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L’ouvrage de Djemila Zeneidi, géographe et chargée de recherche au Laboratoire Ades (Centre national de la recherche scientifique (CNRS)/Université de Bordeaux) présente le système d’exploitation des saisonnières agricoles marocaines, migrantes temporaires étiquetées d’« esclaves de l’or rouge » (p. 12) dans les champs de fraises de la province de Huelva en Espagne. L’auteure interroge les principes qui sous-tendent la féminisation de la migration du travail et la géographie des « contrats en origine » (p. 10). Cette ambition lui permet indéniablement d’exploiter à fond ses connaissances en géographie radicale pour faire rebondir à la surface les termes de ces contrats esclavagistes. Certes, la géographe présente un aperçu de l’analyse secondaire des résultats d’une « enquête sous surveillance » (p. 16) commanditée par le Programme ANR TerrFerme et réalisée au Maroc et en Espagne. C’est un riche travail d’analyse que livre Zeneidi sur les différentes facettes de la dialectique domination/émancipation concernant la féminisation de la migration du travail dans cet ouvrage écrit d’une plume alerte. L’auteure pointe ici et là la banalisation de l’exploitation au quotidien de ces saisonnières et leur avilissement. On est bien ici en présence « d’une traite de personne » (p. 161) qui met en évidence les interactions entre le genre, la classe sociale et l’ethnicité et est soutenue par un cadre juridique fondé sur le partenariat Maroc-Espagne. Le livre se divise en cinq parties équilibrées et articulées de manière judicieuse. L’introduction fait clairement la démonstration de la pertinence de l’ouvrage. L’auteure présente le contexte de l’enquête, la question de la féminisation de la migration de travail et les problématiques qui s’y rattachent. Elle souligne la situation de grande vulnérabilité et de dépendance des ouvrières à l’égard de leur employeur, précarité liée en partie au non-respect des conventions et à l’exploitation à outrance de leur force de travail. La première partie de l’ouvrage, intitulée « Global food et migration utilitaire dans la province de Huelva », porte sur le sens de l’expression Global food et resitue la féminisation de la migration dans son contexte à travers les notions d’espace, de domination et de reconnaissance autour desquelles s’articulent les conditions d’esclavage de ces saisonnières. L’auteure aborde les idées phares de la réflexion développée dans son livre. La deuxième partie, qui a pour titre « La mécanique du pouvoir : corps captifs et contraintes spatiales », décrit de façon riche et bien documentée les modalités tacites d’organisation spatiale du pouvoir structurel pour assurer une bonne productivité. L’auteure parle du « dispositif d’optimisation des moyens au service du contrôle migratoire et de la mise et du maintien au travail » (p. 47). Il est bel et bien question de ce dispositif d’encadrement qui a la particularité de reproduire une forme de « paternalisme revisité » (p. 48) rendant bien compte des menaces sous conditions, du chantage et de la manipulation des désirs des ouvrières. Des techniques particulières de surveillance et de contrôle bien implantées permettent à l’employeur de tirer profit au maximum de ces femmes, de l’hébergement imposé sur le site offert par les entrepreneurs (participe de la captivité des ouvrières), où les logements sont de véritables « unités d’enfermement au service de la flexibilité » (p. 63) pour une disponibilité absolue. Dans la troisième partie, titrée « Domination et reconnaissance », Zeneidi présente la manière dont s’organise la rétention des saisonnières qui permet de les fidéliser afin de mieux les manipuler. L’auteure examine la façon dont certaines ouvrières « acceptent ce pouvoir, même dans ses formes abusives et lui attribuent une légitimité » (p. 87). La quatrième partie, intitulée « Les blessures de la fausse reconnaissance : la fin du rêve », met en lumière les tumultes intérieurs, le désarroi et les manifestations de colère des ouvrières relativement aux effets mensongers de la gestion des « contrats en origine », truffés de fausses promesses orales qui leur font miroiter un éventuel statut de travailleuses permanentes à l’issue de quatre contrats successifs. Comme le précise Zeneidi, « leurs attentes de reconnaissance les conduisent à consentir à être réduites à des corps corvéables, disponibles, des corps à gérer, à transporter, à garder » (p. 86). L’absence de reconnaissance par les employeurs développe en elles un fort sentiment d’injustice que certaines vivent comme un échec personnel. La cinquième partie, dont le titre est « Plutôt montreuse que perdante, portrait de l’ouvrière marocaine en cyborg », décrit le sentiment que leur inspire la situation et les stratégies que ces ouvrières outrées développent pour s’affirmer, conquérir leur autonomie et se reconstruire une personnalité.

À la lumière des notions d’espace, de reconnaissance et de domination sociale, Zeneidi illustre de façon saisissante l’expérience migratoire bouleversante des saisonnières agricoles meurtries. On y réalise le regard critique qu’elle pose sur cette forme de maltraitance et d’exploitation d’une main-d’oeuvre compétente, vulnérable, à bas prix et jetable :

[Cette industrie] a entre autres particularités de recourir pour de courtes durées [de 3 à 6 mois] au recrutement de femmes marocaines, issues du milieu rural et avec des responsabilités familiales, c’est-à-dire des mères de jeunes enfants. Sélectionnées dans leur pays pour la supposée délicatesse de leurs mains, elles sont l’objet d’une gestion de travail fondée sur le contrôle et la discipline, leur statut de mère étant utilisé comme moyen de les maintenir au travail et de garantir leur retour au pays (quatrième de couverture).

Cette sélectivité orientée sur le genre, la classe sociale, la culture arabo-islamique et l’ethnicité s’appuie sur des critères de domination. Le profil recherché de travailleuses garantit la soumission, la docilité, l’investissement au travail ainsi que la non-intégration dans la société moderne espagnole et en fait donc des employées peu enclines à tenter une aventure migratoire clandestine. L’Espagne a implanté ce système d’exploitation financé par l’Union européenne, basé sur le « Processus des 3 R : Recrutement, Réception et Retour » (p. 163) et soutenu par un contrôle renforcé par un relevé biométrique. Ces travailleuses sont placées sous le contrôle des municipalités qui obligent les employeurs à les loger sur le site d’exploitation (« logement contraint »), autre stratégie du « capitalisme paternaliste » où elles vivent en captivité, constamment harcelées, isolées, privées de droits et libertés, soumises au chantage de se voir retirer des heures de travail ou de ne pas être réembauchées l’année suivante. L’auteure met en exergue les risques encourus par ces mères engagées dans une aventure périlleuse d’émancipation et d’autonomisation qu’elles appréhendent comme une étape nécessaire au processus migratoire. C’est ainsi que l’auteure dresse un panorama très complet de l’exploitation de ces saisonnières.

Pour conclure, la question de la féminisation de la migration du travail est une préoccupation majeure chez celles et ceux qui sont sensibilisés à cette forme d’esclavage des temps modernes. La prise en considération des conditions de vie au travail quasi esclavagistes des migrantes marocaines est un enjeu de justice sociale. Compte tenu des faits nouveaux apportés par ce livre sur l’import/export des ouvrières marocaines, le débat à instaurer sur la question de féminisation de la migration du travail doit être sans cesse réactivé non seulement par les recherches féministes et les recherches sur les femmes, mais aussi impulsé par des programmes et des politiques porteuses dont on pourra mesurer les effets sur la qualité de vie au travail de personnes vulnérables honteusement exploitées. Cet ouvrage se veut donc une invitation à la réflexion pour la mise en place d’une démarche commune légitimant les façons de faire en matière d’import/export des travailleuses. Cela ne nous empêche pas de nous interroger sur la persistance de cette forme d’exploitation humaine et de nous poser la question de savoir si ces femmes sont protégées par des lois et d’autres conventions internationales qui luttent contre la maltraitance des personnes. L’ouvrage se présente avant tout comme un outil de conscientisation sur les effets du néolibéralisme et de la mondialisation de l’économie. Les différentes parties sont cohérentes et elles se complètent. Les concepts développés s’avèrent éclairants et facilitent la compréhension du texte. En fait, l’originalité de l’ouvrage repose sur sa facilité à aborder le paradoxe domination/émancipation chez les saisonnières marocaines. L’auteure déplore le rejet et la stigmatisation des saisonnières rapatriées ou en clandestinité. Les apports d’un tel ouvrage sont donc nombreux, aussi bien dans la mise en évidence des rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité que dans la description fine de l’exploitation institutionnelle de la vulnérabilité de ces femmes. Nous regrettons simplement l’absence d’une présentation détaillée de la démarche méthodologique de l’auteure, qui se fonde sur les récits victimaires percutants des saisonnières marocaines comme H.[1] et les autres, A. et M. (p. 139). Si ce choix (présentation minimale de la démarche adoptée) peut s’expliquer par des contraintes d’anonymat et de confidentialité, il pose le problème d’une analyse dont l’administration de la preuve repose principalement sur le crédit accordé aux saisonnières marocaines et sur la force de conviction, par ailleurs très grande à nos yeux, de la cohérence de leurs propos sur les faits tels qu’elles les ont vécus et perçus. Selon nous, toute personne qui se préoccupe de la condition des femmes ne peut manifestement ignorer l’ouvrage de Zeneidi sur l’exploitation des saisonnières marocaines.