, dans les archives familiales, le journal rédigé par sa grand-mère paternelle en 1894. La publication qu’il en a tirée se révèle un modèle d’édition savante, un document rempli d’informations fascinantes et un coup d’oeil privilégié sur une époque disparue. Le fait que ce « journal intime » a été rédigé dans une maison d’éducation du XIXe siècle au Québec ajoute à son intérêt, car de nombreuses couventines du XXe siècle se rappellent que les religieuses tenaient en suspicion le fait d’écrire son journal. Celles qui le faisaient se trouvaient une « bonne cachette » pour le dissimuler.
En 1894, Clara Paradis, fille de cultivateur, fréquente le pensionnat Saint-Roch à Québec. Vraisemblablement à l’instigation d’une de ses institutrices, elle commence la rédaction d’un journal quotidien qui témoignera de sa dernière année au pensionnat. Quelques-unes de ses compagnes effectuent la même démarche. Car, ce n’est pas un journal clandestin. Les pages sont soigneusement calligraphiées (la couventine a sans doute rédigé un brouillon), illustrées de dessins, de poèmes, de partitions musicales, d’enluminures. À la fin de l’année scolaire, elle raconte même les démarches qu’elle entreprend, avec ses compagnes, pour donner à ce manuscrit une reliure de luxe en cuir, négociée chez un artisan du quartier. Bref, on est devant un document mis en scène de manière presque solennelle, dans une entreprise à la fois mémorielle et spirituelle. Car, si ce journal raconte la vie quotidienne, il est axé avant tout sur les « événements » spirituels : étapes de l’année liturgique, retraites, exercices spirituels, lectures pieuses, etc. Clara s’adresse parfois à son journal comme à son « petit ami » : elle lui fait de timides confidences, lui parle à mots couverts de ses difficultés, de ses projets d’avenir. Ce faisant, elle nous fait pénétrer de plain-pied dans un pensionnat du XIXe siècle et nous permet de découvrir le règlement, l’atmosphère, les études, les promenades, les loisirs. Son univers intérieur est étroit, contrôlé. Cette jeune femme a complètement intériorisé les prescriptions qui dirigent le destin des femmes.
Gille Pageau a accompli un travail d’édition remarquable. D’abord, il propose une introduction de 25 pages qui fournit l’information indispensable à la compréhension de ce document. Par cette entrée en matière, il situe adroitement son travail dans le contexte des meilleurs études sur le journal personnel tout comme les renseignements essentiels sur le pensionnat fréquenté, le programme d’études, la congrégation religieuse, le climat de culture religieuse intense qui caractérise cette époque de l’histoire québécoise. Ces données sont d’ailleurs accompagnées de documents d’époque qui sont reproduits dans dix appendices à la fin du volume. L’éditeur nous fait cette confidence : ayant éduqué ses propres enfants « loin du crucifix et du confessionnal, sous prétexte d’une laïcité à priori de bon aloi », il s’est trouvé à les priver de « certaines informations essentielles leur permettant de définir leur identité en toute connaissance de cause » (p. 7). C’est un peu pour compenser cette lacune qu’il a tenu à faire connaître ce document aux membres de sa famille. Le journal lui-même représente un document de 161 pages.
Gilles Pageau a inséré, dans les 235 notes qui parsèment le texte du journal de sa grand-mère, les explications essentielles pour décoder les événements liturgiques, religieux et culturels qui scandent la vie de la couventine. Ces notes éclairantes et de longueur variée constituent une véritable initiation à la vie quotidienne intensément religieuse qui caractérisait la vie dans un pensionnat durant plus d’un siècle. Au demeurant, ces notes sont presque toujours appuyées par les références aux études les plus récentes. Elles constituent, en elles-mêmes, une bibliographie et un ensemble de citations qui permettent d’approfondir la réalité de ce milieu d’études à la fin du XIXe siècle. Enfin, l’éditeur a choisi d’illustrer l’ensemble d’un grand nombre de photographies d’époque.
Par ailleurs, Gilles Pageau a trouvé aux archives de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal le journal d’une des compagnes de classe de sa grand-mère, Blanche Charest (elles ne sont que quatre dans la classe des finissantes), journal qui contient de nombreuses ressemblances avec celui de Clara Paradis, par exemple, textes et poèmes recopiés, allusions, ce qui permet de supposer qu’une religieuse se trouvait à l’origine de cette décision collective de rédiger aussi solennellement un tel journal. L’éditeur signale d’ailleurs tous les passages à l’identique trouvés dans les deux journaux. Cela permet aussi de saisir à quel point la vie au pensionnat était remplie d’invitations à « choisir » la vocation religieuse, comme l’a bien montré Marta Danylewyxz dans sa remarquable étude Taking the Veil. Lorsqu’une religieuse du pensionnat tombe malade, c’est à Clara Paradis que l’on s’adresse pour la remplacer, car la supérieure a pressenti en cette jeune fille la vocation enseignante. On devine d’ailleurs à la fin du manuscrit que Clara Paradis aurait voulu entrer au noviciat, mais qu’elle a dû retourner à la maison pour s’occuper de la famille, puisque sa mère était décédée en 1893.
C’est le seul passage du journal qui rejoint un peu les émotions de la jeune femme. Il n’est pas vain de rappeler que deux de ses soeurs étaient déjà entrées en communauté et qu’elle-même, par la suite, au sein de sa nombreuse progéniture, aura quatre filles qui vont prendre le voile et deux fils qui deviendront prêtres.
Le journal proprement dit est suivi de renseignements sur la vie de cette jeune fille après son passage au pensionnat : « Quelques événements clés dans la vie adulte de Clara Paradis ». Au nombre de vingt, ces événements permettent de mieux saisir que le passage au pensionnat a marqué profondément cette femme, qui restera toujours inspirée par le devoir et la piété. Il n’est pas indifférent de noter qu’elle a épousé un médecin, ce qui atteste le fait que de « longues » études, au XIXe siècle, assurait souvent un meilleur parti sur le marché du mariage.
La lecture de ce journal permet de comprendre qu’à cette époque la formation religieuse l’emportait toujours sur la formation intellectuelle : les matières à l’étude ne sont guère présentes dans les inscriptions quotidiennes. Clara Paradis semble n’avoir aucune inclination pour les discussions littéraires ou philosophiques, lesquelles figurent pourtant à l’horaire. On constate aussi que le fait de se présenter devant le Bureau des examinateurs catholiques pour recevoir un brevet d’enseignement constituait une épreuve redoutable qui était principalement un exercice de mémorisation et nullement une épreuve pédagogique.