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Dans l’agglomération d’Agadir (Maroc), au cours des années 2000, l’entrepreneuriat féminin a été l’objet d’un discours social faisant la promotion de son développement et de ses qualités. Ce discours n’était toutefois pas un discours du progrès : hommes et femmes ne décrivaient pas les entrepreneures comme véhiculant des valeurs nouvelles, mais comme garantes de valeurs morales culturelles et traditionnelles. Comment comprendre qu’une rhétorique traditionaliste, à savoir un appel à un retour à de supposées « valeurs traditionnelles », contribue à légitimer l’entrepreneuriat féminin et à valoriser le changement social? C’est à cette question que je veux répondre dans le présent article, en mettant au jour l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de classe et de colonialité[1].

Dans la première partie, je présente et « j’historicise » mon objet, l’émergence sociale de l’entrepreneuriat féminin dans l’agglomération d’Agadir au cours des années 2000. Dans la deuxième partie, je montre comment, dans le contexte étudié, le sexisme et le culturalisme s’articulaient pour fonder un discours sur une supposée crise sociale illustrée par différentes figures d’« hommes démissionnaires ». J’accède à ces constructions idéologiques à partir de mon objet particulier, à savoir leur expression par et au sujet des entrepreneures; mais je montre aussi, en me référant également à d’autres sources, que tant la promotion des femmes sur la scène économique que le discours sur la crise circulaient plus généralement. Dans la troisième et dernière partie, j’introduis le rapport de classe : les conditions de vie des entrepreneures impliquaient en effet des postures plus ou moins transgressives à l’égard de normes considérées comme culturelles, des modalités discursives de réhabilitation de leur époux et une conformité plus ou moins aisée avec la rhétorique traditionaliste.

Le terrain et l’approche

Le discours que je soumets à l’analyse est issu d’une recherche de terrain menée de 2002 à 2006, au cours de laquelle je me suis intéressée à l’émergence et à la qualification sociales dont l’entrepreneuriat féminin a été l’objet. Pour situer cet entrepreneuriat féminin, il faut revenir brièvement sur les conditions historiques de son émergence.

L’économie de marché sur laquelle fonctionne l’entrepreneuriat au Maroc a été imposée avec le colonialisme (Sanna et Varikas 2011), qui a marginalisé d’autres types d’économie dans lesquelles les femmes étaient actives (Lacoste-Dujardin 1992). Pendant le protectorat, les hommes ont été engagés dans les industries coloniales et les femmes sont restées relativement en marge de l’économie de marché (Longuenesse, Catusse et Destermau 2005). En devenant indépendant, en 1956, l’État marocain s’est approprié les principales ressources du pays, mais, dès 1983, le gouvernement s’est engagé dans la mise en oeuvre du Programme d’ajustements structurels économiques et financiers en contrepartie de facilités de prêts et du rééchelonnement de sa dette extérieure. Ce programme l’a amené à suivre la ligne néolibérale du Fonds monétaire international (FMI), qui a conduit à la privatisation et à la libéralisation du marché (Catusse 2001; Rachdi 2007). Dès les années 90, les femmes ont été massivement mobilisées comme main-d’oeuvre dans les grandes exploitations et dans les industries et les hommes qui y travaillaient mis en compétition avec elles, de sorte que tout le monde a été soumis à des conditions de rémunération misérables. Contrairement aux objectifs proposés, les privatisations n’ont pas permis l’émergence d’une classe moyenne et, sur le plan social, elles ont eu des effets désastreux puisque le chômage et les inégalités sociales ont augmenté.

Dans ce contexte d’appauvrissement, le secteur informel s’est développé. Comme partout en Afrique, il a été majoritairement investi par les femmes, en tant que « forme la plus répandue de la précarité féminine » (Nodjilelem 2006 : 112). Ce secteur a été partiellement réapproprié par des banques, à travers l’institution du microcrédit[2], qui s’est développé au cours des mêmes années.

La politique néolibérale a également engendré la promotion d’un nouvel acteur économique : l’entrepreneur. Pour Catusse (2001), ce dernier a figuré un nouvel héros du développement du pays, en prenant des valeurs économistes et morales opposées au « bourgeois corrompu » caractérisant l’époque précédente.

L’entrepreneuriat féminin est issu de ce contexte d’appauvrissement et de promotion de l’initiative privée. Comme je l’ai appréhendé, il réunit un ensemble d’entreprises variées et tenues par des femmes inscrites dans toute la hiérarchie sociale : elles travaillaient dans le secteur formel ou informel, et souvent à la fois dans l’un et dans l’autre (par exemple, une commerçante-artisane tenant boutique et employant des artisanes et des artisans à domicile); les entrepreneures s’installaient chez elles, faisaient du porte-à-porte ou avaient pignon sur rue (une coiffeuse ou une commerçante, par exemple, pouvait exercer selon l’une de ces trois modalités); elles bénéficiaient de réseaux locaux (un restaurant) ou internationaux (une entreprise d’import-export), mais un réseau international ne signifiait pas nécessairement une affaire importante en fait d’équipe ou de rendement (une femme pouvait monter un petit commerce informel de produits achetés en contrebande au nord du Maroc)[3].

Contemporain de l’entrepreneuriat masculin, l’entrepreneuriat féminin n’a cependant émergé comme une réalité sociale qu’à la faveur de la révision de la Moudawana[4] en 2004 et, surtout, du débat qui s’est engagé sur la légitimité d’une égalité de droit entre hommes et femmes[5]. La Moudawana révisée a aboli la tutelle matrimoniale, limité la possibilité de la polygynie, rendu le divorce judiciaire obligatoire et supprimé, entre autres, le devoir d’obéissance de l’épouse au mari (Bessis 2007). En ce qui concerne l’engagement professionnel des femmes, la nouvelle version a supprimé une phrase[6] qui permettait légalement à l’époux d’empêcher son épouse d’exercer une activité professionnelle. Cette révision particulière, associée aux dispositions en vue de mettre la famille sous la responsabilité commune du couple (Rachdi 2007), a renforcé la présence des femmes sur la scène économique. Sous cet angle, la Moudawana révisée, tout comme le développement du microcrédit, est révélatrice de changements relatifs à la manière de concevoir la participation des femmes à l’économie de marché : sous couvert d’égalité, on compte désormais ouvertement sur leur engagement et l’on reconnaît l’utilité sociale de leurs activités, mais cela sans pour autant remettre en question l’inégalité de l’engagement respectif des femmes et des hommes dans les activités domestiques.

Autour de cette révision, des discours politiques et économiques, relayés par les médias, ont mis sur le devant de la scène la promotion des femmes et l’entrepreneuriat féminin a été fortement valorisé. C’est ainsi par exemple que, dans le contexte d’un concours de microprojets, une chaîne de télévision a décerné un premier prix à une jeune entrepreneure rurale sahraouie qui avait affirmé, faisant allusion aux hommes qui tentent d’émigrer clandestinement par la mer : « Je préfère embrasser ma terre que les bateaux de la mort. » Cette citation est exemplaire des logiques à l’oeuvre dans la promotion de l’entrepreneuriat féminin : elle oppose attachement à la terre et migration, femmes et hommes et, plus généralement, renaissance et mort. Dans ce qui suit, je vais donc explorer les discours qui, à propos de l’entrepreneuriat féminin, compose avec de telles dichotomies, en les approchant comme résultant des rapports sociaux de sexe, de colonialité et de classe.

J’ai adopté une approche anthropologique constructiviste réaliste[7] (Olivier de Sardan 2008) qui m’a conduite à réaliser plusieurs séjours de terrain durant lesquels je me suis installée à différents endroits de l’agglomération d’Agadir[8], capitale de la région administrative du Souss-Massa-Draâ. En 2006, l’agglomération comptait environ 600 000 personnes réparties dans des quartiers allant de bidonvilles à des faubourgs chics. J’y ai rencontré une trentaine d’entrepreneures à deux ou trois reprises au moins, âgées d’une vingtaine à une cinquantaine d’années[9]. Avec elles, j’ai réalisé, d’une part, des entretiens formels enregistrés et transcrits et je me suis entretenue dans des situations moins formelles (repas, visite, etc.). D’autre part, je me suis trouvée dans différentes situations d’observation plus ou moins participante : j’ai mis en contact des entrepreneures entre elles pour qu’elles lient des relations d’affaires; j’ai réalisé moi-même différentes interactions marchandes en obtenant des services ou des produits (louer un appartement, réaliser un soin, etc.); j’ai accompagné certaines d’entre elles dans le déroulement quotidien de leurs affaires (visiter des chantiers, participer à des réunions de travail, être témoin de leurs interactions avec leur personnel et leur clientèle, etc.). Enfin et plus généralement, j’ai, avec une certaine obsession de chercheuse, imposé mon objet d’étude comme objet de conversation avec quantité d’actrices et d’acteurs sociaux (des chefs d’entreprises, des employés et des employées, des fonctionnaires, des connaissances que j’ai fait participer, bon gré mal gré, à ma recherche, etc.), ce qui m’a permis de glaner une grande quantité d’informations et d’avis à propos de l’entrepreneuriat féminin.

Moraliser, ethniciser, féminiser

À l’instar des propos de la jeune Sahraouie qui cultivait la terre marocaine, les discours de légitimation de l’entrepreneuriat féminin s’inscrivaient dans un registre moral qui organisait des oppositions entre féminin et masculin, mais aussi entre des valeurs considérées comme traditionnelles et authentiques et une supposée crise sociale actuelle, tant économique que morale : la corruption, la pauvreté, le chômage, la migration, le « manque d’éducation », la prostitution, etc., constituaient autant de facteurs de crise déplorés de manière redondante. Cette crise était expliquée tantôt par l’hégémonie occidentale, tantôt par la colonisation, ou encore par la détention du pouvoir économique et politique par une petite partie de la population, et parfois ces arguments étaient avancés ensemble.

Le discours marocain sur la crise a fait l’objet de différentes analyses. En 1992, par exemple, Mernissi (1992) évoque l’existence d’une vision catastrophiste du devenir de la culture et l’attribution à la modernité (occidentale) de la perversion des sociétés arabes. Pour sa part, Catusse relève que le discours de la crise est concomitant du développement du travail informel et qu’il se joue sur le répertoire de la « mise en péril » (2005 : 223) de la société : traduisant des changements structurels liés à l’économie et la paupérisation d’une grande partie de la société, il répond, en outre, à plusieurs autres registres d’inquiétudes amalgamés ou de fantasmes collectifs, tels que l’émigration massive des jeunes du Maroc ou la mobilisation politique en faveur du Parti de la justice et du développement.

La société marocaine contemporaine étant rattachée, de manière androcentrique, aux hommes, la crise les concernait en premier lieu, tandis que les femmes renvoyaient plutôt au pôle opposé de la tradition. Cette association entre féminité et reproduction, passant par une référence centrale à la figure de la mère, est mise en évidence tant par la recherche menée au Maroc[10] que plus généralement[11]. Et elle s’illustrait fortement sur mon terrain où les femmes, en tant que mères (réelles ou potentielles), figuraient la responsabilité (de leur foyer), l’attachement (à leurs enfants) et bénéficiaient d’un statut reconnu, de légitimité, d’autorité et de reconnaissance. Or ces qualités, peut-être d’abord liées à leurs fonctions domestiques, étaient, dans le cas du discours de légitimation de l’entrepreneuriat féminin tout au moins, déplacées dans d’autres sphères, si bien qu’une entrepreneure d’éducation affirmait par exemple : « Ça fait plus de 10 ans que j’entends dire, aussi bien en France qu’ici, que le monde arabe ne changera qu’avec les femmes, n’avancera qu’avec les femmes, inch Allah! » La mise en scène d’une exemplarité morale des entrepreneures se retrouvait d’ailleurs sur le site de l’Association des femmes chefs d’entreprises marocaines (AFEM[12]) qui posait l’affirmation suivante : « Nous visons l’instauration des valeurs : intégrité et loyauté, respect, solidarité, détermination. »

La promotion sociale de la figure de l’entrepreneure suivait donc un procédé de moralisation, et même s’inscrivait dans un projet de régénération sociale, analogue à ceux qui avaient connoté la figure de l’entrepreneur (Catusse 2001). Analogue mais pas équivalent puisque la catégorie au féminin, on ne s’en étonnera pas, était sexuée : elle prenait sens non par référence à une figure d’actrice économique antécédente et négative, mais en fonction de la double référence à une féminité naturelle, originelle ou atemporelle, d’un côté, et à une société (masculine) contemporaine en crise, de l’autre côté[13].

Le discours sur la « démission » des hommes

La valorisation des qualités féminines-maternelles-morales-traditionnelles des entrepreneures ne signifie évidemment pas que la domination masculine qui structure la société marocaine doive être relativisée. Cependant, elle articulait de manière particulière le rapport social de sexe en convoquant différentes figures d’hommes, considérés comme « démissionnaires », pour rependre un terme employé sur le terrain. Voyons comment les discours mettaient en scène cette masculinité « démissionnaire », que je présente au travers de quatre figures.

Le corrompu

L’État marocain offrait des emplois dont les salaires ne suffisaient pas à faire vivre les fonctionnaires, mais qui les plaçaient dans des positions à partir desquelles ils pouvaient se servir eux-mêmes et procéder à une redistribution dans leurs réseaux de proximité, en octroyant des ressources et des privilèges. Ce que l’on appelle, de manière morale et ethnocentrique, la corruption « n’est donc pas une perversion de l’État, mais un mode de fonctionnement de l’État comme lieu de ressource. C’est par le népotisme, le favoritisme ou le pot-de-vin que l’on accède au pouvoir. C’est ensuite par la corruption que l’on pourra accumuler ou simplement faire vivre sa famille » (Rocca 1993 : 73).

En anthropologie, ce type de fonctionnement est appelé le « clientélisme », que l’on peut définir, avec Rocca, comme « une forme de rapport politique qui se caractérise par une relation inégalitaire entre un patron et un client » (1993 : 47); cette relation est dissymétrique mais d’interdépendance : la distribution de privilèges assure un certain pouvoir, mais elle oblige également celui ou celle qui donne à accéder aux demandes de la personne qui octroie sa confiance.

L’entrepreneuriat au Maroc s’inscrivait évidemment dans ce mode de fonctionnement. D’une part, en effet, il fonctionnait en partie au travers de relations avec l’État (pour obtenir des marchés, l’autorisation d’ouvrir un local, etc.), l’État étant lui-même « privatisé » par le fonctionnement clientéliste. D’autre part, et plus généralement, le lien social s’établissait par des processus de familiarisation engageant les individus dans des relations de confiance et de dépendance[14] (Vidal 1993). Le propos de cet entrepreneur de tourisme et de services illustre parfaitement ce mode de fonctionnement : « On ne loue pas à des gens qu’on ne connaît pas. Il faut qu’on connaisse, ou qu’ils soient venus avec des contacts, avec quelqu’un d’autre qu’on connaît. Mais si le client il a déjà loué chez nous, par exemple une fois, deux fois, trois fois, ça reste toujours un client à nous et donc on ne fait pas la procédure. » Les entrepreneures ne fonctionnaient pas autrement : « J’ai trouvé un bon comptable qui ne garde pas trop pour lui », commentait une entrepreneure de restauration et d’hôtellerie, tandis qu’une entrepreneure de construction définissait la relation type à l’employé de la manière suivante : « Il m’appelle, et je donne le temps. Ou par exemple je paie l’assurance de sa mobylette ou je mets un petit plus dans une enveloppe. » Les transactions entre individus s’inscrivaient donc dans des réseaux de familiarité qui liaient entre eux, et à long terme, des individus par la dette et par le don. La définition de pratiques comme de la « corruption » dépend des contextes et, surtout, des points de vue, puisque le contre-don est une obligation morale entre deux individus.

Nécessairement inscrites dans le système clientéliste, les entrepreneures étaient pourtant considérées et se présentaient comme moins « corrompues » que les hommes : « Les femmes, elles sont, moi je crois, au niveau des affaires très correctes, plus que les hommes, c’est leur nature. Pour la plupart des femmes, c’est leur nature », affirmait par exemple une entrepreneure de restauration et d’hôtellerie. Le même discours se retrouvait chez les entrepreneurs : « Au niveau des affaires, les femmes sont très correctes. Plus que les hommes. C’est leur nature. » Une entrepreneure artisane exprimait la conviction que « la femme est plus morale, elle n’aime pas corrompre », et ainsi de suite. L’argument de la moralité était également invoqué dans le cas d’entreprises féminines s’adressant à une clientèle féminine, comme les boutiques de confection de vêtements, dans l’idée que leur existence garantissait une non-mixité sociale.

Le profiteur

Une autre figure redondante d’homme démissionnaire était celui du profiteur, un homme généralement jeune, le plus souvent un frère, un fiancé ou un jeune époux. Une entrepreneure de restauration et d’hôtellerie que son père avait lancée dans les affaires justifiait le choix paternel par son ardeur au travail et le sérieux qu’elle mettait à la tâche, des qualités qu’elle jugeait inversement proportionnelles à l’oisiveté et à l’irresponsabilité de ses frères. Selon elle, ses frères, tout comme d’autres jeunes hommes, profitaient non seulement du travail domestique des femmes de la famille mais également des revenus des parents et des soeurs. En présence d’un jeune homme qui m’accompagnait et qui a vivement approuvé son propos, et tout en s’excusant auprès de lui, elle a affirmé d’ailleurs non seulement pouvoir faire tout exactement comme les hommes, mais elle a évalué en plus que « les femmes travaillent beaucoup mieux que les hommes ». Et elle a décrété pour conclure que « les hommes commandent, mais c’est tout ».

D’autres histoires mettaient en scène un fiancé ou mari cupide et malhonnête. Ces histoires, conformes à la Moudawana non révisée, étaient racontées comme étant arrivées à des proches ou à soi-même, ou alors comme illustrations de tendances contemporaines. Tel fiancé ou époux avait exigé de sa fiancée ou de son épouse qu’elle cesse son travail, par prétendue fierté masculine. Toutefois, il était parallèlement entré dans un marchandage qui l’avait conduit à acheter à sa (future) femme le droit de continuer son travail. Ce genre d’histoires disait que les hommes marocains n’honoraient plus leur rôle d’homme gagne-pain, mais qu’ils en prenaient prétexte pour exploiter les femmes.

Le désoeuvré

Dans le même registre, il m’a été dit d’innombrables fois que les hommes « veulent de l’argent, mais pas travailler » et qu’ils « sont au café » où « ils préfèrent jouer aux cartes que travailler »[15]. Le « café », un lieu d’entre-soi masculin, était un solide argument de contraste entre entrepreneures morales et hommes immoraux. Si les discours y plaçaient des chômeurs et autres hommes désoeuvrés, certains cafés et bars étaient également des lieux de transactions pour les affaires, en fonctionnant comme lieux d’échange d’informations et de négociations. Il était donc aisé de présenter le café comme un lieu de corruption et de débauche masculines dont les entrepreneures étaient physiquement et idéologiquement distantes[16].

Par contraste, l’entrepreneure était décrite comme présente sur son lieu de travail, responsable et attentive à son personnel : « La femme est là quand il y a un problème, et non pas au café du coin, elle les écoute et trouve des solutions », déclarait une entrepreneure de construction. Dans la même veine, une entrepreneure de soins du corps et de santé déclarait que « la femme acquiert plus rapidement l’expérience que l’homme. Car nous les femmes, vous ne nous retrouvez pas dans un café en train de papoter. On a autre chose à faire. » Et si elles avaient autre chose à faire, c’était en tant que personne la plus engagée, affectivement et pratiquement, dans la vie familiale, un rôle censé ne leur autoriser aucun repos : « Toutes les femmes sont entrepreneures, car elles ont leur famille à faire vivre et donc elles trouvent des trucs pour cela. Ici, on compte plus sur la mère que sur le père », déclarait un entrepreneur d’hôtellerie et de restauration.

L’absent

Dans sa recherche sur la construction sociale de la masculinité à Mexico, Reysoo observe que l’un des critères de masculinité que s’attribuent les jeunes hommes est la « responsabilité », entendue comme le fait d’être « capable de prendre matériellement soin d’une famille, [d’]avoir un travail rémunéré et [d’]être un bon père, généreux et protecteur » (2002 : 65), mais cela, dans des conditions matérielles rendant presque impossible la mise oeuvre de cette norme. Au Maroc, la crise servait également d’explication au fait qu’une partie des hommes (les jeunes et ceux qui n’appartenaient pas à des familles dotées de ressources financières et sociales) renonçaient à fonder une famille par manque de moyens ou en venaient à abandonner celle qu’ils avaient fondée, laissant leur épouse et leurs enfants dans des conditions dramatiques. Pour marquer l’idée qu’il s’agissait d’un phénomène nouveau, plusieurs de mes interlocutrices comparaient la génération de leurs grands-pères qui, disaient-elles, parvenaient à faire vivre un ménage parfois polygynique, avec la génération des pères actuels qui ne réussissaient plus à assumer un seul mariage : « Le père de ma mère avait quatre femmes. Selon le Coran, c’est possible, mais seulement si l’homme traite ses femmes de manière égale. C’est difficile, mais c’était beaucoup plus facile avant que maintenant. Maintenant les hommes ont changé, surtout dans cette génération. Les hommes ne prennent pas leurs responsabilités », expliquait la fille d’une entrepreneure artisane.

D’autres histoires et témoignages mettaient en scène des hommes absents : les migrants, comme nous l’avons vu, mais aussi l’entrepreneur malade ou décédé que son épouse avait remplacé.

Un espace déserté à occuper?

Les femmes et les hommes tenaient un même discours sur leurs caractéristiques respectives, reconduisant de manière tout à fait consensuelle l’opposition idéologique entre femmes et hommes. La figure de l’homme démissionnaire, un être assez inconstant, intéressé et corruptible, pouvant se montrer exigeant et parfois capricieux, répondait parfaitement, par contraste, à celle de l’entrepreneure exemplaire.

Alors que les hommes et la société étaient associés aux idées de discontinuité et de rupture (avec leurs devoirs d’hommes, dans leurs affaires, avec leur identité traditionnelle, avec un certain ordre social), les femmes figuraient la continuité, la moralité, la tradition, la constance. Mieux encore, les entrepreneures prenaient la figure de sauveuses au sens où leur participation à l’économie non seulement paraissait salvatrice pour leur famille, et en particulier pour leurs enfants qui faisaient « naturellement » l’objet de leur attention et de leurs soucis, mais permettrait, en plus, de restaurer des valeurs morales dans le fonctionnement de l’économie.

Si la crise mentionnée entraînait de la compréhension à l’égard des difficultés qu’éprouveraient une partie des hommes à assumer leur rôle, leur « démission », par contre, était d’autant moins excusée que, dans le même contexte, les femmes étaient décrites comme courageuses et combatives. Ainsi, les hommes étaient surtout critiqués pour ne plus remplir, du moins de manière intègre, leurs rôles de travailleurs et de chefs de famille, qu’il s’agisse d’hommes découragés devant les difficultés économiques, corrompus ou paresseux. Dès lors, il me semble que ce que suggérait le discours sur la crise, c’était que, puisque les hommes laissaient vacant un rôle qui leur était dévolu, il était non seulement possible mais également salvateur que les femmes l’occupent. La rhétorique était efficace parce que les femmes ne paraissaient rien usurper, mais au contraire sauvegarder la culture. C’est ainsi qu’un discours passant par la double essentialisation de la féminité et de la culture pouvait servir le changement social.

La dévalorisation du masculin dont témoignait le discours dont j’ai rendu compte renvoie à des rapports imbriqués de race et de sexe mise en évidence dans d’autres contextes[17]. Springer (2008), par exemple, fait ressortir les constructions négatives dont les hommes afro-américains sont actuellement l’objet aux États-Unis. Elle montre comment la figure de celle qu’elle appelle, avec l’écrivaine Joan Morgan, la blackstrongwoman, permet à la fois de nier la douleur émotionnelle, psychique et même physique des conditions impliquées par le racisme que vivent les Afro-Américaines et de soutenir un stéréotype raciste (et des conditions de classe) voulant que les hommes afro-américains soient en prison, sans travail ou absents. Sur mon terrain, le rapport de race ou de colonialité a contribué à minoriser les hommes et à surexploiter les femmes. Quant à la valorisation de la force de ces dernières et à l’incrimination de la mauvaise masculinité des hommes, elles justifiaient du même coup leurs conditions d’existence à tous deux. De plus, tout en valorisant une idée de la culture propre, elles reconduisaient l’opposition entre un Occident moderne et des cultures traditionnelles séculaires issue du cadre de pensée hégémonique de la colonialité (Said 2000; Quijano 2007; Sanna et Varikas 2011).

Des rapports de classe différenciés à la « tradition »

Dans toute la hiérarchie sociale, des femmes expliquaient leur investissement dans l’entrepreneuriat par leur volonté d’autonomie financière et plus généralement individuelle; des entrepreneures affirmaient avoir voulu développer une activité qu’elles aimaient réaliser, ou même se lancer un défi personnel; elles revendiquaient des activités propres en raison de leur refus de se contenter des rôles d’épouse ou de mère qu’elles occupaient ou projetaient d’occuper. Cependant, l’un des arguments qu’elles donnaient pour expliquer leur entrée dans le monde des affaires était un fort marqueur social : la nécessité ou, au contraire, le caractère facultatif de leur travail du point de vue de la survie familiale.

Le caractère facultatif du travail des épouses versus la solidarité économique dans le couple

Le Maroc est une société fortement polarisée, et les entrepreneures que j’ai rencontrées s’inscrivaient aux deux pôles de la hiérarchie sociale. Les femmes de milieux populaires expliquaient que leur activité professionnelle, même si elles en étaient heureuses, ne se posait pas comme un choix : c’était une exigence de survie. La formule consacrée et moult fois répétée pour souligner que la survie familiale dépendait du travail des deux partenaires du couple était la suivante : « On ne peut pas applaudir d’une seule main. » La Moudawana révisée s’inscrit d’ailleurs bien dans le principe de la solidarité économique dans le couple.

Cependant, cette conception désormais légalisée n’avait pas transformé la norme dominante et légitime. Et c’est par référence à un modèle « traditionnel » ou « musulman » que se positionnaient les actrices et acteurs sociaux : celui du caractère optionnel du travail professionnel des femmes et du principe de leur liberté à disposer de leurs propres gains. Quant au principe de la solidarité économique dans le couple, il n’était mobilisé que dans les cas où la distribution des rôles en fonction du modèle traditionnel n’était pas un mode d’organisation viable.

Aussi, c’est le principe de la solidarité économique qui régnait, en tant que principe réaliste, bien que non idéal, pour les femmes de milieux populaires, y compris du point de vue des femmes qui le réfutaient pour elles-mêmes. L’histoire suivante, qui m’a été racontée par une entrepreneure artisane au sujet d’un couple qu’elle employait à domicile[18], illustre bien cette dynamique :

On a un tailleur qui travaille à domicile. On l’a encouragé à laisser travailler sa femme, ce qu’il a fait. Mais la femme s’est fait plus de 10 000 dirhams qu’elle a mis à la banque et elle ne voulait pas contribuer aux frais de la famille. C’est bête, cette mentalité des Marocaines. Elles veulent investir dans des immeubles ou dans l’or pour si jamais elles se retrouvent seules. Son mari lui a dit qu’elle reste à la maison, qu’elle n’aille pas travailler si c’est comme ça. Elle a refusé, elle a appelé son père, mais son père l’a renvoyée discuter avec son mari. Son mari l’a battue ce matin et les voisins sont intervenus, sinon il aurait continué. C’est normal que la femme participe aux charges domestiques, et qu’elle garde un peu pour elle. Ou plutôt qu’elle garde tout, sauf ce qu’il est nécessaire de payer.

C’est bien une mise à disposition de son salaire qui était demandé à cette artisane, par son mari, par son père, et par son employeuse, mais pour des raisons conjoncturelles. La patronne revendiquait d’ailleurs pour elle-même la liberté de travailler et de disposer de ses gains; célibataire, elle expliquait qu’elle avait monté son entreprise par ennui de rester à la maison, en attendant de se marier; en cas de mariage, disait-elle, elle envisagerait de fermer boutique.

À l’instar de cette patronne, les entrepreneures de milieux aisés se distanciaient de l’argument de la nécessité économique de manière parfaitement spontanée : « Quand la femme travaille, c’est pour elle, elle fait ce qu’elle veut de son argent. C’est au mari de subvenir aux besoins de la famille », expliquait une entrepreneure commerçante. Leur époux étant, de son côté, tenu de subvenir aux besoins de la famille, elles précisaient qu’elles pouvaient, et en général qu’elles choisissaient, mais n’étaient pas tenues, de l’aider dans cette tâche.

Avec de tels propos, les entrepreneures issues des milieux aisés réaffirmaient des rôles sociaux de sexe considérés comme traditionnels dans lesquels le mari aurait le rôle de pourvoyeur principal et, par là, leur conformité supposée avec ce modèle et leur position de classe privilégiée. Ce discours était cependant contredit par la pratique puisque, tout en prétendant travailler pour des raisons qui n’étaient pas financières, elles contribuaient en fait largement à l’économie familiale : d’une part, en redistribuant leurs gains dans leur entourage en cas de demandes et de besoins; et, d’autre part, en investissant, quasi systématiquement, dans l’éducation de leurs enfants, notamment dans le financement d’écoles privées et de leurs installations professionnelles : « J’ai un fils qui fait des études en France. C’est moi qui lui paie tout : ses études, la vie en France », déclarait une entrepreneure de soins du corps et de santé.

Ainsi, aux deux principes de la liberté des femmes à disposer de leurs revenus et de la solidarité conjugale, on peut superposer les deux versions de la Moudawana, ancienne (caractère facultatif du travail des femmes) et nouvelle (solidarité économique au sein du couple). Si l’idéologie renvoyait à l’ancienne version, les pratiques allaient clairement dans le sens d’une mise à disposition « solidaire » des gains des femmes. En entérinant et en légalisant une réalité économique, la version révisée de la Moudawana a donc au moins autant soutenu l’idéal de l’égalité des sexes que facilité la mise au travail professionnel des femmes. De plus, le recours à ces deux principes permettait de minimiser l’apport des femmes à l’économie familiale[19], puisque cet apport passait d’abord, dans l’idéologie dominante tout au moins, pour être ponctuel et facultatif – alors qu’il était nécessaire à la survie des membres des familles des milieux populaires et très utile dans les milieux aisés, notamment en assurant la reproduction de classe par le soutien à l’éducation des enfants.

La solidarité de classe : réhabiliter ses hommes

Le modèle légitime et « musulman » de l’homme pourvoyeur conduisait toutes les femmes à réhabiliter leurs propres hommes[20], en montrant comment ces derniers demeuraient attachés, quelle que soit leur situation, aux « valeurs traditionnelles ».

Alors que les femmes qui prétendaient travailler par choix et disposer de leurs gains déclaraient généralement que leur époux était d’accord avec leur activité professionnelle, voire l’avait encouragée, les entrepreneures qui se disaient obligées de travailler présentaient le plus souvent leur mari comme s’étant d’abord opposé à leur entreprise. Lorsqu’elles expliquaient leur entrée dans le monde des affaires, elles insistaient sur l’impossibilité pour une famille de survivre avec un seul salaire. Toutefois, ce faisant, elles affirmaient une transgression des rôles de sexe. Et elles étaient nombreuses à dire que, pour des raisons de fierté, leur époux avait d’abord résisté à cette transgression en désapprouvant leur projet professionnel. Cependant, elles prétendaient avoir tenu bon jusqu’à ce que, l’entreprise apportant des revenus, l’époux se rende à la raison en constatant l’amélioration du sort familial. En mettant l’accent sur la résistance de leur époux, ces femmes préservaient leur fierté. Puis, en montrant qu’il avait ensuite su changer d’avis, elles relevaient sa sagesse. Cela ne réduisait cependant en rien la force du constat de l’incapacité des époux à répondre à leurs devoirs tels que les définissait l’idéologie dominante, dont l’irréalisme, en l’occurrence, était démontré par le dicton déjà cité : « On ne peut pas applaudir d’une seule main. » Si tant est que les hommes des milieux populaires étaient effectivement plus résistants que les autres à l’entrée dans le monde des affaires de leurs épouses, cela s’expliquait peut-être bien par la remise en question de leur identité de pourvoyeurs de biens.

Ce problème de reconnaissance de l’un des éléments de l’identité masculine ne concernait en effet pas les hommes des milieux aisés qui, bénéficiant de différents attributs de pouvoir (statut professionnel, salaire, origine sociale), n’étaient pas remis en question dans leur rôle de pourvoyeurs capables lorsque leur épouse travaillait professionnellement, pour autant qu’elle revendique de travailler par choix. Or, c’est bien ce que s’attachaient à expliquer les entrepreneures aisées lorsqu’elles précisaient que leur mari gagnait suffisamment pour les entretenir si elles l’avaient souhaité.

Lorsqu’elles définissaient leur travail comme facultatif, les entrepreneures aisées reconduisaient discursivement les rôles de sexe « traditionnels » : le devoir de l’époux est de pourvoir entièrement aux besoins familiaux et l’époux visé répond à ce devoir. Ce positionnement ne signifiait pas qu’elles souhaitaient s’en tenir exclusivement à cette division du travail ni qu’elles s’y tenaient effectivement. Il ne signifiait pas non plus que leur famille avait facilement accepté leur engagement dans les affaires. Cependant, du moins, ces entrepreneures présentaient de leur époux une image valorisante et conforme aux assignations de sexe qui, tout en n’étant plus inscrites dans la loi, demeuraient encore légitimes.

Un privilège de classe : respecter la tradition

Dans un procédé de distinction sociale aux accents évolutionnistes, les entrepreneures de milieux aisés opposaient parfois l’encouragement qu’elles recevaient de la part de leur époux, qu’elles décrivaient comme « ouvert », aux tendances « arriérées » du peuple marocain : « Les gens ici sont arriérés », m’expliquait une entrepreneure commerçante. Or, malgré ces propos élitaires, celles des entrepreneures aisées qui prenaient soin de garantir à leur époux le rôle de pourvoyeur en définissant leur propre travail comme facultatif reproduisaient discursivement la division sexuelle du travail dite traditionnelle. À l’inverse, les entrepreneures moins favorisées socialement qui pourvoyaient frontalement, explicitement et nécessairement, avec leur époux, ou à sa place, à l’économie familiale faisaient la promotion bon gré mal gré d’un modèle conjugal basé sur la responsabilité commune.

En d’autres termes, les conditions matérielles d’existence des entrepreneures des milieux populaires rendaient nécessaires qu’elles reconnaissent, pour elles, le modèle de la solidarité dans le couple et qu’elles et leur conjoint s’y adaptent. Et cela, bien que, à l’instar des entrepreneures aisées, elles aient trouvé différents bénéfices personnels à cette situation (de la reconnaissance sociale, le développement d’une activité qui les intéressait, une plus grande indépendance financière et le pouvoir qui y est lié, etc.).

Le processus de distinction sociale des entrepreneures aisées avait dès lors un aspect très ironique : elles bénéficiaient en effet du double gain d’être moins astreintes à montrer qu’elles transgressaient les rôles de sexe légitimes, tout en pouvant se permettre de faire circuler un discours plus libéral.

Conclusion

L’importance d’analyser l’imbrication des systèmes de domination recouvre désormais une certaine unanimité dans la recherche féministe, même si la question de savoir comment appréhender concrètement ces rapports de domination croisés engendre des positionnements variés (Bilge 2009). En ce qui me concerne, j’ai essayé de montrer la manière dont des éléments structurels, à savoir des rapports de sexe, de colonialité et de classe historiquement produits, et les catégories identitaires qui en résultent sont mobilisés et entrent en jeu, et parfois en conflit, en ouvrant des possibles ou en traduisant des problèmes différents selon les situations.

Les rapports sociaux de sexe et de colonialité s’imbriquaient de la manière suivante : par l’appel à la tradition qu’ils exprimaient, ils accompagnaient un changement social qui ne se présentait cependant pas comme une « avancée » vers la modernité occidentale, mais plutôt comme un « retour » vers une identité propre.

L’instrumentalisation du rapport de colonialité dans la construction des identités de sexe entretenait, et même accentuait, une division entre les catégories de sexe. Malgré un discours assez consensuel sur ce que seraient les femmes, les hommes et la culture, les conditions matérielles de vie des unes et des autres étaient contrastées en fonction de leur appartenance de classe. Or, cette dernière avait une influence directe sur les rapports sociaux de sexe parce qu’elle impliquait une transgression plus ou moins évidente des normes prônées comme culturelles et traditionnelles. Dans ce contexte, des discours différenciés selon la position dans la hiérarchie sociale permettaient à chaque classe de réhabiliter ses propres hommes mis à mal par le discours générique sur la « crise ». Cependant, quelle que soit la position de classe des entrepreneures, ce discours sur la crise réaffirmait la division entre tradition et modernité, et participait à la double exploitation des femmes dans le contexte de la famille et de l’économie de marché.

Dès lors, on peut se demander si la rhétorique traditionaliste des entrepreneures ne s’apparentait pas à une forme de défense de certains privilèges (relatifs) : que ce soit en Occident ou ailleurs, il n’est en effet pas évident que le principe de la solidarité économique dans le couple soit libérateur pour les femmes lorsqu’elles demeurent assignées, à l’exclusion des hommes, au travail domestique; ce principe peut aussi constituer une double contrainte pour elles (Martin et autres 2008). En affirmant leur centralité dans la reproduction sociale, les entrepreneures marocaines réhabilitaient peut-être, de manière socialement acceptable, leur travail en général, dont une partie, la part professionnelle, était minimisée par l’idéologie de l’homme pourvoyeur.

Dans tous ces exemples, la structure des rapports de domination demeure, elle fait même système. Toutefois, le système est l’objet de manipulations, dans lesquelles les rapports sociaux et les catégories identitaires sont incarnées et mises en scène de manière variable, chaque fois situées. Ces manipulations n’ont pas la force d’inverser ou d’annuler un rapport d’oppression, mais elles peuvent l’atténuer ou, au contraire, l’amplifier en fonction de situations et de registres discursifs particuliers.