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Depuis quelques années, Nancy Fraser s’occupe de faire publier en français certains de ses textes. Les articles réunis dans ce recueil ont été écrits entre 1984 et 2010. Les chapitres 1, 6, 9 et 10 ayant déjà été publiés en français, tout en étant pas forcément très accessibles, aussi est-il utile de constater que leur reprise dans ce recueil permettra à un public varié (études ou recherche), qui s’intéresse à la pertinence actuelle du féminisme comme théorie émancipatoire, d’y avoir accès.

Depuis plusieurs années, Fraser mène une réflexion féministe originale qui vise à comprendre les inégalités de genre dans une triple perspective : comme inégalités économiques, qui structurent un marché du travail sexué où le modèle du pourvoyeur familial masculin a progressivement été remplacé à l’ère néolibérale et « postféministe » par le modèle familial à double revenu; comme inégalités culturelles, dans la mesure où nous vivons dans des sociétés androcentriques qui sont fondées sur la dévalorisation du féminin et l’infériorisation sociale des femmes qui se traduit par toutes sortes de violences et de discriminations; comme inégalités politiques (auxquelles Fraser oppose l’idée de la parité de représentation), puisque les femmes ont plus été des objets de politique que des sujets politiques. Depuis quelques années, Fraser s’intéresse également aux effets de la mondialisation et à ses conséquences sur l’action politique féministe.

Bien qu’il représente encore un certain intérêt dans la perspective de la critique féministe de l’androcentrisme des disciplines académiques, le premier chapitre a assez mal vieilli. Fraser y montre les limites de la théorie développée par Habermas dans sa Théorie de l’agir communicationnel sur deux plans : il ne voit pas que la famille est un lieu de rapports sociaux inégalitaires et le lieu de l’exploitation économique des femmes qui y fournissent un travail non rémunéré. Fraser a ici pour objectif de montrer que les théories critiques de la société ne sont pas exemptes de sexisme et se révèlent à tout le moins incomplètes pour penser les rapports sociaux de sexe comme rapports de domination.

Le deuxième chapitre est intéressant, même s’il se veut une critique de l’État-providence dans sa version étasunienne, si tant est qu’une telle chose ait pu exister. Fraser y soutient, d’une part, que formuler les politiques publiques à partir des besoins et non des droits crée (ou reconduit) des formes de dépendance. Elle distingue par ailleurs trois modes de formulation des besoins : 1) la politisation de certains besoins par les subalternes; 2) la « re-privatisation » de ces mêmes besoins par des fournisseurs marchands de services; 3) les savoirs experts. Elle analyse principalement la dynamique entre les deux premiers modes, ce qui a encore une certaine pertinence à l’ère néolibérale.

Le troisième chapitre est consacré à la notion de « dépendance » et à sa généalogie, travail que Fraser a mené de concert avec l’historienne Linda Gordon. Fraser montre comment cette notion a évolué depuis les débuts du libéralisme, les luttes que les travailleurs industriels masculins ont mené pour devenir « indépendants » et donc acquérir des droits politiques, puis des droits sociaux, les revers de cette « indépendantisation » des travailleurs dans la notion de « salaire familial » qui construit la dépendance des femmes et des enfants à l’égard du pourvoyeur masculin. Elle analyse également comment le mouvement féministe a partiellement changé les choses en ce qui concerne la dépendance des femmes, tout en contribuant à perpétuer le stéréotype de la « mère noire, célibataire, adolescente et dépendante de l’aide sociale » (p. 143). Elle examine enfin les divers discours critiques sur la dépendance qui se sont développés durant les luttes sociales des années 60 et la manière dont les politiques néolibérales de Clinton, poursuivies et amplifiées par Bush, en vue de « mettre fin à l’aide sociale telle que nous la connaissons » (traduction libre de « end welfare as we know it » (Peters et Woolley 2012)), ont travesti ces discours pour les transformer en leur contraire, thème qu’elle reprendra dans le chapitre 9 concernant la récupération du féminisme libéral par le néolibéralisme.

Le chapitre 4, dernier de la première section, essaie de dessiner les contours possibles d’un État-providence à l’ère postindustrielle. Fraser établit d’abord sept critères qui, dans leur articulation, doivent permettre de développer des politiques publiques qui favorisent l’émancipation des femmes. Ensuite, elle met en évidence quatre enjeux liés à l’État-providence : l’organisation sociale du travail lié au soin (care), les critères d’accès aux prestations sociales, les différences entre les femmes et les finalités visées. À l’aune de ces critères et de ces enjeux, elle examine trois scénarios possibles : 1) le soutien de famille universel qui fait la promotion de la présence des femmes sur le marché du travail rémunéré; 2) la « parité du pourvoyeur du care » (p. 177) qui rémunère d’une manière directe ou indirecte certaines activités de care, peu importe le genre des personnes qui s’y livrent; 3) le « pourvoyeur universel du care » (p. 184), qui partage les activités de care sans nécessairement les rémunérer. Même si chacun de ces scénarios présente des problèmes, le troisième lui semble nettement préférable aux deux premiers pour les femmes.

La deuxième section est la plus faible. Le chapitre 5 constitue, à travers une critique du structuralisme et de l’importance qu’il accorde au langage et à la culture, une critique des théories postmodernes. Le chapitre 6 reprend les idées avancées dans Qu’est-ce que la justice sociale? sur la nécessité d’articuler reconnaissance ou redistribution dans la politique féministe. Le chapitre 7 est une réponse aux critiques de Judith Butler sur le modèle reconnaissance/redistribution, qui, pour toute personne qui a lu le texte de Butler, relève du dialogue de sourdes et de la mauvaise foi de la part des deux auteures.

La troisième section est plus centrée sur les enjeux contemporains. Le chapitre 8, qui porte sur la mondialisation, permet à Fraser d’ajouter aux enjeux de redistribution et de reconnaissance celui de la parité de représentation, ce qui lui semble permettre de réintégrer le politique dans le féminisme. Cela lui semble également être à même de rendre « manifeste l’intrication de la démocratie et de la justice » et de fournir « le genre de réflexivité dont un monde globalisé a besoin » (p. 280). Si effectivement cela permet de voir les injustices, cela ne nous permet pas de comprendre la grammaire des luttes sociales, et les allusions au Forum social mondial demeurent pour le moins vagues et insuffisantes, comme l’ont montré les luttes sociales des dernières années.

Le chapitre 9 reprend un article originellement publié dans la New Left Review et consultable en français dans la revue Cahiers du genre. Fraser montre comment le féminisme libéral a pu être récupéré par le néolibéralisme, principalement dans sa volonté d’individuation des femmes. Elle évoque également des points de divergence importants, dont « les processus d’assujettissement relayés par le marché » (p. 305), ce qui signifie que le féminisme peut redevenir une pensée critique s’il développe sa propre critique du néolibéralisme.

C’est à tracer les contours d’une telle critique féministe anticapitaliste que s’emploie Fraser dans le dernier chapitre en prenant appui sur l’ouvrage de Karl Polanyi, La grande transformation. Elle s’intéresse principalement à la dynamique de l’émancipation à travers la dialectique de l’encastrement/désencastrement du marché et plaide en faveur d’un nouvel encastrement des marchés par des politiques publiques assorti d’une parité de représentation. Cependant, comme elle assume par ailleurs que le modèle westphalien de la souveraineté étatique est dépassé, on se demande par quels mécanismes pourra se faire cette régulation politique démocratique des marchés.

Cette collection de textes fait ressortir certaines apories dans la pensée de Fraser. La première est celle d’une théorie féministe qui s’élabore dans l’abstrait, en dehors des liens avec les mouvements pratiques sur le terrain. La deuxième est celle d’une compréhension des modèles des politiques sociales qui a de la difficulté à sortir de l’ornière statocentriste, même s’il s’agit pour Fraser d’un État démocratisé; il y a donc nostalgie de l’État-providence en même temps qu’une volonté de prise en considération des effets de la mondialisation qui restreint la capacité d’intervention des États pour soustraire certaines activités à la logique des marchés. Enfin, l’imbrication des diverses formes de domination (classe, genre/sexualité, race) et ses conséquences politiques pour l’action et la pensée féministes sont envisagées sur un mode plus mécanique que dialectique. Toutefois, comme personne ne peut proposer actuellement un modèle d’émancipation satisfaisant pour notre époque, Fraser en est au même point que nous toutes.