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Lancé lors du 82e Congrès de l’Acfas 2014, l’ouvrage de Julie Lavigne comprend huit chapitres. Préfacé par Thérèse St-Gelais, professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), ce livre est issu de la thèse de doctorat en histoire de l’art de Julie Lavigne. Les quatre premiers chapitres traitent respectivement de la distinction entre l’érotisme et la pornographie, de la généalogie de la notion d’érotisme chez Georges Bataille, de la pornographie (entre l’aveu et le fantasme) ainsi que de la réarticulation de la dynamique entre l’érotisme et la pornographie. Des oeuvres d’artistes féministes en arts visuels, soit celles des Américaines Carolee Schneemann et Annie Sprinkle, de la Suissesse Pipilotti Rist et de la Sud-Africaine Marlene Dumas, sont ensuite analysées. Des photographies des oeuvres étudiées sont reproduites dans cet ouvrage avec l’autorisation des artistes.

Selon l’auteure, le but de cet ouvrage est d’examiner le début du phénomène de la pornographie féministe en art, c’est-à-dire « l’analyse de la signification des emprunts à la pornographie dans le travail artistique féministe contemporain » et « la problématique de la relation érotisme/pornographie en conjonction avec la mutation au sein du mouvement féministe » (p. 21-22). Ainsi, l’aspect historique sera présent pour documenter tant les courants de pensée que la définition des concepts d’érotisme, de pornographie, de propornographie et de post-pornographie utilisés par Georges Bataille, Linda Williams, Gloria Steinem et plusieurs autres. L’originalité de cet ouvrage tient au fait que « la pornographie en art n’a pas été abordée de front en histoire de l’art dans une perspective féministe » (p. 20) et que « le phénomène de l’utilisation de certains traits du genre en art visuel n’a fait l’objet d’aucune recherche sérieuse jusqu’à maintenant » (p. 22).

L’auteure a fait le choix méthodologique de restreindre le corpus à quelques oeuvres significatives. Ainsi, l’analyse des oeuvres choisies respecte les trois niveaux d’analyse iconologique d’Erwin Panofsky. De plus, Lavigne a nourri ses réflexions « de différentes approches théoriques, notamment la sémiologie, l’esthétique et l’histoire de l’art » (p. 21).

Chapitre 1 : « La distinction entre l’érotisme et la pornographie »

Selon Lavigne, il existe plusieurs distinctions entre l’érotisme et la pornographie : « La nécessité de les distinguer sera singulièrement importante chez les féministes contre la pornographie, particulièrement chez les féministes des États-Unis, où la lutte anti-pornographie commence et où s’articule cette distinction avec le plus de ferveur partisane » (p. 26). L’auteure démontre que deux courants féministes ne s’entendent pas sur la définition des concepts, les effets de la pornographie, les principes de la liberté de parole, de l’égalité et de l’authenticité sexuelle (p. 31). Lavigne conclut que les tentatives de distinguer l’érotisme et la pornographie prennent appui sur une conception subjective du bien et du beau. Aussi propose-t-elle de les aborder séparément.

Chapitre 2 : « Généalogie de la notion d’érotisme chez Georges Bataille »

Au chapitre 2, l’auteure présente la notion d’érotisme développée par Bataille et les interprétations qu’en ont faites Michel Foucault ainsi que les féministes Julia Kristeva et Jessica Benjamin. Selon Bataille, « [dans] L’Érotisme, il s’agit de transgresser deux interdits : la mort et la sexualité » (p. 41). Par la suite, sont présentés les trois types d’érotisme mis en évidence par Bataille : l’érotisme des corps, l’érotisme des coeurs et l’érotisme sacré. Pour sa part, Foucault interroge les concepts de transgression et d’interdit dans un article intitulé « Préface à la transgression ». Il associe de manière intime la sexualité, la religion et le langage qu’il développe dans la Scientia sexualis (p. 53).

Par référence au titre de l’ouvrage, Lavigne met en lumière le concept de traversée de l’interdit élaboré par Kristeva : « La traversée signifie un dépassement qui maintient simultanément la barrière… la traversée d’interdit (ou discours, Œdipe, mère) recherche la limite de l’être, la fracture et permet, comme la transgression, l’expérience de l’érotisme » (p. 56). Finalement, Lavigne présente l’interprétation de l’oeuvre de Bataille que fait la psychanalyste Benjamin : « La principale raison pour laquelle il n’y a pas de symbole féminin pour contrecarrer le monopole du Phallus dans la représentation du désir, c’est que la mère est une figure profondément désexualisée » (p. 57). Pour Benjamin, l’expérience érotique chez Bataille est une relation intersubjective entre deux sujets : « il y a en réalité deux niveaux d’interaction : l’intrapsychique qui concerne les instincts et les fantasmes inconscients et l’intersubjectivité qui se trouve dans la reconnaissance entre soi et l’autre » (p. 59). Aux yeux de Benjamin, « la notion d’intersubjectivité réfère à notre capacité de reconnaître l’autre comme un sujet indépendant, et la condition primaire de l’intersubjectivité dans la relation érotique est de vivre en commun le vertige, et ce, même si des échecs de reconnaissance surviennent » (p. 59).

Chapitre 3 : « La pornographie : entre l’aveu et le fantasme »

Lavigne interroge la notion de pornographie « en tentant de laisser de côté les jugements moraux, de goût et de valeur qui lui sont associées lorsqu’elle est comparée à l’érotisme » (p. 61). Elle dresse un bref historique de la pornographie et tente de circonscrire les critères ontologiques, stylistiques et fantasmatiques qui servent à la définir (p. 61). Ce chapitre est très intéressant puisqu’il propose des définitions de la pornographie en tant qu’objet culturel. On y décrit le contenu des films pornographiques et leurs effets sur les femmes. Lavigne fait écho aux termes employés dans l’industrie de la pornographie dure (hard core) définis par Williams (p. 69-73).

Chapitre 4 : « Réarticulation de la dynamique entre l’érotisme et la pornographie »

Selon Lavigne, « la pornographie est toujours de nature érotique alors que l’érotisme n’est pas nécessairement, en retour, pornographique […] l’érotisme ne s’oppose pas à la pornographie mais l’englobe » (p. 88 et 91). Pour appuyer cet énoncé, elle fait référence à l’article de René Payant intitulé « Rhétorique du corps, l’érotisme de l’image ». Ce dernier perçoit l’érotisme et la pornographie comme une forme de « sexualité parlée » (p. 89). Finalement, l’auteure propose un axe sur lequel peuvent être analysées les images sexuelles, dont la pornographie constitue l’une des extrémités : « Les stratégies d’excitation du spectateur ainsi que leurs effets physiologiques sur celui-ci sont déterminants aux deux extrémités de l’axe de l’érotisme » (p. 91).

Chapitre 5 : « Une précurseure emblématique, Carolee Schneemann »

Lavigne analyse deux oeuvres de Carolee Schneemann (Eye Body : 36 Transformative Actions for Camera (installation/performance, 1963) et Interior Scroll (performance, 1975) afin d’aborder les fondements artistiques à traiter de la sexualité explicite, de la pornographie et de l’érotisme, mais aussi les deux principaux débats qui ont été soulevés par la production de ces oeuvres, soit l’objectivation sexuelle de la représentation du corps des femmes et la posture essentialiste des oeuvres (p. 93) : « En effet, les études féministes en général, comme l’histoire de l’art en particulier, cherchent plutôt à abolir l’objectivation sexuelle et à rejeter l’essentialisme » (p. 94). Les définitions des termes « objectivation », élaborée par Marthe C. Nussbaum, et « essentialisme », provenant de Diana Fuss, sont éclairantes pour mieux comprendre l’aspect politique des oeuvres décrites.

Chapitre 6 : « Pickelporno de Pipilotti Rist : la vidéo au service de l’excès »

L’oeuvre de Rist examinée par Lavigne est une mono bande vidéo de 12 minutes accompagnée d’une trame sonore qui joue un rôle capital dans la représentation du coït. Ce ne sont pas les personnages qui performent le coït mais bien la vidéo :

C’est par un montage de plus en plus saccadé accélérant l’enchaînement des images, par des incrustations de plus en plus généralisées et par l’accélération de la trame sonore que la vidéo fait jouir ses personnages […] l’artiste impose à la fois le médium et le sujet derrière la vidéo […] contrairement au regard soi-disant neutre de la caméra, et en particulier de la caméra pornographique (p. 138).

L’oeuvre emprunte les caractéristiques du genre pornographique : minceur de l’histoire, mise en scène répétée de relations sexuelles, plans extrêmement rapprochés de l’action pour montrer le plus directement et le plus près possible l’acte sexuel. « Néanmoins, les images de la bande de Rist vont au-delà du gros plan en montrant à deux occasions l’invisible, soit la chaleur des corps à l’aide de la thermographie et l’intérieur du vagin par l’utilisation d’une petite caméra. Montré de l’intérieur, le sexe féminin sera exposé comme jamais, car rares sont les films hard core qui font cette mise en scène » (p. 147). Selon Lavigne, « en dérogeant à la convention du hard core, en utilisant abondamment l’humour, en misant sur une sexualité moins phallique et surtout en laissant la technique accomplir l’acte sexuel, Pickelporno teste les limites de la pornographie au point de les dépasser » (p. 156).

Chapitre 7 : « The Sluts and Goddesses Video Workshop d’Annie Sprinkle : une subversion queer de la convention hard core »

À cheval sur la vidéo d’art, le documentaire et l’atelier didactique, la vidéo de Sprinkle qu’a choisie Lavigne est « une pornographie éducative, un plaidoyer pour la liberté d’expression pornographique, un atelier vidéographique d’éducation sexuelle pour femmes et un manifeste féministe […] l’oeuvre expérimente cette hybridité de manière absurde, humoristique et ironique, tout en gardant une dose d’éléments destinés à être perçus au premier degré » (p. 159). Le but de cette vidéo est d’améliorer la vie sexuelle des femmes. La structure de cette vidéo respecte les conventions de la pornographie hétérosexuelle, mais c’est une pornographie faite uniquement entre femmes : « Voilà le pied de nez le plus efficace que l’on pouvait faire à la pornographie conventionnelle : respecter toutes ses conventions, de la trame narrative aux types de numéros sexuels en passant par une quantité similaire de variations de numéros, le tout sans avoir recours à aucun mâle… » (p. 171).

Chapitre 8 : « Porno Blues et Porno as Collage de Marlene Dumas : de l’abjection à l’érotisme »

Les deux oeuvres de Dumas étudiées par Lavigne se composent de six lavis d’encre sur papier de dimensions similaires, couplés par deux disposés en trois rangées produisant une oeuvre rectangulaire. Ces dessins montrent des femmes nues, jambes écartées, offrant leur sexe au spectateur ou à la spectatrice (p. 183). Le procédé artistique utilisé par Dumas consiste à transformer des images pornographiques en oeuvres d’art. Cependant, « le rendu flou des lavis l’éloigne considérablement du médium cinématographique, vidéographique et photographique » (p. 187).

Lavigne discute du concept de l’abjection, élaboré par Kristeva :

Dans les oeuvres de Dumas, c’est d’abord par le recours à une sexualité explicite que les deux oeuvres sur papier transgressent l’ordre artistique, d’autant plus qu’il s’agit de l’oeuvre d’une femme. Traiter de pornographie de cette manière alors qu’il y a, en 1993, un quasi-consensus chez les féministes pour considérer la pornographie comme un mal à combattre, relève d’une pure transgression politique (p. 194).

Finalement, Lavigne aborde l’abjection dans la jouissance.

Conclusion

Il est intéressant de constater que cet ouvrage associe des concepts développés par des spécialistes de la recherche ainsi que par des féministes de l’histoire de l’art et des sciences sociales sur l’érotisme et la pornographie. Il regroupe 343 entrées. L’analyse des oeuvres de trois artistes féministes en arts visuels permet à Lavigne de concevoir la « métapornographie » qui transcende les codes habituels de la pornographie commerciale produite par les hommes. Toutefois, cela est possible en éludant l’aspect moral de la pornographie et l’érotisme sacré des relations sexuelles entre les personnes. AVERTISSEMENT : la lecture de cet ouvrage provoque l’excitation sexuelle!