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Les écrits de l’auteure québécoise Nelly Arcan se situent incontestablement dans le mouvement littéraire à portée internationale défini par Alain-Philippe Durand et Naomi Mandel comme la littérature de l’extrême contemporain dans lequel la violence, « often the only stable element, operates as ethos » (Durand et Mandel 2006 : 5). Dès son premier roman publié en 2001 et intitulé Putain, Arcan propose des récits qui seront couronnés de succès, tant en France qu’au Québec. Après Putain, sélectionné en France pour les prix Médicis et Femina, Arcan a publié deux oeuvres : Folle, en 2004, nommé lui aussi pour le Femina et À ciel ouvert en 2007. La même année, elle a fait paraître un petit livre, intitulé L’enfant dans le miroir et illustré par Pascale Bourguignon. Arcan s’est donné la mort en 2009, mais d’autres ouvrages ont été publiés à titre posthume, respectivement en 2009 et en 2011 : Paradis, clef en main, ainsi qu’un recueil de cinq récits courts et inédits intitulé Burqa de chair, parmi lesquels paraît aussi la version intégrale de L’enfant dans le miroir[1].

Nous nous proposons, dans le texte qui suit, de circonscrire les modalités de représentation de l’enfance et de l’adolescence qui sont à l’oeuvre dans la version illustrée de L’enfant dans le miroir. De ce conte, nous analyserons plus particulièrement l’excès de spectres parentaux que la mémoire de la narratrice récupère au travers de deux sujets : le pouvoir des mots et la hantise du miroir. Les mots-images qui découlent de la collaboration entre Arcan et Bourguignon mettent au jour le thème de la latence de l’abus sur les enfants et les risques des déviations incestueuses. Ils jouent sur les fantasmes et les fantômes qui peuplent à la fois le monde des adultes et celui de l’enfant et finissent pour montrer l’émergence du phénomène de l’enfant-miroir des parents, à savoir la manière dont le désir narcissique des parents transforme l’enfant en objet de convoitise. En outre, tout en associant des éléments hétérogènes, les illustrations de Bourguignon donnent place et forme aux spectres parentaux. Elles transforment les mots-insultes en images fantastiques capables de faire disparaître toute opposition entre le bien et le mal. Ce faisant, la maladie, le dysfonctionnement, l’abus, la sexualité, l’amour, la peur, la beauté et la mort se recyclent au sein d’un espace de régénération et de métamorphose. Il en résulte une esthétique de la transmutation, où les différences parviennent à cohabiter dans un espace de non-collision.

Notre analyse débute par la description des caractéristiques esthétiques de la collaboration entre Arcan et Bourguignon à la lumière de notions élaborées par le philosophe Mario Perniola, telles que le réalisme psychotique, la beauté extrême et l’esthétique du recyclage. Ensuite, nous tentons de déchiffrer les termes de la relation entre le texte et l’image. Enfin, nous abordons la valeur du symbole du miroir à partir des théories de Luce Irigaray et de Nancy Huston ainsi que le phénomène de l’enfant-miroir des projections parentales.

L’enfant dans le miroir et l’esthétique de la transmutation

L’éditeur montréalais Marchand de feuilles, qui a publié la version illustrée de L’enfant dans le miroir, décrit ce récit comme « un conte cruel pour jeunes filles [qui] raconte les angoisses reliées à la quête de la beauté[2] ». Pour Tristan Malavoy-Racine (2007), c’est « un curieux objet graphique et littéraire […] un chant blessé, traversé néanmoins d’un reste de tendresse pour l’humanité[3] ». Sur le site Web consacré à Nelly Arcan, L’enfant dans le miroir est présenté comme « un récit initiatique qui relate sans aucune nostalgie les malheurs de l’adolescence[4] ». À notre avis, cette version illustrée du récit n’a pas encore reçu l’attention critique qu’elle mérite. Elle se présente comme un objet raffiné, sa couverture est rose et, sur ce fond, les noms des auteures (Nelly Arcan et Pascale Bourguignon) ressortent en rouge métallisé. Tout au long des 64 pages qui composent cet ouvrage, les voix de l’auteure et de l’illustratrice s’entrecroisent, se superposent et s’éloignent pour mieux se rejoindre. La relation texte-image y est à la fois intime et complexe; elle tient au dialogue, à la complicité et à l’entente entre les deux artistes, comme on le verra plus loin. À la différence de sa version intégrale où revient le monologue intérieur du « je » de Putain et de Folle, l’alternance dans cette version entre passages écrits et illustrations change le rythme de la lecture. Dans le mouvement des uns aux autres se jouent des altérations : le conte se lit alors en faisant des pauses pour interpréter, relire et comparer les mots avec les images. L’image devient ainsi « pensive » (Barthes 1980 : 65), au sens où Barthes définissait la photographie : une image qui se fait méditative et nous invite à la contemplation et au rêve. À la manière d’une brochure pour enfants, le texte habituellement très bref reprend quelques passages contenus dans la version intégrale de Burqa de chair. Au regard de la dimension esthétique apportée par le texte lui-même, on peut noter qu’il est, tout comme les illustrations, écrit à l’encre de Chine, ce qui permet ainsi d’adopter une calligraphie faite de pleins et de déliés, souvent rehaussée de motifs floraux et d’entrelacements de racines. Ce décor frappe par sa délicatesse et s’oppose en cela, d’un point de vue esthétique, au ton distant et rationnel de la narratrice, ainsi qu’à la gravité de ses expressions. Quelques fois, les mots s’intègrent au dessin ou suivent les variations du décor; d’autres fois, ils remplissent le centre de la page et deviennent, eux aussi, des images. Les lettres qui composent les mots sont soit en minuscules, soit en capitales et en gras, comme pour souligner un changement dans le ton.

Si l’on regarde les 29 dessins de Bourguignon dans toute leur variété, on s’aperçoit que chaque illustration constitue un microcosme en soi. Jouxtant ou devançant le texte, l’illustration, ainsi que l’a déclaré l’artiste elle-même, s’inspire du texte seulement pour le dépasser : « J’illustre ce qui n’est pas dit, car je ne suis pas là pour répéter[5] ». Le décalage entre l’illustration et le texte, tant en ce qui concerne l’espace occupé que pour ce qui est du contenu, a plusieurs fonctions. D’abord, lorsque l’illustration anticipe le texte, elle stimule l’imaginaire du lecteur ou de la lectrice, comme si on l’invitait à s’arrêter sur les détails et à en deviner le sens. Ensuite, ce décalage déconstruit le rôle traditionnel de l’illustration qui, à son origine, consistait à embellir le texte et à en expliciter les mots[6]. Par rapport à l’image, souvent autonome et sans référence obligatoire, l’illustration est généralement censée reproduire une histoire, en lui donnant du sens. C’est pour cela que l’on dit qu’un illustrateur ou une illustratrice est avant tout celui ou celle qui lit, tout en occupant le double rôle qui consiste à rédiger et à assister au spectacle. Le rôle de l’illustration a beaucoup changé maintenant, comme l’atteste le cas de Bourguignon. En effet, au lieu d’accompagner le texte, les dessins relèvent d’une production symbolique, de la distance créatrice qui fait de l’illustration un moyen de connaissance souvent plus riche et plus complet que le langage. Toutefois, sans que le texte soit oublié un seul instant, Bourguignon y ajoute tout ce que le regard d’un ou d’une véritable artiste peut créer à la fois comme trouble, malaise, empathie, combinaison et transmutation de formes improbables.

Ainsi, dans L’enfant dans le miroir, les leitmotivs visuels de la feuille, du germe, du rhizome, de la fleur, du cocon, du papillon, des ailes, du têtard, de la chenille et de la chrysalide ont pour objet de représenter la germination, l’éclosion, ainsi que la transformation et l’engendrement. La connexion, le dialogue et, à la limite, l’intégration des fragments et des différences présentes dans les univers évoqués sont ici implicites dans le décor qui incorpore et connecte tout : les mots avec l’illustration, les éléments femelles avec les éléments mâles, la réalité avec l’imagination, les éléments humains avec les éléments animaux, végétaux et fantastiques. Cette dimension d’interrelation et de contamination entre les univers ouvre des associations nouvelles qui peuvent provoquer l’attirance et la curiosité tout autant que l’éloignement et la répulsion. En s’inspirant du réel ainsi que de l’idée de participation, Bourguignon fait en sorte que son art devienne, pour reprendre les mots de Mario Perniola (2004 : 3), « perturbation, électrocution, shock ». D’après ce dernier, ce genre comporte des particularités (2004 : 3-4) :

The attention of artists has focused on the most violent and most raw aspects of reality and, above all, the themes of death and sex have acquired greater importance. It is not a question, as in the past, of the most naturalistic representation possible of this reality, but of a direct exposure of events, poor in symbolic mediation, that provokes dismay, repulsion, if not outright disgust and horror. The categories of disgust and degradation force themselves arrogantly on aesthetic reflection which now finds itself obliged to abandon the ideal of a pure and disinterested contemplation in favour of a disturbing experience where repulsion and attraction, fear and desire, pain and pleasure, refusal and complicity are mixed and mingled. The body, thus, seems to acquire greater importance but the emphasis is no longer on the beauty of forms but, precisely, on what threatens and compromises its integrity both by means of penetration, dismemberment, dissection, and by means of prostheses, extensions, interfaces.

En effet, dans L’enfant dans le miroir, les illustrations font souvent référence à la violence, à la mort, au suicide et à l’abus physique. À ce propos, Bourguignon commente son processus créatif en ces termes : « Lorsque je dessine, j’ai l’impression de graver dans la feuille. C’est un geste chirurgical qui révèle un monde sombre mais que j’espère harmonieux[7] ». L’harmonie caractérise fortement l’ensemble de la production artistique de Bourguignon, et c’est ce qui provoque une véritable fascination, car il y a une relation intrinsèque entre les formes, les objets ainsi que l’univers animal, végétal, humain et fantastique[8]. Le monde sombre auquel l’illustratrice fait référence participe de l’émergence d’une nouvelle espèce de réalisme psychotique, dans le sens que Perniola (2004 : 22) lui donne, à savoir un espace esthétique des fragments et des restes.

Afin d’expliquer les caractéristiques de cet espace, Perniola souligne la manière dont, dès le siècle dernier, les artistes ont bouleversé la séparation traditionnelle entre l’art et la réalité. De cette absence de différenciation émerge ce qu’il appelle une forme de réalisme psychotique, où l’art « gains a physical and material aspect never experienced before » (Perniola 2002 : 10). C’est devant la survenue de ce type d’art que Perniola, au lieu de l’interpréter en termes de laideur et de dégradation de l’être humain, propose une lecture qui se pose la question de la valeur de ces fragments, d’une part, et celle de leur utilisation, d’autre part. En ce qui concerne leur valeur, le philosophe reprend le vieux concept de magnificence et en arrive à formuler la notion d’extreme beauty (Perniola 2004 : 13) :

Those who grasp only the abjection of extreme art without seeing the splendour remain prisoners of a naïve idea of the real. In the most meaningful and important works of psychotic realism there is an extreme beauty, for which it is necessary to reinstate a concept of the philosophical tradition now forgotten for more than two centuries, magnificence […] Magnificence […] now can only undertake a subterranean journey through the paradises and hells of drug addiction and psychosis.

Le concept d’extreme beauty, que le philosophe n’a jamais expliqué en détail, semble étroitement lié à l’idée de faire l’expérience de la différence. D’après Perniola (2002 : 4), sentir la différence (feeling the difference), signifie surtout se poser la question de l’altérité en termes de beauté et d’utilisation plutôt qu’en termes d’abjection. D’où ses questions autour de l’usage de ces restes : « The real problem is : what can we do with these remnants? How can they be recycled? Therefore, what we have here is not an aesthetics of trash, but an aesthetics of recycling trash, illness, psychosis » (2002 : 12). Faute de commentaires supplémentaires à propos de l’esthétique du recyclage, on en conclut que l’utilisation des différences fragmentées permet à Perniola d’aborder la différence d’une manière non dichotomique. Si l’on revient maintenant à la réflexion de Bourguignon autour de son art – « qui révèle un monde sombre mais qu’[elle] espère harmonieux » – on voit bien comment il participe de l’idée de beauté jaillie du fragment et des différences. En effet, ses illustrations recréent un espace où les altérités coexistent, se recyclent, s’assemblent et se recomposent, et, ce faisant, dépassent toute approche binaire. À bien y regarder, la « beauté extrême » de l’art de Bourguignon consiste à montrer que la vie est une production incessante de différences, au point de ne pas maîtriser sa force vitale qui, elle, avance envers et contre tout[9].

L’illustration et le pouvoir des mots

Outre la conscience de la petitesse humaine, qui pose la question du rôle de l’humain par rapport à l’Univers, Arcan et Bourguignon insistent sur un autre sujet dans L’enfant dans le miroir, soit le pouvoir des mots. Bourguignon remarque à ce propos : « J’aime illustrer les lettres qui sont dans les mots. Les mots sont organiques, ils sont comme des fleurs qui poussent dans nos cerveaux. Les fleurs sont pareilles aux mots. On ne sait jamais où elles prennent racine et où elles nous emmènent[10] ». Loin d’être romantique, l’analogie entre les mots et les fleurs devrait être plutôt comprise en termes de création et de reproduction. Tout comme la nature, qui crée de façon chaotique et indifférente, libre de toutes contraintes et attentes, les mots qui émergent du subconscient ne peuvent pas être contrôlés. Une fois qu’ils sont produits, affirme Bourguignon, on ignore l’importance qu’on leur accorde et les conséquences qui en découlent. Bourguignon revient sur le pouvoir des mots et leurs conséquences par l’entremise d’une autre analogie entre les fleurs et les mots. Elle ajoute ainsi : « Les fleurs sont comme les mots […] Les fleurs des jardins, lorsqu’on les oublie, se fanent. À l’inverse, les plantes sauvages se débrouillent très bien sans nous[11] ». Si nous poursuivons l’analogie de l’illustratrice, nous observons que les mots-fleurs des jardins, à savoir les mots que l’être humain plante et qu’il crée pour embellir et améliorer son espace, sont les plus délicats : ils demandent une attention et des précautions assidues afin de les maintenir en vie. Tandis que les mots-fleurs sauvages, à savoir les mots qui sortent sans contrôle, les mots-épines, eux, une fois formulés, se propagent partout. Ils s’installent, s’enracinent et se fortifient, malgré la volonté humaine.

Arcan et Bourguignon, toutes deux dans le but d’analyser les conséquences que les mots-fleurs sauvages ont sur l’enfant, emploient des procédés complémentaires. D’un côté, Arcan joue sur la voix ambiguë de la narratrice, qui, malgré son âge – on apprend à la fin du récit qu’elle a 20 ans –, conserve un regard enfantin sur le monde des adultes, comme si elle n’arrivait pas vraiment à le déchiffrer. Afin de garder un ton propre à l’enfance, l’auteure utilise des figures de style d’atténuation du ton, telle la litote. Ce procédé permet à Arcan de faire passer des messages corrosifs, critiquant à la fois la famille, en tant qu’institution patriarcale, et la société, en tant que système qui l’exploite. De l’autre, les dessins de Bourguignon s’appuient sur le pouvoir de création et de transformation de la nature, laquelle, ne connaissant pas de limites par rapport à la reproduction, mélange, sépare et réassemble à sa convenance. Les illustrations métamorphosent ainsi les mots-insultes en images chaotiques et obscures qui, tout en gardant leur aspect sombre, se transfigurent en formes fantastiques aptes à dissiper toute opposition entre le bien et le mal. En résulte une vision embrouillée de la vie qui, dans les relations diverses qu’elle entretient avec la mort, inclut nécessairement soit l’imaginaire, soit le réel. Les illustrations de Bourguignon permettent ainsi à l’imaginaire de se libérer, elles sollicitent le rêve intérieur et invitent le lecteur ou la lectrice à la réflexion et à la découverte de nouvelles logiques. Car la personne qui lit, qui ne se heurte pas à une vision dichotomique, est appelée à se poser des questions. En effet, à la différence du texte qui s’appuie sur des réflexions logiques, les dessins sont là pour évoquer des sentiments et des réactions, pour entrer dans un autre univers, dans lequel on peut également se perdre ou se projeter et, à la limite, auquel on peut s’identifier. Ce qui rend possible le passage d’un « connais-toi-même » du texte à un « éprouve-toi » de l’image. Voyons un exemple.

Grâce à une illustration qui représente une poupée attachée au sexe d’un animal avec un cordon ombilical (Arcan 2007 : 27), Bourguignon défait les litotes contenues dans les passages d’Arcan et les transforme en hyperboles figurées. Placé dans la page qui précède l’image, le texte dit : « Quand j’étais petite mon père m’appelait poupée mais les mots qu’il employait pour s’adresser à ma mère désignaient plutôt des êtres animés comme des animaux, mon père traitait ma mère de noms » (Arcan 2007 : 26)[12]. La narratrice utilise le ton enfantin de la petite fille qui fait semblant de ne pas comprendre les implications des mots employés par son père. L’illustration, en revanche, extrapole l’idée centrale, l’abus verbal, qui se cache derrière les mots de la narratrice et la magnifie, en évoquant les possibles associations visuelles que les mots du père déclenchent dans l’imaginaire de la fille. Autrement dit, l’illustration montre ce qui n’est pas dit et, dans le même temps, les images que le sous-entendu véhiculé par les mots pourrait déclencher. Le dessin qui en découle est à la fois choquant et rêveur; il se focalise sur la relation mère-fille. Les deux ont en commun le fait d’être déshumanisées par le père, à savoir d’être « traitées de noms », pour reprendre l’expression d’Arcan. La mère et la fille ont aussi en commun une connexion charnelle, le cordon ombilical. Ce dernier suggère, entre autres, la possibilité d’une relation filiale entre un humain et un animal, à savoir un héritage dégénéré, une saleté implicite qui se transmet de mère en fille et que cette dernière ne peut pas fuir, car elle est attachée à cet autre corps, et, enfin, un sens d’aliénation et d’inexistence de la fille qui n’arrive pas à s’identifier à la mère-animal, idée soulignée par le fait qu’elle flotte dans les airs et que ses yeux sont grands ouverts. L’illustration dévoile aussi une autre dimension : que ce soit la poupée ou l’animal, ce ne sont pas des êtres « réels », mais des métonymies visuelles reprenant les mots du texte[13]. Le sens irréel est souligné de manière ironique par la poupée suspendue en l’air à la manière d’un ballon gonflable. La fonction de la métonymie est ici d’amener un aspect spécifique qui n’est pas contenu dans les mots et qui lie les deux objets : le cordon ombilical. Cet élément multiplie les associations métaphoriques possibles et montre l’impact des mots prononcés par le père.

Le thème de l’insulte revient à plusieurs reprises et sous des formes différentes. Dans les deux versions de L’enfant dans le miroir, c’est-à-dire la version illustrée comme la version intégrale, la narratrice nous fait savoir qu’elle a appris l’art de l’insulte en famille : « il faut dire qu’à la maison on avait tous l’insulte facile » (Arcan 2007 : 25; 2011 : 66). Les deux versions du conte se terminent également par le thème de l’insulte. À la fin de L’enfant dans le miroir, les mots « niais » et « niaiseux » (Arcan 2011 : 88), que la narratrice apprend de sa mère ainsi que de toute une « tradition des femelles Mercier » (2011 : 89), lui causeront sa première souffrance amoureuse (2011 : 88) :

Si Sébastien m’a quittée, m’a-t-il dit, c’est parce que je n’arrêtais pas de l’insulter […] j’affirmais qu’il était niaiseux devant ses amis […] c’était la première rupture de ma vie, ensuite il y en a eu des tonnes, toujours pour la même raison. Depuis que j’ai entendu ma mère déclarer niaiseux mon père à la table familiale, l’amour passe par le mépris.

Le mot « niais », toutefois, sonne comme une caresse une fois comparé aux insultes du père envers la mère dans la version illustrée. Ici, tant la voix faussement innocente de la narratrice que le rythme répétitif des trois phrases et l’absence de réaction du côté de la mère marquent la violence des insultes : « Souvent mon père disait de ma mère qu’elle était une chienne » (Arcan 2007 : 30); « Souvent mon père disait de ma mère qu’elle était une truie » (2007 : 43); « Un jour mon père a dit de ma mère qu’elle était une soue » (2007 : 60)[14]. Si les mots injurieux de la narratrice envers Sébastien et, dans la version illustrée, envers sa mère provoquent des réactions – Sébastien ainsi que les autres amoureux après lui, une fois insultés, s’éloignent d’elle, tandis que la mère réagit en la giflant –, les insultes du père restent suspendues[15].

Les illustrations viennent remplacer ce silence. Autour du mot « truie », Bourguignon crée une image qui s’impose à l’oeil par son ironie et son énergie. En faisant éclater l’association péjorative, elle lui associe un ensemble de symboles liés à la procréation. Au centre, on peut voir un appareil génital féminin en coupe frontale, lequel, revisité par l’imaginaire de Bourguignon, devient une navette spatiale à vagin et à utérus, garnis de motifs floraux, qui s’envole dans les airs à l’aide de propulseurs et d’une paire d’ailes. Deux bombes prêtes à exploser – des ovules? – et trois têtards à des stades différents de développement corroborent l’idée de la puissance créatrice de la femme-femelle. Pour montrer sans détour qu’il s’agit bien ici d’un monument à la femme, l’illustratrice y ajoute une autre touche féminine : une broderie à demi-point qui encadre le tout. L’image qui représente le mot « soue » est celle d’un miroir au cadre très élégant, décoré de motifs de la Renaissance italienne, volutes, fleurs et feuillages. Deux corps nus de femmes aux yeux fermés sont placés symétriquement à sa base, tandis que l’aspect olfactif, évoqué par le mot « soue », semble être sublimé par une petite tasse à café dont l’entière illustration prend forme. Dans le cadre, il y a des cercles noirs concentriques laissant ouvert un petit trou au centre, qui nous rappellent un oeil ou un objectif de caméra, à l’effet hypnotique et surréaliste[16]. Le livre se conclut sur cette image, comme pour suggérer la nécessité d’une pause, d’un silence, d’une réflexion sur le pouvoir des mots, sur l’effet de reflet, d’écho, de réverbération des insultes sur l’univers. Tout bien considéré, le choix de terminer le conte par cette image met en relief la présence d’une plus grande insulte sous-entendue tout au long du conte : celle à la vie de l’enfant.

La hantise du miroir

Objet du quotidien et, entre autres choses, symbole du mythe de Narcisse, ainsi que des phases du développement de l’enfant – d’après les théories de Jacques Lacan et Françoise Dolto –, le miroir occupe la place de métaphore par excellence. En tant que glace, il renvoie toujours une image fallacieuse, car elle est inversée et limitée à la vision frontale. Dans ce cas, le miroir se fait présence du fragment. Il renvoie aussi souvent une image que l’on juge indésirable, qui peut devenir un objet d’observation et de travail, ouvrant un espace d’aliénation entre la personne qui se regarde et l’image de soi que l’on voudrait voir, cette dernière résultant fréquemment d’un ensemble de pressions et d’attentes sociales. Dans ce cas, le miroir devient présence de la différence, celle entre le réel et l’imaginaire, d’un côté, entre le ressenti et l’éprouvé, de l’autre. Dans l’oeuvre d’Arcan, cette différence déclenche une forme d’aliénation, qui conduit au mépris de la narratrice. En particulier, dans L’enfant dans le miroir, le miroir, auquel le titre, les illustrations et le texte font référence, est sans doute le personnage principal du conte. La narratrice nous dit que, quand elle était toute petite, le miroir la fascinait comme un objet du désir, un objet mystérieux et interdit, faisant partie du monde adulte. Une fois devenue adolescente, placée devant son visage dans le miroir, celui-ci lui renvoie une image d’elle-même détestable. Dès lors, la glace finit par devenir l’instrument obsessionnel de sa recherche de la perfection physique, perfection qu’elle n’atteindra jamais, ainsi que semble le suggérer la carrière d’esthéticienne qu’elle embrasse à la fin du conte.

Luce Irigaray et Nancy Huston, parmi d’autres, ont analysé respectivement les conséquences personnelles et sociales qui dérivent de la présence d’un miroir interne introjecté par la femme, à savoir d’une image idéale incorporée au soi. D’après Irigaray (1987 : 73), alors que l’homme « peut exister parce que Dieu l’aide à définir son genre, à se situer comme fini par rapport à l’infini », la femme ne peut pas réaliser sa subjectivité, car elle « manque d’idéal qui lui soit un but et un chemin pour lui devenir » (1987 : 76). Dans une société qui n’a pas de référent divin au féminin, Irigaray continue (1987 : 79) : « Il manque à la femme un miroir pour devenir femme. » Par conséquent, le seul miroir à disposition réduit la femme à une « pure extériorité » (1987 : 77) et sape la possibilité de se connaître intimement, ce qui constitue pourtant la base de toute forme de relation. C’est ainsi que, d’après Irigaray, la femme qui introjecte le regard (masculin) se construit un soi faux, un soi théâtral, masqué, qui ne permet ni la connaissance – de soi et de l’autre – ni la rencontre (1987 : 77-78) :

Je n’expose que mon double à l’amour. Je ne m’abandonne ni ne me donne en corps, en chair, en affects immédiats, et géologiques, généalogiques […] Le miroir, et d’ailleurs le regard, s’utilisent fréquemment comme armes ou instruments non tactiles, étanches, interrompant la fluidité du toucher, y compris celui du regard. Nécessaire parfois pour séparer, le miroir – et le regard en temps que miroir – devrait demeurer moyen et non fin à laquelle je me plie. Le miroir devrait assister et non réduire mon incarnation.

De son côté, Nancy Huston, qui dédie sa dernière oeuvre, Reflets dans un oeil d’homme, à la mémoire d’Arcan, s’inspire fréquemment des idées philosophiques de cette dernière[17]. En analysant le phénomène du dédoublement de l’enfant pendant le stade du miroir, Huston met en relief la différence entre les petits garçons et les petites filles et elle affirme que le dédoublement est « plus profond et plus permanent » (2012 : 40) chez celles-ci. L’expérience du dédoublement, continue Huston, transforme les petits garçons et les petites filles respectivement en « regardeurs » et en « regardées » (2012 : 40). À titre d’exemple, elle cite « la nostalgie douloureuse » (2012 : 41) au regard de l’enfance, qui ressort chez la narratrice de L’enfant dans le miroir, au moment où elle se rend compte de la différence dans la manière de se regarder. La narratrice adulte perçoit maintenant l’enfance comme un âge d’or, marqué par la spontanéité : « C’était le bon temps de la beauté non faite de canons, la beauté non imprégnée du sexe des hommes » (Arcan 2011 : 69). La conscience de l’intériorisation du regard de l’homme, d’après Huston, change dramatiquement la confiance de la fillette, car elle commence à se conformer à ce regard (2012 : 40-41) :

Non contente de voir à quoi elle ressemble, elle critiquera son apparence, car ce n’est plus à travers ses propres yeux qu’elle la voit mais à travers les yeux intériorisés de l’autre, de beaucoup d’autres. Dans chaque existence de femme, il y a un avant et un après le dédoublement. Avant, on ne savait pas. On était spontanée. On coïncidait bêtement (à la manière des bêtes) avec son corps. On courait, riait, sautait à la corde […] Dorénavant, on se regarde courir, rire, sauter… On est devenue, dit la langue anglaise, self-conscious : il y a un(e) autre (en) soi qui juge et jauge le soi, parfois gentiment, mais très souvent durement.

Pour la fillette, cette expérience coïncide avec l’aliénation du soi et signe le début de l’appropriation sociale de son image et, par là, de son corps, opéré par le patriarcat : « on apprend aux fillettes à être jolies sans être aguicheuses, séduisantes mais non séductrices, désirables mais non désirantes, féminines mais non femelles, en un mot, belles mais pas putes. […] À travers les sitcoms, les séries, les films que vous regardez à la télévision, vous devinez peu à peu que les femmes, pour exister, doivent séduire les hommes » (Huston 2012 : 41, 46).

Toutefois, en plus de l’introjection du regard masculin au cours de la puberté, la narratrice de L’enfant dans le miroir nous parle d’une autre forme d’introjection qui l’aliène dès le début de sa vie : celle du désir narcissique des parents. Le phénomène de l’enfant-miroir des projections parentales se manifeste sous la forme de la « fétichisation » de l’enfant[18]. Par ce terme, on entend la transformation de la petite fille en objet de convoitise et d’admiration de ses parents, pourvu qu’elle reste une enfant-poupée, cette forme gelée dans laquelle la narratrice se perçoit, et qui lui garantit l’amour parental, entretient à la fois le fantasme incestueux paternel et la peur de vieillir maternelle[19]. La manifestation de l’anorexie dans l’adolescence pourrait être alors interprétée comme la volonté de la narratrice de se conformer aux désirs narcissiques parentaux – rester une poupée – afin d’être aimée, du moment que ne plus manger équivaut à ne pas grandir. La terreur de grandir est bien illustrée par l’image inquiétante de la narratrice-poupée qui saigne du vagin, accompagnée par la phrase « Quand j’étais petite j’ai fini par grandir » (Arcan 2007 : 31). Si le fantasme de l’inceste paternel apparaît déjà tout au long de Putain, la peur de vieillir maternelle s’amorce ici entre les lignes[20]. La mère qui, dans les écrits d’Arcan, est constamment associée à une femme cadavre, laide, depuis toujours malade, absente, et qui vieillit précocement, est ici représentée, grâce à l’interprétation de Bourguignon, en femme habillée de façon séduisante (sexy) qui, au lieu de parler, préfère boire (Arcan 2007 : 23)[21]. D’autres détails nous font comprendre que la beauté n’est pas une obsession de la narratrice, mais plutôt une projection narcissique de la mère. Celle-ci, qui ne s’aperçoit pas de l’anorexie de sa fille, lui enseigne pourtant la façon de se « nettoyer le visage vers le haut » (Arcan 2007 : 28). Cet élément prend toute son importance si l’on considère qu’à ce moment-là la narratrice est très petite, comme elle le raconte elle-même : « elle [la mère] pressait ses joues vers le haut avec ses mains en partant du menton pour remonter vers ses tempes, vers les miroirs où je ne me voyais pas encore » (Arcan 2007 : 28)[22]. C’est encore la mère qui lui montre des images de bulldogs pour lui faire comprendre que « la laideur pouvait mordre et japper » (Arcan 2007 : 30)[23].

Enfin, l’allégorie des « modes d’emploi » (Arcan 2007 : 13, 15, 57) illustre comment, dans la critique acharnée de la famille en tant qu’institution hypocrite et patriarcale, se déploie aussi la société tout entière, en tant qu’elle glorifie le mensonge et l’irresponsabilité (Arcan 2007 : 15) :

Il faut dire que de nos jours les enfants sont si bien protégés dans les modes d’emploi qu’il suffit aux adultes de les lire pour se sentir eux-mêmes protégés des bris d’enfants, ils en perdent leur vigilance, ils placent le danger toujours plus haut dans leurs armoires et parfois si haut qu’ils doivent se mettre sur le bout des pieds pour le toucher.

Qu’est-ce qui se cache derrière les modes d’emploi? D’abord, là où le mot « emploi » renvoie à l’utilisation que l’on fait de quelque chose, le mot « mode » décrit plutôt la manière, la technique ou la procédure selon laquelle on utilise quelque chose. Ainsi, les modes d’emploi se réfèrent d’abord à tout ce qui est inanimé et impliquent des compétences dépourvues de toute forme d’affectivité et d’empathie. La métaphore des modes d’emploi cache donc d’abord la négligence affective des parents. Les modes d’emploi font aussi appel à la société dans son ensemble, laquelle, au lieu d’apporter des remèdes aux causes qui empêchent le bien-être de l’individu, se déresponsabilise en lui offrant des palliatifs, comme les médicaments. De ce fait, si les parents sont supposés jouer un rôle capital dans la formation de l’identité des enfants, en tant que miroirs, à la fin du conte, la narratrice, qui a 20 ans à présent, nous met au courant qu’elle a maîtrisé parfaitement l’enseignement de ses parents. De son père, elle a appris comment devenir une maîtresse et, de sa mère, l’art de prendre soin de sa peau : « Aujourd’hui, ma vie consiste à coucher avec un homme, elle consiste aussi à nettoyer la peau, à enlever la boue et la merde du visage des femmes » (Arcan 2007 : 58). Dépossédée de son enfance, la narratrice finit ainsi par raconter les événements qui l’ont fait devenir adulte.

En conclusion, même si les thèmes de la mort et du suicide, de l’abus physique, verbal et psychologique jalonnent ce conte, la perméabilité entre le texte et les images de L’enfant dans le miroir de même que le style composite des dessins de Bourguignon rendent possible la création d’un espace de recomposition des différences. C’est ainsi que les fragments trouvent une manière de coexister, tandis que les énergies passionnelles et pulsionnelles du texte se libèrent et se réorganisent dans l’illustration pour qu’elles deviennent, à leur tour, créatrices.