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Quand j’ai aperçu Parité! L’universel et la différence des sexes sur les rayons de la librairie, ma réaction première a été un recul : « Pas encore un livre sur la parité! », ai-je soupiré. Aujourd’hui, je me félicite d’avoir fait fi de cette première impression, car elle m’aurait privée du plaisir immense que j’ai eu à lire cet ouvrage qui est, selon moi, le meilleur qui ait été écrit sur la question. Et qu’est-ce qui justifie cette auréole? L’ouvrage de Joan W. Scott réalise un bel équilibre entre, d’une part, le compte rendu d’événements et le débat d’idées et, d’autre part, l’analyse philosophique, historique, sociopolitique et critique. En outre, l’argumentation y est nuancée, au contraire de la plupart des textes sur la question qui se donnent pour mission de prendre position pour ou contre la parité, parfois au mépris le plus profond de la position adverse. L’analyse tout en finesse et en subtilités qu’y développe Scott a probablement à voir avec ses travaux passés sur le genre, notion fluide et caméléonesque s’il en est; comme elle le démontre dans son livre, l’histoire de la parité en France a été une histoire de confusion entre le sexe et le genre. Et comme si ce n’était pas suffisant, cet ouvrage se lit comme un roman!

Historienne de formation, Scott enseigne à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Elle est mondialement connue pour ses travaux sur le genre, qui ont d’ailleurs largement contribué au développement des gender studies aux États-Unis, en Europe et même au Québec et au Canada. Plus récemment, elle a mis cette notion au service des réflexions sur la démocratie. Son ouvrage s’inscrit dans ce travail. Scott n’en est d’ailleurs pas à son premier livre sur la question de la citoyenneté en France, puisqu’en 1998 elle a publié chez le même éditeur La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme.

L’objectif de l’ouvrage recensé est d’étudier « le Mouvement pour la parité, les controverses qu’il a déchaînées et les forces militantes qu’il a mobilisées au cours d’une histoire étonnamment courte (1992-2000) » (p. 15). Pour ce faire, Scott privilégie une approche historique certes, mais enrichie d’une analyse à saveur philosophique et sociopolitique. Comme elle le précise, faire l’histoire du mouvement pour la parité implique de le voir « comme une suite d’événements qui s’inscrivent dans le cours même de la vie politique française prise dans son sens le plus large. Et, au-delà, dans le contexte des changements majeurs auxquels les démocraties occidentales ont été confrontées à la fin du XXe siècle » (p. 16). Outre l’introduction et la conclusion, l’ouvrage recensé compte six chapitres au fil desquels Scott présente son interprétation du mouvement pour la parité.

L’apport le plus significatif de cet ouvrage est de faire prendre conscience du formidable écart qui sépare la conception d’origine de la parité des mesures législatives adoptées en son nom en 1999 et en 2000. Dans l’esprit des conceptrices de la parité, essentiellement Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber et Anne Le Gall, toutes trois auteures de l’ouvrage Au pouvoir citoyennes! Liberté, égalité, parité, acte de naissance du projet paritaire, la parité avait pour objet de sexuer l’individu abstrait qui anime la représentation politique, et ce, paradoxalement, pour mieux le désexuer dans la pratique! En d’autres mots, plutôt que de loger des représentants dits neutres mais en fait mâles, l’Assemblée nationale devait, dans la vision des « paritaristes » originelles, accueillir des députées et des députés, car les unes et les autres déclinant les deux formes de l’être humain sont également habilités à représenter la nation. En clair, la parité devait assurer une assemblée nationale constituée pour moitié de femmes et pour moitié d’hommes, et donc une égalité de résultat. Au lieu de cela, le législateur a adopté en 2000 une loi dépourvue non seulement de dents mais de tout mordant.

Pour Scott, le génie du mouvement pour la parité a été de proposer une nouvelle lecture de la représentation républicaine fondée sur l’universalisme de l’individu abstrait et singulier. Selon elle, la stratégie des paritaristes a consisté à mettre au jour la dualité anatomique de l’être humain afin que la différence des sexes (laquelle ne concerne que les femmes et a servi historiquement à les exclure des affaires de l’État au nom de leurs différences) ne soit plus antinomique mais constitutive de l’individu abstrait sur lequel repose l’universalisme républicain. L’être humain est universellement femelle ou mâle. C’est d’ailleurs pourquoi les femmes ne peuvent être considérées comme une catégorie, au même titre que les minorités ethniques par exemple; la dualité anatomique femelle/mâle précède, traverse et marque tous ces autres clivages, toutes ces autres différences. C’est donc à un travail d’abord de nature philosophique et ontologique auquel se sont adonnées les paritaristes d’origine, entreprise portant sur les représentations de la citoyenneté et de la représentation, qui s’est avérée une tentative d’atteindre un universalisme mieux achevé.

Les chapitres 1 et 2 traitent des conditions qui ont permis que soit inscrite à l’ordre du jour de la politique française la question de la parité. Ces conditions se situent à l’échelle nationale et européenne. L’avènement de nouveaux partenaires dans l’Union européenne a stimulé les réflexions sur la démocratie représentative, en dévoilant la féminisation fort modeste de la députation à l’Assemblée nationale. Sur le plan national, il y a d’abord une crise de la représentation. L’année 1989 voit les célébrations du bicentenaire de la Révolution française, qui offrent l’occasion de réaffirmer les principes de l’individualisme abstrait sur lequel repose l’universalisme républicain. Or, la réalité échappe aux discours : la représentation et la représentativité font dorénavant chambre à part. La classe politique, minée par plusieurs scandales, s’est coupée du peuple. Par ailleurs, de larges franges de la population ne se retrouvent tout simplement pas ou plus dans la représentation. Il y a ensuite le cadenas constitutionnel qui se referme sur les quotas. En 1982, la Cour constitutionnelle les juge inconstitutionnels. Il faut donc trouver autre chose. D’où la parité, que les paritaristes d’origine ont toujours cherché à distinguer des quotas, mais ces précautions ne résisteront pas aux batailles discursives et aux événements.

Les chapitres 3 et 4 décrivent la parité en idées et en pratiques. Du côté des idées (chapitre 3), le mouvement pour la parité a cherché, pour l’essentiel, à « introduire un universalisme véritable dans le système politique français, non pas en se mettant d’accord pour ignorer les différences sociales (comme le fait l’universalité fictive), mais en faisant de la dualité anatomique le premier principe de l’individualisme abstrait » (p. 97). La stratégie employée par les paritaristes pour y parvenir a consisté à reconnaître la sexuation de l’individu abstrait en vue de supprimer le sexe comme préalable pour assumer la représentation politique. Dans le contexte de débats qui se tiennent à l’échelle sociétale, et qui trop souvent n’ont que faire des nuances et des subtilités, cette stratégie comportait un très fort potentiel de dérapage. Dans ce chapitre, Scott expose également les arguments qui sont venus appuyer la parité et ceux qui ont desservi sa cause. Du côté des pratiques (chapitre 4), le mouvement pour la parité (pris ici dans son sens large) s’étend sur une trame historique d’une quinzaine d’années (de 1986 à 2000) et est ponctué d’une pléiade d’événements que Scott relate avec moult détails.

Les chapitres 5 et 6 portent sur le moment tournant de la saga paritaire et sur son dénouement. Selon Scott, la situation se corse lorsque surviennent les débats sur la reconnaissance des unions entre personnes de même sexe : la notion de complémentarité des femmes et des hommes dans le couple hétérosexuel prend alors le devant de la scène au détriment de celle d’interchangeabilité des femmes et des hommes dans la représentation de la nation. Tout aurait pu en rester là, n’eût été la parution, en 1998, de l’ouvrage de Sylviane Agacinski, Politique des sexes, qui est venu résolument camper le débat le long de la matrice hétérosexuelle, pour emprunter à l’univers de Judith Butler : le couple hétérosexuel et la complémentarité qu’il suppose constituent la base de toutes les relations humaines, et l’espace politique n’y fait pas exception. Alors que les paritaristes d’origine défendaient la parité au nom de la dualité anatomique de l’Humain, « [s]ous la plume de la philosophe [Agacinski], la parité est devenue la défense et l’illustration de l’hétérosexualité normative » (p. 202). C’est d’ailleurs cette lecture de la parité qui aura le vent dans les voiles par la suite. Le dernier chapitre, d’allure descriptive, relate l’adoption de la loi dite « de la parité » et évalue sa performance liée à la féminisation des « espaces » de la représentation politique. En conclusion, Scott revient sur une idée-force de sa réflexion : le fossé énorme qui s’est creusé entre la vision de départ et le produit à l’arrivée.

En terminant, je n’ai guère d’autre point à ajouter à mes louanges introductives de l’ouvrage Parité! L’universel et la différence des sexes, sinon que j’en recommande vivement la lecture à quiconque recherche une analyse intellectuellement stimulante, dynamique, nuancée et convaincante, de même qu’à toute personne qui veut avoir l’heure juste sur la parité.