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En Israël, une femme qui veut divorcer doit être répudiée par son époux devant un tribunal rabbinique. Dans le film de Ronit et Shlomi Elkabetz, Le procès de Viviane Amsalem (2014), le mari refuse le divorce pendant cinq années au cours desquelles le couple est régulièrement confronté par des juges, de plus en plus excédés, faisant comparaître divers témoins, frères, soeurs ou encore voisins ou voisines, dans le but de dénouer la situation. L’époux parle la plupart du temps d’une voix posée, douce et persuasive, s’adressant à sa femme comme à une enfant à ramener vers la raison. Il lui fait notamment le reproche de crier tout le temps. On comprend bien pourquoi les femmes pourraient vouloir crier quand les hommes n’ont pas besoin de hausser la voix puisqu’ils possèdent le pouvoir et l’autorité de décider pour eux-mêmes, et pour les femmes. « Vous ne vous intéressez qu’à lui! » crie Viviane aux juges.

Ce huis clos renvoie-t-il seulement à une situation locale particulièrement défavorable aux femmes? Ou bien vaut-il comme métaphore de l’espace public? N’est-ce pas un peu partout que l’on entend les voix pondérées des hommes prendre le pouvoir sur la stridence féminine? Ne reproche-t-on pas presque systématiquement leur voix aux femmes politiques : criarde, mal posée, trop aiguë? Les femmes n’échouent-elles pas fréquemment, comme Viviane, à se faire entendre dans les institutions qui n’ont pas été « dépatriarcalisées » : la famille, le couple, le travail?

Dans cet article, je veux montrer que parler en termes de « voix » représente une transformation de la conception du sujet qui permet d’articuler le psychique avec le politique, conception particulièrement intéressante pour les femmes dont la voix est plus fréquemment étouffée. Je commencerai par définir la « voix différente » à partir des théorisations de Carol Gilligan dans le champ des éthiques du care. Je m’appuierai ensuite sur une enquête ethnographique réalisée dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) afin de discuter la pluralité des voix et des langages à l’intérieur même du travail du care. La voix différente peut être étouffée, comme l’a montré Gilligan. Cependant, cherchant à « se trouver », elle peut aussi devenir dissonante ou dysharmonique, privée de sa justesse ou « hystérique » au sens commun du terme. Dans le domaine du care, une issue serait d’inventer des organisations féministes du travail, c’est du moins l’utopie sociale sur laquelle je conclurai.

Des voix différentes

Gilligan a introduit l’éthique du care dans son livre In a Different Voice, paru en 1982. En France, la dimension de la voix a longtemps été rendue inaudible par sa traduction sous le titre Une si grande différence : ce choix éditorial classait le livre dans le rayon de la psychologie la plus différentialiste, ce qui lui a valu d’être durablement ostracisé par les féministes. Il a fallu attendre les années 2000, et une nouvelle traduction : Une voix différente. Pour une éthique du care (Gilligan 2009), pour montrer que les positions de Gilligan n’étaient pas incompatibles avec une vision constructiviste du genre, qu’elle-même avait beaucoup évolué sur le sujet (tenant compte des nombreux débats et polémiques autour de son ouvrage) et pour découvrir l’importance de la voix dans sa théorisation du sujet. Revenant sur son itinéraire, Gilligan dit ceci (2013 : 39) :

J’ai abordé l’étude de la moralité en tant que naturaliste. J’avais reçu une formation en littérature et en musique et j’avais une disposition à écouter. En tant qu’étudiante licenciée en psychologie, j’écoutais les manières dont les psychologues parlaient des gens et de leurs vies. Quand j’ai commencé ma propre recherche, j’ai écouté comment les gens parlaient d’eux-mêmes et des autres, les histoires qu’ils racontaient sur leurs propres vies. J’ai été frappée par une disparité entre la voix de la théorie et les voix entendues sur le terrain. Le mot « voix » fut un choix évident pour restituer ce que j’entendais. Il évoquait les questions suivantes : Qui parle et à qui? Dans quel corps? En racontant quelles histoires à propos des relations? Dans quels cadres sociétaux et culturels?

De manière générale, les psychologues n’emploient pas le mot « voix », mais il m’a semblé préférable à celui de « soi » – plus précis, moins abstrait […] En tant que pianiste ayant un penchant pour Bach, j’étais accoutumée à différentes voix et au contrepoint qu’elles produisent.

Cette définition de la voix est remarquable. Elle fait rupture avec le soi (self) qui, dans le prolongement de John Locke et de son texte fameux Identité et différence, réédité en 1998, a été défini par l’intériorité de la conscience de soi. Or Gilligan situe la voix – le sujet – dans un faisceau de relations, indissociable de son environnement proximal. Une voix, c’est l’incarnation d’un corps « relationné », en quête d’expression. L’insistance sur la « disposition à écouter » est alors capitale, une voix est entendue ou elle ne l’est pas. Ainsi, le tribunal rabbinique est fait pour écouter la voix du mari, non celle de l’épouse. L’assemblée nationale a été pensée pour faire résonner avantageusement la voix des tribuns. Ce qui compte n’est plus une intériorité psychologique autodéfinie, mais l’expression du sujet – dont le destin devient indissociable de sa réception, de qui l’écoute. À la question « Qui suis-je? » doit s’ajouter, voire se substituer « Qui m’entend? »

La voix différente l’est du point de vue de la morale. La voix de la justice, qui correspond à l’éthique du même nom, fait autorité sur la base de raisonnements logicodéductifs et de principes abstraits, comme dans le célèbre dilemme de Heinz où le seul médicament qui puisse guérir sa femme est propriété d’un pharmacien qui le vend un prix prohibitif. Heinz doit-il voler le médicament? La réponse attendue est : « Oui, car la vie vaut plus que la propriété. » Cette réponse fait preuve d'autonomie dans l'exercice du jugement moral, au lieu de s’en tenir aux conventions, c’est-à-dire au stade 4 de l’échelle de Kohlberg où stagneraient dans un état prémoral les femmes et les populations subalternes. Cependant, Gilligan a montré, incarnant l’éthique du care dans le corps d’une petite fille, que l’on pouvait proposer une autre interprétation du dilemme. Amy, en effet, se lance dans une série de considérations imprévues. Si Heinz vole et qu’il se fait prendre, il ne pourra plus aider sa femme. Aussi Amy donne-t-elle une voix à la femme malade : Heinz devrait lui en parler avant de décider. Quant au pharmacien, de sa position individualiste dépend l’ensemble du problème. Pour Amy, il ne s’agit pas de débattre des valeurs comparées de la vie et de la propriété en comptant sur la magnanimité de la loi placée au-dessus des principes pour les arbitrer, mais de réaliser un arrangement entre humains en faisant appel à leurs responsabilités respectives. Cette modalité de la pensée apparaît de prime abord moins morale, plus modeste, hésitante et non reproductible : « ça dépend » est une formule qui revient fréquemment dans la bouche d’Amy prenant à revers toute visée universelle. Il s’agit d’une autre posture éthique, beaucoup plus ambitieuse qu’il n’y paraît : la voix différente exprime une critique de l’individualisme et de l’autonomie au profit d’une reconnaissance de nos interdépendances et d’une redéfinition de ce qui compte dans nos vies. Patricia Hill Collins (1989) et Joan Tronto (2009) ont apporté des compléments indispensables en montrant qu’une telle éthique n’est pas féminine par nature, mais qu’elle s’incarne et s’exprime plus favorablement chez certaines femmes du fait de leur activité consistant à se soucier des autres.

Il existe bien sûr de nombreuses situations où des hommes développent la même éthique. La voix différente doit être « dégenrée » pour être requalifiée : une morale sociale, pas une morale des femmes, celle de travailleuses et de travailleurs subalternes qui s’occupent de répondre aux besoins des autres, dépendants ou privilégiés. Toutefois, les mêmes compétences font souvent l’objet d’un traitement symbolique différencié si elles sont déployées par des femmes ou des hommes. Ainsi, dans une enquête que je réalisais dans une entreprise de service, à propos de femmes qui prêtaient attention aux besoins de leurs collègues, mettant en oeuvre un délicat travail d’aplanissement des conflits, on disait qu’elles étaient « arrangeantes ». J’ai alors été frappée du fait que, dans mon équipe de recherche, d’un homme qui développait des pratiques similaires, on disait qu’il était « diplomate ». La voix d’un diplomate est sans doute mieux entendue que celle d’une personne arrangeante. Y compris à l’intérieur du domaine du care, certaines voix parviennent mieux que d’autres à se faire entendre, sont moins étouffées ou distordues. Il y a des différences dans les voix différentes, de genre, de classe et de race, en particulier.

Trouver sa voix

Par l’analogie avec le contrepoint des voix dans la musique de Bach, Gilligan introduit l’idée importante d’une polyphonie, ou plusieurs voix, mais elle les pense sur un modèle harmonique. Or parler de polyphonie reste une visée idéaliste. Dans la réalité, les voix sont dysharmoniques. Certaines femmes crient et se font traiter d’hystériques, tandis que d’autres ont encore moins voix au chapitre. « Les subalternes peuvent-elles parler? » demandait Gayatri Spivak Chaktravorty (2009) dans le célèbre texte du même nom. J’emploie le terme « subalterne », dans des acceptions voisines des siennes, pour désigner les hommes mais surtout les femmes qui subissent une oppression de classe, généralement combinée à une oppression liée aux effets du racisme dans le contexte de la décolonisation et des migrations transnationales des pays pauvres vers les plus riches. Ce sont elles qui fournissent le principal contingent de main-d’oeuvre pour le travail non qualifié de care (Falquet et autres 2010). Cela représente une difficulté majeure : les voix féminines ne parlent pas toutes le même langage, et la polyglossie se révèle un modèle plus réaliste que celui de la polyphonie. Il n’est pas évident que les femmes se comprennent entre elles, que la voix des unes puisse représenter la voix des autres, même, comme on va le voir, quand elles travaillent dans le même secteur d’activités féminisées.

Le problème n’est pas d’avoir une voix, mais de trouver sa voix et d’en faire entendre la justesse. Comme l’écrit Sandra Laugier (2007 : 15) dans la foulée de Stanley Cavell : « Dire que le sujet est une voix déplace le problème de l’expression vers celui de l’adéquation du sujet et de la voix », ajoutant que « si les autres étouffent ma voix, parlent pour moi, j’aurai toujours l’air de consentir. On n’a pas une voix, sa voix propre, par nature : il faut la trouver pour parler au nom des autres et les laisser parler en votre nom. » « Chaque mot doit être passé au crible » écrivait Monique Wittig (1969 : 10) dans Les guérillères. Trouver sa voix, se faire entendre, sortir du dilemme de l’inexpressivité et de la surexpressivité, dirait Laugier, implique de posséder et la bonne intonation et les bons mots pour pratiquer le langage adéquat. Adéquat pour qui? La difficulté commence ici pour les travailleuses du care.

Dans l’enquête ethnographique que j’ai réalisée dans un EHPAD de la région parisienne, l’objectif était de construire des connaissances sur les conditions à réunir pour « une culture du care » où l’on ne dissocierait pas le souci des personnes qui y résident d’un souci pour les salariées qui s’en occupent. L’idée directrice était que le bien-être des uns ne peut pas reposer sur la corvéabilité des autres (Molinier 2013). Je ne développerai pas pourquoi ce travail a échoué du point de vue de l’enquête action, mais cet échec est lié aux difficultés que je cherche à formaliser en termes de « polyglossie ». Ici le concert des voix est typiquement dysharmonique : encadrantes et soignantes ne s’entendent pas. Aucune n’arrive à trouver sa voix, pour des raisons mutuellement déterminées qui ont à voir avec leur position hiérarchique, d’une part, et le statut qu’elles souhaitent acquérir ou conserver dans la société, d’autre part.

J’ai travaillé pendant un an avec deux groupes de discussion. L’un était composé de l’équipe d’encadrement : 11 femmes Blanches occupant les fonctions de chef hôtelière, d’infirmière coordonnatrice, de psychologues, de médecin coordonnatrice, d’animatrices, d’art-thérapeute et de comptable. L’autre, à géométrie variable selon les séances, l’était de « soignantes », terme générique recouvrant des fonctions d’auxiliaires de vie, d’hôtelières et d’aides-soignantes, d’origine magrébine, subsaharienne ou caribéenne (sauf une). Dans le groupe d’encadrantes, le climat d’explosivité – pour reprendre le mot de l’une d’entre elles – était frappant : difficultés à s’écouter les unes et les autres, conflits fréquents, forte agressivité[1]. Les soignantes étaient plus disposées à s’écouter entre elles, mais nettement moins à coopérer avec l’encadrement. Durant une séance, l’une a commenté le rapport au pouvoir de ses hiérarchiques sur un ton bien senti déclenchant l’hilarité de toutes… y compris la mienne : « Ça leur est monté à la tête! » Nous y reviendrons.

La tension entre les encadrantes et les soignantes provient en grande partie de ce qu’elles ne parlent pas le même langage. On pourrait dire, à un premier niveau, presque naïf bien qu’il soit déjà pertinent, que les unes parlent français et que les autres parlent aussi quotidiennement l’arabe, le créole, entre autres. Pertinent parce que l’usage des langues natives est prohibé au travail, mais qu’elles s’en servent tout de même dès que l’occasion se présente, en se regroupant par affinités linguistiques, ce que déplore la directrice. Or il s’avère que la possibilité de converser entre elles dans la langue dite maternelle, incorporée et restauratrice de sens, contribue à leur permettre de ne pas tourner folles – ou finir la journée selon leur expression « la tête vide » – quand elles doivent passer des après-midis entiers avec des personnes souffrant de graves désordres cognitifs : l’usage de la langue native est mobilisée comme une défense pour tenir. Ajoutons que, pour les personnes atteintes d’Alzheimer, cette conversation entre parlêtres, avec sa justesse de ton, ces voix qui se répondent même si elles n’en comprennent pas la teneur, s’avèrent bien moins persécutantes que certaines « animations » pourtant réalisées en français, mais dont ces personnes ne comprennent pas pourquoi elles leur sont adressées et ce qu’on veut leur faire dire ou faire (Molinier 2013 : 123-130).

Cependant, le niveau d’hétéroglossie que je veux souligner surtout oppose deux formes de langage répondant à des grammaires antagonistes à l’intérieur de la langue française. D’un côté, le langage des « professionnelles » défendu par les encadrantes; de l’autre, le langage « de l’amour » qui caractérise la parole des soignantes comme expression naturalisée de la voix différente. Les deux s’opposent dans une lutte pour le monopole du ton et du langage adéquats. Lutte ruineuse qui ne laisse que des perdantes.

L’idéologie du professionnalisme et la perte de la voix

Le langage adéquat pour l’expérience du care n’est pas celui que pratiquent et prescrivent les personnes qui en encadrent les conditions d’exercice. J’ai pu le vérifier à partir de nombreuses situations. Les soignantes disent souvent que, pour faire bien leur travail, « il faut aimer les malades ». Ce dire est disqualifié par l’encadrement comme « non professionnel ». On leur coupe la parole : il ne faudrait pas « s’attacher ». Heureusement pour les personnes âgées, la plupart des soignantes désobéissent à la règle « professionnelle » de la « bonne distance thérapeutique ». La vérité est qu’elles ne peuvent guère faire autrement. Le problème qu’elles doivent résoudre au quotidien est de faire d’une autre personne, qui n’est pas comme soi-même, une personne semblable, suffisamment proche pour endurer de lui consacrer une attention particularisée et maintenue… tout en lui lavant les fesses. Elles doivent ainsi trouver les moyens de rendre plus semblables, moins dégoûtantes, des personnes qui leur sont à plus d’un titre étrangères : des gens âgés atteints de troubles du comportement. En région parisienne, pour de nombreuses soignantes, il s’agit aussi de personnes Blanches qui les perçoivent comme des Noires ou des Arabes, sans parler de la possible différence de classe. La distance, précisément, est trop grande quand il s’agit d’être si proches, et le souci des soignantes se révèle diamétralement opposé à celui qui est exprimé par leur hiérarchie. La difficulté pour elles consiste à se rapprocher. Or, Anne Paillé (2011) l’a également montré à propos des préposées aux soins québécoises, l’une des modalités ordinaires du rapprochement consiste à soigner ces êtres étranges et étrangers à soi comme s’il s’agissait de ses propres parents, de les installer dans un territoire familier. « Je m’en occupe comme si c’était ma mère »; « Ici je fais comme à la maison ». Les soignantes me disaient : « C’est notre maison, nous passons ici la majeure partie de notre vie, ici c’est chez nous. » La domestication du lieu de travail, en réalité indispensable pour faire corps avec l’environnement et s’en occuper avec soin, est cependant perçue par la hiérarchie comme une forme de subversion des rapports de travail. C’est exact : arrivées à un certain point, les soignantes ne nettoient plus pour les autres, elles perdent en servilité en nettoyant pour elles et pour les proches que sont devenues les personnes dont elles s’occupent; le sentiment de propriété participe d’une forme domestique du vivre-ensemble. Pourquoi cela serait-il si grave? Pourquoi la domestication de l’environnement devrait-elle nécessairement être perçue comme une insubordination, une prétention exaspérante autant que ridicule à vouloir posséder « la maison » qui ne leur appartient pas? Pourquoi cela chauffe-t-il autant entre celles à qui « c’est monté à la tête » et celles qui en prendraient à leur aise?

Selon Nicole-Claude Mathieu (1991 : 141), il existe « chez les dominés plusieurs types de conscience et de production de connaissance, fragmentés et contradictoires, dus justement aux mécanismes même de l’oppression ». Si les soignantes ne sont pas prises au sérieux mais réduites au silence quand elles parlent de l’amour et mobilisent des métaphores familiales et domestiques, c’est parce que leur savoir et leurs pratiques sont jugés frustes et populaires par leurs encadrantes, méprisés au nom de l’idéologie du « professionnalisme » qui est également un point de vue de classe et de genre.

Le « professionnalisme », comme idéologie, repose sur un paradigme (division du travail, expertise, spécialisation) qui a été inventé par des ingénieurs pour des métiers masculins techniques (Witz 1992). Promu dans le secteur des soins et des services aux personnes, dans l’idée de participer à sa valorisation, ce modèle importé du monde de la science et de la technique est inadapté à des activités féminisées non spécialisées. Ainsi, il est absurde, bien que cela ait néanmoins été fait à grande échelle en France, de croire rationaliser le travail en divisant les tâches entre hôtelières et soignantes. On en arrive à ce que l’une mette l’eau dans le verre, tandis que l’autre donne à boire, et j’exagère à peine. Dans un lieu de vie, a fortiori de fin de vie, le modèle d’organisation qui aurait dû s’imposer est celui que prônent les soignantes : un modèle domestique, affectif, comme à la maison. Ce modèle est peu compatible avec une hiérarchie trop rigide. Tout le monde doit pouvoir changer le rouleau de papier hygiénique qui manque sans se sentir dégradé dans ses fonctions. Il en résulte un rapport très différent à la reconnaissance, aux savoirs pouvoirs et à la coopération : réfléchir à ce rapport différent est ce que devrait se donner pour tâche un établissement cherchant à instituer une organisation du travail basée sur une culture de care.

Dans les faits, les soignantes sont muselées par le discours du pseudoprofessionnalisme, leur expérience éthique est démentie, leur présence politique est inexistante, bref elles n’ont pas voix dans leur domaine d’expertise, a fortiori dans la cité, mais elles n’en pensent pas moins. Dans mon enquête, la plupart des soignantes magrébines, en poste depuis presque 20 ans, trouvaient inepte le discours du professionnalisme[2]. Cependant, leur objectif était principalement de conserver leur travail en le faisant à leur idée et surtout dans « leur maison ». En tant que femmes racisées, et conscientes de l’être, elles ne se faisaient aucune illusion sur leur position de dominée. Leurs conduites appartiennent à un registre de résistance qui a été mis en évidence par Mathieu (1991) : « elles cèdent, mais ne consentent pas ». Dans l’entre soi, entre elles et avec les personnes âgées dont elles s’occupent, leurs voix demeurent cependant parfaitement audibles. Leur savoir est préservé, il suffirait de se mettre à leur écoute pour apprendre (Molinier 2010). N’étant pas entendues, elles étaient effectivement désobéissantes, pour le bien des personnes dont elles prenaient soin, attitude qui, faute d’être comprise comme relevant d’une éthique et d’un savoir-faire, revenait sous une forme racialisée dans la bouche de la directrice, renouant sans le savoir quand elle parlait des soignantes magrébines avec la description coloniale de l’Arabe rebelle et manipulateur dont il faut se méfier. L’un des reproches qui m’a été adressé à l’issue de mon travail d’investigation a été de les avoir crues, d’avoir été crédule, de m’être fait avoir.

Écouter la voix

Pourquoi ai-je été plus sensible aux voix des soignantes qu’à celles des encadrantes? La voix fait entendre autre chose qu’une succession de mots. Écouter la voix signifie prêter attention à la musicalité de la parole, aux scansions, ce qui fait rythme, « point », ponctuation, souvent plus important que le contenu signifiant de la phrase. Écouter la voix m’a donné accès au côté mordant, explosif, de l’agressivité des encadrantes. Ce qui m’a embarrassée? Le mépris social ou le racisme ordinaire s’entendaient comme une prosodie, dans une intonation échappant à la vigilance des locutrices, plutôt qu’à travers les mots employés; s’adressant à des spécialistes de la recherche, des personnes diplômées tentent d’ailleurs de contrôler ce qu’elles disent.

Décanter ce que l’on a entendu, ou plutôt comment on l’a entendu et l’effet que cette écoute a eu sur le déroulement d’une enquête et la construction des données – le type d’alliances que l’on a contracté, les interprétations que l’on a favorisées – prend du temps. Rétrospectivement, je pense qu’entendre cette prosodie raciste chez certaines des encadrantes, et ne rien pouvoir en dire, est l’une des raisons pour lesquelles j’ai ri de bon coeur avec les soignantes du « ça leur est monté à la tête » qui exprimait la démesure, la jouissance et le mépris social caractérisant, selon elles, le rapport au pouvoir de leurs encadrantes. Grâce à cette « sortie » et quelques autres du même acabit, il devenait possible de partager un monde d’intentions interprétées où le racisme pouvait être une hypothèse plausible pour expliquer certaines conduites de personnes en position dominante, bien que ces dernières ne se perçoivent pas comme racistes. En ce sens, les soignantes m’ont éduquée, en tant que Blanche, à percevoir la réalité sociale à partir de leur situation racisée, ce qui s’est traduit par de réelles difficultés dans ma relation avec les encadrantes[3].

La stridence ou l’effet perçu d’une clandestinité de l’expérience

Pour les encadrantes, l’interdiction pour les autres et le refus pour elles-mêmes d’adopter le langage de l’amour ou du domestique – en tout cas devant moi – créent une « difficulté dans le langage ». Leur expérience n’étant pas si différente de celle des soignantes, il leur manque le langage adéquat. Ainsi, une animatrice, qui se plaignait de devoir constamment « reprendre » les soignantes lorsque celles-ci emploient des expressions familières avec les résidents et les résidentes (par exemple « ma chérie »), quand je lui restitue ses propos, laisse fuser le commentaire suivant : « Eh oui, je dis cela, et moi je les prends dans mes bras! » Je fais l’hypothèse que c’est cette dissociation permanente entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, entre l’expérience du care et l’inadéquation du langage « professionnel », qui produit chez les encadrantes leur « explosivité », une furie ou une sorte de rage que l’on peut reformuler en termes de stridence, un presque concept que j’emprunte à Eleni Varikas lorsqu’elle écrit de façon suggestive (2006 : 5) :

L’inadéquation entre mes perceptions subjectives et les outils dont je dispose pour les communiquer fait d’une partie significative de mon expérience du monde une expérience indicible, donc clandestine, qui façonne de manière souterraine ma relation aux autres […] Cette clandestinité intérieure installe un doute radical sur le bien-fondé de mes perceptions, un doute qui introduit dans les gestes quotidiens une tonalité stridente ou perçue comme telle.

Les femmes qui constituent l’encadrement de l’EHPAD sont diplômées, cultivées. Elles ont des ambitions en termes de reconnaissance sociale. Cela les met dans une position intenable, en particulier leur directrice : elles parlent le langage inventé par et pour les hommes, alors qu’elles exercent dans un environnement où les activités appartiennent à des registres d’expérience inconnus des hommes dominants, insaisissables dans leurs catégories, et qu’ils méprisent. Non seulement les encadrantes sont enfermées dans l’inexpressivité du « professionnalisme », mais leur énervement est majoré par les résistances à peine dissimulées des soignantes. Ceci est un fait empirique maintes fois constaté : les femmes au travail attendent de la part des autres femmes plus que des hommes, notamment en matière de respect ou de justice. Sans doute en raison d’un jeu d’identification – je pourrais être elle, elle pourrait être moi –, les femmes se sentent plus vite maltraitées par des femmes en position de les commander ou de les exploiter, l’ambivalence, le ressentiment sont plus forts, comme cela a bien été montré à propos des employées domestiques à l’égard de leur patronne (Barrig 2001; Lautier 2002). On peut faire l’hypothèse que le jugement sur le pouvoir qui monte à la tête trouve en partie ses racines dans l’ambiguïté de ces sentiments mêlés.

Cependant, ce pouvoir renvoie aussi à des éléments de réalité, constatés dans le comportement des encadrantes[4]. On peut se demander si jouir du pouvoir qu’elles exercent sur des femmes subalternes n’est pas un exutoire pour la violence d’être privées de voix. L’hystérisation du pouvoir deviendrait alors une défense contre la perte d’expressivité dans l’espace public. Quoi qu’il en soit, le rapport de force entre les unes et les autres ne peut être analysé indépendamment d’un contexte plus général où travailler dans le milieu gériatrique signifie une dévaluation sociale pour toutes les travailleuses et tous les travailleurs du secteur, encadrement compris[5].

Le travail en gériatrie implique, pour être bien fait – compte tenu de nos interdépendances et de nos besoins de respect réciproques –, de repenser les métiers et les places occupées dans une optique différente de celle qui est prônée par la doctrine de la professionnalisation, et ce, en se mettant à l’écoute de la voix des soignantes pour chercher moins à diviser entre spécialités qu’à partager plus équitablement le travail. De fait, ce partage est combattu par les encadrantes qui ont largement raconté, sur le mode de la plainte irritée, comment elles sont envahies par des demandes multiples qui proviennent notamment des familles qui, elles, ne discriminent pas les différentes responsabilités et veulent des réponses concrètes et rapides à des questions domestiques : du linge a été perdu, il manque du papier hygiénique, etc. Leurs activités spécialisées, dont les encadrantes sont fières, qui les distinguent des soignantes, et les distinguent entre elles, ont tendance à passer au second plan (la psychothérapie des personnes âgées ou l’animation, par exemple). Aussi auraient-elles tendance à vouloir plus de spécialisation, ce qui se traduit inévitablement par plus de relégation du sale boulot en bas de l’échelle.

Qu’aurait-il fallu pour véritablement développer une « culture de care »? C’est l’ensemble de l’organisation du travail, du rapport entre division des tâches et diplômes qui serait à revoir. Cela impliquerait une rupture avec les modèles masculins dominants, en bref un positionnement féministe inédit à l’intérieur du travail du care.

L’hystérisation de la voix féministe : assumer la rupture de ton

J’ai présenté en préambule le tribunal dans Le procès de Viviane Amsalem comme métaphore du patriarcat, soit un système social – toujours opérant de façon permanente ou intermittente – où les hommes s’accordent entre frères (entre égaux) pour considérer les femmes comme des « filles », c’est-à-dire des mineures qui doivent savoir rester à leur place. Les résidus du patriarcat – et il a de beaux restes – sont responsables d’une hystérisation de la parole féminine dans l’espace public.

Je propose une définition psychosociale et matérialiste de l’hystérie : au sens où une femme qui crie pour se faire entendre, qui crie parce qu’elle n’est pas entendue, n’arrive pas à se faire entendre ni à trouver sa voix, est fréquemment cataloguée comme une hystérique. L’hystérie ordinaire ou de sens commun vient désigner une forme échouée d’expression féminine en régime patriarcal, ce qui fait de l’hystérie une catégorie éminemment politique. Que l’hystérie signifie pathologie féminine constitue bien sûr un arrière-plan intéressant pour en implanter la menace : qui a envie de passer pour folle? Mieux vaut se taire. C’est bien le problème : les femmes étant dotées du langage, elles ne se taisent pas, pas toutes, pas tout le temps. Le patriarcat ne se maintient qu’en renouvelant constamment les formules pour réduire les femmes au silence.

Pour que l’insulte « hystérique » puisse être portée, il faut que la femme se soit déjà énervée plus qu’il n’est socialement autorisé, la limite à ne pas franchir variant en fonction des cultures et des contextes (désaccords familiaux, débats universitaires, conflits syndicaux, etc.). Il faut donc que « l’ayant ramené », comme on dit trivialement, elle ait déjà fait l’expérience de son inexpressivité, que sa voix se soit brisée, et d’une certaine manière qu’elle ne s’y soit pas résignée. Le cri a ici la valeur d’un refus de consentir à l’inexpressivité. La femme qui crie ne cède pas, mais elle s’en trouve néanmoins piégée dans la surexpressivité. Le processus d’hystérisation sociale de la voix féminine est schématiquement le suivant : la parole féminine n’est pas écoutée, elle est disqualifiée avant d’être énoncée – on ricane, on parle d’autres choses, on discute avec ses collègues, on s’impatiente, on coupe la parole… Excédée de ne pouvoir être entendue, la femme perd ses moyens, ses capacités articulatoires et sa prestance : elle crie; on la traite alors d’hystérique. Ce qu’elle aurait pu dire de différent, et de menaçant pour l’ordre patriarcal, a ainsi été rendu inaudible, étouffé.

Cette définition psychosociale de l’hystérie en régime patriarcal ne recouvre pas sa définition psychanalytique. Je n’entrerai pas dans les discussions psychopathologiques – au demeurant passionnantes – sur le noyau de l’hystérie, sa permanence à travers le temps ou son universalité[6] (Lepastier 2009). L’histoire de l’hystérie est longue et désigne des symptômes et des configurations relationnelles changeantes (Arnaud 2014). Les affections hystériques ont été, au xviiie siècle, l’expression d’une forme de sensibilité raffinée pour les aristocrates ainsi que de tactiques féminines pour contourner les bonnes moeurs – en s’abandonnant, tout en contrôlant savamment cet abandon. Au xixe siècle, à la Salpêtrière, l’hystérie se prolétarise et se met à criser, renouant avec les formes convulsives plus anciennes des possessions démoniaques. L’impact de Charcot, le célèbre neurologue français, est décisif, la forme spectaculaire de la « crise d’hystérie » dans ses présentations de malades marquera durablement l’imaginaire social. Charcot attend que les hystériques donnent du corps (de préférence sous la forme de l’« attaque » ou de la « grande crise »), et ce, bien qu’elles parlent d’abondance – sans être entendues néanmoins. Freud donnera une voix à ses patientes hystériques (bourgeoises) dans un dispositif où le jeu entre le regard de l’analyste et le corps de l’analysante est neutralisé par le divan. Cependant, l’hystérie psychosociale – l’hystérie privée de voix – dont nous parlons ici est plutôt héritière de l’hystérie de Charcot. Ses contemporains disaient que la grande crise n’existait qu’à la Salpêtrière, les hystériques de Charcot étant entraînées à déclencher des crises. On parlait d’« hystérie de culture », comme on parlerait de « bouillon de culture ». On pourrait aujourd’hui détourner ce terme pour désigner l’hystérie ordinaire (ou psychosociale) cultivée par l’indifférence à la voix féminine et reconnue culturellement comme une dissonance de ton.

C’est la même « hystérie de culture » dont étaient taxées les suffragettes et leurs revendications au droit de vote. Que la voix féministe soit dissonante dans l’espace public, donc hystérisée, cela va de soi. Le jour où le féminisme sonnerait juste, ne serait plus dysharmonique, dissonant, strident, hystérique, c’est que l’on en aurait fini avec le patriarcat. Ce dernier mot n’est-il pas « exagéré »? Ne suis-je pas en train de « noircir le tableau »? La parole féministe est régulièrement accusée d’employer des mots « trop forts ». Trouver sa voix est à ce prix, oser le « dissensus ».

Des organisations féministes du travail du care?

On a vu que la dissonance peut également être amplifiée quand les femmes occupent des positions de pouvoir dans un contexte où les rapports de classe, de genre, de race n’ont pas été déconstruits. « Ça leur est monté à la tête » : j’ai appris, il y a peu, que l’expression provenait de la théorie des vapeurs au xviie siècle[7]. À peu de choses près, les encadrantes se faisaient donc traiter d’hystériques par leurs subordonnées. Cela aurait-il changé le cours de l’enquête si je l’avais d’emblée entendu dans ce registre? Je n’aurai sans doute pas ri de la même façon.

L’éthique féministe du care, selon Gilligan, doit retrouver la voix étouffée du care et la faire entendre dans une égalité de voix. Ce projet féministe ne peut se réduire au registre de la théorie, car il concerne aussi les pratiques collectives. D’où la tentation – même si les termes en sont réducteurs – de parler d’une société (Nakano Glenn 2000) ou d’une civilisation du care, quoi qu’il en soit d’un modèle alternatif de pensée et d’action qui mettrait nos interdépendances et nos responsabilités au centre. Une telle façon de penser et de pratiquer la Kulturarbeit signifierait, entres autres, l’invention d’organisations du travail féministes qui surmontent le caractère inadéquat des définitions androcentriques du travail (Fraser 2012; Molinier 2013) pour assurer non seulement une équité entre les hommes et les femmes, mais parmi les femmes entre elles. Il faudrait en passer par là pour que les encadrantes et les soignantes puissent parvenir à s’entendre dans un cadre qui rende justice à la pluralité des voix féminines. Non pas que le domaine du care doive rester l’apanage des femmes : il conviendrait bien sûr de réduire la centralité du genre dans l’organisation du travail du care (Okin 1989). Cependant, je ne crois pas que ce serait en le masculinisant par des recrutements d’hommes (en imaginant qu’il y en ait), encore moins en utilisant les méthodes managériales qui ont fait recette jusqu’à présent – celle des sociétés d’entreprises, comme dirait Mary Douglas (1992) –, que l’on va changer le travail du care et les effets de son organisation sur les femmes (Fraser 2012). Ce sont celles qui le font déjà qui devraient prendre en main cette transformation (aussi, dans cet article, ne puis-je guère aller au-delà de cette préconisation) impliquant une déconstruction des modèles existants pour laquelle les théories féministes apportent un appui conséquent. En réalité, je n’en vois pas de meilleur actuellement. L’avantage de s’appuyer sur l’analyse des pratiques dans les établissements où l’on prodigue des soins serait de permettre des expérimentations en petit format qui rendraient cette perspective moins utopique.

La perspective du care implique nécessairement une insoumission aux modèles androcentrés de discours, d’organisation, d’évaluation, de reconnaissance, une refondation presque complète de la division du travail et des rapports de pouvoir en son sein. Dommage de ne l’avoir compris que dans l’après coup de cette enquête ethnographique en EHPAD : ses participantes et moi-même en serions sorties moins fâchées et meurtries.

S’il existe une face philosophique et morale indispensable dans le projet de repenser à l’aune du féminisme ce qui fait civilisation, il faut y associer, dans une optique matérialiste, ce qui peut venir défaire les multiples oppressions dont pâtissent les travailleuses du care : exploitation, pauvreté, marginalisation politique, mépris social, déficit de reconnaissance, déficit sémantique et, bien sûr, manque de temps libre. C’est une tâche ardue au résultat incertain. Toutefois, c’est à cette condition que les travailleuses du care, des plus au moins qualifiées, pourraient ensemble tenter d’échapper aux trois formes d’échec de la voix féminine ici mentionnées : la surexpressivité de la crise (« hystérie de culture »), l’inexpressivité de la langue de bois (pseudoprofessionnalisme), l’étouffement de la voix différente dans l’entre soi des subalternes (résistance, céder sans consentir).