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Carte blanche

Dès les premières lignes de ses Écrits au noir, « suite de réflexions passionnées » publiée en 2009 chez l’importante maison des éditions du remue-ménage, France Théoret semble d’emblée prendre le risque de la rétrospective : « Au moment où j’ai commencé, j’avais le projet d’une esthétique et d’un art à la recherche du délire littéraire qui invente quelque chose du féminin » (p. 9). Or, on comprend rapidement que l’usage à l’imparfait, et à la chaîne, de formules telles que « [j]e récusais », « je pensais », « [i]l me fallait » ou encore « je tenais » n’imposera pas à la lecture le poids nostalgique du bilan. En fait, si Théoret choisit aujourd’hui encore d’écrire des textes « pour défendre le mouvement [féministe] dit extrémiste, en d’autres mots, pur et dur » (p. 53), la présence du passé ne tient pas lieu d’idéal. Conjugué au présent à travers le geste d’écrire, le passé se veut plutôt garant d’une force des commencements. Se trament alors tout au long des essais que présente en quatre temps l’auteure, non seulement l’expérience singulière d’une parole publique, mais aussi celle d’un engagement politique constant : d’une expérience, donc, qui même après avoir traversé plus de trois décennies, continue de s’inscrire toujours aussi fermement, et sans prétention, dans cette « lutte sans cesse recommencée et renouvelée avec la langue » (p. 16) qu’appellent le féminisme et la littérature.

Parti pris d’écriture et féminisme au noir

L’idée maîtresse qui lie l’un à l’autre chacun des chapitres des Écrits au noir est celle d’une « narration [qui] établit des liens ». C’est-à-dire que, si le choix des mots et des expressions dans l’ensemble de l’oeuvre de Théoret tend effectivement à « cultive[r] des attitudes contraires, antagonistes », il y a bel et bien dans le présent ouvrage une volonté pour l’écrivaine de traduire cette posture solitaire et solidaire assumée depuis ses premières publications. Or, Théoret est tout à fait consciente à la fois des pièges et des ouvertures que représente pour le féminisme et la littérature un tel dédoublement de la voix. L’écrivaine profite d’ailleurs de l’espace privilégié de l’essai pour se confronter elle-même (p. 23) : « comment une femme ose-t-elle être seule, comment ne pas se poser devant la collectivité? […] Comment affirmer que le personnage solitaire ne s’isole pas? » Bien qu’elle ne prétende pas détenir une réponse unique à ce débat que relance constamment le féminisme, Théoret ne cesse d’écrire l’alliance entre sa propre voix et celles de ses narratrices – elles-mêmes construites, comme l’auteure le précise, dans le montage de diverses voix – afin de « marquer des relais entre la pensée, l’action et la présence aux autres » (p. 23). En ce sens, si un tel parti pris de la solitude connaît la marge, il ne mène pas à l’exclusion. La solitude pour Théoret porte au contraire l’idée d’une distance que doit maintenir le sujet engagé : une distance in(dé)finie qui serait toujours appelée à être repensée, décentrée, pour que l’occupation de la marge n’aille jamais de pair avec l’idée fausse d’un refuge, d’un repos. À ce sujet, la position de Théoret est ferme : « Peu importe ce que j’ai à écrire : le chaos, la folie, l’angoisse, le noir, l’abjection, la honte, la violence incessante, les conflits insolubles, il m’apparaît nécessaire d’écrire avec précision et avec rigueur de façon à rendre au langage sa priorité » (p. 16).

La lucidité dont témoigne Théoret se voit pourtant accrue quand, au bout d’un élan, elle avoue ceci : « Malgré tout, il reste un sentiment de perte » (p. 16). Cette façon de dire l’inachèvement, malgré tout, instaure une certaine souplesse entre les idées que défend ou dénonce avec rigueur Théoret. Empruntant à la résistance ses exigences d’affront, mais aussi de perpétuelles remises en question, les Écrits au noir reflètent d’emblée les positions de l’« observatrice » et du rôle de « témoin » que s’efforce d’investir l’auteure. Il ne s’agit cependant, en aucun cas, d’aspirer à l’objectivité ou à la neutralité. Le fil que suit la pensée de Théoret consiste, au contraire, « à défaire [l]es représentations et à en faire apparaître la mouvance » (p. 74). Écrire devient ainsi une pratique qui doit, à l’instar de la littérature, aller « à contre-courant de son époque » (p. 74). Se percevant elle-même comme « une émigrée de l’intérieur », Théoret partage avec la philosophe Hannah Arendt la conviction que « [l]e non-conformisme est la condition sine qua non de l’accomplissement intellectuel » (p. 76). C’est d’ailleurs en écho à de tels propos qu’il faut saisir Théoret quand elle écrit ce qui suit : « Je conteste, je proteste, je ne suis jamais en phase, en accord, en harmonie avec la majorité » (p 74). Or, bien que son désir de résister soit obstiné, il n’est pas borné. L’occupation de la marge est portée chez elle par l’idée d’un ralliement. Elle reconnaît en ce sens que « les anticonformistes accroissent l’angle de vision de la réalité […] [et que sa] fidélité aux écrivains marginaux demeure. Qu’importe si les marginaux ont disparu d’un trait de langage pour les institutions littéraires. Ils et elles existent. Leur inquiétante étrangeté donne à la littérature ses grandes exigences » (p 15).

Inventions et affinités littéraires

Les directions que prennent les Écrits au noir sont tout sauf linéaires. S’il y a bien sûr chez Théoret une volonté de « réfléchir à une problématique globale », le mouvement qu’elle impulse à sa pensée dès la première partie intitulée « Parti pris de l’écriture »et qui chemine à travers « Le féminisme au noir » et « L’invention politique » jusqu’à l’ultime « Affinités littéraires » ne rappelle pas sans hasard celui de la spirale : un mouvement non seulement conscient de la nécessité de la répétition, mais chaque fois inachevé par « la certitude irréfragable qu’il faut aller vers l’extérieur, se décentrer ou s’excentrer, sortir de soi » (p. 26). Cette attraction de l’autre sur soi – et de soi vers l’autre – se traduit notamment chez Théoret par les voix littéraires qui l’habitent : les récurrentes dans le présent ouvrage étant celles d’Antonin Artaud, de Claude Gauvreau, de Hannah Arendt et d’Elfriede Jelinek. Or, l’écrivaine ne pervertit pas l’espace du « parti pris » pour rendre hommage à ces voix. Elle ne prend pas appui sur elles. Il y a plutôt un désir de remanier, depuis l’acte de lecture et à travers celui de la narration, une pensée de l’amitié qui « n’a rien à avoir avec la sentimentalité et la sensiblerie » (p. 30). Théoret revient d’ailleurs brièvement sur la traduction anglaise de son récit Huis clos entre jeunes filles (2000) en évoquant un certain malaise à l’égard des lectures faites par les universitaires pour qui « l’amitié est devenue l’amour lesbien » (p. 30). Si cette suspicion de l’amitié entre les filles et les femmes ne date pas d’hier, Théoret en refuse toujours aussi fermement la facilité. La référence aux « amitiés ferventes décrites par Marina Tsvetaeva » (p. 30) pour nuancer sa propre approche se veut dès lors tout à fait éloquente. Bien qu’elle précise que « [l]’expression de la poète russe comporte une exubérance et un enthousiasme qui [lui] sont inconnus, ou qui sont de l’ordre imaginaire ou fantasmatique » (p. 30), Théoret met en avant l’idée que « [a]ller vers quelqu’un d’autre, cela constitue un commencement, une extériorisation de soi vers le politique et le social » (p. 30).

Deux questions majeures sous-tendent donc les Écrits au noir : « D’où je parle? D’où j’écris? » Théoret est d’avis que « [l]es relations entre l’écriture et l’acte de parler, les différences, les divergences, y compris les ratages de l’oralité, les suffocations et les empêchements, énoncent de grandes lignes directrices » (p. 43).

Ainsi, entre son « désir avoué de prendre position » et l’importance de « trouver ses références », Théoret met en évidence cette « singularité acquise de haute lutte » qui la constitue non seulement en tant que femme, mais aussi comme « écrivaine politisée, et engagée » (p. 34). Là où la féministe prend parole se fait dès lors entendre l’exigence d’une oeuvre au noir, c’est-à-dire d’une création consciente que, « [p]armi ses discours, quelques-uns illustrent la négation, le travail inlassable et sans finalité, l’absence d’horizon salvateur, [lesquels] ne commandent ni réflexe d’identification ni adhésion immédiate » (p. 49). Le féminisme au noir tel que l’avance Théoret refuse que l’oeuvre se referme sur elle-même. À l’instar du féminisme qui relève à la fois du travail, d’une mise en oeuvre et de l’action – en écho à ce qu’identifiait déjà Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958) pour définir les activités humaines fondamentales –, la pensée de Théoret se veut plurielle, mouvante et dirigée vers l’avenir. Cependant, l’auteure n’hésite pas à dénoncer les dangers de la « popularité, qui [en] change[ant] les termes des débats et le poids des protagonistes, rallie la majorité » (p. 55). Cette fervente critique est orientée vers Nancy Huston, celle que Théoret présente, notamment, comme « [l]a Canadienne, née en Alberta, [qui] est couverte de louanges au Québec » et qui a « invent[é] le mot matrophobe contre les auteurs d’une littérature qu’elle juge inhumaine, voisinant l’idéologie nazie » (p. 55). Malgré le revers tranchant de cette réflexion, Théoret ne s’inscrit pas dans le féminisme « compétitif et calculateur » qu’elle dénonce. En écrivant que « [l]’amour maternel circonscrit [le] féminisme rose et individualiste [de Nancy Huston] », elle vise à déplacer l’attention vers une autre manière d’appréhender « notre civilisation occidentale pornographique et agressive » (p. 55) : pour faire voir, notamment à travers « l’acte d’écrire très singulier d’Elfriede Jelinek », l’impact d’une pensée « irrécupérable pour le féminisme qui exclut les pures et dures » (p. 55). Ainsi, l’ambition de Théoret n’est pas de se ranger d’un côté ou de l’autre du féminisme : elle vise plutôt à en explorer les zones grises, parfois très sombres, où l’invention par les femmes d’une insaisissable réalité a encore lieu. Dès lors, le féminisme au noir qu’esquisse Théoret ne se limite pas au désir « d’affronter une réalité immense » (p. 55) à travers l’écriture, mais d’aborder, grâce à ses points de fuite, une conception de l’amour qui serait davantage teintée de violet que de rose.

Ce qui advient quand tout est fini

« Si les écrivaines connaissent les théories littéraires, féministes, elles n’ont pas pour but de les reproduire ou de les adapter à leurs écrits. La fiction et la théorie vont ensemble, en quête d’inventivité, d’inédit » (p. 64). C’est précisément sur ce point que les essais de Théoret prennent leur ampleur : dans la projection même d’une « pensée capable d’émettre des signaux pour des temps à venir » (p. 65). L’utopie, s’il en est une, se veut dès lors orientée par « une acuité d’esprit apte à se dégager des contingences » (p. 65). L’espoir que porte la voix de Théoret n’est donc pas naïf ni dénué de provocation. Là où l’on peut lire que « [l]’écriture au féminin n’a pas eu d’influence. [Que] [l]a tradition littéraire patriarcale n’est jamais disparue, [qu’]elle s’est recomposée, [qu’]elle est inentamée » (p. 67), l’envie de répliquer est forte. C’est d’ailleurs la multiplicité des brèches par lesquelles peut naître le dialogue qui sous-tend l’ensemble des Écrits au noir. Comme Théoret l’affirme, « [la] pensée circule, la littérature possède un pouvoir explosif. Tout le contraire d’un horizon aplati, linéaire, réducteur » (p. 79). Se fait ainsi entendre l’appel d’une contamination entre les espaces où ont lieu les diverses manifestations des voix, des paroles et des discours artistiques, littéraires et politiques. C’est-à-dire qu’il y a, greffée à ces Écrits au noir, une pensée de l’événement : une pensée du choc, de la rencontre où s’entrelacent le « désir d’inventer du nouveau à partir des découvertes d’autrui » (p. 112) et la faculté, pour reprendre l’exemple d’Arendt, de n’être jamais là où on l’attend, de ne jamais « élucide[r] pour de bon les énigmes » (p. 133).

Il faudrait d’ailleurs finir – pour mieux continuer – en disant que les Écrits au noir de Théoret se lisent comme un noeud qui se défait doucement, en faisant voir les ouvertures et les échappées d’une pensée riche, complexe et, bien sûr, portée par une passion qui n’a rien de la doctrine. À travers l’usage de la fragmentation, la forme essayistique que s’approprie Théoret réussit à accueillir d’autres voix : celles qui sont innovatrices et encore suspectes d’auteures telles que Louky Bersianik et Jelinek ou encore celles qui sont plus facilement reçues de Gabrielle Roy, de Virginia Woolf et de Simone de Beauvoir. Cette stratégie du montage et de la superposition de voix radicales répond, à l’instar de l’histoire de la féminisation de la langue, à cette nécessité de l’invention. Alors que Théoret parvient à son tour à mettre en lumière un féminisme « coextensif à [l]’écriture, [qui] n’est ni au-dessus ni en deçà, ni présupposé, ni extérieur [mais qui] est un apport intrinsèque des usages de la langue », elle rappelle que « [l]’écriture, comme pratique, devance la théorie » (p. 62). Et c’est exactement là que l’écriture au noir de Théoret se donne carte blanche : en réactualisant à la croisée du féminisme et de la littérature le caractère irréversible de la création puisque, comme elle le mentionne, « [i]l y a un équilibre paradoxal qui prend naissance dans l’instabilité, le processus lui-même » (p. 62).