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L’oralité (storytelling) joue un rôle de plus en plus important et significatif dans la pratique contemporaine de l’art, et peut-être est-ce encore plus vrai dans les cercles féministes transnationaux. Comme l’a suggéré Shoshana Felman (2002), le xxe siècle peut être considéré comme le « siècle du traumatisme ». Émergée d’un désir de comprendre les forces systémiques qui mènent à la violence endémique, l’intégration du récit personnel dans le contexte de la storytelling comme art contemporain a offert aux artistes et à leur public l’occasion d’activer et d’apprécier le potentiel de l’art servant de témoin. De plus, de telles rencontres dialogiques sont particulièrement aptes à susciter des interrogations d’ordre personnel, voire intime, ainsi qu’une réflexion critique sur l’abus de pouvoir. Or ces processus ne sont pas sans défis : comme l’ont souligné certaines chercheuses féministes, un récit personnel peut être facilement écarté ou relégué aux oubliettes des anecdotes dépolitisées. D’autres mises en garde s’imposent : la guide, auteure et nonne bouddhiste Pema Chödrön encourage ses étudiantes et étudiants, ses disciples et son lectorat à laisser tomber la trame narrative afin d’éviter l’écueil d’une réaction en chaîne de représailles ou de haine envers soi-même.

Je crois que, dans certaines circonstances, il existe des raisons aussi incontournables de fixer et de façonner la trame narrative en un récit critique public. Ma lecture du contexte sociopolitique actuel du Québec et du Canada m’amène à conclure que les actes créatifs publics de divulgation personnelle demeurent nécessaires pour une prise de conscience de tout ce qui disparaît dans les versions historiques « objectives » et dans les interprétations « neutres » d’expériences vécues proposées par la majorité dominante.

Pour nous guérir et protéger les autres des blessures dont nous souffrons, nous devons en effet désirer traverser et dépasser la colère et la souffrance que nous avons vécues personnellement, et dont nous avons hérité des générations précédentes. Il faut parfois que notre histoire soit racontée, entendue et confirmée avant de pouvoir en laisser tomber la trame narrative. Cela s’avère d’autant plus fondé lorsque les schémas de victimisation sont profondément imprimés et se chevauchent à l’intérieur du personnel et du politique, de l’individuel et du social; encore davantage lorsque la suppression du récit marginalisé conduit à vivre dans un état de crise perpétuelle. Cependant, cela ne relève pas que de la sphère privée; l’incarnation du récit personnel dans la sphère publique et le fait d’en témoigner sont nécessaires pour soigner collectivement la myriade de blessures que nous emportons dans le xxie siècle.

Écrire présentement sur la narration du récit personnel en tant qu’art laisse entendre qu’il reste quelque chose de puissant à transmettre et à interroger quant à la performativité des récits intimes partagés en public. La métaphore et l’imagination autonomisent (empower) les artistes qui travaillent avec la narration du récit personnel dans l’intention d’explorer de manière critique les incertitudes, les imprévisibilités et les contradictions de la résistance comme « matériau brut pour un savoir et une perspective politique libératoires », tous deux étant d’une importance toujours aussi vitale (Stone-Mediatore 2003 : 11). Toutefois, oeuvrer avec le récit ne va pas sans risque. Dans son introduction à son ouvrage intitulé Reading across Borders : Storytelling and Knowledges of Resistance (« Lire en travers des frontières : la narration du récit personnel et les savoirs de la résistance »), Shari Stone-Mediatore (2003 : 10) écrit que les récits peuvent « à la fois encourager un débat critique dynamique et, à l’autre extrême, trop simplifier l’histoire et ainsi contrecarrer la discussion publique ». En vue d’éviter les pièges de la simplification excessive et de l’essentialisme pouvant accompagner certains actes de formation identitaire, il faut accorder une attention mesurée, consciente et nuancée à la nécessité de situer un récit personnel à l’intérieur de contextes sociopolitiques et culturels plus larges.

Parmi tous les projets d’art contemporain portant sur le récit oral personnel sur lesquels j’aurais pu me pencher, j’ai choisi le Scar Project de Nadia Myre et le travail du Living Histories Ensemble (LHE) dans le contexte du projet Life Stories of Montrealers Displaced by War, Genocide and Human Rights Violations (« Récits de vie de Montréalais et Montréalaises déplacées par la guerre, le génocide et les violations des droits de la personne »)[2]. À sa façon, chacun de ces projets permet à une narration publique autoréflexive d’émerger de l’espace intime entourant l’événement vécu et les états affectifs suscités. Tous deux ont pour objet de situer de manière critique des événements historiques vécus tel un traumatisme personnel et participent à une lecture plus en profondeur des processus et des résultats de la divulgation du récit personnel en tant que pratique artistique critique au Québec et au Canada.

J’ai aussi choisi ces oeuvres pour une raison plus personnelle qui est celle de l’amitié et des collaborations professionnelles que j’ai eu le privilège d’entretenir, au fil des années, avec Nadia Myre et Lisa Ndejuru, responsables de ces projets. Ces relations ont été des facteurs importants dans le choix des projets à discuter dans le présent texte, car le soin apporté aux relations, et la responsabilité qu’elles entraînent, s’avère un principe inhérent à la pratique de la storytelling (Rogers, King et Betasamosake Simpson 2014).

Nadia Myre, membre algonquine de la Première Nation Kitigan Zibi Anishinabeg, a démarré le Scar Project (Projet Cicatrice) en 2005, comme « expérience de laboratoire ouverte où les gens viennent découper et coudre des canevas portant des représentations physiques, émotionnelles, psychologiques ou spirituelles de cicatrice[s] qu’ils peuvent avoir et en rédigent le récit » (Myre 2012). Dans chaque endroit, Nadia Myre cherchait à aménager un espace semblable à un atelier pour que les gens puissent venir y créer leurs canevas scarifiés. Les gens étaient aussi invités à partager les expériences de vie ayant inspiré leur oeuvre. Avec les années, plus de 1 400 canevas de format identique (25 cm × 25 cm) ont été créés par des individus de tous âges dans des groupes jeunesse, des centres culturels, des foyers pour personnes âgées, des prisons et des écoles. Diverses configurations de ces canevas ont été exposées dans de nombreuses galeries, y compris le National Museum of the American Indian (2010) basé à New York, la Biennale de Sydney (2012) et la Galerie des arts visuels de l’Université Laval à Québec (2013). En 2010, une publication détaillée a paru comme travail en cours (work in progress) avec reproductions couleur des canevas-cicatrices et de leurs récits d’accompagnement (figure 1).

Le Living Histories Ensemble (LHE)

Le LHE est un « collectif de théâtre d’improvisation socialement engagé qui explore les intersections du récit oral, de la performance, du traumatisme, et de l’enquête qui en émerge » (Sajnani et autres 2011 : 18). Le caractère multiethnique et multilingue du LHE compte parmi ses forces : individuellement et collectivement, les membres du groupe sont invités à développer le récit de luttes de résistance peu connues d’une façon qui ne fait pas qu’augmenter le nombre d’histoires émergeant de communautés marginalisées, mais qui appelle à la réorganisation des cadres et des catégories du discours narratif. Autre caractéristique des membres : tous les acteurs et actrices ont eu à composer avec des histoires familiales de déplacement et de violence collective, événements vécus personnellement ou comme « postmémoires » (Hirsch 1999) transmises par leurs parents ou leurs grands-parents. Cette expérience directe cultive une relation de tendresse avec ce travail sur le narratif, car elle puise dans l’histoire personnelle et met au jour des connexions entre leurs vies et les forces plus vastes originaires du déplacement et de la violence, ainsi que de leur résolution, ou de son absence.

Fig. 1

The Scar Project (2010), National Museum of the American Indian

The Scar Project (2010), National Museum of the American Indian
Photo : Brian Gardiner

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Fig. 2

Photo : David Ward

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Je rejoue (playback) l’ambivalence, le doute et le cynisme que j’entends dans le récit d’un conteur, sachant que mes collègues-acteurs vont y ajouter des éléments équilibrants ().

Ndejuru 2014

En novembre 2013, Bernard Drainville, ministre québécois responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, a introduit le projet de loi n° 60 lors de la première session de la 40e législature de l’Assemblée nationale du Québec. L’annonce de la Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité de l’État ainsi que l’égalité entre les hommes et les femmes et encadrant les demandes d’accommodement en mai 2013, et sa proposition officielle quatre mois plus tard, a provoqué une réaction publique polarisée. Manifestement, la « Charte des valeurs québécoises » présentée par le Parti québécois visait à résoudre la controverse entourant les accommodements raisonnables, qui a d’abord atteint un sommet durant la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles établie le 8 février 2007, suivie du rapport tabletté des commissaires Gérard Bouchard et Charles Taylor.

Le projet de loi n° 60 avait comme enjeu non seulement une modification à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, mais aussi l’imposition d’un ensemble de normes réglementant les apparences extérieures de plus d’un demi-million de travailleurs et de travailleuses du secteur public et parapublic (par exemple, interdiction du port de symboles religieux et dévoilement des femmes quand il s’agit de donner ou de recevoir des services fournis par l’État), instituant une injonction contre les aliments casher et halal dans les garderies et les hôpitaux, et rendant plus difficile pour les minorités non chrétiennes de prendre congé pour des motifs religieux. Au moment d’écrire ces lignes, 250 groupes et individus défenseurs et critiques de la Charte se préparaient pour plus de 200 heures d’auditions après avoir soumis des mémoires déclarant leur intérêt à se prononcer publiquement sur le sujet. La Commission des institutions de la législature, qui inclut les membres de l’Assemblée nationale de tous les principaux partis politiques, avait prévu siéger trois jours par semaine jusqu’à ce que tous les groupes et individus aient été entendus, ou qu’une élection soit déclenchée[3].

Le préambule du projet de loi n° 60 contenait cinq principes : 1) les valeurs que constituent la séparation des religions et de l’État ainsi que la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci; 2) la valeur que représente l’égalité entre les femmes et les hommes; 3) l’adoption de certaines mesures en vue d’assurer le respect de ces valeurs; 4) la nécessité d’établir certaines balises pour le traitement des demandes d’accommodement, notamment en matière religieuse; 5) l’importance accordée aux droits et libertés de la personne. Suivant immédiatement ce préambule, le chapitre premier articule la vision du gouvernement au pouvoir en ce qui a trait à la neutralité religieuse et à la nature laïque de l’espace public :

Un organisme public doit, dans le cadre de sa mission, faire preuve de neutralité en matière religieuse et refléter le caractère laïque de l’État tout en tenant compte, le cas échéant, des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique.

Bien que ces « éléments emblématiques ou toponymiques » ne soient nulle part définis, cet énoncé est généralement compris comme une référence aux innombrables symboles chrétiens présents dans l’espace public, dont l’immense croix illuminée au sommet du mont Royal au centre de Montréal, et le crucifix ornant le mur de l’Assemblée nationale, installé par le premier ministre Maurice Duplessis en 1936 pour symboliser l’unité entre l’Église et l’État. Drainville affirme l’ubiquité de ce symbole : « Que ce soit [à cause de] la croix sur le Mont-Royal, la croix sur le drapeau [du Québec], [ou] les croix sur les routes, sainte Élisabeth et sainte Dorothée peuvent dormir tranquilles » (CBC News 2013). De plus, il sous-entend la possibilité d’accommodements particuliers pour Noël et Pâques parce que, bien que ces fêtes aient été religieuses à l’origine, elles sont maintenant devenues des « congés fériés ».

Parmi les sujets les plus chaudement débattus se trouvent les différences entre un État laïque et une déclaration d’athéisme sanctionnée par l’État, les intentions qui sous-tendent ce que certaines personnes ont appelé « des politiques identitaires populistes dictées principalement par une xénophobie exprimée ou implicite, l’antisémitisme et l’islamophobie » (Siddiqui 2013), et l’assaut islamophobe culturel et religieux sur le pouvoir d’agir (agency) des Musulmanes concernant leur autodétermination et leur apparence extérieure dans l’espace public.

Le Scar Project

Pour sa part, la Commission de vérité et de réconciliation (CVR), qui relève des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada, a entrepris son mandat en juin 2008, avec l’intention explicite de découvrir la vérité sur les injustices commises dans plus de 125 pensionnats indiens au Canada (sauf à Terre-Neuve-et-Labrador, à l’Île-du-Prince-Édouard et au Nouveau-Brunswick). De plus, l’objectif de la CVR était d’admettre et d’avouer le mal perpétré envers les anciens pensionnaires qui ont été les cibles de la politique de l’« assimilation agressive » du gouvernement canadien par l’entremise de l’éducation (CBC News 2014). Du milieu du xixe siècle jusqu’à la fermeture du dernier pensionnat en 1996, les Églises unies, catholiques romaines, presbytériennes et anglicanes ont fait fonctionner le système des pensionnats indiens subventionné par le gouvernement (Petoukhov 2012 : 1) :

Les principaux objectifs du [système des pensionnats indiens] étaient de donner aux enfants autochtones une formation religieuse, de leur enseigner l’anglais ou le français, et de les aider à développer les habiletés nécessaires pour leur permettre de fonctionner convenablement dans une société colonisatrice. Pour atteindre ces objectifs, les pensionnats étaient conçus comme des institutions à part entière et avaient pour objet de déposséder les enfants autochtones de leurs cultures, de leurs langues et de leurs traditions, tout en les forçant à adopter des identités, des valeurs et des styles de vie eurocanadiens.

Lors de sept événements nationaux tenus dans différentes régions du Québec, la CVR s’est assurée de fournir un forum public à grande échelle et de promouvoir une prise de conscience de ce qui s’est véritablement passé dans les pensionnats indiens. La reconnaissance des multiples injustices commises sur une base ethnique, et dont les répercussions néfastes se prolongent chez les survivants et survivantes de ces pensionnats de même que sur leur descendance, pourrait également mettre en lumière la profondeur de cet impact négatif sur des générations de résidents et de résidentes indigènes de l’Île de la Tortue, tout en soulignant le pouvoir de la résilience.

Deux auditions régionales ont eu lieu dans le nord du Québec en mars 2011, et quatre autres se sont déroulées de janvier à mars 2013, à Sept-Îles, Val-d’Or, La Tuque et Chisasibi. Survivants et survivantes venant de ces communautés et de communautés voisines ont voulu témoigner de leurs expériences lors de séances publiques et privées. L’événement national québécois s’est tenu du 24 au 27 avril 2013, à l’hôtel Fairmont Le Reine Elizabeth à Montréal. L’ordre du jour comprenait la collecte de déclarations privées, des cercles de partage, des séances de partage avec les commissaires, des activités éducatives dans le contexte scolaire, des projections de films, des expositions d’oeuvres d’art, des concerts, des présentations spéciales et des tables rondes. Pendant toute la durée de l’événement montréalais a été entretenu à proximité, à la Place du Canada, le dernier feu sacré alimenté par les cendres des feux cérémoniels des événements nationaux précédents. Parmi les nouveaux témoins honoraires intronisés pendant l’événement et qui ont été appelés à agir en qualité de gardiennes et gardiens de l’histoire lorsqu’un événement historique important se déroule, mentionnons Charles-Mathieu Brunelle, directeur général de l’organisme Espace pour la vie, Éloge Butera, survivant du génocide au Rwanda et militant pour les droits de la personne, et Alanis Obomsawin, documentariste abénaquise de grande renommée.

Quel qu’ait été le poids des restrictions imposées par le gouvernement sur la portée de leur travail, la démission des premiers commissaires, motivée par la manière dont ils et elles percevaient la CVR – c’est-à-dire « compromise par une ingérence politique » (CVR 2012 : 2) – et les restrictions budgétaires majeures, les commissaires actuels ont à tout le moins tenté de créer les conditions permettant que des solutions de rechange soient entendues et prises en considération (Petoukhov 2012 : 1) : « Durant leur séjour au pensionnat, les enfants étaient souvent soumis à des agressions d’ordre physique et sexuel par le personnel de l’école (enseignants, religieuses, prêtres, médecins et autres), et de nombreux enfants sont morts de négligence et de maladie ».

Ignorée et activement dissimulée pendant des décennies, voire des générations, cette maltraitance généralisée est enfin exposée. Comme le dit la CVR dans son rapport intérimaire paru en 2012, « [j]usqu’à aujourd’hui, les propos de ceux et celles qui ont été directement touchés par la vie quotidienne dans les pensionnats indiens, en particulier les anciens élèves, ont été absents des dossiers historiques » (CVR 2012 : 13). Et, au-delà de la peine et de la souffrance associées aux traumatismes vécus dans ces pensionnats, la CVR est enfin en voie de reconnaître que la politique gouvernementale en la matière a été établie sur une base ethnique, de façon délibérée et calculée.

Ainsi, lors d’une conversation récente, Nadia Myre, responsable du Scar Project, m’en a décrit les intentions : « La rencontre est un moment de transformation. Si un récit te touche, il peut agir en profondeur; tu le sens dans ton corps et tu peux dépasser ton propre récit. Autant la personne qui parle que celle qui écoute sont transformées par le moment de la narration. » L’importance que Nadia Myre accorde à la performativité du narratif, et à sa réception, souligne notre responsabilité individuelle dans la compréhension du passé et dans l’orientation que nous donnons aux approches collectives de l’avenir.

  • Ma vie a été un gâchis sordide et tordu de souffrance psychologique avant de rencontrer mon gourou. À cause de mon karma d’Indienne née à Maniwaki, au Québec, dans cette vie j’ai dû endurer plusieurs pertes :

  1. Perte de mère, père, grand-père, grand-mère et de toute identité biologique, en raison de la grande rafle menée par le gouvernement du Canada au cours de laquelle la plupart des enfants ont été arrachés à leur parents durant les années 50; perte de mon nom, car je n’avais plus de nom ni d’identité officielle;

  2. Perte d’amour, d’affection, de soins et de camaraderie : prise en charge par la Société d’aide à l’enfance, j’ai grandi sous les lumières fluorescentes dès l’âge de 1 an jusqu’à 6 ans;

  3. Perte d’attachement : je me suis attachée à plusieurs parents de familles d’accueil pour leur être ensuite retirée. Une fois, j’ai été envoyée à la maison d’un médecin pour un an, mais on m’a retirée de chez lui parce que j’ai un coeur défectueux;

  4. Problèmes liés à l’adoption : celle-ci n’a rien arrangé. J’ai dû apprendre le polonais du jour au lendemain. Ma mère adoptive était schizophrène et mon adoption devait l’aider à traverser sa maladie mentale sérieuse. Au contraire, celle-ci s’est aggravée, et ma mère adoptive est devenue une malade chronique et violente, puis a fini par se suicider (image 000100, dans Myre 2010).

Fig. 3

The Scar Project, image 000100 (2005), Art Mur

The Scar Project, image 000100 (2005), Art Mur
Photo : Brian Gardiner

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  • Tout le monde a une histoire à faire pleurer. Souvent cette histoire forme une cicatrice. Cependant, toutes les cicatrices ne guérissent pas, et certaines que l’on croyait guéries éclatent parfois, explosent même, et là la douleur jaillit. Nos cicatrices, on les porte pour toujours. La vraie clé, donc, ce n’est pas de chercher à les effacer ni même à les recoudre, mais de continuer à vivre pour acquérir de nouvelles cicatrices parce que, même si l’on cherche des explications, la paix vient souvent seulement grâce au cheminement accompli. Ça prend de la douleur, des défis, sinon notre canevas reste vierge (image 000131, dans Myre 2010).

Fig. 4

The Scar Project (2012), Biennale de Sydney

The Scar Project (2012), Biennale de Sydney
Photo : courtoisie de la Biennale de Sydney

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  • Je n’imaginais pas pouvoir autant souffrir. Je ne sais pas comment guérir. Je ne pouvais pas me douter que tu étais capable de me faire ça (image 000363, dans Myre 2010).

Fig. 5

The Scar Project (2010), Kendall College of Art, Grand Rapids, Michigan

The Scar Project (2010), Kendall College of Art, Grand Rapids, Michigan
Photo : Nadia Myre

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  • 365

  • nombre de jours dans une année

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  • quand j’avais 8 ans je suis allée vivre avec mon père

  • ma mère est partie vivre au loin

  • par-delà la grande eau

  • pendant plusieurs années

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  • après cet abandon

  • les choses ont changé sans retour

  • J’AI ENFOUI CETTE DOULEUR AU TRÉFONDS DE MON ÊTRE

  • je l’ai niée pour toujours

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  • QUE MA MÈRE AIT SOUFFERT AU POINT

  • d’être incapable de s’attacher à moi

  • était une blessure profonde

  • (image 000365, dans Myre 2010)

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Fig. 6

The Scar Project (2012), Biennale de Sydney

The Scar Project (2012), Biennale de Sydney
Photo : courtoisie de la Biennale de Sydney

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Le playback theatre

Marqué par l’importance accordée au « partage de l’autorité » (Frisch 1990), le LHE élargit la pratique du playback theatre traditionnel, que l’on accuse de fonctionner sur une « impulsion utopiste » et une « tentative romantique de rompre l’isolement et l’oppression en fournissant un espace dans lequel tout récit peut être livré et puis représenté sous une forme artistique » (Sajnani et autres à paraître : 95). Bien qu’il soit toujours engagé envers l’improvisation, le LHE a mis l’accent sur l’incorporation par des acteurs et des actrices, afin de contrer la notion voulant que leurs interprétations soient neutres. De plus, les récits interrompus ou incomplets ne sont pas aplanis ni polis de façon artificielle (Ndejuru 2013 : s. p.) :

  • Je suis fière de mes origines rwandaises. Je suis née à Butare et dès l’âge de 2 ans j’ai vécu dans la diaspora, d’abord en Europe puis ici au Canada […] Les mots me manquent quand il s’agit de discuter des décennies de violence politique qui ont mené au génocide rwandais de 1994; on court toujours le risque de chosifier les catégories nuisibles de « Hutu » et « Tutsi ». Comment décrire la complexité des relations qui animent notre communauté rwandaise diasporique à Montréal, ou faire référence à nos récits contestés sans avoir l’air de « prendre pour » un camp ou l’autre?

    Après avoir plaidé pendant des années auprès de ma propre communauté rwandaise-canadienne afin qu’on essaie le playback theatre, je ne sais pourquoi j’ai été surprise quand on a insisté pour voir mon récit et mes intentions mis à contribution?

Fig. 7

Photo : David Ward

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  • Je suis Canadienne d’origine chinoise. Mes parents ont été des réfugiés après la guerre du Vietnam. Ma vie a été remplie de silences. Je pense souvent à la raison qui me pousse à faire du playback theatre. Pour moi, participer à ce projet et entendre raconter les grandes souffrances des gens, c’est comme écouter les histoires que je n’ai pas entendues. Ça m’est apparu clairement quand on était assis avec la communauté cambodgienne, où il y avait des grands-parents, des parents, des enfants – il y avait des personnes de ma génération qui se racontaient leurs histoires… et elles ont rempli mes silences (Lucy Lu, citée dans Sajnani et autres (2011 : 47)).

Fig. 8

Photo : David Ward

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  • Les silences ont été palpables dans presque toutes les communautés traumatisées où nous avons travaillé : une puissante envie de protéger la prochaine génération de la douleur versus son besoin très réel d’entendre raconter l’histoire (Ndejuru 2014).

  • J’avais 6 ans et demi quand j’ai été séparé de ma famille. Mon frère, qui a un an et demi de plus que moi, m’a élevé pendant deux ans et demi… Tout ce qu’on avait, c’était un pistolet, parce que mon père était Hutu, ma mère Tutsi, on était des personnes impures, et pourquoi je dis ça, je dis ça parce que mon oncle, un Hutu, est vraiment mort pour nous quand ils sont venus nous tuer; la dernière chose qu’il a donné à mon frère, c’est un pistolet, en lui disant : « s’il te plaît, protège ton petit frère » (anonyme, cité dans Ndejuru 2013 : s. p.).

Fig. 9

Photo : David Ward

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  • On construit de l’honnêteté sur le plan affectif, et une capacité à contenir les récits densément chargés, durant la performance, en participant à des ateliers préparatoires portant sur nos propres récits pendant les répétitions fermées (Ndejuru 2014).

  • C’est bien trop littéral! / Des émotions? Parler d’émotions!? C’est quoi ça, une thérapie?! / Tu veux que je te donne mon histoire et tu vas faire quoi? Tu choisis quoi? Où tu vas avec ça? / Ça c’était juste… n’importe quoi… du travail d’amateur. Vous n’êtes pas des artistes! / Fais signe que oui… tu as aimé ce que tu as vu… Allez, dis-le… / Qu’est-ce que vous ressentez vraiment? Vous autres les actrices et les acteurs, vous ne révélez rien sur vous-mêmes. Vous n’êtes pas neutres! / N’importe quel récit? Je peux raconter n’importe quelle histoire? D’accord, alors si je te raconte combien je déteste ces gens-là – tu sais, EUX AUTRES là! Vas-y, rejoue-moi ça! / Où est l’analyse? Tu ne me ressembles pas du tout. Qu’est-ce qui te fait croire que tu peux jouer mon histoire? (« Rhapsodie » LHE, citée dans Sajnani et autres (à paraître : 95-96))

Fig. 10

Photo : David Ward

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  • Quand elle a été confrontée à la litanie de souffrances de la communauté rwandaise-canadienne, notre courageuse troupe a improvisé de nouveaux sentiers qui nous ont permis d’aller vers des récits familiers, et d’en revenir (Ndejuru 2014).

Conclusion

Les intentions d’événements publics nationaux comme la Commission de vérité et de réconciliation et les auditions sur le projet de loi n° 60 sont politiquement motivées et investies d’une lourde charge sur le plan éthique. Bien que le ministre Bernard Drainville ait dit espérer un débat « respectueux », il fut catégorique dans son refus de ne pas modifier la direction fondamentale du projet de loi n° 60 qui, à son avis, était « non négociable » et essentielle à la création d’un environnement laïque neutre (Authier 2014). En agissant ainsi, non seulement le gouvernement du Québec se trouvait à contrôler étroitement le dénouement de ce processus, mais de plus, rendait les communautés minoritaires qui subissaient déjà des « dommages collatéraux » découlant du débat sur les valeurs (Authier 2014), encore plus invisibles du fait que certains aspects essentiels de leur identité avaient été supprimés dans la sphère publique. Bien que l’adoption du projet de loi n° 60 aurait pu ouvrir la question de sa constitutionnalité, sa légitimité n’aurait pas dû être envisagée qu’en fonction de sa simple moralité. Dicter des normes sur l’apparence extérieure, le régime alimentaire et la pratique spirituelle quotidienne sous prétexte de la neutralité de l’État sanctionne un semblant d’universalité et mine à la fois les critiques postcoloniales et féministes transnationales qui affirment l’impératif de vigilance pour bien comprendre les intersections entre le statut de nation, l’ethnie, le genre, la sexualité et l’économie, et les politiques qui émergent au carrefour de l’impérialisme, du nationalisme et du colonialisme.

La tentative de la CVR de corriger les effets socioculturels de la colonisation s’avère louable. Cependant, elle est également limitée, et potentiellement trompeuse, dans la mesure où elle maintient en place les structures systémiques à l’intérieur desquelles le groupe dominant contrôle les paramètres et les résultats du processus de transmission publique des récits, voire les récits comme tels. Malgré l’intention à deux volets de la CVR, soit « de révéler aux Canadiens la vérité complexe sur l’histoire et les séquelles durables des pensionnats dirigés par des églises » (CVR 2012) et « d’orienter et d’inspirer un processus de témoignage et de guérison qui devrait aboutir à la réconciliation au sein des familles autochtones, et entre les Autochtones et les communautés non autochtones, les églises, les gouvernements et les Canadiens en général » (id.), le format et l’application de son mandat demeurent paternalistes. De plus, l’absence de cadre critique lié aux priorités postcoloniales transnationales, telles qu’elles ont été ébauchées par exemple dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, risque de dépolitiser l’ensemble de l’exercice et de restreindre la possibilité de tout changement significatif de politique (par exemple, l’établissement d’un fonds consacré au renouveau culturel, la tenue d’une campagne de sensibilisation publique détaillée doublée d’efforts éducatifs en milieu scolaire, ou encore l’élargissement et la bonification des services en appui à la santé).

Il n’est donc peut-être pas étonnant qu’au Québec la transmission orale de récits personnels ait émergé comme pratique d’art contemporain et soit mise en action par des individus « racialisés » afin de communiquer leur expérience marginalisée. Le Scar Project de Nadia Myre et le travail du LHE dans le contexte du projet Life Stories viennent rappeler que, s’ajoutant aux préoccupations actuelles autour de l’identité et de l’autorité de la mémoire, la négociation des constructions historiques et culturelles doit être un processus participatif ouvert à, de même que façonné par, chaque individu dont la voix a été supprimée, bâillonnée et effacée des dossiers publics. La communication orale participative de récits personnels permet à ces souvenirs contradictoires d’être valorisés, à des récits complexes qui se chevauchent – qui se contredisent même – d’être consignés ainsi qu’au conflit d’être négocié par l’entremise de la créativité et de la communication plutôt que par la violence et l’utilisation oppressive du pouvoir. Sans prétendre jouer un rôle direct dans des changements apportés aux politiques fédérales et provinciales, les contrerécits qui ressortent de ces oeuvres affirment non seulement l’accomplissement et la résistance de l’individu, mais aussi la lutte collective nécessaire pour rallier un pouvoir d’agir efficace.

Les récits supprimés, ignorés et jusqu’à maintenant inédits doivent être élaborés, racontés et entendus dans le but de permettre une guérison d’ordre individuel et social : c’est là un projet culturel vital, exigeant une réception publique importante et significative, de même qu’une participation active. Se permettre d’être habitée par le récit d’une autre personne, et prendre le risque de se montrer vulnérable en permettant à son propre récit d’animer celui des autres, se révèle un processus dynamique et libérateur doté du potentiel d’élargir plutôt que de contracter l’identité. Ce n’est qu’une fois que ces trames narratives marginalisées, dissimulées et inachevées feront partie intégrante du tissu du conscient collectif qu’il sera alors opportun de les laisser de côté.