Corps de l’article

Les limites de l’« extrême[1] »

Tatouage, perçage, implant bioélectronique, culturisme, chirurgie esthétique, chirurgie de réassignation sexuelle, amputation volontaire… la liste des modifications corporelles est quasi interminable. Alors que certaines de ces pratiques datent de plusieurs siècles et sont dénombrées parmi des populations diversifiées sur le plan géographique, économique, politique, social et religieux, d’autres sont plus récentes et pratiquées dans certains pays seulement. Certaines modifications sont prises en charge par le système médical et l’État, d’autres sont normalisées socialement sans faire l’objet d’une telle prise en charge, tandis que d’autres encore sont exécutées dans des sous-cultures et parfois même criminalisées. Les raisons qui motivent une personne à transformer son corps sont aussi diverses : volonté de se démarquer ou de répondre aux normes ambiantes, performance artistique, expression d’une identité profonde, recherche de plaisir ou d’autonomisation (empowerment) (Pitts-Taylor 2003; Heyes et Jones 2009). Ceux et celles qui procèdent à ces modifications revendiquent parfois leur appartenance à divers mouvements sociaux selon leurs motivations : mouvements des adeptes de modifications corporelles, queer, BDSM[2], transsexuels et transgenres, cyberpunk, etc. Si ces modifications corporelles sont trop diversifiées pour être analysées sous le même angle, un élément les relie : le caractère « extrême » qu’elles ont revêtu dans certains contextes avant de faire l’objet d’une normalisation, tels les tatouages ou les perçages, ou qu’elles revêtent encore, telles les chirurgies de réassignation sexuelle ou d’amputation de membre(s). Cette variabilité de ce qui constitue des modifications corporelles jugées « extrêmes » nous informe moins sur ces pratiques en elles-mêmes que sur les normes et les contextes sociaux, culturels, politiques, juridiques, etc., à partir desquels le caractère « extrême » est déterminé. Que veut dire « extrême »? À partir de quels critères définit-on cette notion et qui détermine ces critères? Quels sont les rapports de pouvoir sous-jacents aux catégorisations de ce que constituent des comportements ou des pratiques « extrêmes »? De quelles manières les femmes[3] qui entreprennent des modifications corporelles jugées « extrêmes » représentent-elles des menaces à l’égard des acceptions dominantes de la féminité, qui associent, entre autres choses, les femmes à la passivité et à la docilité, mais également à la productivité en termes de travail lié au soin (care), c’est-à-dire plus précisément la prise en charge des autres/le soin accordé aux autres? L’article qui suit offre des pistes de réponse à ces questions à partir de l’étude de cas d’une modification corporelle de certaines femmes considérée comme « extrême », la transcapacité, qui permettra de relever les structures capacitistes (oppression fondée sur les capacités), sexistes, hétéronormatives et classistes/néolibérales imbriquées qui sous-tendent les jugements négatifs de leurs revendications.

Les limites de l’« extrême » repoussées : la transcapacité

La transcapacité se caractérise par le besoin, pour une personne en situation de non-handicap, de transformer ses capacités ou ses sens en vue d’acquérir un déficit physique (amputation, paralysie, cécité, surdité, etc.), ce qui la place ainsi en situation de handicap. Les scientifiques et les personnes transcapacitaires adoptent des termes variés pour désigner la transcapacité. Alors que certaines personnes parlent d’« apotemnophilie » (Money, Jobaris et Furth 1977; Elliott 2003; Braam et autres 2006; Lawrence 2006) et insistent sur le caractère paraphilique du « trouble », d’autres se réfèrent à la « xénomélie » (McGeoch et autres 2011) dans une optique neurobiologique et d’autres encore optent pour l’expression « Body Integrity Identity Disorder (BIID) » (First 2005; Stirn, Thiel et Oddo 2009; Blom, Hennekam et Denys 2012) dans une perspective psychologique[4]. Cette dernière appellation est d’ailleurs reprise par plusieurs membres de la communauté transcapacitaire (Davis 2012), qui emploient aussi le néologisme politique transabled, inspiré des termes employés par les communautés transgenres et transsexuelles.

Aux yeux de la majorité, les besoins des personnes transcapacitaires sont « extrêmes » puisqu’ils impliquent le passage d’un corps valid(é)e à un corps invalid(é)e[5]. Pourtant, du point de vue des personnes transcapacitaires, ce qui est extrême n’est pas la réalisation d’une transition volontaire[6] vers une situation de handicap, mais plutôt de vivre dans un corps qui leur semble étranger, aliénant et inconfortable tel qu’il est avant la transformation. La transcapacité est également qualifiée d’anormale par plusieurs personnes qui s’interrogent sur les motivations sous-tendant ces transitions, bref le « pourquoi ». Or, comme le rappelle le médecin chercheur et activiste transcapacitaire Michael Gheen (2009), si la transcapacité est anormale sur le plan statistique, puisqu’elle touche une très petite portion de la population[7], son « anormalité » désigne avant tout, pour le sens commun, une « étrangeté » incompréhensible et relève davantage de jugements de valeur qui reflètent les normes ambiantes. En effet, une majorité des discours populaires et scientifiques sur la transcapacité, pourtant peu nombreux, sont négatifs et s’opposent à de potentielles opérations transcapacitaires, les voyant comme anormales, nocives et extrêmes. Quant à la question du « pourquoi », si pertinente puisse-t-elle être, celle-ci ne sera pas traitée ici, car notre objectif n’est pas d’étudier les motivations des besoins transcapacitaires, mais plutôt les réactions négatives qu’ils suscitent et ce que ces réactions peuvent nous apprendre sur les normes dominantes et les systèmes d’oppression.

Des femmes « extrêmes » : une (im)possible (en)quête?

Si la transcapacité s’observe dans divers contextes nationaux, chez des personnes de différentes classes socioéconomiques et orientations sexuelles ainsi que d’âges variés, elle semble toucher davantage les hommes que les femmes. Dans la majorité des études, les hommes transcapacitaires sont surreprésentés dans les échantillons : 80 % (N = 54) dans l’étude de Blom, Hennekam et Denys (2012), 90 % (N = 52) dans First (2005) et 93 % (N = 30) dans Thiel et autres (2009). Il est possible d’expliquer la sous-représentation des femmes à la lumière des biais androcentriques dans les recherches scientifiques, qui trop souvent encore excluent ou rendent invisibles les femmes. De plus, les (re)quêtes des femmes transcapacitaires auprès de professionnelles ou de professionnels de la santé sont davantage que celles des hommes délégitimées et vues comme irrationnelles à l’aune de prémisses sexistes, plutôt que perçues comme des revendications identitaires et politiques sérieuses[8].

Non seulement ces biais androcentriques qui rendent invisibles les femmes dans les recherches sur la transcapacité et favorisent des jugements différents à leur égard en fonction de leur sexe méritent d’être dénoncés, mais nous postulons que l’étude du phénomène transcapacitaire chez les femmes a une valeur heuristique pour les analyses féministes intersectionnelles et les liens que ce champ disciplinaire entretient avec d’autres champs d’études anti-oppressions, comme les études sur le handicap, queers, sur le classisme et le néolibéralisme. Nous soutenons, à partir du cas de figure des femmes transcapacitaires, que les réactions dites viscérales de dégoût et de colère ou de peur[9] et les discours négatifs d’incompréhension et de désapprobation qui entourent la transcapacité, vue comme extrême et anormale ou étrange, sont activés par la transgression croisée qu’impliquent les revendications transcapacitaires à l’égard du système capacitiste, sexiste, hétéronormatif ainsi que classiste et néolibéral. C’est donc sous l’angle de ces quatre structures d’oppression, qui constituent les quatre sections de l’article, que nous analysons les revendications transcapacitaires, avant de conclure sur le développement des solidarités entre divers groupes marginalisés.

Le capacitisme : du corps valid(é)e au corps invalid(é)e

Le système d’oppression qui touche les personnes en situation de handicap, parfois nommé « abléisme » (ableism), « handicapisme » ou « capacitisme », a été théorisé et dénoncé en études sur le handicap (Davis 2010; Stienstra 2012) et par des chercheuses féministes dans ce champ (Garland-Thomson 2002; Lanoix 2005; Hall 2011). Voici comment Masson décrit ce système (2013 : 115) :

L’ability-disability system normalise et favorise certaines formes et fonctionnalités corporelles qui fournissent un « capital culturel » et les « privilèges de la normalité » aux personnes pouvant s’en réclamer […]. D’un même mouvement, il dévalue les formes et fonctionnalités non conformes aux standards qui sont définies dès lors en termes de déficit, d’incapacité et de handicap […] [L]’ensemble de l’organisation sociale est structuré sur la base de la présomption de la possession de corps valides/capables […].

D’un point de vue capacitiste, il est donc plus normal de vouloir être une personne non handicapée et en bonne santé que de ne pas l’être, d’où l’incompréhension et les jugements à propos de la transcapacité. Comme l’explique McRuer, le système capacitiste se fonde à la fois sur la présomption et l’obligation d’avoir un corps valid(é)e, ce qui se traduit à travers l’incessante question que les personnes non handicapées posent aux personnes en situation de handicap (McRuer 2006 : 9) : « “ Yes, but in the end, wouldn’t you rather be more like me? ” » Les personnes qui ressentent le besoin de transformer leur corps afin de modifier leurs capacités sont donc, à partir de cette grille d’intelligibilité dominante, inintelligibles et incompréhensibles (Butler 2005) aux yeux des personnes dont les corps sont valid(é)es. Leurs revendications, dans ce contexte, ne peuvent être vues que sous l’angle des comportements dérangés ou dérangeants, pervers et extrêmes.

À l’intérieur des sociétés capacitistes, l’identité de corps valid(é)e est couplée à la mobilité, à l’indépendance, à l’autonomie, à la productivité et à la réussite, alors que l’identité de corps invalid(é)e est associée à la cassure, à l’impotence, à la dépendance, à l’improductivité et à l’échec. Selon cette vision, la transcapacité est considérée comme le passage d’un état dit normal à anormal, bref comme une transition vers une situation jugée inférieure (Sullivan 2008 : 188). L’étude de Roth (2009) est intéressante à l’égard de ce manque de réceptivité concernant les revendications transcapacitaires. Roth note que, parmi les quatre motifs les plus importants qui sont mentionnés par la population pour refuser de potentielles opérations transcapacitaires, se trouve le « manque de compréhension du désir d’obtenir une telle opération » (Roth 2009 : 143; notre traduction). Afin de dépasser cette incompréhension pour accueillir avec respect et ouverture les revendications transcapacitaires, il importe d’analyser ce qui pourrait l’entraîner. Nous proposons ici de renverser les perspectives dominantes qui interrogent constamment les motifs poussant une personne à vouloir acquérir un déficit physique (« pourquoi? »), pour nous concentrer sur l’incompréhension de la transcapacité qui incite à poser la question du « pourquoi ». Nous postulons que cette incompréhension s’ancre dans des privilèges de corps valid(é)es.

De fait, une analyse des incompréhensions et des discours négatifs entourant la transcapacité montre que les arguments tendent tous vers une aspiration normative implicite ou explicite : éviter à tout prix l’acquisition d’un déficit physique (Baril 2013). Ce qui cause problème dans la transcapacité est qu’elle amène à vivre une situation de handicap, vue comme catastrophique, malheureuse, triste, abominable, c’est-à-dire une réalité qui ruinerait la qualité de vie de la personne, de ses proches et de la société (Beaubet et autres 2007; Clervoy 2009; Patronne 2009). Müller (2009 : 39) souligne ainsi que les opérations pour les personnes transcapacitaires sont les dernières options à envisager et que tout doit être essayé avant, dont des traitements avec électrochocs. Son objectif est clair : il s’agit de prévenir les handicaps (Müller 2009 : 42). Cette résistance, selon nous, s’enracine dans le postulat capacitiste selon lequel la vie d’une personne en situation de handicap est moins réussie et enrichissante que celle d’une personne dont le corps est considéré comme valid(é)e.

Toutes les personnes transcapacitaires qui ont réussi leur transition se disent pourtant très satisfaites et heureuses (Gilbert 2003; Smith 2004; First 2005; Blom, Hennekam et Denys 2012; BIID info 2013; Transabled.org 2013). Il semble donc que la valeur accordée à la qualité de vie d’une personne en situation de handicap diffère selon la posture occupée, interne ou externe, ainsi que la perspective théorique et politique (médicale ou sociale) préconisée pour établir le jugement (Bayne et Levy 2005 : 84; MacKenzie et Cox 2006 : 366). Comme le disent Wendell (1989 : 105) et Silvers (2009), les personnes en situation de handicap occupent une posture épistémologique privilégiée pour analyser les enjeux auxquels ce groupe doit faire face, mais aussi pour déterminer la valeur de leur qualité de vie. Les jugements négatifs sur cette dernière se fondent donc sur des privilèges de corps valid(é)es qui demeurent souvent invisibles.

Les études sur le handicap (Davis 2010) ont contribué à rendre visibles le groupe dominant des personnes valid(é)es et ses privilèges. Ce groupe constitue la norme, l’identité non marquée, à partir de laquelle d’autres corporéités sont invalid(é)es. Comme McRuer (2006 : 7) le note, pour que l’identité dominante se construise à titre de référent de normalité, elle a besoin de se valider constamment en reléguant dans les marges les identités altérisées et étiquetées « Autres ». Ces identités et ces corps altérisés sont jugés déficients, handicapés, incomplets et pathologiques. McRuer (2006 : 8-10) soulève les questions suivantes : pourquoi le modèle médical est-il axé sur une guérison qui a pour objet l’élimination des corps différenciés en fonction d’une norme d’un corps idéal impossible ou, à tout le moins, difficile à atteindre pour la majorité[10]? Pourquoi un corps non handicapé serait-il préférable à un corps handicapé et à partir de quels critères? Au final, la norme du corps valid(é)e qui se construit dans le modèle médical et dans le système capacitiste veut changer les personnes dans une perspective individuelle : il s’agit d’éliminer les handicaps à travers leur guérison plutôt que de repenser les structures permettant de reconceptualiser le handicap comme une différence parmi d’autres. S’il ne faut pas nier que les situations de handicap peuvent être la source de difficultés et de détresse qui conduisent certaines personnes à vouloir traiter leur handicap, plusieurs autres espèrent plutôt des changements structurels, comme le mentionne Clare (2009 : 122-123) :

To frame disability in terms of a cure is to accept the medical model of disability, to think of disabled people as sick, diseased, ill people […] The disability rights movement, like other social change movements, names systems of oppression as the problem, not individual bodies. In short it is ableism that needs the cure, not our bodies. Rather than a medical cure, we want civil rights, equal access, gainful employment, the opportunity to live independently, good and respectful health care, desegregated education. We want to be part of the world, not isolated and shunned.

Des activistes anticapacitistes comme Clare (2009) et Stienstra (2012) montrent que le capacitisme a des conséquences à la fois culturelles, sociales et matérielles, puisque les présomptions, les stéréotypes et les préjugés qui découlent d’une vision capacitiste favorisent la discrimination des personnes en situation de handicap dans un ensemble de sphères (emploi, éducation, etc.), les diverses formes de violence, la marginalisation et la stigmatisation. De plus, le groupe dominant des corps valid(é)es n’est jamais vu comme ayant une identité ou une corporéité spécifique; les corps valid(é)es semblent résulter de conditions naturelles. Une logique similaire s’applique aux identités ciscapacitaires[11] : le fait de demeurer dans son corps et ses capacités dites originales semble naturel et n’est pas vu comme un choix. Seules les personnes transcapacitaires semblent faire des (mauvais) choix. Pourtant, comme le montre McRuer (2006), les corps valid(é)es (et ciscapacitaires, ajouterions-nous) ne résultent pas de conditions naturelles, mais de la répétition d’actions en vue de conserver un corps « cis » (sans transition), en santé et non handicapé. Pour faire advenir ce corps, les personnes valid(é)es et ciscapacitaires se soumettent aux scripts normatifs du corps en santé et non handicapé, comme éviter de fumer, bien s’alimenter, faire de l’exercice, combattre le surpoids, limiter les risques (dans les sports, la conduite, la sexualité, etc.).

Nous pensons que l’exemple de la transcapacité met en lumière de façon particulière le capacitisme des sociétés, dont celui qui est reproduit dans les milieux anti-oppressions (féministes, gais, lesbiens et bisexuels, queers, trans, etc.). Les réactions fréquentes d’incompréhension, de dégoût et de colère à l’endroit de la transcapacité montrent que, si les gens semblent être prêts, au nom d’une compassion et avec une certaine pitié (Wendell 1996; Clare 2009), à inclure les personnes en situation de handicap dans la société et dans les mouvements sociaux, il demeure inconcevable qu’une personne puisse préférer incorporer un corps invalid(é)e (dit anormal ou inférieur) que de demeurer dans un corps valid(é)e (dit normal ou meilleur).

Le sexisme : du corps féminin au corps dégenré

Les réalités transcapacitaires ne transgressent pas que les normes capacitistes. Lorsqu’on analyse ces dernières à partir d’une approche intersectionnelle, elles transgressent simultanément les normes de sexe/genre, ce qui permet de rendre saillantes les imbrications du sexisme et du capacitisme. Les féministes ont été interpellées depuis une vingtaine d’années par les femmes en situation de handicap et les théoriciennes féministes sur le handicap (Wendell 1989; Nicki 2001; Garland-Thomson 2002; Hall 2011). Graduellement, certaines féministes ont montré plus de sensibilité à propos de ces femmes et de leurs réalités. À l’heure des analyses intersectionnelles au sein du féminisme, il est devenu de bon ton d’inclure les femmes en situation de handicap, bien que, trop souvent encore, les capacités soient oubliées dans la liste des dimensions considérées dans ces analyses. De plus, il arrive parfois que cette inclusion soit fondée, implicitement ou explicitement, sur la pitié et la bienveillance : les femmes en situation de handicap, associées à la passivité (Wendell 1996; Garland-Thomson 2002 : 17) et dépeintes comme des victimes plus vulnérables que d’autres femmes au contrôle des hommes, doivent être protégées. L’intégration de ces femmes, parfois réalisée sur le mode du « tokenisme » ou de la rectitude politique (political correctness), ne signifie pas pour autant qu’une analyse des privilèges des identités des corps valid(é)es et du capacitisme des féministes est faite (Masson 2013). Bref, si certaines féministes dénoncent les violences, les discriminations et les difficultés dont sont victimes les femmes en situation de handicap, le capacitisme comme système d’oppression est trop souvent encore oublié ou relégué au second plan par rapport au patriarcat vu comme système principal[12].

Une analyse féministe intersectionnelle incluant la dimension capacitaire permet de pointer les connexions intimes entre le capacitisme et le sexisme ainsi que leur possible renforcement mutuel. Dans un récit à partir de sa perspective d’homme trans de classe populaire atteint de paralysie cérébrale, Clare (2009) dépeint ces imbrications. Il soutient que nos conceptions des identités genrées et sexuées reposent implicitement sur des corps valid(é)es. Comme il le mentionne, les codes de la masculinité et de la féminité exigent la mise en oeuvre de mouvements, de postures, de façons de s’exprimer qui présupposent des corps non handicapés et qui sont parfois difficiles ou impossibles à exécuter pour des personnes en situation de handicap. Ces dernières, à partir des normes dominantes, se trouvent ainsi dégenrées et désexualisées (Clare 2009 : 130) :

[The] disabled people find no trace of our sexualities in that world. We are genderless, asexual undesirables […] Think first about gender and how perceptions of gender are shaped. To be female and disabled is to be seen as not quite a woman; to be male and disabled, as not quite a man. The mannerisms that help define gender – the ways in which people walk, swing their hips, gesture with their hands, move their mouths and eyes as they talk, take up space with their bodies – are all based upon how nondisabled people move […] The construction of gender depends not only upon the male body and female body, but also upon the nondisabled body.

Si, comme le stipule Clare, les conceptions dominantes du genre privent les personnes en situation de handicap d’une pleine identification aux catégories hommes/femmes, il est possible d’étendre cette réflexion aux enjeux transcapacitaires et de soutenir que les réalités transcapacitaires suscitent des résistances puisqu’elles mettent au défi les normes des corps valid(é)es/invalid(é)es, mais aussi parce que les personnes transcapacitaires transgressent les normes de genres. En se positionnant dans une situation de handicap, les femmes transcapacitaires sont davantage à risque d’être dégenrées et désexualisées; ces femmes qui n’auront plus un corps « normal »/valid(é)e ne seront plus considérées comme de « vraies » femmes, féminines et désirables.

L’hétéronormativité : du corps sexy au corps abject

Les liens entre le sexisme et l’hétéronormativité, parfois théorisés grâce au concept d’hétérosexisme, ont été largement traités par les féministes lesbiennes (Rich 1981). Nous ne reviendrons pas sur ces travaux, ni sur les recherches en provenance des études queers sur le sujet (Butler 2005). Il importe de retenir ici que l’hétérosexualité, comme le montrent ces recherches, fait système, comme le capacitisme et le sexisme, en érigeant cette orientation sexuelle comme la norme à l’aune de laquelle les autres orientations et pratiques sont jugées et marginalisées. De pair avec le sexisme, l’hétéronormativité a pour objet de rendre les femmes disponibles pour les hommes. Cela se caractérise par une appropriation de la sexualité des femmes et de celle d’autres groupes marginalisés, comme les personnes trans (Serano 2007; Baril et Trevenen 2014). Les femmes en situation de handicap (volontaire ou involontaire) se trouvent à la jonction des systèmes capacitistes, sexistes et hétéronormatifs et sont souvent prises entre deux extrêmes : soit elles sont désexualisées, puisque, à partir d’une conception sexiste et capacitiste, elles sont vues comme moins féminines, donc moins attrayantes à partir d’un regard hétéronormatif (Garland-Thomson 2002 : 17), soit elles sont sur-sexualisées et fétichisées en fonction de leur handicap (Kafer 2012; Siebers 2012).

En effet, si le capacitisme inhérent aux conceptions genrées dominantes contribue à dégenrer et à désexualiser les personnes en situation de handicap dans certains cas (Wendell 1989 : 113; Garland-Thomson 2002), dans d’autres cas, l’inverse se produit : le capacitisme peut renforcer les stéréotypes de genre. Meekosha (2006 : 169-170), pour ne donner qu’un exemple de cette consolidation des stéréotypes de genre dans la sexualité par le capacitisme, interroge l’intensification de la conception de la passivité chez les femmes en situation de handicap, passivité qui fait partie d’une vision hétéronormative de la sexualité des femmes. Les interactions entre le sexisme, l’hétéronormativité et le capacitisme sont aussi saillantes lorsqu’il est question de droits reproductifs : si les féministes ont historiquement démontré le contrôle du système médical sur le corps des femmes, notamment en ce qui a trait aux capacités reproductives, celles qui s’intéressent aux handicaps montrent la manière dont les droits reproductifs des femmes en situation de handicap sont aujourd’hui encore largement bafoués. Des stérilisations forcées aux contraceptions imposées, en passant par l’interdiction du désir de maternité, les femmes en situation de handicap et leurs besoins sont l’objet d’un contrôle médical et social excessif et leur corps, leur sexualité et leur agentivité s’en trouvent disciplinés dans le sens foucaldien du terme (Garland-Thomson 2002 : 10-17; Meekosha 2006 : 171; Silvers 2009).

Il est possible de voir ces croisements entre le capacitisme, le sexisme et l’hétéronormativité dans les réflexions des rares professionnelles ou professionnels de la santé qui présentent une certaine ouverture à l’égard de potentielles opérations transcapacitaires. Par exemple, dans les entretiens psychologiques présentés dans le documentaire de la BBC (2000), l’homme transcapacitaire interviewé n’est pas questionné sur sa sexualité, sur sa possibilité de fonder et de maintenir une vie de famille s’il obtenait une chirurgie, etc., alors que la femme est interrogée, d’une manière indiscrète et intrusive, sur ces enjeux. Voici un extrait de l’entretien entre Corinne et le psychiatre Richard Fox :

Richard : Do you have a boyfriend at the moment?

Corinne : I actually have never really had someone that I would characterize as a boyfriend.

Richard : You’re a virgin?

Corinne : Pardon?

Richard : You’re still a virgin.

Corinne : Oh no, no, I just, I haven’t had the pleasurable experiences that I think are available to other people.

Richard : And it never struck you that having your legs off might be kind of a sexy thing.

Corinne : For me sexuality is being comfortable with your body (Right) and enjoying your body.

Richard : Do you think you could maintain a, a married relationship under these circumstances?

Corinne : I know I can.

Plusieurs éléments sont problématiques dans cet échange. D’abord, la question de la présence ou l’absence de boyfriend relève d’une présomption d’hétérosexualité. Ensuite, la question sur la virginité, outre qu’elle est inappropriée (intrusive et personnelle), relève aussi d’un paradigme hétéronormatif : elle sous-tend probablement qu’une relation sexuelle implique un coït pénis/vagin. Enfin, en quoi la situation de handicap viendrait-elle empêcher le maintien d’une union (précisons que le terme « mariage » est employé, ce qui dénote une fois de plus l’hétéronormativité) heureuse et réussie?

Le docteur Fox n’est pas le seul à s’inquiéter du degré de féminité et d’attractivité (dans une vision hétérosexiste) des femmes transcapacitaires; l’équipe de Beaubet et autres (2007) décrit aussi le cas d’une patiente et s’attarde sans raison justifiée sur son manque de féminité, vu comme un problème. Il est impossible, dans l’espace limité de cet article, de rapporter les divers exemples du même type qui peuvent sembler anecdotiques, mais qui, une fois rassemblés, fournissent un portrait global permettant de voir à l’oeuvre des réactions teintées de capacitisme, de sexisme et d’hétéronormativité combinés à l’égard des femmes transcapacitaires. Notons d’ailleurs que, selon l’une des études quantitatives de Roth (2009), les candidats reçoivent davantage d’assentiment pour de potentielles opérations que les candidates. Si, de fait, les résistances sont grandes par rapport à la transcapacité en général, il semble que, dans le cas des femmes transcapacitaires, l’injonction à être féminines et désirables (impliquant un corps valid(é)e) agit d’une manière puissante pour contrôler leur liberté et leur autonomie corporelles.

Nous avançons l’hypothèse que les femmes transcapacitaires font l’objet d’un contrôle et d’une stigmatisation encore plus forte que les hommes transcapacitaires parce que non seulement elles risquent de compromettre leur féminité et leur attractivité sexuelle en devenant invalid(é)es, mais également parce que leurs revendications d’agentivité, de liberté et d’autonomie par rapport à leur corps perturbent d’une manière radicale la docilité associée habituellement à la féminité (Garland-Thomson 2002; Clare 2009). Bien que les femmes soient encouragées à modifier leur corps pour répondre aux normes esthétiques dominantes (corps plus mince, jeune, sexy, blanc, etc.) (Pitts-Taylor 2003; Heyes et Jones 2009), celles qui poursuivent des transformations corporelles qui ne cadrent pas dans les normes de la féminité hétéronormative posent des défis aux régimes dominants de sexe, de genre et de sexualité, des transgressions amorcées par d’autres telles les femmes trans, masculines, queers et les lesbiennes très féminines (fem) (Butler 2005; Serano 2007). Les femmes transcapacitaires appartiennent à cette catégorie de « mauvaises filles ou femmes », qui mettent en avant une version « extrême » et non normative de la féminité : elles rejettent le regard dégenrisant et désexualisant que la société capacitiste, sexiste et hétéronormative porte sur les femmes en situation de handicap.

Le classisme et le néolibéralisme : du corps productif au corps improductif

Un dernier système d’oppression[13] à l’oeuvre dans les résistances à l’égard des pratiques transcapacitaires est le classisme (combiné au néolibéralisme), fondé sur les différentes classes socioéconomiques[14]. Une fois de plus, le classisme se conjugue aux autres formes d’oppression, qu’il s’agisse du capacitisme, du sexisme ou de l’hétéronormativité. Nous considérerons ici deux croisements possibles : 1) entre la classe et les capacités; 2) entre la classe, les capacités et le sexe. Premièrement, les liens entre la classe socioéconomique et les capacités sont évidents. Par exemple, le passage d’une situation de non-handicap à une situation de handicap peut entraîner des formes de discrimination directes, comme un congédiement ou un refus d’embauche, sur la base des capacités. Les formes de discrimination peuvent aussi être indirectes : les institutions de même que les structures sociales, politiques, culturelles et architecturales sont créées par et pour les personnes valid(é)es et touchent au quotidien les personnes en situation de handicap, de sorte qu’elles se trouvent désavantagées dans la sphère dite publique pour participer à la vie citoyenne. Le classisme et le capacitisme conjugués définissent ainsi des normes de productivité dans un régime néolibéral : sous cet angle, il n’est pas surprenant de constater, bien que cela soit malheureux, que la « productivité » sociale et économique des personnes invalid(é)es est remise en question (Wendell 1996; McRuer 2006).

À partir de telles prémisses, on voit la manière dont les revendications transcapacitaires peuvent susciter d’importantes résistances : les personnes transcapacitaires sont vues comme passant d’un état productif à un état improductif. D’ailleurs, comme le soulignent plusieurs auteures et auteurs, le discours du fardeau socioéconomique est un leitmotiv dans les travaux s’opposant à la transcapacité, où celle-ci est vue comme une chirurgie mutilante qui laisse la personne dans un état de dépendance à l’égard de ses proches et de l’État (Bayne et Levy 2005; MacKenzie et Cox 2006; Elliott 2009 : 165). Certaines études empiriques confirment cette conception négative des personnes en situation de handicap (volontaire ou involontaire), selon laquelle elles seraient dépendantes et exigeantes quant à leur famille, à leur partenaire, au système médical et à la société. Dans l’étude de Roth (2009), deux arguments sur quatre font appel à ce discours pour s’opposer à de potentielles opérations, à savoir les « coûts pour le système de santé » et le « fardeau pour les partenaires et/ou la famille » (Roth 2009 : 143; notre traduction). Patronne (2009 : 545) dit à ce sujet :

Even if we set aside the interests of family, other patients and those who must bear the financial costs of providing for the patient’s lifelong disability, those who have a disorder that causes them to desire to maim and disable their bodies cannot meet this standard of voluntarily accepting the burdens of choice that makes the practice of respecting autonomy acceptable.

Précisons que, plus le déficit physique souhaité est important (par exemple, amputation de deux jambes plutôt que d’une), plus la résistance, notamment de la part des professionnelles et des professionnels de la santé, est forte, puisque le degré du handicap est corrélé implicitement avec le taux d’improductivité (Smith 2004). Pourtant, comme le montrent Wendell (1989 et 1996), McRuer (2006) et Clare (2009), ce ne sont pas les déficits physiques en eux-mêmes qui sont à la source de l’« incapacité » à travailler, mais ce sont plutôt les rythmes de vie et les exigences de performativité dans un modèle néolibéral, les structures des milieux de travail, etc., qui provoquent l’exclusion de plusieurs personnes en situation de handicap (et vieillissantes) de ces milieux, qui se trouvent ainsi dans des situations précaires. Autrement dit, les personnes en situation de handicap sont jugées « improductives » à partir de critères limités (capitalistes, néolibéraux, capacitistes, etc.) de ce qui constitue le travail et la production. En somme, l’idée selon laquelle une personne en situation de handicap, volontaire ou involontaire, nécessite des soins, de l’aide, dépend des autres et de l’État, relève d’une conception néolibérale d’un sujet auto-suffisant.

Deuxièmement, les idéologies capitaliste et sexiste fonctionnent de pair dans nos sociétés pour rendre invisible et reléguer dans la sphère de l’improductivité le travail gratuit réalisé majoritairement par les femmes dans la sphère dite privée (Paperman et Laugier 2005)[15]. Sous cet angle, le travail de soin (caring) réalisé par les femmes est dévalué, dévalorisé et non reconnu en tant que travail, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas tenu pour acquis. De fait, les structures sexistes des sociétés amènent à présupposer que les femmes sont plus aptes à exécuter les tâches ménagères et ont le devoir de s’en occuper, de même que des repas, des enfants, des personnes vieillissantes et des personnes en situation de handicap (Tronto 1993). Dans cette perspective, le fait qu’une femme puisse vouloir elle-même acquérir un handicap et devenir « improductive » (selon la vision capacitiste néolibérale), non seulement en termes de travail salarié dans la sphère dite publique, mais aussi en termes de travail non salarié (le travail de caring) dans la sphère dite privée, semble inadmissible. Les entrecroisements du système sexiste, capacitiste, hétéronormatif ainsi que classiste et néolibéral prennent ici tout leur sens : selon les conceptions dominantes, une femme en situation de handicap ne peut être mère (d’où parfois la stérilisation forcée), car elle n’a pas les capacités (physiques ou mentales ou émotives, ou les trois à la fois) de prendre soin d’autrui; elle est plutôt vue comme celle de qui on doit prendre soin. Sous cette lorgnette, sa supposée incapacité de maternité, de prendre soin d’autrui (care), d’effectuer le travail invisible dont on s’attend que les femmes s’acquittent « naturellement » fait d’elle une mauvaise candidate pour le mariage dans un cadre hétéronormatif, comme le laissait croire la question du docteur Fox envers Corinne (BBC 2000). On voit bien comment, une fois de plus, la transcapacité dérange l’ordre néolibéral établi avec ses critères de productivité variant selon les sexes.

La transcapacité pour repenser les solidarités politiques

Les revendications transcapacitaires dérangent : au-delà de la transgression du capacitisme qui s’opère en passant volontairement d’un corps valid(é)e à un corps invalid(é)e, d’autres transgressions sont en jeu, et ce, par rapport au sexisme, à l’hétéronormativité, de même qu’au classisme et au néolibéralisme, d’où les fortes réactions à l’égard des ces revendications. Sous cet angle, nous pensons que l’exemple de la transcapacité a une portée heuristique importante, non seulement pour mettre sous le projecteur certains systèmes d’oppression, tant en termes de conditions matérielles d’existence qu’en termes normatifs, mais également pour montrer leurs entrecroisements subtils. La mise en lumière, à travers l’exemple de la transcapacité, d’oppressions et de normes qui touchent autant les femmes que les personnes stigmatisées sexuellement ou à partir de leur classe sociale ou encore les personnes en situation de handicap et transcapacitaires peut contribuer à la construction de solidarités politiques entre ces groupes qui vivent des processus similaires de marginalisation afin de lutter contre les diverses formes de violence et les discriminations spécifiques qui les touchent.

Si nous croyons au caractère transgressif des revendications transcapacitaires, nous n’affirmons pas que la transcapacité est elle-même subversive par rapport aux systèmes dominants. Comme plusieurs pratiques, identités et sexualités, la transcapacité et les personnes transcapacitaires ne sont pas en elles-mêmes porteuses de discours politiques alternatifs et progressistes. Une conscience politique anti-oppressions doit être développée chez ces personnes et une politisation doit être faite de leurs pratiques et de leurs identités si elles veulent être en mesure de construire des solidarités avec d’autres mouvements luttant pour la justice sociale. De plus, une lecture en termes structurels à partir d’un axe d’oppression (par exemple, les capacités) n’équivaut pas nécessairement à une lecture intersectionnelle qui prendrait en considération un ensemble d’identités et d’oppressions et leurs imbrications.

Par ailleurs, les recherches émergentes sur la transcapacité, de même que certaines revendications transcapacitaires, comportent des biais sexistes, classistes et hétéronormatifs importants qui devront être considérés et dénoncés par les chercheuses et les chercheurs ainsi que par les personnes transcapacitaires, parmi d’autres biais possibles, tels que l’âgisme ou le racisme, si leur but est de développer de solides alliances et solidarités avec les autres mouvements sociaux, dont féministes. Si nous invitons ici le mouvement transcapacitaire[16] à prendre un virage intersectionnel et à apprendre des erreurs commises par les autres mouvements sociaux pour éviter de les reproduire, nous pensons que ces derniers doivent eux aussi développer et cultiver une attitude d’ouverture, de respect et d’accueil à l’égard des revendications transcapacitaires afin d’éviter de stigmatiser et de discriminer davantage les personnes transcapacitaires déjà fortement marginalisées. Les travaux qui se développent sur le sujet (Baril 2013 et à paraître; Baril et Trevenen 2014) montrent de fait que les mouvements féministes, queers et trans ont de la difficulté à considérer les revendications transcapacitaires comme légitimes; elles sont plutôt invalidées, vues comme particularistes, impertinentes et jugées « extrêmes ». Les analyses déployées dans ces champs d’études et d’activismes doivent donc rester humbles et voir la manière dont des postulats sexistes, classistes, capacitistes, « cisnormatifs », etc., peuvent teinter leurs réactions de rejet et de mépris par rapport à de nouvelles revendications de justice. En ce sens, nous espérons que notre article contribuera à l’instauration de dialogues sincères entre ces divers groupes opprimés.