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Une définition très large de la culture politique peut être entendue comme un ensemble complexe où le symbolique et le culturel proposent des représentations diffuses de la conception du pouvoir. Par ailleurs, on le sait, la conception traditionnelle du pouvoir a longtemps exclu les femmes de diverses manières, tout autant dans la théorie politique que dans les institutions. Il n’y a pas lieu de revenir ici sur ce constat maintes fois observé, critiqué et expliqué (Fauré 1985, 1997; De Sève et Lamoureux 1991; Lamoureux 1991, 2001; Maillé 2005). Devant cette réalité, et pour s’en tenir à la situation québécoise, les politologues ont multiplié les études pour examiner divers aspects de la question très large des rapports entre les femmes, la politique et le pouvoir : la conquête du droit de vote pour les femmes (Cleverdon 1974; Lamoureux 1989; Darsigny 1990; Maillé 1990), la participation des femmes aux diverses instances du pouvoir (Desrochers 1993; Tremblay et Pelletier 1995; Tremblay et Andrew 1997), le militantisme comparé des hommes et des femmes (Gingras, Maillé et Tardy 1989; Tardy 2003), les attitudes politiques des jeunes femmes (Quéniart et Jacques 2004), la place des femmes dans les débats politiques (Dumont 1995, 1998; Lamoureux 2001; Lamoureux, Maillé et De Sève 1999; Maillé 2002), pour n’en citer que quelques-unes.

Il ressort de toutes ces études une sorte de présupposé à envisager le rapport des femmes au politique comme un processus qui va des femmes vers les diverses instances du pouvoir. On ne trouve que très peu d’études qui examinent la manière dont les actions que les femmes accomplissent sur la place publique sont perçues par les élites politiques et intellectuelles. Une anecdote peut l’illustrer. En 1945, lorsque Thérèse Casgrain proteste contre le fait que les chèques d’allocations familiales seront remis aux pères de famille, dans la province de Québec, l’article qui résume sa position paraît dans la page féminine, coincé entre une recette de nouilles aux oeufs et une publicité de manteau de mouton de Perse (Dumont et Toupin 2003 : 379). Les arguments de ses opposants figurent toutefois dans la section politique ou en éditorial, dans les quotidiens et les revues.

En raison de cet exemple, une question s’impose : les actions entreprises par les femmes sur la place publique sont-elles perçues comme des actions politiques par les ténors de l’élite intellectuelle? Il est d’autant plus pertinent de poser la question lorsqu’on examine la période qui précède l’éclatement de ce que l’on a appelé la « deuxième vague » du féminisme, après 1969, et qui correspond justement aux années de la Révolution tranquille. L’analyse de cette perception permet d’entrevoir les manifestations des rapports sociaux de sexe qui s’expriment presque sans nuance dans le champ du politique.

Pour tenter de répondre à cette question, nous avons pris le parti d’examiner deux revues d’opinion qui représentent deux courants opposés des années 60. D’abord, nous examinerons une revue plus ancienne, porteuse du courant nationaliste stimulé par l’émergence des mouvements indépendantistes : l’Action nationale. Fondée en 1917, cette revue a célébré en 2007 son 90e anniversaire. Voix principale du mouvement nationaliste au Québec, elle est le reflet de la fraction la plus importante du courant nationaliste, à chaque décennie, et elle évolue avec lui. Durant les années 60, elle représente une voix plutôt modérée, voire conservatrice, du nationalisme, entre un mouvement qui prône le nationalisme révolutionnaire comme la revue Parti pris, ou devant les divers mouvements séparatistes qui foisonnent à l’époque, notamment le Rassemblement pour l’indépendance nationale ou l’Alliance laurentienne. Ensuite, nous étudierons une revue plus récente, porteuse d’un mouvement d’adhésion à la modernité et d’opposition au nationalisme : il s’agit bien sûr de Cité libre, fondée en 1950. Cette revue regroupe des intellectuels mobilisés contre Maurice Duplessis, et, après 1960, pour la défense d’un humanisme moderne qui subit l’influence du personnalisme. Elle paraît jusqu’en 1966. Notre objectif dépasse largement celui d’examiner comment l’émergence du mouvement féministe a été perçue dans ces deux revues et d’évaluer le traitement qui a été accordé aux dossiers relatifs à l’égalité des femmes. Car nous voulons également analyser le discours global présenté dans ces revues, dans leur conception de la démocratie, de l’identité nationale et du pouvoir, devant la réalité des femmes.

Une première incursion dans deux magazines à grand tirage,L’actualité et Le Magazine McLean, nous a déjà montré le peu d’importance accordé au mouvement féministe durant les années 60 (Dumont et Lanthier 1998). Retrouverons-nous le même phénomène dans les revues examinées? Dans la présente analyse, nous nous demanderons donc de quelle manière le féminisme et les actions des femmes politiques ont été présentés dans ces revues durant les années 60. Une dynamique de résistance est-elle mise en place, de manière plus ou moins subtile, devant la réalité politique du mouvement des femmes? C’est justement la mise en place de cette résistance que nous pensons faire apparaître, à travers le traitement réservé, par les revues examinées, non seulement au mouvement féministe mais surtout à la réalité sociale et politique des femmes, une résistance surtout à percevoir le sens politique de leurs actions.

La résistance s’inscrit parfois de manière explicite, parfois de manière rhétorique, en tablant sur le maintien d’idées conservatrices, voire antiféministes, en dépit de leur enrobage moderne. De même que les propos d’un Henri Bourassa, par exemple, sont typiques des opinions qui avaient cours avant 1940 sur la place des femmes dans la société (Mann-Trofimenkoff 1983), nous croyons que les propos exprimés dans les revues examinées traduisent les mentalités nouvelles à l’endroit des femmes, après 1960, mais selon un processus de régulation qui maintient les anciennes subordinations. Si l’actualité politique représente souvent la porte d’entrée dans l’histoire, nous supposons que le traitement accordé au mouvement féministe constitue une expression significative de la conception androcentrique de la politique. Nous pensons que le changement social, quand il modifie l’« image de la femme » ou le « rôle de la femme », suscite d’importantes résistances, en dépit d’un discours favorable à ce changement. L’étude de ces deux revues témoigne de la difficulté à transformer les rapports sociaux entre les sexes, surtout quand ces rapports sont issus d’une pratique sociale très ancienne et intériorisée par la population. Le caractère prétendument universel des questions traitées traduit plutôt un universel masculin.

En juin 1961, Le Devoir publie un cahier spécial consacré à la situation des femmes, à l’occasion du défilé de la Saint-Jean-Baptiste, dont le thème était « La femme canadienne-française ». La presque totalité des articles exposaient les opinions des femmes modernes sur elles-mêmes, pressées de sortir des carcans de la tradition (Dumont 1986)[2]. En 1961 également, Claire Kirkland devenait la première femme élue à l’Assemblée législative. À partir de 1961 toujours, la Voix des femmes rassemblait plusieurs centaines de femmes autour de Thérèse Casgrain, dans un mouvement pacifiste dirigé contre la menace nucléaire (Monet-Chartrand 1993; Loewen 1993). De février 1961 à 1967, la Voix des femmes multiplie les actions et interventions autour des questions controversées de la menace nucléaire, du désarmement, de la guerre froide. Ces actions (tenue de multiples congrès et conférences, démarches à Ottawa, participation à une conférence internationale à Moscou, etc.) figurent dans les bulletins de nouvelles. En 1964, la première députée québécoise pilotait un important projet de loi pour modifier la situation juridique des femmes dans le Code civil du Québec : le projet de loi no 16. Ce dernier était l’aboutissement d’une longue démarche entreprise dès le début du XXe siècle par Marie Gérin-Lajoie (Sicotte 2005) et dont l’étape ultime était issue de deux démarches : l’inscription de cette mesure dans le programme du Parti libéral par la Fédération des femmes libérales (Dumont et Toupin 2003 : 335) et l’initiative des avocates, qui l’avaient demandée expressément au congrès du Barreau en 1963. Le comité de révision du Code civil a été saisi de la question du statut juridique des femmes mariées et l’on a mis sur pied le Comité des régimes matrimoniaux (Laberge-Colas 1963). En avril 1965, les femmes du Québec prenaient part à un événement, soit le 25e anniversaire du droit de vote des femmes, qui allait donner naissance à la fondation de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) en 1966 (Collectif Clio 1992 : 463-469). La même année, deux groupes féminins dits « traditionnels » fusionnaient pour donner naissance à l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS) (Collectif Clio 1992 : 469-471). Durant ces mêmes années, on discutait ferme autour de la pratique de la contraception et cette discussion a pris une intensité remarquable après la publication de l’encyclique Humanae Vitae en 1968, dans laquelle le pape Paul VI condamne l’usage de la pilule contraceptive. Au milieu des discours masculins qui abordent cette problématique comme une question de morale, de médecine ou de démographie, plusieurs femmes tentent d’en faire plutôt une question d’autonomie. À la fin de l’année 1967, les groupes de femmes de l’ensemble du Canada faisaient front commun pour obtenir du gouvernement fédéral la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada. Les années suivantes, tous les groupes de femmes se mobilisaient pour soumettre des mémoires à la Commission et se présentaient à ses audiences publiques (Collectif Clio 1992 : 469-471). Ces actions politiques seront-elles abordées dans les revues analysées? Quels commentaires vont-elles susciter? Une résistance se met-elle en place? Premier indice : il n’est jamais question, dans les revues examinées, ni de l’élection d’une femme à Québec en 1961, ni de l’adoption du projet de loi no 16 en 1964, ni de la fondation de la FFQ et de l’AFEAS en 1966, ni de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada en 1968. On conviendra qu’il est difficile d’analyser le non-être! Malgré tout, il est possible de proposer plusieurs réflexions.

Une voix des femmes inaudible

La présence des Québécoises dans le mouvement pacifiste la Voix des femmes, durant les années 60, ne retient nullement l’attention des intellectuels. L’Action nationale ne propose aucun article sur cette question. Par contre, Cité libre publie onze articles sur la menace nucléaire, dont un numéro spécial sur la paix à l’été 1963[3]. Or, aucun de ces articles ne fait référence à l’existence de la Voix des femmes. Pierre Elliott Trudeau[4] affirme que seule la population canadienne-anglaise se rassemble pour protester contre la menace nucléaire et reproche à tous les groupes en général et notamment aux « femmes groupées dans leurs sociétés littéraires et leurs cercles de couture » (CL, 42/61) de ne pas s’y intéresser et de discuter plutôt de séparatisme. Les deux spécialistes de la question, Pierre Vadeboncoeur[5] et Charles Taylor[6], semblent ignorer que de nombreuses militantes participent aux actions internationales pacifistes : ils n’en font jamais mention.

Dans cet ensemble, un article de Lucille Durand (c’est le nom de celle qui signera plus tard Louky Bersianik[7]) fait exception : « Blocus des naissances… vs blocus de Berlin » (CL, 42, 5-7). C’est le seul article qui fait référence à l’opposition naissance/mort, le seul qui propose un point de vue de femme : « Je suis femme et mes entrailles se révoltent à cette pensée devenue réalité, « la » réalité du 20e siècle. » Elle y affirme ceci notamment : « Opposons des berceaux vides aux usines-mère de la mort! Car il est préférable à l’humanité qu’elle s’éteigne faute de générateurs de l’espèce, plutôt que de traîner dans la création sous forme de chancre. Le jour du Désarmement Total [sic], nous reprendrons nos droits à la procréation. Que d’ici là nos nuits soient stériles sur toutes les latitudes, i.e. à toute heure du jour et de la nuit. Nous n’avons plus le droit de nous perpétuer. »

Deux mois plus tard, un article de Luc Racine[8], « L’angoisse du monde moderne » (CL, 44, 22-23), lui répond, en suggérant que pour lui deux voix se font entendre : au refus de perpétuer la vie s’oppose le « déconcertant optimis[m]e de l’homme […] une force de vie […] Suggérer l’arrêt total de la procréation est donc une émouvante théorie sans possibilité concrète, puisque ces deux voix ont également raison. » Cependant, comme cet article comprend surtout une réponse aux critiques de Pierre Elliott Trudeau sur l’intérêt porté au séparatisme plutôt qu’à la menace nucléaire, on peut faire l’hypothèse que c’est cet aspect de la réponse qui a justifié la publication, davantage que la réponse à cette Lysistrata québécoise. On s’en voudrait toutefois de ne pas noter cette phrase paternaliste: « Laisse donc ce problème, il te dépasse. En dépit de ton angoisse, attends. L’avenir me donnera raison. » et de ne pas noter aussi de quelle manière Luc Racine introduit sa critique de la pensée de Lucille Durand : « Récemment, on exprimait l’opinion suivante…» Le nom de la journaliste est renvoyé en note infrapaginale! Quelle élégante manière de rendre invisibles les paroles d’une femme! Durant les années 60, dans la sphère de la gauche réformiste, les idées et les actions politiques des femmes dans le débat sur la guerre froide sont invisibles ou méprisées.

Les états généraux du Canada français[9]

L’invisibilité politique des femmes est également attestée par la stratégie des états généraux du Canada français, qui se déploie au Québec de 1964 à 1969. Deux numéros spéciaux de l’Action nationale exposent tous les détails de cette opération considérable (février 1968 et mai/juin 1969).

Mouvement non partisan de réflexion sur l’avenir de la présence française au Canada, cette organisation, officiellement soutenue par l’Action nationale, a tenu à convier à ses assises le plus grand nombre possible d’associations ou d’institutions afin de bien établir le caractère démocratique du processus. Au terme de l’exercice, plus de 629 associations ou institutions ont été invitées, dont 41 regroupant des femmes, soit 6 %. Outre le fait qu’une bonne partie de ces groupes ne se sont pas prévalus de leur droit de représentation et de participation, on note que les deux nouvelles associations de femmes, fondées en 1966, la FFQ et l’AFEAS, n’ont pas été invitées. Par contre, on a tenu à inviter la moribonde Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, qui avait pourtant cessé ses activités publiques depuis 1958. De toute évidence, les organisateurs n’ont pas pris conscience de la mobilisation récente des groupes de femmes et ont ciblé les regroupements créés avant 1960[10]. Leur stratégie d’invitation a pourtant rejoint les associations étudiantes des premiers cégeps, à peine éclos de la réforme de l’éducation. La participation effective des femmes aux « états généraux » est très faible, mais cette absence n’est notée par personne dans les multiples éditoriaux qui soulignent l’événement et en critiquent le caractère non représentatif (AN, 57/6/241-302; AN, 58/9-10/427-532). Au milieu des années 60, la présence politique des femmes est réelle, mais elle est encore invisible dans les revues d’idées. Dans la sphère nationaliste, l’absence des femmes n’est pas considérée comme un problème politique ou un vice démocratique.

Quelle condition des femmes?

On s’en doute, ce n’est pas non plus dans ces revues qu’il conviendrait d’examiner ce qu’il était convenu d’appeler la « condition des femmes » durant les années 60. Même si nous donnons au thème une large extension, la recherche produit une petite moisson de quinze articles dans Cité libre[11] et de douze articles dans l’Action nationale. En fait, pour avoir un peu à se mettre sous la dent, il faut déborder du corpus analysé et y ajouter un numéro thématique de Cité libre publié en 1957, consacré à la condition des femmes et quelques numéros de 1970 de l’Action nationale, qui terminent une série lancée en 1969 et intitulée : « Féminisme ou masculinisme ». Il faudra attendre la fin de la décennie pour que la réalité du féminisme soit mentionnée dans cette revue.

C’est sur la question du statut des femmes que les deux revues examinées diffèrent davantage. En effet, on trouve dans Cité libre une tonalité résolument moderne, alors que l’Action nationale maintient un point de vue décidément conservateur et traditionnel. Cependant, il y a lieu de décoder plus profondément les propos explicites trouvés dans les deux revues.

Cité libre et la condition des femmes

Dans le numéro de juin 1957 de Cité libre, l’éditorial intitulé « Début d’une réflexion » annonce ceci :

Les textes qu’on va lire ont en commun la même préoccupation : faire émerger au niveau de la conscience plusieurs questions qui se posent dans notre temps et notre milieu au sujet de la femme […] Le lecteur en quête de contradictions n’aura pas à chercher […] On ne comprendra le vrai sens des pages qui suivent qu’à la condition de les considérer comme des pierres d’attente. Il en faudra beaucoup d’autres, publiées au hasard des livraisons à venir, pour dégager si peu que ce soit une pensée un peu cohérente (CL, 17/1).

Comme ces pages ne viendront jamais, il faut donc se rabattre sur ce numéro. Un article signé par Marie Raymond[12] expose un point de vue optimiste intitulé « La femme dans la civilisation ». Écrit avec les connaissances de l’époque, ce survol de l’histoire du monde attribue aux femmes un « rôle de créatrice de climat et de source régulatrice de notre culture[13] ». L’article suivant, dû à la plume acérée de Jean Lemoyne[14], « La femme et la civilisation canadienne-française », dénonce vigoureusement le mythe maternel dans la société québécoise. Salué souvent comme un texte capital, cet écrit reste toutefois profondément androcentrique, en dépit de sa tonalité libératrice :

Le mythe n’invente rien […] Par un processus de déplacement des facteurs et de transpositions de plans, il apporte ou fait semblant d’apporter des solutions aux problèmes de l’existence. On admettra volontiers sa haute valeur expressive […] Environnée de fécondité, une femme nourrissante travaille, en l’absence de son homme. Vu le contexte historique, il est étonnant que l’homme soit absent […] Le mythe familial aboutit à la mère et non à l’épouse. Cherchons maintenant dans notre durée ce que cette singularité, que nous prévoyons humiliante quelque part, peut nous suggérer de positif (CL, 17/15-16).

Lemoyne entreprend alors un récit au féminin de l’histoire nationale, évoque ensuite plusieurs textes de la littérature et termine en se référant à l’oeuvre d’Anne Hébert, Le torrent, qui met en scène un enfant aux prises avec une « mère, durcie de remords et d’orgueil, et forte comme un homme ». Il note « la charge symbolique explosive du récit […] et [avance] qu’Anne Hébert insinue la clef de notre aliénation » (CL, 17/34). Nous retrouvons ici la version québécoise de la référence au matriarcat, dont la principale fonction consiste à servir de faire-valoir à une civilisation supérieure qui se délivrera de la mère.

Il y a ici de puissants archétypes qui sont attestés par un poème publié par Cité libre en 1957. Le poème, « Feuilles volantes », dû à la plume de Pauline Tremblay[15], devrait être cité en entier. On se contentera de ces brefs extraits :

Que la possession de la femme soit pour l’homme

le signe de la possession du monde […]

C’est à travers la femme qu’un monde se découvre,

Qu’apparaît ce seul monde que l’homme peut posséder […]

C’est ce monde possédé que l’homme apporte à la femme […]

La richesse secrète de la femme est perdue si l’homme n’est pas là

pour la manifester […]

Pour garder l’espoir, il faut que la femme

Consente à descendre au fond de sa propre misère,

Et l’assume. Elle offre ainsi avec elle la misère du monde

(CL, 17/37-39).

Référence au matriarcat dont il faut se délivrer, à la femme qui va sauver le monde, au symbolisme puissant de la possession de la femme, on est toujours dans le monde des images et des symboles quand il est question des femmes.

Une critique virulente du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir est ensuite présentée par un psychiatre, le docteur Michel Dansereau[16], qui l’analyse sous l’angle de la philosophie de Sartre, irrecevable à son point de vue, et qui souligne les problèmes psychologiques de l’auteure. La critique est si virulente que le secrétaire à la rédaction se dissocie ouvertement de l’opinion de l’auteur en disant ceci : « il reste que les problèmes soulevés par Simone de Beauvoir n’ont reçu existentiellement de solution d’ensemble sous aucun ciel et dans le contexte d’aucune doctrine […] le témoignage de Simone de Beauvoir en tant qu’expression de la révolte des femmes est irrécusable » (CL, 17/68). Tous ces textes sont surtout des témoins des idées qui avaient cours à la fin des années 50, avec toutes leurs contradictions.

Un article se détache cependant des autres : « La femme est-elle exploitée? », signé par Adèle Lauzon[17]. Cette journaliste est une collaboratrice régulière de la revue, représentante idéale des femmes de carrière qui prennent la parole dans la sphère masculine des affaires publiques, à l’instar de Judith Jasmin[18] à la télévision. Que dit-elle? La longue citation qui suit mérite le détour :

Dans la plupart des pays, l’égalité de la femme au point de vue légal ne constitue plus un problème très grave, de nos jours. [Et après avoir présenté un point de vue critique sur le statut des femmes dans les pays socialistes, elle ajoute :] Ce qui est plus probable, c’est que là comme ailleurs et en dépit de la législation, des préjugés vieux comme le monde subsistent encore […] Faut-il en conclure que les femmes sont de pauvres êtres irrémédiablement persécutés et que les hommes sont des exploiteurs? L’attitude de certaines femmes indique que tel est leur sentiment. Personnellement, je pense que les hommes ne sont aucunement « coupables » à cet égard et qu’ils ne sont en rien responsables de la situation inférieure de la femme […] Je pense que la plupart du temps, les femmes se placent d’elles-mêmes dans une situation d’inégalité, que ce soit dans le mariage, dans les relations amoureuses, dans leurs contacts sociaux avec les hommes ou sur le plan du travail […] Les femmes seront les égales des hommes quand elles cesseront de se faire les complices d’une discrimination qui disparaîtrait beaucoup plus vite si elles ne l’entretenaient si soigneusement […] Si nous voulons que s’intègre dans nos moeurs comme dans nos lois une véritable égalité entre hommes et femmes, il faut d’abord y croire nous-mêmes (CL, 17/40-47).

On ne peut être plus claire. Cette opinion semble être celle de la revue, car elle est exprimée dans d’autres textes. Thérèse Gouin-Décarie[19], également collaboratrice régulière, apprenant que le thème du défilé de la Saint-Jean Baptiste de 1961 était la « femme canadienne-française » déclare :

Je me sentis vaguement humiliée […] Ceci semble infiniment déplaisant à la femme que je suis et j’ai retrouvé chez des collaboratrices du numéro spécial du Devoir, ce rejet de l’idée qu’être une femme constitue un cas particulier. Être femme constitue autant et pas plus un cas particulier qu’être un homme, autant et pas plus qu’être un enfant, autant et pas plus qu’être vieux (CL, 40/13).

En 1962, Cité libre invite les jeunes à lui écrire et publie plusieurs lettres, dont une signée par une jeune femme, Andrée Poirier-Pretty[20], qui crie son impatience de vivre. Au centre de sa lettre, avec des majuscules, on trouve ce paragraphe :

Il nous faut lutter constamment […] et pour nous les femmes, contre des préjugés mortels et tenaces. Être une femme-artiste-sexuée n’est pas précisément une sinécure dans notre monde conventionnel. Nous sommes non seulement la cible de l’autre génération (nos mères ce qui est encore acceptable) mais aussi, ce qui est plus incompréhensible et moins acceptable, de notre propre génération. Une large part, très malheureusement, se rallie d’emblée à l’esclavage de la femme traditionnelle canadienne-française. Je me permets de vous le faire remarquer, car ce problème complexe n’est pas sur le point d’être réglé. Les JEUNES, ce sont les hommes : évidemment, mais ce sont aussi des FEMMES. Les ponts sont coupés de part et d’autre et ce n’est pas drôle du tout (CL, 44/28-29).

Cependant, ce constat déprimant est minoritaire. Le mois suivant, une autre jeune femme, Lysiane Gagnon[21], lui répond :

La situation des femmes est en effet plus difficile que celle de l’homme. Mais vos problèmes et les miens ne sont pas uniquement dus à la société dans laquelle nous vivons, mais aussi, et surtout, à ce que nous sommes - à notre chair, à notre coeur et à notre esprit. Et l’on n’est vraiment une femme que lorsque qu’on accepte son sexe avec ses handicaps, et lorsqu’on reconnaît que sans eux, la femme ne serait pas ce qu’elle est et doit rester (CL, 45/21).

Telle est vraiment l’idée centrale des articles qui abordent la question de la condition des femmes. La société n’est pas responsable : ce sont les femmes elles-mêmes qui doivent se prendre en main. Il y a certes quelques ratés dans le système social, mais la réforme imminente de la société saura corriger tout cela : « La lecture du Rapport de la Commission Parent et du Bill 60 laissent entrevoir la réalisation de telles promesses et une meilleure compréhension du rôle de la femme dans la société moderne » (CL, 59/15).

Au demeurant, à Cité libre, les femmes qui écrivent ne sont pas spécialisées dans les questions féminines. Elles le sont plutôt dans les questions de la politique internationale, telles Adèle Lauzon et Alice Ponanzska[22]. Toutefois, les articles de femmes sont rares : on en compte à peine 40 en huit ans (5 % environ), dont la moitié est due à ces deux journalistes. C’est pourquoi l’article d’Adèle Lauzon cité plus haut est si intéressant : « On peut obtenir des droits en revendiquant, mais on ne peut influencer les réactions affectives ou les moeurs par des revendications » (CL, 17/46). Ainsi, les femmes doivent agir et non revendiquer. Voilà qui définit très clairement le véritable féminisme, selon Cité libre, et qui correspond au code de conduite des journalistes qui y écrivent. Le mot « féminisme » est d’ailleurs tabou parmi les femmes actives de cette génération (Dumont et Toupin 2003 : 25 et 226).

L’Action nationale et la condition des femmes

À l’Action nationale, on trouve la même proportion d’articles écrits par des femmes, soit 5 %. Dans cette revue également, deux collaboratrices régulières abordent peu les questions touchant la condition des femmes. Irène de Buisseret[23] analyse les idées des antinationalistes et Marthe Handfield[24] publie une chronique intitulée « Réflexions laïques sur l’actualité chrétienne ». Les autres articles écrits par des femmes, principalement de brèves notices ou des poèmes, semblent plutôt des hors-d’oeuvre que des prises de position. Quand elle parle des femmes, Marthe Handfield soutient des positions conservatrices. Elle défend les « instituts familiaux », injustement critiqués, selon elle, par le mémoire des « femmes diplômées des universités » à la commission Parent (AN, 54/7/671-681). Elle souligne les problèmes causés par la baisse de la foi chez les jeunes filles :

Et si les futures épouses, les futures mères de famille, les futures institutrices, les futures infirmières, etc. délaissent non seulement la pratique religieuse, mais délaissent Dieu, ne veulent plus ressourcer leur vie à son Amour, nous nous préparons une période difficile. Car les bases mêmes de notre civilisation chrétienne sont atteintes. La femme est éducatrice et c’est elle qui, en premier, transmet le Seigneur à ses enfants (AN, 54/6/594).

Cependant, en 1969, un nouveau collaborateur de l’Action nationale, Jules-Bernard Gingras[25], entre en scène avec un article touffu sur la « liberté sexuelle », qu’il dénonce vigoureusement à l’aide de citations hétéroclites (AN, 58/8/769-785). À la fin de la même année, il entame une série d’articles sous le titre générique « Féminisme ou masculinisme[26] ». Charge délibérée et explicite contre le mouvement féministe, la série aborde cinq thèmes : « Égalité vs similarité » (AN, 59/2/111-116); « Le rêve masculin et le rêve féminin » (AN, 59/3/255-260); « Au chapitre de l’amour et de l’intelligence » (AN, 59/4/351-359); « Les blessures infligées aux deux sexes par le masculinisme » (AN, 59/5/465-471); « Le masculinisme et la famille » (AN, 59/6/559-565). La problématique est clairement posée dès le premier article: « Le féminisme d’aujourd’hui est-il du féminisme ou du masculinisme? », et l’auteur associe l’action politique des femmes à du masculinisme (AN, 59/2/113). La démonstration semble reprendre point par point les arguments d’Henri Bourassa naguère (Mann-Trofimenkoff 1983), à la différence qu’au lieu de se référer à la Bible, à la doctrine sociale de l’Église ou à la prétendue loi naturelle, il s’appuie sur des études récentes mal identifiées, tirées soit du magazine Psychology Today, soit de recherches universitaires, ayant toutes en commun les différences biologiques et naturelles entre les hommes et les femmes. Il monte en épingle le pernicieux modèle américain et attribue au masculinisme et à la démission des hommes américains, le désordre social, la criminalité juvénile, le divorce, etc. : « Bien peu d’hommes sont capables de conserver leur équilibre, en face de la terrible désillusion d’avoir épousé une carrière quand ils avaient cru épouser une femme. Mais peu de femmes comprennent que si elles préfèrent une carrière, elles doivent choisir logiquement et ne pas se marier » (AN, 59/6/564). Ayant ainsi condamné au célibat les femmes de carrière, l’auteur condamne alors le féminisme :

Il y a sans doute beaucoup d’enfantillage et d’ignorance dans le faux féminisme. Jouer avec le feu n’est-il pas le plus vieux jeu du monde? Mais le risque est énorme et fait frémir. La vraie femme est unique et irremplaçable. Son image authentique doit être conservée à tout prix, comme un des plus précieux trésors de l’héritage terrestre (AN, 59/6/366).

Durant les années 60, le discours nationaliste se renouvelle complètement et adopte un ton résolument moderne. Il est donc symptomatique que cette modernité achoppe quand il est question des femmes. Nous retrouvons ici une constante du discours public. Une recherche antérieure nous avait ainsi permis de montrer que, au début du XXe siècle, même les journaux libéraux adoptaient un point de vue conservateur quand il était question des femmes (Dumont et Fahmy-Eid 1984). Une autre recherche avait également montré qu’en France, à la fin du XIXe siècle, catholiques et républicains adoptaient un point de vue identique sur le rôle des femmes (Fahmy-Eid et Thivierge 1983).

La contraception

La contraception constitue une question complexe, mais elle comporte un aspect politique indéniable, compte tenu de son interdiction par le Code criminel. Sur ce débat incontournable autour de la contraception[27] durant les années 60, Cité libre présente d’abord le point de vue d’un démographe. Ainsi, Jacques Henripin[28] publie, en 1960, « Sur la fécondité des hommes », article alarmant sur la menace de surpopulation. Il termine toutefois par cet avertissement : « On ne peut prévoir ce que serait une civilisation de la pilule stérilisante […] Espérons que des maîtres-sorciers sauront indiquer au moment opportun les chemins de la sagesse et qu’ils seront écoutés » (CL, 31/23). Il revient à la charge l’année suivante, opposant la morale catholique (que l’on ne saurait imposer aux populations musulmanes ou hindoues) à l’aide internationale insuffisante :

Je ne sais pas quel édifice moral on pourrait élaborer qui n’accorde pas presque toute la place à la finalité matérielle de l’acte sexuel. Est-il possible de tirer de la tradition chrétienne des impératifs qui s’imposent avec autant d’exigence à l’égard de la lutte contre la misère, que les impératifs qui découlent de l’interprétation d’un acte physiologique? Il me semble qu’il y a peut-être quelque chose à chercher de ce côté (CL, 51/26).

Quelques mois plus tard, Guy Brouillet[29] vient rappeler solennellement les diktats de la théologie dans son texte « Surpopulation et loi naturelle » (CL, 54/28-29). Est-il possible de situer la position de Cité libre dans cette controverse? La revue publie aussitôt la Tribune libre, due à la plume de Jean Paré[30], qui souligne le manque de logique qu’il y a à opposer « la civilisation de la contraception et celle de la fécondité », et souhaiter « tout de suite », l’avènement d’une contraception efficace, pour « le bien-être des hommes, des femmes et des enfants […] Pour les femmes ensuite qui ont d’autres droits et d’autres goûts que de passer la prime partie de leur vie dans une grossesse perpétuelle […] La planification des naissances ne doit pas être l’arme des politiciens mais l’instrument des familles » (CL, 55/255-226). Il est toutefois significatif que ces quatre articles aient été écrits par des hommes. On peut certes se demander pourquoi les collaboratrices de Cité libre n’ont pas pris la parole dans ce débat qui les concerne au premier chef, mais il nous est malheureusement impossible de répondre à la question.

À l’Action nationale, on ne trouve qu’un éditorial sur la question, en 1968. Immédiatement après la publication de l’encyclique Humanae Vitae, le directeur de l’Action nationale lui-même, François-Albert Angers[31], prend la plume pour proclamer son obéissance au pape et fait de la directive papale une question de Foi, de Vérité et d’Infaillibilité. Il n’hésite d’ailleurs pas à invoquer son expérience personnelle, démarche plutôt inusitée pour un journaliste : « On me dira que j’en parle maintenant bien à l’aise puisqu’elle [l’encyclique] ne me pose plus de problèmes; je dirai seulement alors que j’ai eu mon temps de problèmes, que j’ai toujours voulu en la matière rester fidèle à l’enseignement traditionnel, et que je n’en conserve aucun regret; seulement, à travers les difficultés réelles, des motifs de joie » (AN, 58/1/40). Par ailleurs, l’Action nationale ne publie aucun autre article sur la contraception, question vraisemblablement taboue dans la sphère nationaliste où l’on rêve encore à la « revanche des berceaux ».

Terre des hommes

Cependant, ces revues n’ont pas pour objectif d’examiner des questions particulières. On sait que, dans la logique masculine, la question des femmes est une question particulière. Ces revues se présentent plutôt comme des lieux de discussion sur l’ensemble de la collectivité. Aussi doit-on interroger également leur définition du « nous » collectif, qu’il soit québécois (comme à l’Action nationale) ou canadien (comme à Cité libre). Ce qui frappe, quand on se plonge dans la lecture de ces textes contemporains de la Révolution tranquille, quelle que soit leur position sur le spectre idéologique, c’est la récurrence obstinée d’un mot, à travers les titres et les textes, soit le mot « homme ». La tendance est très visible, surtout dans Cité libre. « J’ai vu la terre des hommes », écrit Jean Pellerin[32] après un voyage en Orient qui lui fait conclure au matriarcat qui caractérise les sociétés occidentales (CL, 31/10-12). « Je voudrais parler à un homme », déclare Jacques Tremblay[33] en abordant la question de la laïcisation progressive de la société québécoise (CL, 37/5-14). « Les sciences de l’homme et le nouvel humanisme », annonce Fernand Dumont[34] qui diagnostique « une crise de l’homme » (CL, 40/5-12). Pour sa part, Jean Pellerin établit une comparaison entre « L’homme de droite et l’homme de gauche » (CL, 44/12). Dans son article célèbre condamnant le néonationalisme, « La nouvelle trahison des clercs », Pierre Elliott Trudeau se réfère systématiquement à l’« homme » pour désigner l’humanité et fustige les « hommes qui se donnent pour intellectuels » (CL, 46/3-16). Vianney Décarie[35], de son côté, qualifie un débat sur l’existence de Dieu de « débat qui engage tout l’homme et qui ne peut se poursuivre avec fruit que dans le calme et le silence de l’homme intérieur » (CL, 50/23). « L’Homme de gauche et les élections provinciales » : voilà le thème sur lequel réfléchissent Pierre Elliott Trudeau et Charles Taylor, pour conseiller leur lectorat sur le choix de leur candidat (CL, 51/3-7). « Un homme qui ne peut se passer de l’homme et un homme qui ne peut se passer du monde », propose Pierre Vallières[36] pour définir la pensée d’Emmanuel Mounier (CL, 57/11)[37]. Les mots « homme » et « fraternité » ressortent comme deux leitmotivs au fil d’un long article sur la paix, « Le retour de Micromégas », de Pierre Vadeboncoeur (CL, 58/passim). Jean Pellerin critique les fondateurs de Parti pris, qui veulent rendre à la politique sa dignité, et compare le nationalisme à une vieille baraque, disant qu’il « faut rendre à l’homme sa dignité » (CL, 61/24). Un étudiant expose ses idées dans « Condamné à être libre » et déclare : « l’action c’est l’homme. Et l’action étudiante… c’est l’étudiant » (CL, 64/12). Dans « Parti-Pris ou la grande illusion », Gérard Pelletier[38] ne prend aucun risque avec le vocable « homme ». Il précise clairement qu’il s’agit « d’une équipe de garçons très jeunes, intelligents, etc. […] On peut donc soupçonner que des garçons plus jeunes, cautionnés par des hommes de gauche, croiront marcher vers le progrès et se donner une pensée politique en s’engageant dans cette aventure […] Des garçons qui ne sont guère sortis des livres » (CL, 66/3-8). Dans un article sur la réforme des universités, « Ce que ne dit pas le Rapport Parent », Jacques Tremblay précise ceci : « L’idéal fait du professeur un homme » (CL, 74, 8). Aussi n’est-il pas difficile de penser, lorsque Cité libre parle de « professeurs », de « lecteurs », d’« étudiants », de « chrétiens », d’« électeurs », de « séminaristes », de « journalistes », d’« élite », d’« intellectuels », la revue en parle décidément au masculin. Dans ses mémoires, Georges-Émile Lapalme[39]parle de Cité libre comme d’une revue « née dans quelque abbaye pour hommes seuls » (Lapalme 1970 : 120). Pour sa part, le fondateur de Cité libre, Gérard Pelletier, proteste un peu dans ses mémoires : « Ce n’étaient pas des réunions d’hommes : les épouses et les amies faisaient partie de l’équipe et certaines collaboraient à la revue » (Pelletier 1983 : 151).

La tendance n’est pas aussi nette dans l’Action nationale, qui recourt plutôt à des concepts comme peuple, nation, voire État. On trouve toutefois quelques exemples explicites. Jacques Poisson[40], dans un article sur la presse, écrit : « Sait-on jamais pourquoi les hommes ouvrent la bouche et pourquoi ils la ferment? Pour saisir leur nourriture et pour la retenir dirait un de mes cyniques amis. Ne serait-ce pas plutôt que les hommes ont besoin de se parler pour se prouver qu’ils existent : loquor, ergo sum » (AN, 52/6/588). Rina Lasnier[41], dans un court article sur la réforme scolaire, avance ce qui suit : « Les plus idéalistes souhaiteront de voir mûrir des hommes libres sans toutefois définir la liberté en cause […] Professeurs et élèves réclament de nouvelles libertés, des libertés d’hommes qui se résument le plus souvent à ceci : ne rien sacrifier aux anciennes convictions » (AN, 50/3/275-277). Ainsi, même une femme croit devoir adopter l’universel masculin à cette époque. De son côté, Jean Genest[42] intitule un éditorial « Appel à des hommes libres », et le termine comme suit :

Tout ceux qui, par la plume ou la parole, sont appelés à jouer un rôle social plus important, doivent accepter une certaine discipline intérieure parce que d’eux dépend en très grande partie le secret de faire des hommes libres. Ce secret, c’est de servir avant tout la vérité. Unique point solide de convergence de notre foi en l’homme. Une vérité pour les hommes (AN, 57/9/722).

Le caractère foncièrement masculin de toute cette prose n’est pas gratuit : il traduit une culture politique androcentrique. Ce vocabulaire apparaît ailleurs. Ainsi, on trouve sous la plume d’André Laurendeau[43], dans Le Devoir au début de la décennie, sur l’impatience des francophones du Canada, le titre suivant pour un éditorial : « Les ‘angry young men’[44] ». Il ne savait pas si bien dire!

Ce constat doit être établi également quand il s’agit d’analyser les projets de société mis en avant par les deux revues. Cité libre ayant exercé surtout une fonction critique au regard des multiples niveaux de la politique (international, fédéral, provincial, municipal), il est plus difficile de l’associer à un programme précis. De plus, la revue a cessé de paraître à l’automne 1966, n’ayant pas survécu au départ de deux de ses dirigeants vers la politique fédérale partisane en 1965[45]. On n’y trouve guère qu’un bref manifeste politique à examiner, en guise de projet de société. Paru en mai 1964, « Pour une politique fonctionnelle[46] » (CL, 67/11-17) énumère six brefs chapitres qui définissent les objectifs des signataires : « 1. À tous les Canadiens »; « 2. Les tâches (le chômage, la répartition des biens, l’administration de la justice, le capital humain, le problème d’adaptation, la santé, le fédéralisme, les élites politiques) »; « 3. Du nationalisme »; « 4. De la constitution »; « 5. Le Canada »; « 6. Une politique fonctionnelle ». Certes, on doit reconnaître que le manifeste a précédé les premières discussions publiques sur l’égalité des femmes. Ce n’est certes pas durant cette décennie que l’on aurait entendu : « L’égalité entre les hommes et les femmes, ce n’est pas négociable au Québec! »

Avec la stratégie des états généraux du Canada français, soutenue par l’Action nationale, nous avons au contraire un instrument privilégié pour examiner la question. Dans tout le processus de réflexion, de discussions, de formulation de résolutions et d’amendements qui ont été proposés aux délégués et déléguées, et qui sont publiés intégralement par l’Action nationale, pour définir un cadre global de solution politique à la présence française dans le Canada, on trouve peu d’éléments qui font référence de manière précise aux femmes. Par ailleurs, ces points ont suscité peu de discussions. Cependant, il vaut certes la peine de retracer ce qui s’est produit en se rappelant que les nouveaux groupes féministes n’étaient pas invités.

En 1967, la discussion porte principalement sur les pouvoirs que devrait détenir le Québec. La seule question débattue qui soit incidente à la situation des femmes concerne la famille et la politique familiale : prestations sociales, allocations familiales, politique favorisant la natalité. Quelques remarques formulées durant les discussions sont intéressantes et sont rapportées par la revue : « La famille est sacrée et le salaire du père de famille ne doit pas passer par l’État pour se rendre dans les mains de la mère », déclare un père de famille nombreuse (AN, 57/6/173). Un citoyen de Montréal s’oppose à la politique de natalité : « Il me semble que la ‘revanche des berceaux’ est une chose périmée […] Comme cette question relève uniquement des époux, je considère que tous les délégués doivent appuyer la résolution, mais en indiquant la nuance » (AN, 57/6/175). « Fini de payer pour des canons : redonnons au Québec l’argent des Québécois pour favoriser la revanche des berceaux dans la prochaine République du Québec! » (AN, 57/6/174), dit au contraire un citoyen de Laval. « Je ne suis pas nataliste à outrance, mais les statistiques officielles démontrent qu’une politique familiale favorisant la natalité s’imposerait, le taux de natalité du Québec étant le plus bas de toutes les provinces », déclare une citoyenne de Nicolet (AN, 57/6/176). Ces rares interventions donnent le ton : la résolution sur une nécessaire politique québécoise de natalité a été adoptée à 97 %.

En 1969, les dossiers débattus aux états généraux du Canada français sont beaucoup plus spécifiques, car ils établissent les grandes lignes d’une charte et d’une constitution québécoise. Des équipes de travail définissent les balises pour la rédaction de résolutions qui seront adoptées en assemblée générale. Trois ateliers réunissent les participants et les participantes : un atelier politique, un atelier économique et un atelier sur l’avenir des minorités françaises. Cette fois, deux questions se réfèrent de manière directe à la condition des femmes : le second sujet de l’atelier politique porte en effet sur la charte des droits des citoyens[47] et pose dix-sept questions. Le document de travail demande à la question 4 : « Estimez-vous que les femmes devraient, en matière de libertés fondamentales et de droits civils, sociaux et culturels, se trouver dans des conditions d’égalité avec les hommes? » Parmi les personnes qui participent au débat, 46 sont favorables, une s’y oppose et deux sont « indécises » (AN, 58/3/65). À la question 7, on demande : « Pensez-vous que le droit de prendre part aux affaires publiques ou d’accéder aux fonctions publiques puisse être nié à certaines personnes en raison de leur race, de leur couleur, de leur sexe, de leur langue, de leur religion, de leur origine, de leur fortune? » Les personnes présentes sont presque unanimes à dénoncer la discrimination : en fait, une seule reste indécise sur cette question (AN, 58/3/66). On peut certes faire l’hypothèse que c’est l’apparition de la FFQ qui a incité le comité organisateur à proposer cette discussion, même si ce n’est pas explicité directement.

Les résolutions sont alors formulées et modifiées en fonction des débats qui ont eu lieu : « La constitution proclame l’égalité de tous les citoyens sans distinction de sexe, en matière de libertés fondamentales et de droits civils culturels et politiques »; on demande d’enlever la mention « sans distinction de sexe », à moins d’ajouter toutes les autres distinctions (AN, 58/3/172). La spécificité de l’égalité des femmes se trouve donc intégrée par la suite dans une affirmation générale d’égalité. L’article sur l’interdiction de la discrimination dans l’accès aux fonctions publiques est reformulé : « Il est reconnu à tous les citoyens québécois possédant une connaissance de la langue écrite et parlée, sans distinction de race, de sexe, de religion, d’origine, de fortune ou encore d’opinions politiques et idéologiques » (AN, 58/3/173). Au moment de la réunion plénière, les nombreuses interventions ne portent jamais sur la question de l’égalité des citoyens et des citoyennes ou sur l’interdiction de la discrimination. On discute principalement des droits linguistiques. Les deux résolutions sont donc adoptées, mais, manifestement, la question spécifique des femmes, pourtant très précise au début du processus, a été noyée dans les débats politiques sur les autres questions rattachées à la charte des droits des citoyens. Les États généraux du Canada français ont été perçus par tous et toutes comme une déclaration de souveraineté, et le projet est porté par des « citoyens-hommes », très largement majoritaires dans les assemblées[48].

Aussi ne faut-il pas s’étonner si on lit, dans le discours de clôture du président, la phrase suivante : « Nous voici donc au terme de nos travaux de recherche. Nous avons accompli un travail que je n’hésite pas à qualifier d’immense. De nos résolutions, il se dégage un nouvel homme » (AN, 58/3/360). Comparant plus tard ce rassemblement à une conférence fédérale-provinciale, le directeur de l’Action nationale écrit : « À Ottawa, nous avons vu la tension acrimonieuse. À Montréal, nous avons vu la joie virile et ouverte » (AN, 58/3/519). Qu’est-ce qu’une joie virile? Tous ces textes attestent clairement que, durant les années 60, l’idéologie nationaliste est ouvertement androcentrée et ne réussit guère à faire la place à une problématique qui concerne les femmes. Le constat a été fait ailleurs : « Le nationalisme surgit de manière typique d’une mémoire masculinisée, d’une humiliation masculine et d’une espérance masculine » (Enloe 1989 : 44), vaste question que nous ne saurions aborder dans le présent article[49]. À l’Action nationale, tout comme à Cité libre, on est vraiment sur la terre des hommes.

Conclusion

La culture politique qu’il est possible de discerner dans les deux revues analysées ne laisse aucun doute sur la difficile intégration des revendications politiques des femmes au moment de la Révolution tranquille. Pourtant, la réalité des femmes, durant cette période se modifie considérablement et, surtout, les femmes elles-mêmes prennent conscience des multiples visages de la discrimination dont elles sont l’objet et choisissent de s’engager dans de multiples formes d’action politique. Elles créent de nouvelles associations, recourent aux techniques du lobbying pour modifier des lois ou obtenir des commissions d’enquête, publient des études, entreprennent un large processus de conscientisation qui est justement établi par une enquête scientifique menée par la FFQ, en 1967, sur la participation politique des femmes du Québec (Depatie 1971). Ce mouvement reste invisible dans les deux revues d’idées que nous avons analysées, soit Cité libre et l’Action nationale. On a vu que, au contraire, une conception essentiellement androcentrée de la politique, du « nous » collectif est flagrante dans ces deux revues. Le mouvement féministe n’y est pas mentionné; les revendications de femmes ne sont pas jugées nécessaires; le féminisme est même ouvertement condamné. La conception de la démocratie, du pouvoir reste essentiellement androcentrique. La présence des femmes dans les lieux de discussion est largement minoritaire. Le genre, c’est-à-dire les rapports sociaux de sexe, est à l’oeuvre dans ces revues. Il se manifeste par le recours implicite, voire explicite, à un universel masculin, à l’invisibilité des actions politiques des femmes, à un recours systématique à une conception masculine de l’ordre social et de l’identité collective. Invisibles et occultées dans les revues intellectuelles, au moment même où elles se produisent, les revendications et les actions des femmes seront par la suite invisibles dans la très grande majorité des ouvrages consacrés à la décennie des années 60 en général et à la Révolution tranquille en particulier. La seule exception semble un ouvrage paru à Toronto en 2005[50], qui porte sur les origines catholiques de la Révolution tranquille et qui fait une large place à ce qui arrive aux femmes durant la décennie et au féminisme. Il ne faut pas s’étonner si, dans les ouvrages d’histoire, le suffrage féminin est présenté comme un droit qui a été accordé aux femmes et non pas comme un droit qui a été revendiqué pendant plusieurs décennies. La tradition masculine de l’analyse politique, si bien enracinée durant les années 60, continuera d’en faire un mouvement marginal, qui a peu d’incidence sur la politique globale.