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La présence des femmes dans l’histoire de l’art au Québec ne commence pas avec l’éclosion du mouvement féministe radical qui participe de l’agitation sociale et politique des années 60. Ainsi en témoigne, entre autres, l’exposition Femmes artistes : la conquête d’un espace, 1900-1965, tenue du 7 mai au 16 août 2009 au Musée national des beaux-arts de Québec (et au Musée de Joliette à l’été 2010). Il va sans dire néanmoins que le féminisme a eu assurément un impact sur les pratiques artistiques des femmes, ne serait-ce qu’en favorisant la visibilité des oeuvres qu’elles ont accomplies et, de ce fait, en autorisant une relecture et une réécriture de l’histoire de l’art, du moins de l’histoire de l’art du monde occidental qui est celle où les grandes oeuvres valorisées sont majoritairement des oeuvres réalisées par des hommes (Nochlin 1989; Chadwick 1994). Or un des effets majeurs du féminisme sur l’art des femmes aura été certes de rendre plus visible la création des femmes, mais aussi et surtout de permettre la création d’oeuvres où le sujet femme est au premier plan, et ce, tant et si bien que l’écriture de l’histoire de l’art contemporain, celui des 40 dernières années, ne peut faire l’économie de la contribution majeure des femmes artistes, en particulier des oeuvres élaborées dans une perspective d’engagement féministe. C’est sous cet angle, celui du sujet femme dans les oeuvres, que nous pouvons observer notamment une trajectoire ou un parcours que certaines personnes pourraient qualifier d’art identitaire.

Le traitement accordé à la question de l’identité aura permis à plusieurs femmes artistes d’acquérir une place importante, sinon incontournable, dans le monde de l’art contemporain. C’est par cette préoccupation première d’exprimer l’identité que des femmes artistes participent de plain-pied à l’éclatement du modernisme. On ne compte plus les oeuvres de la période dite « post-automatiste » au Québec qui consacrent de diverses manières le décloisonnement des disciplines (performance, installation, etc.) (Arbour 1993). Ce que montre, entre autres, l’exposition tenue en 2010 au Musée national des beaux-arts du Québec : Femmes artistes. L’éclatement des frontières 1965-2000.Oeuvres de la collection. Les pratiques artistiques d’inspiration féministe intéressent notre propos parce qu’elles conjuguent innovation formaliste et teneur critique des valeurs patriarcales dans des formes visuelles et sonores empreintes de significations relatives à l’identité des femmes dans le monde de l’art et dans la société. Tout se passe comme si le rapport à l’art et à l’esthétisme devait souscrire à l’impératif de signifier que l’on trouve dans des pratiques artistiques qui ne sont pas sans lien, mais qui vont parfois de pair avec l’évolution du mouvement des femmes au Québec. Dans cette perspective s’inscrit la tenue d’expositions collectives réunissant des oeuvres accomplies par des femmes et, en 1973, est fondée La Centrale Galerie Powerhouse consacrée aux pratiques artistiques féministes.

Notons que le féminisme s’entend ici, au sens large, comme l’ensemble du discours qui dénonce les conditions faites aux femmes dans la société patriarcale et qui cherche les moyens de transformation de ces conditions. Sur la base du postulat de l’effet du féminisme sur la création en arts visuels, nous avons répertorié, à l’aune du développement des courants féministes, dans l’histoire de l’art d’ici et du monde anglo-saxon des oeuvres dont les thèmes abordés pouvaient illustrer de diverses manières ceux des courants féministes. Bien entendu, ce répertoire n’est pas exhaustif, pas plus qu’il n’a de prétention théorique. Il relate plutôt une espèce de dialogue entre la création d’inspiration féministe et la critique sociale et politique de celle-ci. De ce point de vue, le féminisme contribue d’abord et avant tout à faire de la création un art interrogatif et politique. En effet, en considérant l’expression artistique (arts visuels) comme support d’idées sociales et politiques et en observant de ce point de vue la trajectoire de l’art féministe comme « art identitaire », nous pouvons d’ores et déjà affirmer que celui-ci, s’il en est, a évolué de l’identité femme (femme artiste, femme sujet) affirmée, revendiquée et en quête de reconnaissance, que nous développons dans la première partie de notre article, vers un art critique exprimant la pluralisation des identités de femmes jusque et y compris vers l’expression des identités changeantes, présenté dans la seconde partie. C’est du moins ce que permet, entre autres, la lecture-perception de certaines oeuvres : des oeuvres qui illustrent la notion complexe, voire multiple de l’identité en évitant de la fixer dans une définition unique et en sortant cette dernière de la catégorisation sociale hiérarchisée de genre, de sexe et de classe. C’est ainsi sous l’angle d’une critique de la définition du sujet femme et de sa représentation imposée socialement que des femmes artistes ont exprimé leur refus du déterminisme biologique et aussi de l’assignation sociale du genre féminin.

En montrant le caractère fabriqué des représentations genrées et en problématisant l’image du sujet femme, l’art dit « identitaire » en vient à bousculer les frontières de l’identité de sexe et de genre sous de multiples formes. Ce faisant, ce n’est pas seulement la critique de la représentation imposée qui confère à l’art des femmes une part importante de son efficacité sociale et politique, mais paradoxalement son indéfinition, son indétermination, sa dé-définition, dirait Harold Rosenberg (1983), et surtout son questionnement (Fisher 2010).

L’identité revendiquée et la quête de reconnaissance

L’apport spécifique des femmes artistes au renouvellement de la pratique des arts et à l’histoire de l’art revêt toute son importance au Québec dans la période post-automatiste, plus particulièrement pendant les années 70 dans le sillage du mouvement de libération des femmes, suivant en cela le mouvement des femmes en art déjà amorcé par ailleurs dans les pays anglo-saxons. Si, dès cette période, nombre d’oeuvres réalisées par des femmes souscrivent à des propos qui ont une teneur féministe, ces oeuvres ne renvoient pas pour autant à un style pictural commun, comme le rappellent les dénominations des mouvements artistiques automatistes et plasticiens qui les ont précédées. Aussi, par-delà la pluralité des formes et des manières de faire qui défie tout effort de catégorisation, hormis le recours à la pluridisciplinarité, l’art dit féministe pose la question des femmes à la fois dans le monde de l’art et dans la société. Il reflète et tente d’analyser ce que signifie être femme et artiste dans une société empreinte d’une culture patriarcale en explorant leur propre réalité sociale artistique et personnelle ainsi que les structures qui la conditionnent. Cet art est à la fois critique sur le plan esthétique et sur le plan social en se posant et en s’accomplissant en dehors des caractéristiques du modernisme telles qu’elles ont été énoncées par Greenberg (1974) pour la discipline de la peinture comme l’autonomie de l’oeuvre et l’« autoréférentialité » de l’artiste. Ainsi en est-il en s’opposant notamment à l’orthodoxie formaliste et en s’autorisant à introduire dans la production et l’appréciation des oeuvres d’art des valeurs extraformalistes et plastiques comme l’émotion, le vécu, l’expérience personnelle.

L’aspect qui réunit ces femmes artistes, le point qu’elles ont en commun ne relève pas d’un consensus formel esthétique, mais bien de cette volonté d’affirmation et de questionnement et, en particulier, de cette préoccupation à savoir comment exprimer une expérience à la fois personnelle (biologique, psychologique) et sociale dans une démarche de création artistique.

Dans cette perspective, des femmes artistes ont intégré à leur art des ressources et des matériaux appartenant à leur univers privé, voire à leur intimité, de sorte que l’identité sexuelle et sociale plus que la forme venait instruire la lecture que l’on pouvait faire des oeuvres. C’est ainsi que l’esthétique et les manières de faire ne pouvaient plus désormais être dissociées du vécu et de la position sociale de l’artiste, ce qui n’est pas sans corroborer de manière artistique l’affirmation féministe selon laquelle le privé est politique.

Si, en rétrospective des courants féministes en art, il y a notamment une volonté de procéder d’une logique d’affirmation ou de réappropriation identitaire, ou des deux à la fois, encore faut-il distinguer parmi les oeuvres celles qui ont exprimé une position ou une tendance plus attachée à exposer la différence féminine d’autres oeuvres plus « politiques » en raison de l’expression de leur dissidence affirmée au regard de l’ordre établi patriarcal. Certaines personnes pourraient également affirmer que toutes les oeuvres d’inspiration féministe expriment à la fois la différence et la dissidence. Néanmoins, selon cette différenciation, il y a des oeuvres plus vouées à l’expression du féminin. C’est en effet autour de la valorisation et de la représentation de l’expérience féminine, y compris (et surtout) de son processus corporel, que des femmes artistes, à l’exemple de plusieurs femmes artistes du monde anglo-saxon, travailleront principalement à la recherche et à l’expression de formes artistiques ou symboliques inhérentes à l’expression de ce qui est féminin. On ne compte plus les oeuvres au Québec qui mettent en valeur le corps féminin comme le montre l’exposition Femmes artistes. L’éclatement des frontières 1965-2000, tenue au Musée national des beaux-arts du Québec en 2010, où le thème « Figures du corps » accueille les visiteuses et les visiteurs; sans compter l’exposition Loin des yeux près du corps, tenue à la Galerie UQAM du 13 janvier au 18 février 2012 (Saint-Gelais 2012). Mentionnons l’oeuvre photographique de Geneviève Cadieux attachée aux thèmes de l’identité et du corps, son exposition Le corps dans tous ses états présentée au Musée d’art contemporain de Montréal, du 31 mars au 30 mai 1993, ses photographies grand format de détail ou de parties du corps (une bouche, une ecchymose, une cicatrice), où le gigantisme de l’image abolit la distance, absorbe le spectateur ou la spectatrice et crée une espèce d’intimité sur le plaisir et la souffrance. Cette approche sur le sujet du corps et de l’intimité (Lippard 1976) reçoit une espèce de consécration quand est présenté au Musée d’art contemporain de Montréal en 1982 le Dinner Party (1974-1978) de Judy Chicago. Cette oeuvre-installation étale sur une table pour banquet disposée en triangle et pour chaque convive une assiette fantaisiste illustrant une iconographie vaginale et sexuelle (Lippard 1980). Cette oeuvre fait évènement dans le monde de l’art contemporain au Québec avec plus de 100 000 visiteurs et visiteuses. Tout comme l’oeuvre de Mary Kelly, The Post-Partum Document (1973-1979) sur le sujet de la maternité, qui est relatée par Paul Smith (1982) dans Parachute, marque l’art féministe. Cette oeuvre, aussi controversée qu’indescriptible, comporte 6 sections et 165 objets, images et textes de littérature, de psychanalyse et de linguistique pour décrire dans une démarche autobiographique les six années de son expérience vécue de mère qui ne succombe pas à l’idéal féminin et pour interroger la théorie lacanienne de la relation mère-enfant qui ne va pas de soi (Chadwick 1994).

Cette affirmation du féminin se manifeste dans la création des femmes au Québec : elle se rattache en particulier à la tendance à valoriser ce qui est féminin par l’intrusion dans le champ de l’oeuvre de matériaux liés historiquement à des pratiques presque exclusivement féminines à l’instar des travaux d’artisanat (tissage, couture, broderie), ainsi que nous le rappellent les célèbres bannières de Lise Nantel et Marie Decary : Les chevalières des temps modernes (1980) utilisées, notamment, lors de la manifestation de la Journée internationale des femmes du 8 mars 1980 à Montréal : ces bannières sont constituées de toutes sortes de tissus très colorés dont l’assemblage évoque le tissage et l’artisanat et elles sont rivées à des têtes de bois (Nantel 1999 : 84-85). Sans compter aussi plusieurs oeuvres de Lise Landry exposées pendant la même période, des oeuvres parmi lesquelles certaines sont composées de pièces de lingerie féminine et de sous-vêtements rigides et inconfortables destinés jadis et pendant longtemps à modeler la silhouette féminine, silhouette toujours soumise au gré des impératifs de la mode et des canons de beauté. Le propre du féminin nous est présenté dans l’oeuvre photographique de Raymonde April vouée à exprimer la différence féminine. Rose-Marie Arbour (1999 : 134) écrit à son sujet : « L’univers photographique de Raymonde April est représentatif d’une recherche d’expression des interstices d’un espace féminin fait de présences, de silences, de non-dits. » Arbour souligne en particulier au sujet de l’autoportrait de l’artiste, intitulé À ce moment précis j’eus peur de vieillir (1979), à quel point le titre plus que l’image traduit bel et bien l’état du féminin dans la société patriarcale : le rapport sensible des femmes au vieillissement, à ce qui les tue socialement et culturellement : l’évanescence de la beauté, de la jeunesse et du désir ou la mort anticipée. Cette sensibilité propre à la condition féminine a été récemment présentée à l’Espace Go à l’occasion du Festival TransAmériques 2012 dans un spectacle performance de Julie Andrée T. intitulé Nature morte (Delgado 2012a). L’artiste présente une succession de moments imagés autour de la déchéance et de la mort portés par son corps. D’abord habillé en chanteuse de cabaret, puis en tenue verte lumineuse et légère et plus tard dénudé et maculé de peinture bleue, le corps se transforme en allégorie de la vieillesse. On le voit aussi dans une scène d’un corps à corps avec le ciel (un panneau bleu qui le représente) et qui finit par l’écraser. À la fin, couverte d’une poussière blanche et câblée comme une marionnette, l’artiste parvient à illustrer le destin inéluctable du corps, la perte d’autonomie puis la disparition finale.

D’autre part, les oeuvres dites « politiques » sont celles-là mêmes qui désignent la « féminité » comme une catégorie sociale et historique occultant les rapports de pouvoir que subissent les femmes. Cette tendance en art est en étroite filiation d’idées avec les revendications du mouvement féministe des années 70 en faveur de l’autonomie des femmes et de l’instauration de rapports égalitaires entre les hommes et les femmes. En s’appropriant des artéfacts, des signes, des formes et des techniques historiquement chargés de sens, ces oeuvres vont tenter de débusquer les stéréotypes d’identité sexuelle. Parmi celles-ci, La chambre nuptiale (1976)[1] de Francine Larivée tient assurément une place emblématique (Aubin 1994). Cette oeuvre d’envergure qui sera présentée pour la première fois sur le site d’un centre commercial hautement fréquenté (le centre du complexe Desjardins) a emprunté des procédés de mise en scène et d’installations multidisciplinaires et ne sera pas sans dérouter la critique d’art de l’époque dont le silence aura été plus qu’éloquent (Arbour 1999 : 125 et 149). L’oeuvre s’en prend aux relations traditionnelles entre les hommes et les femmes dans le couple et au sein de la famille, sans épargner la vacuité de la société de consommation et l’atavisme des valeurs religieuses qui ont longtemps façonné la société québécoise, en particulier la place des femmes au sein de la famille traditionnelle et dans la société.

D’autre part, l’art politique féministe peut aussi être révolutionnaire comme c’est le cas avec l’oeuvre de Cynthia Girard, exposée au Centre Optica en juin 2012, intitulée Pierre Vallières et Josée Yvon en hommage à ces deux figures littéraires du combat social au Québec. Pour Cynthia Girard, la révolution n’est pas noire, elle est rose. L’artiste l’exprime de façon magistrale dans son tableau grand format sur trois panneaux roses : Victoire sur la barricade (2012). Sous des airs de conte pour enfants aux couleurs vives et composé d’un bestiaire fantastique, le tableau présente une allégorie de l’espoir pour tous et toutes, y compris les plus excentriques et les plus vulnérables, les lettres du mot « révolution » occupent le haut et le bas du tableau, portées par des becs d’oiseaux et des fourmis. Tous les personnages du tableau, des figures à tête animale, sont féminisés et sur un dos d’âne se tient triomphante une héroïne à la tête de chouette (Delgado 2012b). Cette façon d’allier humour et message politique caractérise aussi d’autres oeuvres de l’artiste parmi lesquelles on peut compter celles qui ont été exposées à la galerie Parisian Loundry en septembre et octobre 2013 sous le titre À mes amies les licornes.

La création artistique où le sujet femme est au premier plan évolue vers des références culturelles, sociales et politiques qui expriment ce que la théorie féministe appelle le « genre » ou la définition sociale de l’identité (Butler 2005). De sorte que l’art féministe s’apparente à un processus de réappropriation de l’identité qui va de l’affirmation de la féminité à la quête d’une identité de femme dépourvue ou exempte de rapports de subordination et d’infériorité sociale et politique (Collectif 1982). Cette quête tracera la voie des multiples procédés ultérieurs qui seront motivés davantage par une interrogation critique que par la recherche de la représentation de l’identité et du genre. Si l’identité a ponctué la création des femmes artistes préoccupées d’affirmer, d’exprimer la représentation du féminin pour ensuite signifier le genre en tant qu’identité sociale imposée, celle-ci ne résiste pas à la critique déconstructive et à son effet de pluralisation.

L’identité décomposée : de la critique de la représentation à la pluralité des identités

L’apparition dans la pratique des arts visuels d’une critique de la représentation à partir de la différence sexuelle doit beaucoup à l’art féministe, quoique non exclusivement, si l’on tient compte par ailleurs des manifestations en art du mouvement gay ou encore des arts amérindiens ou autochtones au Canada. Cette approche critique instaure un rapport nouveau du discours artistique à la contemporanéité sociale sous la forme d’une critique déconstructive de la représentation qui a marqué le monde de l’art à partir des années 80. On ne compte plus les femmes artistes, en particulier dans le monde anglo-saxon − Barbara Kruger, Sherrie Levine, Cindy Sherman, pour ne mentionner que les plus connues (Nochlin 1989) − qui ont entrepris, en usant des techniques de simulation et d’appropriation d’images, la décomposition des systèmes de représentation dominants en faveur d’une critique des identités reçues et acquises comme un fait d’histoire et de culture. Cette période qui a été associée parfois au postmodernisme (Owens 1987; Cheetham et Hutcheon 1991) va puiser dans l’histoire de la représentation, y compris dans l’histoire de l’art, dans la publicité et dans la culture populaire, le sujet et le matériau de plusieurs oeuvres. C’est notamment la fabrication d’identités multiples à même son propre corps qui a rendu célèbre l’oeuvre photographique de Cindy Sherman (rétrospective présentée au MoMA de New York, au printemps 2012). Elle montre le rôle de l’image de soi et du corps dans la désignation de l’identité dont elle remet en question les représentations normatives (Charron 2012).

Partant du postulat qu’il ne peut y avoir de réalité sans représentation, des oeuvres tentent d’établir une correspondance entre l’élaboration culturelle de la réalité et le fait que les rapports sociaux et les formes de la subjectivité existantes sont générés dans et par la représentation. Elles montrent que la représentation comporte nécessairement une mise en position sociale du sujet femme et, partant, dessine les identités qui participent de l’ordre patriarcal. Ainsi en est-il de l’exposition au Musée d’art contemporain de Montréal, du 5 novembre 2008 au 8 février 2009, qui réunit trois installations vidéo réalisées par Lynne Marsh, trois oeuvres où sont explorés l’inscription du corps dans des environnements architecturaux strictement codifiés, le féminin dans des espaces théâtraux et de représentation de même que la difficulté d’établir une démarcation claire entre le réel et le fantasmatique comme un effet de la représentation omniprésente.

Tout comme l’éclatement des frontières entre les disciplines de l’art a marqué l’implantation des pratiques artistiques, éclatement auquel l’art féministe a fortement contribué, la critique déconstructive de la représentation faite par les femmes artistes aura porté la question de l’identité jusqu’à son éclatement en tant que phénomène social d’une identité homogène des femmes. Cette fois, des activités artistiques puisant dans toutes les disciplines vont illustrer la pluralité des identités, comme si le « genre » devait aussi être déconstruit. Une pluralité identitaire émane alors du dévoilement des différences, mais aussi et surtout seront exprimées ou montrées des possibilités d’en changer en mettant l’accent sur la variabilité historique et actuelle des identités, variabilité trop souvent occultée par le genre féminin comme catégorie sociale hiérarchisée.

De cela en témoigne notamment l’exposition de Raphaëlle de Groot[2] intitulée Plus que parfaites, chroniques du travail en maison privée 1920-2000 présentée au Centre d’histoire de Montréal 1999-2001 (Groot et Ouellet 2001). Cette exposition parcourt et illustre la vie des nombreuses femmes qui ont travaillé et travaillent encore comme domestiques ou aides-ménagères. Le genre homologué en quelque sorte par l’attribution du travail domestique éclate sous la diversité retrouvée des femmes qui en ont eu la charge. Objets, lettres, vidéos, publicités… relatent et dévoilent l’univers occulté de ces femmes. Avec des boîtes de couleurs, des extraits d’entrevues et des voix de femmes de toutes origines géographiques et culturelles, l’artiste oppose la diversité des êtres à l’uniformité du travail subalterne : ces femmes témoignent de leur manière respective d’être de la maison tout en étant exclues de la famille; ce sont des femmes aussi nécessaires que négligées. Si, en étalant ces histoires de petits faits du quotidien, l’artiste ravive la mémoire des gestes oubliés et du travail invisible, par le montage, la documentation et les entrevues, elle a aussi et surtout créé avec ces femmes qu’elle a rassemblées de la communication vivante tant recherchée en art contemporain. Elle illustre la multiplicité des appartenances de sexe, de classe, de race et de culture ainsi que l’imbrication des oppressions, notamment théorisée par le courant de pensée du Black feminism et par le féminisme postcolonialiste (Massaquoi et Wane 2007; Mohanty 2003).

Par ailleurs, déjà remarquée par son exposition Call Girl présentée au Centre culturel canadien à Paris en 1999, Nadine Norman revient sur le sujet en présentant au Musée d’art contemporain de Montréal (en décembre 2002 et en janvier 2003) l’exposition intitulée Je suis disponible. Et vous? Dans cette exposition, l’artiste procède à sa propre mise en scène, elle interpelle le féminin sous l’angle du corps comme lieu d’ancrage de l’image du sujet femme et, partant, la doxa patriarcale qui fixe justement l’admission sociale de ce qui est féminin; pour ce faire, elle emploie le langage et les formes connus qui proviennent de la publicité afin d’exploiter et de parodier les stéréotypes et les stratégies de mise en marché des modèles féminins. En se livrant elle-même à des jeux de rôles, en figurant sous diverses personnalités et attitudes féminines (femme fatale, femme enfant, etc.), elle se permet de cibler et de brouiller délibérément les stéréotypes rattachés encore de nos jours aux images de femmes, et ce, en leur assignant des traits interchangeables ou réversibles. Autrement dit, elle n’a que faire du genre et de l’identité, elle en montre le côté factice et fabriqué, elle s’en amuse par retournement de situation. Norman donne ainsi à penser que l’offre de services des femmes prive le client, la demande des hommes, de toute initiative, sur le mode d’une esthétique ludique de participation (Lalonde 2012) et dont l’effet est la réversion du rapport sujet/objet.

Du genre qui ne résiste pas à la pluralité des identités à la fiction identitaire, il n’y a qu’un pas allégrement franchi qui a été proposé par l’exposition intitulée bio-fictions, réunissant des oeuvres contemporaines d’Irène Whittome présentées au Musée national des beaux-arts du Québec, du 10 février au 4 septembre 2000, des oeuvres qui sont traversées par des questions relatives aux manipulations génétiques et à la modification, voire au façonnement des identités. Loin de magnifier l’identité autrefois revendiquée, ensuite critiquée et décomposée, cette exposition lui fait perdre en quelque sorte toute pertinence. À rebours des biofictions qui ne supportent aucun critère fixe d’identité, il faut mentionner l’exposition Bestiaire tenue à la galerie Occurrence, à l’hiver 2013. Réunissant des tableaux de peinture à l’huile réalisés au cours des années 60, des tableaux où figurent des êtres hybrides mi-humains mi-animaux aux couleurs vives et aux gestes expressionnistes, ils sont qualifiés d’autoportraits tout en étant sans repère d’identité (Delgado 2013). Si l’identité se construit et se transforme au point d’être un repère tout à fait éphémère, ce point de vue n’est pas sans nous rappeler l’oeuvre imposante de la montréalaise Betty Goodwin (1923-2008), lauréate du Prix du Gouverneur général du Canada en 2003 en arts visuels. Sous le titre Le corps et ses absences, l’exposition présentée au Musée d’art contemporain de Montréal, en mars 2003, offre au public un parcours des oeuvres qui ont marqué la production de cette artiste pendant plus de 30 ans. Des gilets (Vests) gravés de 1970 à l’importante série des Nerves de la fin des années 90, en passant par les Nageurs noyés des années 80, cette femme artiste n’a eu de cesse de nous prévenir que, par-delà le genre, les corps et les identités sexuées, c’est tout le genre humain, l’espèce humaine sans genre, dans sa condition mortelle qui est signifiée et qui nous interpelle.

Concernant l’être sans genre exprimé dans l’activité artistique des femmes, il faut souligner l’oeuvre récente de Raphaëlle de Groot, En exercice à Venise, présentée à la Biennale d’art de Venise, à l’été 2013. Dans cette oeuvre performance, le corps de l’artiste debout au milieu de la gondole voguant sur les canaux est à ce point affublé d’une multitude d’objets hétéroclites qu’il n’y a aucun repère possible d’identité de sexe et de genre. Cette oeuvre illustre le hors-normes, l’errance et la précarité. En cela, l’artiste rejoint la réflexion de Judith Butler et d’Athena Athanasiou (2013) sur le genre et les limites de l’hétéronormativité pour qui les figures hors normes (queer) incarnent l’interrogation des normes, tandis que leurs manifestations concrètes de la précarité deviennent le point de départ d’une politique du sujet. C’est aussi le cas chez Jacques Rancière (2004) pour qui la politique advient lorsque la normativité est remise en question par les revendications des « sans part », de ceux et celles qui sont laissés pour compte.

Conclusion

Sans multiplier indûment les exemples, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que, considéré sous l’angle de la question identitaire, l’art des femmes se prête à une lecture sociopolitique de l’art et que, ce faisant, il contribue à régénérer la réflexion sociale et politique. Ainsi, le mouvement des femmes en art a procédé d’une volonté d’affirmation et de reconnaissance des femmes dans le monde de l’art et dans la société, mais qu’il a aussi mené à une critique des stéréotypes dont la déconstruction a permis d’illustrer les rapports de pouvoir qui les sous-tendent de même que la pluralité et l’éphémérité des identités. Le mouvement des femmes en art serait passé d’une expression de la différence à celle-là même des différences. De sorte que, dès lors que sont signifiées en art des identités multiples, complexes et surtout changeantes, le phénomène de la pluralisation des identités traduit à sa manière la difficulté bien contemporaine de tracer de manière confiante les contours de l’identité tant individuelle que collective. Il indique, à tout le moins, que le principe identitaire ne peut plus aussi aisément régir l’ordre politique du vivre-ensemble à la manière jadis empruntée au principe des nationalités. L’expérience contemporaine de l’art, et en particulier de l’art identitaire des femmes, expose la complexité et la mouvance d’une question en apparence simple : comment penser aujourd’hui le caractère protéiforme et mouvant des identités et surtout comment le traduire sur le plan social et politique?

À l’heure des mouvements migratoires, du métissage culturel et de la mondialisation des échanges qui marquent les sociétés contemporaines du monde industrialisé, sans compter le désarroi théorique et politique qui accompagne ces bouleversements, l’art des femmes vu sous l’angle de la préoccupation de l’identité, en s’éloignant de l’esthétisme et en misant sur le potentiel signifiant des formes, a pu contribuer à sa manière au renouvellement de la réflexion politique. En montrant la variabilité des identités, en traitant du sujet sur le mode interrogatif (Fisher 2010), cet art dessine la voie d’un projet social plus démocratique, projet tel qu’il ne peut que souscrire à une hétérogénéité sociale exempte de rapports hiérarchiques et reposer sur une politique de juxtaposition des différences en lieu et place de rapports de subordination, d’oppression ou d’exploitation. Ce qui n’est pas sans corroborer les propos d’Yves Michaud (1997 : 252), pour qui la crise de l’art contemporain ne concerne pas tant l’activité artistique que son énonciation : « À travers la crise de l’art, il est en fait question des nouveaux concepts que nous devons former pour penser la démocratie radicale. » Celle-ci serait définie et inspirée par des pratiques d’auto-organisation de la société aux modalités multiples selon les circonstances et à la manière d’un mode d’action de la société sur elle-même (Habermas 1997; Laclau et Mouffe 1985; Mouffe 1994 et 2000); et cette société serait animée par une culture démocratique qui conjugue pluralisme et participation. Un tel projet est assurément bien servi par une perspective artistique qui autorise à saisir l’irréductibilité des différences, la pluralité des identités et la diversité des moyens par lesquels les relations sociales sont construites. Cette perspective artistique nous aide à en dévoiler sinon à enrayer les formes d’exclusion comprises dans toute prétention à l’universalisme abstrait auquel les préceptes classiques de la démocratie libérale représentative nous soumettent encore trop aisément.

Enfin, si la mise en évidence des différences et des mutations identitaires anime et renouvelle la réflexion à propos de ce qui est féminin et de l’identité, elle oblige la reformulation du sujet politique dans toute sa pluralité, pluralité à l’aune de laquelle la mise en oeuvre d’un ordre politique du vivre-ensemble n’aura de cesse d’être inachevée, d’être interrogée, ne serait-ce que sur la base du principe de la représentation démocratique.