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Au Québec, les années 70 et le début des années 80 sont considérés comme le moment fort, d’une part, de la création politique féministe et, d’autre part, des revendications de l’ensemble des artistes femmes afin que leur apport soit accepté et reconnu. Qu’en est-il de cette question plus de 30 ans plus tard? Quels sont les acquis des luttes menées? Quels sont les défis encore à relever? Comment la pratique des artistes féministes a-t-elle évolué? Quelles formes prend-elle actuellement? Comment le féminisme s’incarne-t-il dans les oeuvres? Cette jonction entre une posture idéologique et un positionnement formel et esthétique s’est-elle transformée au gré des mutations dans le féminisme, dans le militantisme, dans la pratique artistique?

Voilà les questions qui seront explorées dans le présent numéro. L’un des points communs qui rallient les disciplines réunies ici – les arts visuels, la littérature, le cinéma et la vidéo, l’oralité (storytelling), les zines – est qu’elles font l’objet de maintes recherches universitaires, et cela, même si, du moins dans les milieux plus institutionnels de l’art, il n’est pas possible de soutenir que le temps est à la production manifestement militante, dont le travail des Guerrilla Girls pourrait être un exemple emblématique.

Les onze textes présentés dans ce numéro sont donc consacrés à l’analyse de l’art féministe et de son évolution depuis les années 70, particulièrement au Québec, même si certaines auteures étudient des artistes d’autres origines et que deux textes examinent la situation en Espagne et en France. Les auteures sont toutes liées à la recherche, mais quelques-unes sont aussi des artistes. Une de celles-ci propose d’ailleurs un essai qui se situe du côté de la recherche-création.

Malgré la diversité des articles présentés (disciplines variées, pratiques hétérogènes, angles d’étude et perspectives théoriques différentes), deux modes opératoires nous paraissent transversaux. En premier lieu, l’analyse de l’art féministe dans ses objectifs, ses stratégies et ses effets, laquelle nécessite une prise en considération sur trois plans : 1) le milieu de l’art, en combinant les questions liées aux pratiques artistiques elles-mêmes et les enjeux institutionnels; 2) le contexte et les combats sociaux féministes; 3) les débats et les explorations théoriques des pensées féministes. Cette analyse révèle que les pratiques montrent à voir des perspectives sur la réalité sociale qu’elles reflètent dans une certaine mesure, mais aussi qu’elles agissent : elles sont un des lieux à partir duquel sont explorées de nouvelles sensibilités, relations au corps, formes de contestation, perspectives analytiques, communautés affinitaires, etc. Et c’est là, il nous semble, le coeur de la contribution originale de l’art et de son analyse aux différents combats politiques.

Le second mode transversal est le constat qu’il existe un champ relativement bien délimité de pratiques artistiques féministes, avec des pionnières, une histoire, une évolution ayant fait l’objet d’une certaine réflexion de la part des institutions de l’art et du savoir, d’expositions et de récits. Or cette histoire circonscrit un ensemble de questions qui traversent les textes : comment évaluer l’évolution des pratiques artistiques féministes d’un point de vue formel et thématique (avec une attention toute particulière aux questions d’identité)? Comment les artistes actuelles se situent-elles par rapport aux générations précédentes et aux artistes phares? Quel est l’état de situation de l’égalité des artistes femmes dans le champ de l’art? L’art féministe et son analyse se sont-ils institutionnalisés? Quels en sont les effets? Existent-ils toujours des pratiques et des lieux d’art féministe? Quels sont leur visibilité et leurs effets dans le milieu de l’art et dans le milieu militant?

Les réponses apportées par les auteures sont diverses, mais ces dernières soulignent toutes que le champ de l’art est encore traversé par des enjeux liés aux rapports sociaux de sexe, qu’il existe bel et bien une scène artistique féministe (dont l’importance varie selon les disciplines et les médiums) et que celle-ci entend toujours nourrir les luttes et les réflexions féministes.

Dans ce numéro, trois auteures proposent une analyse plus transversale de l’évolution des pratiques et de leurs enjeux depuis les années 70.

Lucille Beaudry analyse l’évolution des pratiques artistiques des femmes québécoises depuis les années 70, particulièrement en arts visuels, en se servant de la lorgnette de l’affirmation identitaire. Elle y décèle une transformation progressive – perceptible autant dans les stratégies formelles employées que dans le « discours », le sens des oeuvres : d’un genre revendiqué (affirmation de la féminité ou réappropriation d’une identité femme non soumise à une domination patriarcale) à une étude de la complexité et de la pluralité des identités causant l’« éclatement » même de l’idée d’une identité stable, relativement homogène, des femmes. Elle montre ainsi comment les artistes féministes (et plus largement, les artistes femmes) explorent et nourrissent, depuis plus de 40 ans, à partir et au moyen de leurs outils artistiques, les combats sociopolitiques et la théorisation féministe.

Tamar Tembeck explore certains des enjeux posés par l’évolution de l’art féministe – comme son examen par les institutions artistiques et l’histoire de l’art – et sa transmission aux nouvelles générations en analysant le phénomène de la re-performance de certaines oeuvres clés d’artistes femmes. Elle s’interroge, notamment, sur les motivations de quatre artistes féministes : Oriana Fox, Julie Châteauvert, Valérie Perron et Julie Lassonde. Tembeck montre comment cette stratégie de la re-performance témoigne d’une filiation revendiquée, non dénuée d’une certaine nostalgie, aux figures phares du féminisme artistique, mais peut-être surtout d’un dialogue intergénérationnel, d’un dialogue en différé. Au-delà de l’idée de s’inscrire dans une continuité, il s’agit d’affirmer l’actualité des luttes et de s’approprier le « matrimoine » artistique, de le réinterpréter, de le recontextualiser. Cette stratégie réactive certains fondements de la performance, dont le corps vivant, en acte, l’oeuvre ouverte, l’importance des contextes de monstration et de réception.

D’ailleurs, dans la performance, comme dans toute autre forme d’arts visuels ou en études littéraires, s’il est une thématique récurrente dans la production féministe, celle de la représentation du corps dans toutes ses déclinaisons s’avère déterminante. Aux normes qu’on lui impose, aux dérogations que les pratiques proposent, le spectre de ses manifestations est vaste, d’autant que le travail formel s’ajoute comme composante participant à la lecture de l’oeuvre.

Dans la création littéraire, les fins de décennie, depuis les années 60, ont connu leur bilan. Or, il est vrai que ce champ disciplinaire figure parmi les plus productifs concernant la mise en place de contenus ou de manières de dire où le sujet (du) féminin est central. Dans leur essai, Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette proposent une périodisation en trois temps qu’elles nomment ainsi : la période préféministe, la période féministe et, enfin, la postrévolution féministe. Reconnaissant une présence forte des femmes dans la littérature au cours des années 70, ce que d’ailleurs les arts visuels ont remarqué également, les deux auteures explorent les décennies qui lui succèdent en mettant en relief des thématiques telles que « maternité et filiation; réécriture de l’histoire au féminin; identités troublées; sujets féminins forts; éros; viol et violence; vilaines filles; migrations et exils; chick lit; décentrement » (p. 44).

Certaines thématiques apparaissent plus déstabilisantes dans le milieu de la recherche, de la formation et de la création. C’est le cas de la pornographie qui soulève des débats qui ne rencontrent pas toujours de résolutions confortables. Or, c’est à ce sujet épineux que le texte de Julie Lavigne s’attaque en le commentant en rapport avec l’art féministe et en le situant dans son contexte historique contemporain où des écoles de pensée défendent la pornographie ou la contestent. Participant de cette production postmoderne qui interroge les limites entre le grand art et la culture populaire, elle analyse des oeuvres de Carolee Schneemann, d’Annie Sprinkle et d’Émilie Jouvet, en en dégageant la dimension marginale de leur travail. Au concept de la post-pornographie, l’auteure privilégie toutefois celui de « métapornographie » (p. 69) qui renferme des qualités « réflexives, critiques et hybrides » (p. 75), ce qui confère ainsi aux productions de ces trois artistes une portée significative.

Reprenant le corps comme thématique et la performance comme médium, Anne-Julie Ausina s’engage également dans la défense d’un travail où le sexuel, voire le pornographique, confronte la pensée dominante. Prenant comme exemples les cabarets punks, les pratiques burlesques, dont les comportements sont considérés comme dissidents, elle dirige son analyse vers des performances « post-porn » (p. 81) et du « voyage (road trip) féministe » (p. 88) en commentant parmi d’autres créatrices Émilie Jouvet et Virginie Despentes, lesquelles mettent en valeur la sexualité lesbienne. « [C]athartique et revendicative » (p. 81), la performance permet une réflexion critique sur l’« espace intime du corps » (id.) que les artistes commentées dans cet essai entrevoient comme arme de combat.

Si ce numéro se consacre principalement à la création artistique, il ne délaisse pas pour autant les situations socioprofessionnelles des femmes dans le champ de l’art. Ainsi, dans son texte qui met l’accent sur la place du féminisme dans le milieu artistique de la communauté autonome basque depuis la fin des années 60, Lourdes Méndez fait état d’un retour réflexif au sein des institutions. Ainsi, de nouveaux organismes auront pensé des plans d’égalité, de même que les milieux universitaires, les musées, des lieux de diffusion et des espaces de publication se sont ouverts aux femmes artistes espagnoles. Collectif d’artistes, plateforme politique et festival participent à la promotion de « résistances féministes ». Emblématique d’un intérêt politique pour le travail des femmes artistes, un manifeste – Les politiques d’égalité entre hommes et femmes dans les mondes de l’art (p. 108) – favorise l’intégration des femmes dans les espaces d’art, bien qu’il reste encore beaucoup à faire dans la communauté basque pour éradiquer les inégalités que vivent de nos jours les femmes artistes.

Les deux textes qui suivent se concentrent sur le temps présent en circonscrivant l’apport artistique, théorique et politique de certaines artistes féministes actuelles. Les auteures se penchent sur des pratiques artistiques qui combinent une contestation des rapports sociaux de sexe avec d’autres formes d’oppression, dont celles qui sont liées à l’appartenance culturelle.

Dans un essai relevant de la recherche-création, Devora Neumark s’intéresse aux potentialités que revêt l’oralité (storytelling) en tant que forme d’art contemporain. Sa réflexion s’ancre autour de deux projets, Scar Project de Nadia Myre et Living Histories Ensemble (LHE) (p. 116), à l’aune du contexte sociopolitique québécois et canadien, particulièrement des débats entourant le projet de charte des valeurs proposé, en 2013, par le Parti québécois ainsi que de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, liée aux tentatives d’assimilation culturelle des autochtones par l’envoi des jeunes dans des pensionnats. Neumark y montre comment des processus créatif et communicationnel qui favorisent l’expression de blessures individuelles et collectives, spécialement auprès de groupes ayant vécu des situations de violence, de marginalisation et d’exclusion, peuvent être porteurs d’une certaine guérison, mais aussi d’une affirmation sociopolitique contestant les enjeux de pouvoir. La parole de chacune et de chacun doit être considérée dans la conscience et l’identité collectives et dans les débats publics. Pour y parvenir, le mode personnel, narratif utilisé par certaines personnes, doit être entendu, reconnu (et débattu) en tant qu’expression de questions simultanément intimes et politiques. Revenant à une analyse contextualisée de ces pratiques, l’auteure évalue certains dangers de l’oralité (storytelling) lorsque celle-ci est orchestrée par l’État : remarginalisation, manipulation, poursuite de la domination.

Virginie Mesana, quant à elle, s’interroge sur l’apport de cinéastes réalisatrices multiculturelles nord-américaines à l’analyse féministe intersectionnelle et à la création de films proposant des récits alternatifs marqués par une double étrangeté à la société d’accueil et à la communauté imaginée diasporique. Ancrant ses analyses dans une recherche plus large, mais se concentrant, dans cet article, sur l’oeuvre d’Eisha Marjara (diaspora indienne), Desperately Seeking Helen (p. 138), Mesana révèle les mécanismes discursifs et esthétiques de production et de réalisation mis en oeuvre par l’artiste. Le film agit ainsi comme critique des catégories normatives des discours dominants (peu importe leur provenance) et comme support à la création d’imaginaires contestant les rapports sociaux dominants liés au sexe et aux relations majoritaires/minoritaires. Ces cinéastes favorisent ainsi la création d’un « espace-diaspora » (p. 139) alternatif et critique.

Prenant le pas sur les études féministes, les études queers, postféministes ou transféministes semblent trouver aisément leur place dans le milieu de la recherche. Sur ce sujet, trois auteures se penchent sur des pratiques artistiques féministes queers en considérant les médiums qu’elles utilisent et leurs espaces de représentation.

C’est le cas de Marie-Claude Gingras-Olivier qui montre qu’il existe encore un certain bouillonnement dans les pratiques artistiques féministes québécoises en arts visuels et que celles-ci sont toujours ancrées dans les luttes sociales. S’appuyant sur des artistes comme Virginie Jourdain, Florence S. Larose, Coco Riot et Elisha Lim, Gingras-Olivier étudie la manière dont les oeuvres explorent certains enjeux importants et participent aux débats, de même qu’aux combats féministes et queers : les normes sexuées et genrées, les tabous sexuels, la justice reproductive, l’inclusion des trans* au sein des mouvements féministes, le refus de la pensée binaire et l’intersectionnalité des luttes. Elle explore aussi la diversité des tactiques mises en oeuvre par les artistes, et des lieux dans lesquels s’enracinent et s’exposent ces pratiques, en passant par la rue, les lieux consacrés aux artistes femmes, les « autres » lieux du champ artistique et différents festivals.

Pour sa part, Rébecca Lavoie observe comment la vidéo a été une arme artisticopolitique importante chez les artistes féministes depuis les années 70 et comment celle-ci permet toujours d’explorer les questions d’identité et de représentation, puisqu’elle produit de nouvelles significations et de la performativité. Lavoie réfléchit sur le bouleversement théorique qu’apporte la pensée queer (notamment avec Mary Douglas et Judith Butler) et sur l’appropriation, l’exploration et l’approfondissement qu’en font certaines vidéastes comme Lamathilde et Dayna McLeod. Être vidéastes queers et féministes aujourd’hui modèle les interrogations abordées, mais aussi les manières de faire (notamment la culture du D.I.Y. (do-it-yourself au sens de « fais-le toi-même »), l’appartenance à une communauté d’affinités politiques et artistiques ainsi que les canaux de circulation des oeuvres. S’éloignant des politiques identitaires, ces artistes valorisent une vison/action/création anti-autoritaire et intersectionnelle, et défendent, devant la culture dominante, d’autres façons d’être et de faire.

Dans le même contexte, Geneviève Pagé commente la place de plus en plus importante que prennent les zines dans la culture féministe ou queer depuis un quart de siècle. Délibérément politiques, ces publications apparentées également à la culture du bricolage, s’affirment comme médium alternatif qui ne cherche pas à répondre aux exigences de l’esthétisme ambiant. Bien au contraire. Dans ces zines où l’on perçoit des thématiques récurrentes (corps, violences, identités, plaisirs, sexualités, etc.), il est d’usage de faire valoir une esthétique hors norme, voire chaotique, des stratégies rhétoriques et des moyens de distribution qui rejoignent un « espace contrepublic subalterne » (p. 199), qui s’avèrent également participer à la définition de ces publications maison. À partir de plusieurs exemples choisis, l’auteure démontre comment ce qui peut se percevoir entre « le journal intime et le manifeste politique » (p. 210) représente également un espace de création pour un contrediscours.

Soulignons enfin que la discussion sur l’art féministe, les femmes et leurs représentations se poursuit dans la section des résumés de lecture, où six textes présentent et analysent quelques ouvrages récents parus au Québec portant sur des thématiques abordées dans ce numéro qui fait la preuve que le féminisme en art est toujours actif.