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Féminismes électriques : 40 ans d’engagement à La Centrale Galerie Powerhouse

En septembre 2012, La Centrale Galerie Powerhouse a lancé Féminismes électriques, monographie qui commémore ses 40 ans d’engagement, mais également la réaffirmation d’un mandat féministe élaboré à même la critique d’une certaine idéologie (féministe) dominante. À cet effet, dans son introduction, l’auteure et commissaire Leila Pourtavaf précise que la programmation de La Centrale s’appuie aujourd’hui sur un féminisme qui remet en question les rapports de pouvoir et les normes qui régissent la société, telles que les normes sexuelles, de genre, de classes sociales, de race, capitalistes et impérialistes. Elle ajoute que, en reconfigurant son mandat, La Centrale a cherché à déconstruire les métarécits de manière à diversifier les voix féministes. De ce fait, depuis 2007[1], les enjeux queers et trans*[2] sont au coeur des préoccupations de La Centrale, de même que les luttes autochtones partout au monde, les combats contre l’impérialisme à l’étranger, l’« homonationalisme » et la critique des politiques institutionnelles (p. 21).

Les monographies Instabili (1973-1990), Textura (1991-1999) et, plus récemment, Féminismes électriques (2000-2010) rendent compte des débats féministes qui ont traversé les activités de La Centrale. Regroupant les textes d’une diversité d’actrices (artistes, employées, universitaires et commissaires), cet ouvrage permet d’explorer des productions artistiques et féministes de la dernière décennie, qui ont été pensées à travers « un contexte mondial plus large » précise Leila Pourtavaf en introduction (p. 19).

Ainsi, dans son article, Helena Reckitt mentionne l’événement GENDER ALARM! Nouveaux féminismes en art actuel (automne 2008), « une exposition collective touffue qui inaugurait le nouveau mandat de La Centrale, lequel vise non plus seulement les femmes artistes, mais tous les artistes, quel que soit leur genre, qui abordent les rapports de force sociaux et politiques dans leur travail » (p. 42). Selon Reckitt, La Centrale a annoncé ce changement de vision durant « l’année de l’art féministe », en 2007, qualifiée ainsi en raison de l’effervescence des expositions féministes en Amérique du Nord comme en Europe. À cet effet, elle souligne que les expositions Ridykeulous[3] et Shared Women[4] ont été particulièrement déterminantes puisqu’elles proposaient « un métissage d’art féministe et d’art queer comme à La Centrale » (p. 44), contrairement aux grandes rétrospectives WACK! Art and the Feminist Revolution et Global Feminism, plutôt axées sur la présence des femmes artistes dans les musées et dans l’histoire de l’art (p. 43).

À l’instar des grandes rétrospectives qui ont témoigné de l’importance des femmes artistes dans la sphère artistique, Thérèse St-Gelais observe que leurs pratiques (explicitement féministes ou non) ont contribué à l’émergence des questions identitaires et qu’elles ont permis de redéfinir les contours de la pensée féministe. Pour le démontrer, St-Gelais a choisi de se pencher sur les collectifs Women With Kitchen Appliances (WWKA) et les Fermières Obsédées (F.O.), ainsi que sur les artistes Raphaëlle de Groot, Martha Rosler, Sorel Cohen et Suzy Lake, ces trois dernières ayant posé les jalons d’une histoire de l’art féministe et alimenté les débats féministes des années 70 (p. 58). Par exemple, dans Semiotics of the Kitchen (1975), Rosler performait devant la caméra avec des accessoires de cuisine qu’elle détournait de leur fonction de manière dérisoire. Trente ans plus tard, explique St-Gelais, en testant les « propriétés sonores » de ces objets connotés, les WWKA ont émis à leur tour un commentaire critique « à l’égard des rôles et des fonctions déterminés au plan domestique » (p. 60). Les WWKA ont également ébranlé l’identité « féminine » par l’appropriation subversive de ses codes et ont ainsi rendu visible la manière dont le genre est performé.

Tandis que St-Gelais montre comment le sujet du féminisme peut être (re)pensé, voire actualisé, à partir de certaines pratiques performatives en art actuel (p. 69), Trish Salah se demande « comment penser le détournement de l’identité », « la critique de l’identité » ou l’« anidentité », parallèlement à l’exclusion des personnes trans* (p. 95). Invitée à l’occasion d’une table ronde au sujet du repositionnement du mandat de La Centrale, cette auteure souligne que la « déconstruction » du genre binaire, largement associée aux politiques queers, ne signifie pas – au sens derridien du terme – son abolissement, mais bien le « recadrement » de celui-ci. À cet effet, elle énonce que la réassignation du sexe et du genre, chez les personnes transsexuelles, participe à la mise en échec de la norme essentialiste et de l’éducation reçue. S’effectuant sur le plan anatomique, hormonal, social et juridique, la transition incarne à la fois la négation et la reconstruction du genre. L’« anidentité », explique cette auteure, ne peut donc pas convenir à tout le monde (p. 96-97). Au moment où La Centrale a cherché à établir des bases pour penser l’identité ou l’« anidentité », Salah a apporté un point de vue critique devant l’édulcoration des masculinités trans*, ce qui a eu pour effet d’entraîner leur marginalisation (ne pas être « vraiment » un homme ou être un homme « spécial ») (p. 103). Elle a ainsi montré que la prise en considération des identités (politiques) est nécessaire à la conceptualisation et à la mise en pratique d’un mandat féministe plus inclusif.

Dans son texte, Bernadette Houde, membre du groupe Lesbians on Ecstasy, observe que l’emploi du terme et de la catégorie identitaire « lesbienne » demeure politique, voire subversif. En insistant sur le caractère poreux des luttes féministes à travers les générations, elle informe le lectorat de l’existence d’un courant musical issu des luttes féministes des années 70, notamment inspiré de la musique folk et des chansons contestataires des luttes de classes des années 30 et 40. Selon Houde, par la musique, les femmes pouvaient témoigner de leurs réalités au sein de la « gauche masculine » et véhiculer des principes féministes (p. 119). À cet effet, elle signale qu’un groupe de féministes lesbiennes a créé, en 1972, Olivia Records, compagnie qui a joué un rôle déterminant dans la diffusion des artistes lesbiennes (p. 120). C’est donc en s’appropriant la compilation Lesbian Concentrate : A Lesbianthology of 13 Songs and Poems 100 % Undiluted, produite par Olivia Records, que le groupe Lesbians on Ecstasy a remis en question, à son tour, la culture musicale masculine et « hétéronormée », afin d’en dévoiler la structure et de rendre compte du « caractère fermé de la production et de la réception lesbienne » (p. 123). Conséquemment, en créant de nouveaux langages musicaux par l’utilisation du principe de l’échantillonnage, le groupe Lesbians on Ecstasy prend part au tissage d’une communauté féministe et queer intergénérationnelle et diversifiée.

À la manière de l’échantillonnage, l’hybridation des genres est omniprésente dans le travail des artistes Stéphanie Chabot et Dominique Pétrin, de même que l’esprit du mouvement punk, la fiction et la culture populaire (p. 128). Lors de son entretien avec les artistes, Manon Tourigny souligne également leur intérêt pour la couleur, « créant un langage plastique proche de la saturation » (p. 133). Par exemple, en travaillant à grande échelle la surabondance de motifs colorés, Dominique Pétrin provoque chez le public un sentiment de « domination plastique », accentué par un véritable phénomène d’« hypnose visuelle » (p. 133). De son côté, par l’attention accordée à « la lumière, [à] la couleur et [aux] textures », Stéphanie Chabot arrive à se connecter avec « le monde non humain dont on fait partie » (p. 134). À travers ses oeuvres, Chabot remet en question notamment notre rapport à l’objet qui peut être fabriqué, trouvé, transformé et qui, dit-elle, nous subsiste en tant que matière. Lors de sa dernière installation, en brouillant les repères quant à la provenance des objets, l’artiste a cherché à exprimer le « cauchemar ultime du capitalisme où les corps deviendraient des objets et où les objets deviendraient des entités vivantes, voire vengeresses » (p. 137). Voilà qui donne le ton au titre de l’entretien, « Le rire de la sorcière », être mythique qui a « le pouvoir de transformer les choses » (p. 137).

Dans le second entretien de Féminismes électriques, Reena Katz discute de la pratique de Jumana Manna, mieux connue pour son oeuvre familiar, vidéo dans laquelle l’artiste, alors âgée de 18 ans, tète le sein de sa mère. Outre « l’expérience d’une perte existentielle », soit le détachement du corps de la mère (p. 158), une grande part du travail de Manna se veut explicitement politique. Étant native de la Palestine et réfléchissant sur l’endroit d’où elle vient, l’artiste discute du paradoxe entourant le boycottage culturel, mouvement qui fait pression sur les intellectuelles et les intellectuels de même que sur les actrices et les acteurs culturels afin que ces personnes travaillent à faire changer le gouvernement (ce qui est le cas en Israël sous l’apartheid). D’une part, dit-elle, « [l]e but du boycottage est de stopper le processus de normalisation qui est en train de faire d’Israël un État démocratique normal, ce qu’il n’est pas » (p. 161). D’autre part, elle affirme ne pas souhaiter que les voix « dissidentes » du monde intellectuel et culturel soient boycottées, puisque les artistes ainsi que les intellectuelles et les intellectuels palestiniens-israéliens demeurent sous-représentés en Israël. À travers des expositions comme Stop Making Sense ou Overlapping Voices, Manna cherche à trouver un équilibre et à faire ressortir la complexité du conflit (p. 162).

L’avant-dernier texte du recueil, écrit par Onya Hogan-Finlay, porte sur Native Agents, collection publiée par l’éditeur américain indépendant Semiotext(e). Fondée par Chris Kraus, la collection regroupe douze ouvrages provenant majoritairement d’écrivaines, qui ont cherché, par la vulgarisation ou la poésie, à rendre les ouvrages théoriques plus accessibles, notamment pour les femmes artistes qui se sentaient exclues du champ théorique (p. 176-177). Loin d’être « dilués », « ces textes poétiques et d’apparence frivole étaient dédiés à la mise en pratique radicale de certaines théories de la subjectivité, mises de l’avant par la théorie française » (p. 177). À cet effet, le texte suivant, rédigé par Aneessa Hashmi, rend bien compte de la mise en pratique de la théorie, et ce, par des moyens artistiques. Développé en petits blocs utopiques tels que « Dévoiler l’illusion », « Réorganiser l’émancipation » et « Communiquer l’action » (p. 184-187), le travail d’Hashmi témoigne du pouvoir poétique des mots, et de la fraîcheur politique d’un ouvrage comme Féminismes électriques : un livre collectif dans lequel pratique, théorie, art, féminisme et queer apparaissent comme des vases communicants, interpénétrants, et dans lesquels les idéaux se régénèrent. Après maintes transformations, alors que La Centrale existe aujourd’hui « par et pour » les artistes et ses membres, l’ouvrage Féminismes électriques fait état d’une utopie vécue à ce jour, celle d’une galerie féministe fonctionnant sous les rouages de l’horizontalité[5].