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L’ouvrage scientifique sous la direction de Margaret Maruani représente un phare dans le contexte de l’internationalisation des marchés du travail depuis les années 80. Conçu à partir de l’observation de la place respective des femmes et des hommes dans cet univers en transformation, l’ouvrage témoigne du même souffle de l’importance des réseaux mondiaux de recherche[1] dans l’analyse croisée des grands enjeux de société que représente le travail, examiné selon la perspective du genre. La question du travail est ici posée comme une clé de compréhension des rapports sociaux de sexe, ouvrant tout particulièrement sur les univers de travail des femmes.

S’intéresser au travail des femmes dans le monde impliquait de relever des défis considérables : entrecroiser des considérations historiques et actuelles, comparer les situations entre pays, entre secteurs d’activité, entre travail rémunéré et travail gratuit, entre les univers du marché et ceux de la famille, et selon les âges, les classes sociales, les groupes ethniques, en regard des lois, des moyens technologiques, de l’organisation syndicale, etc. L’ouvrage publié sous la direction de Maruani, aux prises avec ces défis et bien d’autres encore, est conçu d’une manière aussi judicieuse qu’appropriée, qui consiste à dresser un « état des savoirs ». Cet ouvrage qui se présente modestement comme un « outil de synthèse solide, ouvert et accessible » (p. 11) constitue un moment charnière dans la production scientifique.

Au total, 55 auteures et auteurs (environ 10 % d’hommes) y signent 44 articles. Ces personnes viennent de divers domaines du savoir, dont l’économie, l’histoire, le droit, la démographie, la géographie, la psychologie ou la neurobiologie, mais pour la plupart de la sociologie. Des spécialistes parmi les plus réputés dans leur domaine d’expertise y signent un texte, notamment Michelle Perrot, Françoise Thébaud, Laura L. Frader, Elsa Galerand, Danièle Kergoat, François de Singly, Marc Bessin, Christian Baudelot, Roger Establet et Catherine Vidal. Quant à Maruani, directrice de cette magistrale collection d’articles, elle possède une feuille de route impressionnante. Spécialiste française, internationalement reconnue pour ses nombreuses publications depuis près de 35 ans sur le travail des femmes, elle compte plusieurs ouvrages majeurs sur les syndicats, la place des femmes sur le marché du travail en France et dans la communauté européenne, le chômage, les inégalités, les questions liées au genre... Sur ce dernier enjeu, elle avait déjà dirigé un ouvrage de facture comparable paru en 2005 chez le même éditeur (Femmes, genre et sociétés : l’état des savoirs).

Quelques explications auraient été utiles concernant les consignes données aux auteures et aux auteurs pour la conception de l’ouvrage. Songeons que le monde entier, ou presque, y est représenté : l’Europe, les États-Unis, la Chine, le Japon, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Inde, le Maghreb et le Moyen-Orient. Peut-être à cause de la diversité des économies et des conditions ainsi que des enjeux et des questionnements spécifiques entre les régions du monde comme au sein de chacune d’elles, et compte tenu de la spécialisation de la majorité des auteures et des auteurs, l’organisation de ce bilan repose prioritairement sur des considérations sociologiques. Les réalités de terrain ne sont pas négligées pour autant. Ainsi, les questions théoriques (concepts et problématiques) et les débats contemporains servent de fils conducteurs dans la première et la dernière partie de l’ouvrage. Les articles insérés, abordant d’une manière transversale les thèmes du travail et du genre, sont encore regroupés en deux parties centrales, l’une examinant la question de l’éducation « aux quatre coins du monde » (p. 117-223) et l’autre, celle des « inégalités durables » (p. 225-355).

Le bilan qui se déroule sous nos yeux en quatre grandes parties bien construites offre une somme de connaissances inédites. C’est aussi l’occasion de faire le point sur les grands enjeux du travail sous l’angle du genre dans le monde actuel, d’en repérer l’évolution récente mais aussi de se pencher sur les questionnements et les orientations des recherches actuelles. En exposant de nombreux sujets dans une diversité de lieux et de contextes sociétaux, des pistes de comparaison apparaissent et des questions surgissent. Nous aurions souhaité qu’une conclusion générale reprenne ces pistes de comparaison en coiffant ce remarquable ouvrage de fils interprétatifs plus durables, en quelque sorte, dans ce moment charnière de la production scientifique sur le sujet. La brève et percutante introduction de Maruani en esquisse toutefois les grands traits. Partout dans le monde, le travail féminin est une réalité hétérogène, hiérarchique, mouvante, contrastée, ségrégée et divisée selon le sexe, précaire et sujette au chômage.

Subsistent dans ce paysage des « noyaux durs » de discrimination « réservés » aux femmes, qui s’observent également partout dans le monde, et qui sont liés au travail domestique, au soin des enfants et des personnes dépendantes, bref des domaines associés au care. La concentration des emplois dans des « bastions féminins », alors qu’il existe encore des « forteresses masculines », subsiste également. Par ailleurs, l’écart entre les femmes elles-mêmes se creusent entre pays et continents comme au sein de ceux-ci, et plus précisément, comme l’explique Maruani, « entre les femmes diplômées et qualifiées qui s’en sortent – même si elles ne sont pas les égales des hommes – et celles qui sont massées dans le salariat d’exécution en Europe et aux États-Unis, concentrées dans les emplois informels en Inde, en Amérique latine ou en Afrique » (p. 10). Si, à cet égard, les logiques du genre se superposent et renforcent celles des classes sociales, voire de la race et de l’ethnicité comme on pouvait s’y attendre, « sur le marché du travail, c’est l’instruction qui déplace les frontières de l’inégalité » (p. 10).

Depuis les années 60, une autre frontière, celle du salariat, marque également un déplacement des inégalités entre les femmes et les hommes au regard du statut professionnel, le travail informel massivement accompli par les femmes partout dans le monde restant suspendu, pourrait-on croire, dans les filières de l’inactivité présumée. Derrière ces récurrentes observations, tant les situations caractéristiques du travail des femmes demeurent prégnantes depuis l’époque industrielle, de nouveaux enjeux sont mieux observés qu’auparavant dans cet ouvrage, dont la question des migrations, la mondialisation des emplois, la protection sociale, le travail artistique, les formes de mobilisation, les nouvelles technologies, la question du harcèlement et celle, plus ancienne, de la prostitution. Au terme de la lecture de ce vaste ensemble de questions, un constat troublant, annoncé dans l’introduction de l’ouvrage, demeure patent : « dans le monde du travail, les femmes sont partout, l’égalité nulle part » (p. 12).

Cet ouvrage fouillé, qui rassemble de manière synthétique les études bien documentées de plus de 50 chercheuses et chercheurs chevronnés venus d’horizons divers, permet d’offrir des éléments de réponse à d’anciennes questions qui demeurent irrésolues et d’observer des phénomènes plus récents : « Pourquoi les femmes ont-elles eu tant de difficultés à accéder au travail salarié? » demande Michèle Perrot, qui examine les grandes périodes de l’histoire du travail des femmes à partir du cas français (p. 15-23); « Comment se fait-il que les contours du travail des femmes soient restés les mêmes, fait observer Françoise Thébaud, pour sa part, en dépit des luttes féministes, anciennes et récentes? » (p. 24-31); Pourquoi « l’assignation première des pères au travail professionnel » reste-t-elle la référence?, comme l’illustre bien François de Singly (p. 80-88).

D’autres questions, abordées dans l’un ou l’autre des nombreux articles de ce recueil, méritent d’être examinées. Ainsi, qu’en est-il de l’organisation du temps des femmes en regard de celui des hommes? Quelles sont les lignes de démarcation liées à l’âge relativement au travail des femmes? Que savons-nous à propos de la socialisation commencée dans la famille? de l’école reproductrice d’inégalités? des liens entre les modèles de développement et la demande de travail féminin aux États-Unis, en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne, en Amérique latine, en Russie, dans l’Union européenne? Enfin, qu’en est-il de la flexibilité du travail à la japonaise? des mesures pour contrer la précarité et la pauvreté? des effets du travail sur la santé? de la protection qu’offre le syndicalisme ou l’État? Qu’en est-il du phénomène qualifié de plafond de verre? Que révèlent les migrations internationales quant au travail des femmes? Qu’en est-il des situations du type colonial qui se reproduisent une fois l’indépendance obtenue? Que sait-on de l’impact de la science? du poids du sexisme? du harcèlement sexuel au travail? Comment la dimension transnationale de la prostitution actuellement florissante opère-t-elle? Comment se fait-il que les théories essentialistes soient remises au goût du jour en dépit de décennies de travail de déconstruction des présupposés qui les supportaient?

On pourrait multiplier les questions, tant les articles présentés dans cet ouvrage sont pertinents, bien documentés et référencés. Outre qu’il offre un vaste tour d’horizon permettant de faire le point sur l’état des connaissances concernant le travail sous l’angle du genre dans le monde, et plus particulièrement en Europe, cet ouvrage de référence permet d’approfondir l’un des enjeux de société les plus cruciaux. Sur la question du travail, il constitue un incontournable, et ce, pour la recherche ainsi que pour l’action en vue de transformer les rapports sociaux de sexe.