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Dans cet ouvrage d’une grande originalité touchant un sujet délicat, Annik Houel et Patricia Mercader, toutes deux psychologues, aidées de la sociologue Helga Sobota, ont voulu examiner des récits de crimes passionnels, tels qu’ils ont été relatés depuis deux siècles dans la presse à sensation de plusieurs pays, et dans ce cas-ci provenant précisément de la France contemporaine, pour la période 1985-1993. Ici, le crime passionnel est considéré comme étant de l’ordre du fait journalistique, et relevant plus particulièrement du fait divers, donc d’un « genre littéraire » propre, à la fois méprisé mais largement lu, avec sa part de romanesque, de suspense, de violence, et son inévitable dénouement tragique (p. 16). De cette équipe, Annik Houel avait déjà consacré une étude étoffée à une série de classiques du roman français dont le thème commun était l’adultère de l’épouse (Houel 1999). On pourrait peut-être croire que les textes journalistiques consacrés aux faits divers diffèrent diamétralement des récits romanesques étudiés précédemment, en raison de l’opposition du fictif au réel. Cependant, la distinction entre le genre littéraire – découlant plus ou moins de l’imaginaire – et le style journalistique censé établir l’ordre des faits apparaît ici « illusoire » (p. 17) ; ces récits à sensation aux titres percutants trahissent des subjectivités, des préjugés, des représentations sociales et obéissent à des lois du genre, qui sont étudiées systématiquement dans l’ouvrage de Houel, Mercader et Sobota. Du point de vue théorique, ces auteures s’inspirent, entre autres, d’un ouvrage britannique fondateur dans le domaine des études culturelles, La culture du pauvre de Richard Hoggart, paru en anglais en 1958, pour tenter d’appréhender ce qu’il nomme la « consommation nonchalante » du fait divers par le lectorat (Hoggart 1970 : 295). On se souviendra par ailleurs que d’autres études sur les biais et la subjectivité des médias ont déjà été effectuées au Québec par le passé ; pensons notamment à l’ouvrage remarquable de Patrick Imbert intitulé : L’objectivité de la presse. Le 4e pouvoir en otage (1989), qui donne une analyse des stratégies de langage et des connotations implicites dans les journaux et les quotidiens canadiens. Toutefois, sans mentionner l’ouvrage d’Imbert, le livre Crime passionnel, crime ordinaire se concentre principalement sur les rôles sociaux de sexe et leur évolution dans la représentation du fait divers passionnel, comme l’ont déjà fait dans les pages de cette revue Ghislaine Guérard et Anne Lavender, en se basant sur les articles de trois journaux québécois (1999).

On l’aura compris : cet ouvrage ne traite pas du crime passionnel selon les aspects policiers, juridiques ou médicaux dont il pourrait avant tout faire l’objet. Les auteures se penchent ici sur le récit d’un crime considéré comme spectaculaire, non pas consigné dans un rapport d’enquête, mais plutôt narré dans une forme journalistique, à partir d’une analyse de contenu d’extraits de différents articles tirés de certains quotidiens français. Cette distinction entre les faits en soi et leur narration (empreinte de subjectivité) est d’ailleurs soulignée tout au long du livre : « ce n’est pas de la réalité qu’il s’agit mais d’une image de la réalité surdéterminée, particulièrement saturée de stéréotypes, de clichés, qu’impose le journaliste » (p. 176). Les circonstances du crime passionnel sont particulières dans le monde policier : dans beaucoup de cas, le meurtrier connaît déjà sa victime et, paradoxalement, prétend souvent l’aimer. De plus, les récits de ces événements font l’objet de commentaires étoffés, attentifs et suivis, parfois en plusieurs épisodes (crime, enquête, procès, jugement), et constituent dans certains cas la matière principale de plusieurs journaux et quotidiens à grand tirage. Souvent, lorsque des journalistes racontent les circonstances particulières entourant un crime passionnel, leur but est de tenter d’établir l’ordre des faits et de fournir des repères, et aussi d’expliquer au lecteur ou à la lectrice les sources de motivation, la logique invoquée pour suivre les tenants et les aboutissants de ces actes pourtant irrationnels. C’est précisément le rapport entre l’acte criminel et son récit reconstitué, entre le ou la journaliste et son portrait subséquemment tissé du couple coupable/victime qui sera examiné dans ce livre. Quelle serait la part de sympathie, voire de légitimation, induite par le ou la journaliste dans ce genre d’affaire, pour faire comprendre ? Quels sont les ingrédients (motifs, antécédents, circonstances) offerts au jugement du lectorat ? Autrement dit, les auteures veulent préciser la façon dont les journalistes organisent et construisent le récit du crime passionnel. Comment, enfin, s’organise le processus d’identification de la lectrice ou du lecteur à l’égard de la personne coupable et de sa victime (p. 112) ? Quel point de vue nous incite-t-on à adopter naturellement ? Trois chapitres répondent à ces questions.

Un autre chapitre, intitulé : « L’enfer du couple », apparaît comme le plus intéressant, montrant de quelle manière on peut faire intervenir dans certains cas des motifs culturels et religieux pour justifier les débordements du modèle patriarcal et la violence conjugale qui peut s’ensuivre, surtout dans le cas de certains mariages mixtes. Dans ces contextes d’intégration manquée, « le code amoureux s’avère plus fort que le Code civil » (p. 138). Les titres d’articles cités à propos d’épouses françaises tuées par un mari né à l’étranger sont aussi éloquents que laconiques dans leurs explications sur leurs incompatibilités culturelles ou religieuses : « Elle commandait » (p. 140) ; ou plus loin, dans un autre journal : « Chez lui, on ne divorce pas » (p. 140). Inversement, le chapitre suivant présente des cas de femmes coupables de meurtre envers une conjointe, un mari ou ses enfants ; celles-ci reçoivent souvent un traitement particulièrement sévère d’une large part de la presse à sensation de France qui voudrait même dans certains cas les priver de leur statut de mère (p. 163).

La conclusion des auteures confirme que la représentation journalistique de ce type de crime constitue un genre distinct (p. 176) :

L’analyse de ces textes montre que le crime dit passionnel fonctionne, et cela depuis fort longtemps, comme une catégorie à part, qui ne se confond pas avec les autres formes de crime. Il ne donne pas lieu à la même désapprobation sociale, ses auteurs ne sont pas redoutés comme dangereux […], et ils bénéficient souvent d’une certaine empathie du narrateur et du lecteur, soit parce qu’on les voit victimes d’un conjoint déloyal, soit parce que la misère et la vie les ont blessés.

Je reviendrai pour conclure à l’énoncé de départ que formulait Annik Houel au début de son ouvrage précédent, L’adultère au féminin et son roman (1999), dans lequel elle distinguait la trame d’un récit où les personnages étaient longuement plongés dans un univers de subversion (l’adultère) et celui, bref mais définitif, du dénouement qui sanctionne – au nom de la morale sinon de la société – les actes accomplis (punition, condamnation, séparation forcée, drame). À peu de choses près, cette conclusion pourrait tout aussi bien s’appliquer à cette deuxième étude sur les amours tragiques lorsqu’on y lit ceci : « Dans les romans étudiés, la fin moraliste, c’est-à-dire où la morale reprend ses droits à la dernière page, les ferait plutôt entrer dans la lignée des romans de formation destinés aux jeunes filles d’autrefois, mais le contenu et les images véhiculées quant à l’amant adultère tout au long du roman lui-même font une part trop belle au rêve et à l’érotisme pour qu’on puisse ne s’en tenir qu’au fin mot de l’histoire » (Houel 1999 : 167).

La principale force de l’ouvrage de Houel, Mercader et Sobota se situe dans l’originalité de sa méthode, qui permet de considérer les récits de faits divers comme étant révélateurs de certaines valeurs répandues qui établissent les normes du couple dans un contexte donné. Toutefois, des événements relatés tout au long du livre paraîtront sans doute macabres aux yeux de plusieurs. Néanmoins, le collectif Crime passionnel, crime ordinaire pourra inspirer des recherches en études paralittéraires, sur la sociologie du couple et de la famille, mais aussi en journalisme comme en sciences de l’information et de la communication. J’avais déjà signalé dans un texte précédent (Laberge 2000) à quel point Annik Houel réussissait à bien concilier l’apport freudien à des études féministes et littéraires; cette rare qualité s’applique tout autant à ce nouveau collectif pleinement réussi, à la fois stimulant et rigoureux.