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« Ne faut-il pas se poser d’abord la question, s’interroger sur l’ambition de pouvoir qu’emporte avec soi la prétention à être une science? »

Michel Foucault

Dans un texte publié il y a plus de 20 ans, Barbara Christian (1994 : 173), féministe noire et pionnière des études littéraires africaines-américaines, déclare, de façon prémonitoire, que « ce serait une perte immense, une ironie de taille, si une version de la recherche féministe noire faisait chemin dans le monde universitaire sans que les femmes noires n’en soient des contributrices majeures ». À l’aune du succès académique retentissant de l’intersectionnalité, précisément dans les études de genre (commençant par l’espace anglophone, mais ne s’y limitant plus), il y a lieu de se demander si l’intersectionnalité ne serait pas devenue cette version de la pensée féministe noire qui s’épanouit dans le monde universitaire sans toutefois une participation significative des femmes racialisées ou si le processus d’institutionnalisation de l’intersectionnalité ne conduirait pas à leur marginalisation et à leur effacement.

En prenant ces questions comme point de départ, le présent article examine la relation ambiguë du féminisme académique à l’intersectionnalité et traite des politiques du savoir sous-tendant le blanchiment[1] de l’intersectionnalité et des pratiques qui le concrétisent. Par le terme « blanchiment », je fais référence à un ensemble de discours et de pratiques qui évacuent la pensée critique raciale de l’appareillage actuel de l’intersectionnalité et marginalisent les personnes racialisées comme productrices des savoirs intersectionnels des débats et des espaces universitaires contemporains, ainsi qu’à une façon de faire la science qui consolide l’hégémonie au lieu de la déstabiliser. Pour mieux saisir les politiques du savoir qui se déploient à travers l’intersectionnalité, il me faut d’abord esquisser les contours de son expansion mondiale pour ensuite en proposer une assise définitoire.

L’expansion mondiale de l’intersectionnalité

La période 2000-2015 a été marquée par un succès inégalé de l’intersectionnalité au sein du féminisme académique où elle a été encensée comme « règle d’or », « modèle à suivre », « bonne pratique féministe » ou encore « plus importante contribution théorique des études féministes » (Weber et Parra-Medina 2003; McCall 2005). En même temps, au fur et à mesure de sa montée en fait de popularité et de ses traversées de frontières géographiques, disciplinaires et professionnelles, l’esprit contestataire et transformateur la caractérisant s’est effrité. Il n’est pas rare aujourd’hui de la voir être utilisée à des fins de relations publiques et de branding (valorisation de la marque), à l’instar de la « diversité » avec laquelle elle est d’ailleurs souvent confondue (Ward 2007).

Pendant la même période, l’espace de circulation des idées intersectionnelles s’est considérablement élargi. Le nombre de publications, de conférences, de cours et de programmes universitaires sur l’intersectionnalité a connu une croissance exponentielle, et les géopolitiques des savoirs intersectionnels se sont complexifiées par la multiplication des acteurs institutionnels participant à la (trans)formation discursive de l’intersectionnalité.

On retiendra particulièrement le rôle considérable des plateformes internationales ou continentales[2] des droits de la personne et des conférences mondiales dans l’expansion de l’intersectionnalité. C’est au cours de la Quatrième Conférence sur les femmes organisée par les Nations Unies à Beijing en 1995 que l’idée de l’intersectionnalité est entrée dans le répertoire onusien. Son développement se situe dans le contexte des préparatifs régionaux et nationaux au sein des organisations féministes des pays du Sud global[3] en vue de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance[4] qui aura lieu à Durban en 2001. L’intervention de Kimberlé Crenshaw (2000) dans ce contexte est souvent vue comme déterminante. Sur invitation, Crenshaw a organisé un séminaire de formation à l’occasion du premier Comité préparatoire de l’ONU (PrepCom) qui s’est déroulé à Genève en mai 2000 pour présenter l’intersectionnalité aux participantes et aux participants de plusieurs pays : Brésil, Inde, Portugal, Royaume-Uni, Israël, Guatémala, Philippines, Mali et Ouganda. Son texte préparé pour l’occasion a été traduit en plusieurs langues et a circulé à grande échelle (Crenshaw 2000). À partir de ce point, les références à l’intersectionnalité dans l’arène des instances internationales sont devenues plus fréquentes (Collins et Bilge à paraître). De même, le rôle joué par l’Union européenne et ses politiques d’homogénéisation de la gouvernance en matière de luttes contre les discriminations a été de taille en ce qui concerne l’élargissement de l’espace de circulation de l’intersectionnalité en Europe, ce qui a engendré parfois une dissémination du haut vers le bas de l’intersectionnalité à l’échelle européenne, voire dans les pays candidats à l’Union européenne (Lombardo et Verloo 2009; Krizsan, Skjeie et Squires 2012), au lieu d’être revendiquée par les bases.

On aurait cependant tort de croire que l’intersectionnalité n’ait emprunté, au début du xxie siècle, que des voies académiques ou de hautes sphères politico-administratives internationales. Parmi les populations minorisées partout au monde, au-delà des divisions Nord/Sud, les idées et les sensibilités intersectionnelles sont mobilisées par les actrices et les acteurs sur le terrain au sein des mouvements sociaux et communautaires. Une littérature émergente documente, à travers des études de cas d’organisation communautaire, diverses utilisations de l’intersectionnalité par des groupes multiminorisés pour articuler des politiques en leur nom propre ou pour bâtir des alliances avec d’autres groupes, ou les deux à la fois. Cette intersectionnalité en action suppose souvent un travail de coalition. Par exemple, le mouvement des femmes roms en Europe recourt à l’intersectionnalité pour forger, entre autres, des alliances avec des mouvements féministes (Schultz 2012); le mouvement Idle No More, lancé par les femmes autochtones, a réussi à allier, comme le souligne Pamela Palmater, juriste, professeure et activiste Mi’kmaq, une communauté bien plus large et diversifiée (Coulthard 2014); et le mouvement No One Is Illegal, mouvement des droits des personnes immigrées, mobilise l’intersectionnalité dans ses politiques de solidarité avec le mouvement autochtone au Canada (Walia 2013). Aussi, la présence des idées et des sensibilités intersectionnelles ne se limite pas au milieu associatif et aux mouvements sociaux, mais elle s’observe aussi dans les expressions artistiques et dans l’artivisme (contraction de l’« art » et l’« activisme »), en témoigne le nouveau mouvement émergent « afropéen[5] » qui s’exprime avant tout dans des oeuvres littéraires et musicales (Miano 2010).

On ne peut souligner assez l’importance des luttes sociales de diverse nature dans la circulation des idées et des sensibilités intersectionnelles – peu importe si le terme est employé ou non. L’activisme et l’organisation communautaire des populations aux prises avec des dominations imbriquées constituent des terrains clés pour l’articulation et la diffusion des idées intersectionnelles. À retenir, entre autres, des vagues de protestations populaires qui ont émergé au cours des dernières années à travers le Sud global, du Chili à la Turquie, ainsi que dans les pays du Nord – du mouvement Occupy au Printemps érable, qui puisent largement dans un imaginaire politique interconnecté grâce aux médias numériques. Ce nouveau type de mouvements sociaux diffus et peu structurés réussit parfois à créer, grâce notamment à une sensibilité intersectionnelle, des alliances stratégiques improbables entre des groupes aux intérêts fortement dissemblables comme le mouvement anti-austérité, les environnementalistes, les féministes, le droit à la ville, les syndicats, le mouvement étudiant, les groupes antiracistes, le mouvement autochtone ou le mouvement des lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres et queer (LGBTQ). Ce n’est donc pas un pur hasard si la traduction en turc du terme « intersectionnalité » date des évènements de Gezi en 2013, qui ont donné lieu à des coalitions inusitées dans le paysage politique turc entre des groupes fort distants tels que Lambda Istanbul (organisation LGBTQ) et Jeunesse musulmane anticapitaliste[6].

Certains de ces mouvements reflètent l’esprit de l’intersectionnalité dans leurs tentatives de forger une identité politique collective inclusive et leurs pratiques organisationnelles, comme c’est le cas dans le mouvement espagnol Indignados (Lopez et Ruiz Garcia 2014). Les imaginaires politiques de ces luttes populaires disparates et dispersées où se propagent les idées et les sensibilités intersectionnelles se communiquent. Cette connectivité transnationale est parfaitement articulée dans plusieurs des slogans utilisés par ces mouvements. Un des slogans des protestations Gezi, « Partout est Taksim, partout est résistance », converge ainsi et converse avec les chants des manifestations de Sao Paolo : « Fini le temps d’amour [avec le gouvernement], la Turquie est juste ici. » Il s’agit là d’un imaginaire politique transnational de résistance qui se consolide face à la dure répression policière que ces mouvements ont rencontrée dans leurs pays respectifs et à travers la diffusion de la violence policière et de leurs résistances dans les médias sociaux. En témoigne le titre judicieux de la lettre ouverte rédigée lors des manifestations égyptiennes : « De Taksim, de Rio à Tahrir, l’odeur de gaz lacrymogènes » (Tugal 2013 : 157 et 160).

D’autres mouvements font face à des crises sporadiques quand leur déficit intersectionnel finit par marginaliser ou aliéner des populations. Ces dernières peuvent dénoncer cette situation, malgré leur sympathie pour la cause défendue. On n’a qu’à penser à la série de manifestations féministes La marche des salopes (Slutwalk), qui a été vertement critiquée pour son manque d’autoréflexivité sur le plan racial, notamment à la suite de l’utilisation, par des femmes blanches manifestant à Slutwalk NYC (octobre 2011), de pancartes qui affichaient en un mot intégral (que je refuse de reproduire ici) une insulte raciste : « Woman is the N* of the World » (en référence à la chanson éponyme de John Lennon et Yoko Ono) (Bilge 2012). L’emploi même de l’invective slut fait fi de la forte charge racialisée et genrée de ce terme en contexte états-unien, comme l’ont si bien rappelé de nombreuses féministes noires qui sont intervenues à ce sujet[7].

Il est clair que les projets progressistes, aussi émancipatoires qu’ils se veuillent, conduisent de façon non intentionnelle à la consolidation des inégalités existantes et à la mise en concurrence des minorités entre elles quand lesdits projets négligent l’intersectionnalité des rapports de pouvoir en leur sein (Cohen 2005). Un exemple éloquent est le débat états-unien sur le mariage homosexuel fortement marqué par le clivage « gai ou noir », lequel indique l’absence d’une pensée intersectionnelle qui rend « gai et noir » possible (Morrison 2013), ce qui démontre aussi l’actualité de l’analyse de Crenshaw faite 30 ans auparavant (1993 : 112-113; ma traduction) : « les stratégies politiques qui contestent seulement certaines pratiques de subordination, tout en maintenant les hiérarchies en place, ne font pas que marginaliser les personnes soumises aux multiples systèmes de domination, mais elles conduisent souvent à dichotomiser les discours sur la race et les discours sur le genre ».

À souligner également le rôle que joue le domaine du « développement » et des pratiques de gouvernance transnationales qui s’y rattachent dans la diffusion de l’intersectionnalité à l’échelle planétaire, surtout dans les pays dits en voie de développement. Alors même que les liens entre intersectionnalité et études du développement se trouvent largement sous-théorisés, les évidences empiriques de la mise en pratique de l’intersectionnalité sur le terrain ne manquent pas. En témoignent les critiques féministes des programmes de microcrédits comme stratégie de développement et de lutte contre la pauvreté, qui montrent, par une analyse intersectionnelle, les effets adverses de ces programmes sur les femmes (par exemple, les confiner dans le secteur informel précaire), ainsi que les soubassements néolibéraux du microfinancement (Eisenstein 2009).

Pour clore cet aperçu de l’expansion mondiale de l’intersectionnalité, il est utile de considérer un exemple qui rejoint plusieurs aspects déjà discutés. Il s’agit d’un projet de coopération et de développement international nommé « Medidas para la inclusión social y equidad en instituciones de educación superior en América Latina » (MISEAL) (« Mesures pour l’inclusion sociale et l’équité dans les institutions d’éducation supérieure en l’Amérique latine[8] »). Le projet MISEAL est financé par le programme Alfa III de l’Union européenne, lequel est un programme de coopération entre les établissements d’enseignement supérieur de l’Union européenne et de l’Amérique latine dont l’objectif principal est la promotion de l’enseignement supérieur en Amérique latine en vue de contribuer au développement économique et social de la région. Le projet MISEAL rassemble douze universités latino-américaines et quatre européennes[9]. Sa pertinence à mes yeux réside dans son recours à l’intersectionnalité dans la poursuite de sa visée principale qui est de faciliter l’accès à l’enseignement supérieure en Amérique latine, en étudiant, entre autres, les obstacles systémiques et en y proposant des remèdes. À cette fin, le projet MISEAL offre un programme de formation sur l’intersectionnalité intitulé « Estudios en Inclusión, Interseccionalidad y Equidad » (ESIINE) (« Études en inclusion, intersectionnalité et équité »)[10]. Ce programme est à l’origine de nombreux évènements scientifiques et publications (en espagnol) portant sur l’intersectionnalité, tels que le Congrès international sur les indicateurs intersectionnels et les mesures d’inclusion dans l’enseignement supérieur en Amérique latine, organisé en 2012 à Berlin, et la publication qui en résulte (Zapata Galindo, García Peter et Chan de Ávila 2013).

Les projets de coopération Nord-Sud du type du MISEAL ne doivent pas être considérés comme de simples sites de transfert des savoirs du Nord vers le Sud : ils constituent au contraire une occasion de connaître et de reconnaître les savoirs produits au Sud ainsi que de décentrer le regard hégémonique. J’insiste, à cet égard, sur le fait que si le terme « intersectionnalité » peut avoir ses origines au Nord, les réalités auxquelles il renvoie ont été mises en évidence et pensées sous d’autres vocables par les activistes et les universitaires du Sud, et façonnées par leurs luttes – des féministes zapatistes aux féministes afro-cubaines et afro-brésiliennes. Ainsi, une bâtisseuse de la pensée féministe afro-brésilienne, Lélia Gonzalez, propose dès 1988, soit une année avant l’entrée en scène du terme « intersectionnalité », une catégorie épistémologique et politique intersectionnelle qu’elle nomme l’« améfricanité » par laquelle elle vise à conceptualiser de manière interreliée « le racisme, le colonialisme, l’impérialisme et leurs effets » (Pons Cardoso 2015). Une autre expression qui rappelle l’existence des savoirs intersectionnels locaux en Amérique latine est les « inégalités interdépendantes » (Zapato Galindo, citée dans Roth 2013).

En définitive, concevoir la dispersion des idées et des sensibilités intersectionnelles comme une circulation unidirectionnelle (du Nord vers le Sud ou de l’Ouest vers l’Est) est une grave omission des savoirs intersectionnels produits dans les pays périphériques qui ne manquera pas de reproduire certains rapports d’inégalité que l’intersectionnalité entend contester. À vrai dire, en tant qu’universitaires, nous devons revoir constamment nos propres pratiques de production et de dissémination des savoirs intersectionnels, qui risquent de participer à cet effacement si elles ne tiennent pas compte des liens entre politiques du savoir, pratiques disciplinaires et inégalités sociales. Avant d’examiner certaines pratiques qui blanchissent l’intersectionnalité et marginalisent les productrices des savoirs intersectionnels racialisées, je tiens à exposer les grandes lignes de ma conception de l’intersectionnalité. Une fois cette définition établie, il sera plus facile d’élucider les manquements et les déviations observés dans les pratiques contemporaines.

L’intersectionnalité : une assise définitoire en quatre points

La définition que je propose ci-dessous n’épuise pas les possibilités définitoires. En fait, il n’y a pas de définition de « taille unique » (one-size-fits-all) de l’intersectionnalité ni d’application – une telle attente universaliste va contre l’esprit de l’intersectionnalité qui est, faut-il le rappeler, un savoir situé. Aussi, ce travail de définition se conçoit mieux tel un chantier ouvert en constante évolution plutôt que comme une tâche finie[11]. La définition proposée se résume en quatre points principaux :

  1. L’intersectionnalité est une analytique du pouvoir, précisément des entremêlements, des structurations et des organisations du pouvoir à travers une série de vecteurs de pouvoir coconstitutifs et en interaction de même qu’en fonction d’une série de domaines de pouvoir communicants. Il en ressort que l’intersectionnalité, comme analytique du pouvoir, comprend non pas un mais deux cadres d’analyse qui se complètent : celui des vecteurs de pouvoir et celui des domaines de pouvoir;

  2. Le cadre d’analyse des vecteurs de pouvoir, le plus connu des deux, est davantage désigné par « catégories » ou « identités » (de race, de genre, de classe, de sexualité, de capacité, de nation, etc.). Pour ma part, je préfère parler des formations sociales[12] de race, de genre, de classe, etc. Ce cadre suit trois principes importants, soit la contingence historique, la non-équivalence et la coconstitution :

    • Aucune formation sociale ne peut expliquer ni déterminer à elle seule l’architecture complexe de l’inégalité dans une société à une époque données;

    • Les formations sociales (de race, de genre, de classe, etc.) qui constituent ensemble l’architecture du pouvoir dans une société, doivent être analysées, ainsi que leurs interactions, dans leur contingence historique;

    • Ces formations ne sont pas substituables entre elles, pas plus qu’elles ne sont détachables l’une de l’autre : elles se révèlent donc à la fois irréductibles (principe de la non-équivalence) et indissociables (principe de la coconstitution) (Bilge 2014 : 68)[13];

  3. Non seulement l’intersectionnalité, comme analytique du pouvoir, permet l’examen des relations d’interdépendance historiquement contingentes entre les vecteurs de pouvoir (de race, de genre, de classe, etc.), mais elle réalise aussi cet examen en fonction de plusieurs domaines de pouvoir et de leurs interactions. Cet examen prend appui sur le cadre analytique des domaines de pouvoir élaboré par Patricia Hill Collins (1989) qui regroupe quatre domaines (structurel, hégémonique, disciplinaire, interpersonnel). L’examen que je suggère ici l’élargit en proposant cinq domaines de pouvoir qui communiquent entre eux : les domaines structurel, représentationnel, disciplinaire, interpersonnel et « psychique et incorporé » (embodied). L’ajout d’un domaine psychique et incorporé du pouvoir tient compte des critiques poststructuralistes de l’intersectionnalité qui la considèrent trop structuraliste et peu développée pour traiter de la complexité des processus de formation du sujet et des subjectivités. Cet ajout ouvre également une piste de conversation théorique prometteuse entre l’intersectionnalité et les questions de l’affect, la corporéité (par exemple, la manière dont le corps internalise les rapports de domination imbriqués ou y résiste) et l’expérientiel (la phénoménologie). Aussi, une analyse en fonction des domaines de pouvoir clôt les débats stériles sur le niveau d’analyse à privilégier pour faire une « vraie » analyse intersectionnelle. Ces débats reproduisent fâcheusement les hiérarchies de savoir eurocentrés en suivant leurs binarismes établis (micro/macro, acteur/système, individu/société, culturel/structurel, etc.);

  4. L’intersectionnalité est orientée vers la justice sociale : elle n’est pas qu’un (ou deux) cadre d’analyse ni un champ de savoirs, mais aussi et avant tout une praxis[14] critique. Conceptualiser l’intersectionnalité comme praxis souligne sa spécificité comme mode de production de savoir, qui dépasse le clivage usuel entre théorie et expérience/pratique, et rappelle sa parenté avec d’autres savoirs aux visées transformatrices et émancipatrices. Cela permet également de signaler son engagement normatif dans la mise en oeuvre des idées et des idéaux intersectionnels de justice sociale en matière de recherche, d’enseignement, d’activisme et de travail de défense (advocacy) pour orienter les politiques publiques (Bilge 2014 : 65; Townsend-Bell 2010; Phoenix et Pattynama 2006).

Ancrer l’intersectionnalité dans une praxis de justice sociale ne revient pas à ignorer les usages hégémoniques de l’intersectionnalité ou ses mobilisations dans des mouvements conservateurs à des fins antiprogressives[15]. La prise de conscience au sujet de cette ductilité normative de l’intersectionnalité (aucun savoir contestataire/progressif n’est à l’abri d’un tel détournement) amène à savoir reconnaître et contrer des modèles (patterns) conduisant à la désarticulation d’une intersectionnalité contestataire, contrehégémonique, et à sa réarticulation (parfois involontaire) sous des formes concordant avec le statu quo.

Le féminisme académique disciplinaire et l’intersectionnalité : une relation à double visage

Réfléchir sur la « coïncidence » entre le succès inégalé de l’intersectionnalité dans les milieux féministes à l’université et sa neutralisation politique comme pensée et praxis engagées dans la justice sociale requiert une distinction entre le féminisme académique, comme terme général, et un autre type de féminisme, que j’ai appelé le « féminisme disciplinaire » (Bilge 2013). Une clarification s’impose, car les deux expressions ne sont pas interchangeables.

Si l’universitaire s’identifiant comme féministe dans son travail de recherche et d’enseignement fait partie de cette formation qu’est le féminisme académique, cette personne n’est pas pour autant « féministe disciplinaire ». Le féminisme disciplinaire renforce plus qu’il ne la confronte la façon hégémonique de faire la science. Il est plus soucieux du succès institutionnel des savoirs qu’il produit que de transformer ou de déstabiliser l’institution, les disciplines ainsi que leurs méthodes et épistémologies dominantes. Ironiquement, le féminisme disciplinaire normalise de nos jours l’intersectionnalité en utilisant les outils disciplinaires analogues à ceux qui ont été utilisés contre le féminisme radical des années 70 et 80 quand celui-ci est entré à l’université.

La simultanéité entre la célébration de l’intersectionnalité et l’abandon de son bagage encombrant, car il se révèle contestataire, s’éclaire aussi par les trajectoires institutionnelles des autres savoirs minoritaires – ces savoirs assujettis :

qui se trouvaient être disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés, savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs au-dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requise. Et c’est la réapparition de ces savoirs d’en dessous, de ces savoirs non qualifiés, de ces savoirs même disqualifiés, c’est par la réapparition de ces savoirs […] que j’appellerais le “ savoir des gens ”, et qui n’est pas du tout un savoir commun, un bon sens, mais, au contraire, un savoir particulier, un savoir local, un savoir différentiel, incapable d’unanimité […] c’est par la réapparition de ces savoirs locaux des gens, de ces savoirs disqualifiés que s’est faite la critique.

Foucault 1997 : 8-9

La dépolitisation de l’intersectionnalité par l’entremise de son institutionnalisation universitaire se rattache au cadre plus large où les autres savoirs contestataires, dont la plupart lui étaient antérieurs, ont subi pareils effets d’incorporation institutionnelle et vu leur imaginaire politique se transformer. Il est impossible de discuter ici les trajectoires institutionnelles des différents champs de savoirs minoritaires (études féministes, études ethniques, postcoloniales, queer, etc.) et les effets de l’institutionnalisation sur ces champs. J’indiquerai plutôt quelques lignes d’interprétation étayées de références.

Les savoirs minoritaires sont les domaines de savoirs universitaires interdisciplinaires qui sont « reliés aux identités sociales issues des mouvements sociaux d’émancipation » (Alcoff et Mohanty 2006 : 7), même si certains (comme la théorie queer) rejettent toute catégorie identitaire et les politiques d’identité. Ces savoirs sont engagés et remettent en question le statu quo, y compris le statu quo épistémologique, et l’ordre social inégalitaire en focalisant sur un ou plusieurs rapports sociaux inégalitaires. L’entrée de ces nouveaux savoirs dans le monde universitaire a souvent été gagnée après de longues luttes – par exemple, les luttes des étudiantes et des étudiants racialisés durant la décennie 70 dans les campus états-uniens pour la création des programmes d’études ethniques; à noter cependant que ces programmes ne sont jamais à l’abri, car ce sont les premiers à disparaître en contexte de restrictions budgétaires ou pour des raisons idéologiques, comme cela a été le cas de l’interdiction des études ethniques, en particulier des raza studies (études chicanas) en Arizona. Il s’agit donc de savoirs doublement minorisés : parce qu’ils sont associés aux productrices et aux producteurs de savoir marginalisés dans l’université et parce qu’ils sont vus comme une forme d’investigation déficiente sur le chapitre de la neutralité scientifique (Alcoff et Mohanty 2006 : 7), de par leur ethos d’engagement dans la justice sociale. Point crucial : lorsque ces savoirs réussissent à percer (comme cela semble être le cas de l’intersectionnalité), c’est au prix fort d’un double blanchiment : les productrices de savoir racialisées sont écartées et le coeur du champ est occupé par les théoriciennes blanches qui vont travailler pour faire du champ une science respectable (blanche) en recourant même aux « pères fondateurs » disciplinaires, blancs…

Les manières dont les savoirs contestataires sont domestiqués dans différents contextes nationaux et institutionnels sont loin d’être identiques, mais elles se rejoignent sur une base qui est la restructuration néolibérale de l’enseignement supérieur (Sudbury et Okazawa-Rey 2009) et ont en commun le nouvel intérêt que le capital et l’État ont commencé à porter à l’objet « minoritaire », à la différence, au particulier (Hall 1997; Ferguson 2012). À remarquer que cet intérêt était intéressé! Pour assurer sa pérennité, le capital globalisé a dû apprendre à parler le langage de la différence minoritaire plutôt que de tenter de l’annihiler. Dans ce processus, il l’a aussi domestiquée : la différence déstabilisant la norme a été transformée en « différence qui ne fait pas de différence », soit une différence bénigne ou, mieux, une valeur ajoutée sur le marché de la diversité (Hall 1997).

Les savoirs minoritaires qui sont les produits des marges et leurs théories radicales connaissent désormais une ascension relative qui les vide en même temps de leur substance politique. La théorie radicale devient un objet de consommation, une marchandise, qui circule comme badge de prestige dans un environnement élitiste néolibéral, alors qu’elle était l’oeuvre des savoirs engagés dans des projets de justice sociale et d’émancipation (Mohanty 2013 : 971). La participation du féminisme universitaire disciplinaire à ce processus n’est pas dérisoire. Celui-ci a certes fait la part belle à l’intersectionnalité, mais il a aussi contribué à son blanchiment et à la montée d’une version édulcorée de l’intersectionnalité, à l’instar de la diversité aseptisée, de concert avec l’idéologie dominante néolibérale.

La relation du féminisme disciplinaire à l’intersectionnalité a deux visages, tel Janus : l’intersectionnalité est ovationnée et neutralisée du même souffle. Cela n’est pas sans rappeler le traitement postféministe du féminisme. Comme le souligne Angela McRobbie (2009), l’idéologie postféministe, qui domine depuis les années 90, se distingue du ressac antiféministe des années 80 dans son habile incorporation de certains éléments du féminisme pour mieux le congédier. Le féminisme radical est neutralisé et déclaré passé en raison de l’assimilation partielle de certaines de ses idées les plus à même d’avoir une valeur marchande (choix, autonomisation (empowerment), liberté sexuelle, selfcare). Ces valeurs féministes entrent dans la culture populaire qui les généralise, mais dans leur version hyperindividualisée, et les convertit en autant de choix de style de vie et de consommation au diapason du néolibéralisme triomphant. C’est par une prise en considération bien particulière du féminisme que le postféminisme neutralise ce dernier, le rendant obsolète aux yeux des jeunes femmes, car il est supposé avoir déjà joué son rôle. Ce double mouvement caractérisant le congédiement habile du féminisme par le postféminisme marque aussi la relation du féminisme académique à l’intersectionnalité et aux figures féministes noires qui l’ont forgée. On les célèbre, mais plutôt comme des reliques, c’est-à-dire sans engager un vrai dialogue avec leurs travaux, passés ou présents, sans même lire leurs textes fondateurs[16].

Un exemple probant à cet égard est l’ouvrage collectif issu de la conférence internationale « Celebrating Intersectionality? » tenue à Francfort en 2009. Cette conférence était problématique à plusieurs égards (Lewis 2009) : les organisatrices avaient invité des figures clés de l’intersectionnalité – des universitaires féministes de couleur ou immigrées : Kimberlé Crenshaw, des États-Unis, Ann Phoenix, Gail Lewis et Nira Yuval-Davis, du Royaume-Uni, Gloria Wekker, des Pays-Bas, tout en ignorant les chercheuses et les activistes racialisées en Allemagne, qui avaient pourtant forgé en premier une pensée intersectionnelle dans ce pays (Petzen 2012). Il ne s’agit pas là seulement d’une question d’inclusion/exclusion dans telle ou telle conférence, mais de la constitution des archives intersectionnelles. Quand les conférences les plus importantes sur ces questions excluent de façon récurrente les personnes racialisées, chercheuses et militantes, qui produisent des savoirs intersectionnels à l’échelle locale, il devient plus facile de penser qu’il n’y a en effet pas de pensée intersectionnelle ni de luttes intersectionnelles portées par les femmes et les queers racialisés du pays. Une fois cette impression installée, il ne faut pas s’étonner de voir des travaux ne citant que les féministes blanches quand ils font un état de la recherche intersectionnelle dans le pays (Kerner 2012). À coups d’exclusion et d’effacement, accède ainsi au statut de Vérité l’idée que l’intersectionnalité a été introduite en Allemagne par les féministes universitaires blanches au milieu des années 2000 au détriment du travail intersectionnel de longue date réalisé par les femmes et les queers racialisés en Allemagne (Petzen 2012; Gutiérrez Rodríguez 2010; Erel et autres 2008).

Les enjeux de pouvoir liés à l’« entrée » de la pensée intersectionnelle en France sont semblables. Il est généralement admis que la pensée féministe noire était inexistante en France jusqu’à la parution en 2008 d’une anthologie rassemblant certains écrits féministes africains-américains traduits de l’anglais (voir Dorlin 2008). Une telle narration exclut tout le travail activiste et communautaire effectué par les féministes racialisées en France avant cette date, qui est aussi, rappelons-le, un travail intellectuel producteur de catégories d’analyse issues des expériences de vie et de luttes.

L’association Lesbiennes of Color (LOCs), fondée en 2009 et regroupant des féministes lesbiennes de France originaires de l’Afrique, des Amériques, des Antilles, des Caraïbes, du Moyen-Orient et de l’Asie, rappelle, sous l’intitulé judicieux « Les LOCs ont la mémoire de nos oublis! », que les femmes racialisées en France ont formé des groupements dès les années 70 et publié (dépliants, brochures) en marge des institutions, à l’instar des féministes noires et chicanas aux États-Unis à la même époque. Le rétrospectif des LOCs mentionne, entre autres, le groupe La Coordination des femmes noires, créé en 1976 et présidé par la féministe sénégalaise Awa Thiam, auteure de La parole aux négresses (1978). Le groupe était connu du mouvement des femmes en France de l’époque, même si son existence est largement effacée des narrations contemporaines de la pensée féministe noire en France. Le milieu associatif lesbien de couleur a été un lieu important de réflexion et d’action intersectionnelles avant même l’« importation » du terme en France. Ainsi, le Groupe du 6 novembre, groupement politique non mixte, a été créé en 1999 « grâce à la rencontre de lesbiennes dont l’histoire était liée à l’esclavagisme, à l’impérialisme, aux colonisations, aux migrations forcées, celles qui sont désignées dans les pays anglo-saxons sous le générique de “ lesbians of color ” » (LOCS s. d.); le collectif de lesbiennes arabes ou de langues et de culture arabes, Les N’DéeSses, a été formé en 2001; et le Groupe LDR (lesbiennes contre les discriminations et le racisme), créé en 2005, regroupe « des lesbiennes féministes franco-françaises et des lesbiennes “ of color ” pour lutter contre toute forme de racisme et de discrimination au sein de la communauté lesbienne en France et au delà des frontières[17] » (LOCs s. d.).

Ces espaces militants sont autant de lieux d’articulation des idées intersectionnelles et des politiques de solidarité – comme cela a été le cas en avril 2015 avec la manifestation organisée par les LOCs à la mémoire de milliers de personnes réfugiées mortes naufragées en Méditerranée et contre les politiques d’asile draconiennes européennes. Cela a également été le cas plus récemment avec « la Marche de la dignité » organisée par un collectif des femmes pour dénoncer le racisme structurel et les violences policières. Dans le cadre de cette marche qui a eu lieu le 31 octobre 2015 à Paris, un certain nombre d’associations comme le Collectif afroféministe MWASI ont pu faire connaître leur vision et leurs luttes intersectionnelles par un plus grand public[18].

Ces groupes sont des lieux d’articulation d’une pensée et d’une praxis intersectionnelles, même si le terme lui-même n’est pas toujours employé, car ils luttent concrètement contre plusieurs oppressions imbriquées  (le racisme, le patriarcat, l’exploitation capitaliste, l’hétérosexisme, le capacitisme, etc.). Qui plus est, ils n’hésitent pas à pousser les limites de la langue de Molière en inventant de nouveaux concepts, des mots de lutte, intersectionnels, tels que le « blantriarcat » (le patriarcat suprématiste blanc) (MWASI Collectif Afroféministe 2015) et la « misogynoire » (la misogynie spécifique raciste visant les femmes noires)[19] qui se répandent grâce aux médias sociaux. Ces groupes innovent donc, et ce, parce qu’ils doivent composer avec les tensions et les contradictions propres aux positionnements sociaux et politiques des intersections et des interstices, parce qu’ils doivent lutter contre plusieurs oppressions imbriquées.

Ces quelques exemples sont loin de représenter l’étendue et la diversité de l’activisme et du travail communautaire intersectionnels des femmes et des queers racialisés en France, dont les histoires intellectuelles sont souvent ignorées quand elles ne sont pas transformées en objet de recherche « nouveau » – nouveau parce que l’intérêt blanc est nouveau. Ainsi, les discours sur les féminismes de couleur et l’intersectionnalité en France n’omettent pas seulement la pensée et l’action militantes intersectionnelles qui existent depuis plusieurs décennies. Tout en postulant que l’intersectionnalité en France s’effectue « en dialogue » avec les perspectives anglophones, les débats et les espaces universitaires excluent les chercheuses racialisées qui produisent des savoirs intersectionnels au sein non pas des études de genre, mais en sociologie des migrations, en anthropologie, en études postcoloniales, etc. (Aït Ben Lmadani et Moujoud 2012). Il est donc impératif de se demander, lorsqu’une approche est présentée comme une « nouveauté » venant d’ailleurs, qui, parmi les actrices et les acteurs locaux, récoltent les bénéfices de cette « introduction » et qui sont ceux et celles qui en ressortent perdants. La non-reconnaissance de la contribution des chercheuses-activistes racialisées à la littérature scientifique intersectionnelle contemporaine révèle une ironie cruelle : l’outil intersectionnel forgé par les féministes de couleur contre leur subjugation (entre autres, par le féminisme hégémonique) devient l’outil de leur marginalisation entre des mains hégémoniques.

Quid des pratiques blanchissantes?

Le blanchiment de l’intersectionnalité n’est pas un processus sans acteurs ni actrices. Il se concrétise par notre travail d’universitaires, nos pratiques de citations, nos valeurs adulant la théorie (générale de surcroît) et méprisant les savoirs activistes, notre fétichisme méthodologique. La volonté d’établir l’intersectionnalité comme « science » conduit à son blanchiment, car de cette volonté découlent des pratiques disciplinaires qui domestiquent et dépolitisent l’intersectionnalité – pratiques qui consolident aussi les hiérarchies de savoirs et les dichotomies qui se trouvent au fondement des épistémologies eurocentrées et androcentrées. Le féminisme disciplinaire entend faire de l’intersectionnalité un savoir dont la scientificité ne laisse aucun doute. Ironiquement, des efforts disciplinaires semblables ont été mobilisés il y a quelques décennies contre le féminisme lui-même (Crenshaw 2011 : 223). Par exemple, les dichotomies hiérarchiques que le féminisme académique disciplinaire instaure aujourd’hui contre les savoirs intersectionnels sont les mêmes qui ont été mobilisées contre les savoirs féministes il y a quelques décennies : particulier/universel; subjectif/objectif; émotionnel/rationnel; témoignage sous-théorisé (matériau brut)/théorie à part entière; connaissance située et partielle/savoir général et universalisable; militantisme/science.

L’aspiration à l’universalité/généralité est une constante dans ce type d’efforts. Le problème de cette aspiration est sa charge fortement racialisée : la division général/particulier est une division racialisée. Affirmer que l’intersectionnalité doit dépasser son stade de « contenu particulariste », où elle a produit des connaissances sur les femmes de couleur, et aspirer à devenir un paradigme de recherche général (Hancock 2007) reproduit la racialisation qui confère seulement à l’expérience blanche le statut de savoir capable d’engendrer la théorie généralisable. Une focalisation sur un groupe multiminorisé (les femmes noires) aux prises avec des rapports de pouvoir « trop prévisibles » aurait le défaut de produire des savoirs « non représentatifs » des « gens ordinaires » (Prins 2006 : 282). Derrière l’écran de scientificité, que reflète l’expression « non représentatif », se trouve une hiérarchie racialisée où les femmes noires ne peuvent être des « gens ordinaires ». En quoi les femmes blanches seraient-elles moins particulières que les femmes noires tant et si bien que leurs expériences pourraient représenter ce prétendu aspect généralisable des rapports de genre? La question ne se pose même pas.

Une racialisation similaire se trouve dans la partition des types de savoirs intersectionnels. Selon un point de vue récurrent (Staunaes 2003; Prins 2006), l’intersectionnalité (universitaire) états-unienne serait structuraliste (privilégiant les analyses systémiques), tandis que l’intersectionnalité (universitaire) européenne serait poststructuraliste (attentive aux processus et aux complexes positionnements du sujet). Cette division d’apparence neutre dissimule une hiérarchie racialisée des savoirs. L’intersectionnalité états-unienne, largement produite par les féministes noires et de couleur, est ainsi vue comme étant moins sophistiquée et nuancée que l’intersectionnalité européenne (poststructuraliste et socioconstructiviste), laquelle est largement produite par les féministes blanches. Aussi, une telle division exprime une profonde ignorance du socioconstructivisme des écrits intersectionnels états-uniens. Quand il est affirmé que l’intersectionnalité doit être secourue sur le chapitre théorique pour qu’elle devienne une « théorie à part entière », comme par hasard tous les noms mentionnés sont blancs : Karl Marx, Max Weber, Judith Butler ou Rosi Braidotti (Walby 2007; Walby, Armstrong et Strid 2012; Lykke 2011).

De même, l’intersectionnalité est souvent sommée de faire preuve de plus de rigueur scientifique et de développer « sa » démarche méthodologique. Si ce n’est pas sur le chapitre théorique qu’il faut secourir l’intersectionnalité, c’est alors sur le chapitre méthodologique. Crenshaw (2011 : 223; ma traduction) ironise avec verve au sujet de ces attentes répétitives :

Une question posée fréquemment est de savoir si l’intersectionnalité développera “ une méthodologie ”. Je l’appelle parfois la question de “ l’intersectionnalité va-t-elle enfin s’établir et se trouver un vrai boulot? ” Implicite dans cette demande est la supposition que l’intersectionnalité serait un bon candidat sur papier; cependant, sans méthodologie utilisable, elle n’aurait pas de compétences prêtes-à-l’emploi.

Discréditer l’intersectionnalité sur le plan scientifique en lui reprochant de ne pas avoir « sa » démarche méthodologique illustre aussi une méconnaissance importante des travaux offrant des pistes et des directives méthodologiques (Cuadraz et Uttal 1999; Bowleg 2008; Bilge 2009). Les chercheuses qui utilisent l’intersectionnalité dans leurs recherches, au lieu de dénoncer sa carence en méthodologie, font des choix méthodologiques dont elles expliquent la raison, proposent des adaptations et des stratégies pour concilier les besoins de leurs recherches avec l’intersectionnalité, ce qui implique aussi un regard critique sur la question de la méthode qui n’échappe pas aux opérations du pouvoir.

Soulignant que l’intersectionnalité en est venue de nos jours à signifier « une position d’appartenance à une vague culture féministe globale transnationale », Madina Tlostanova (2015) met en garde contre la dissolution du positionnement du sujet politique, éthique et théorique que l’intersectionnalité avait initialement – positionnement qui fait de l’intersectionnalité un savoir situé :

L’inquiétant aujourd’hui, alors que ce concept initialement contestataire a été approprié et dépolitisé par les formes de statu quo du féminisme occidental, c’est que trop souvent le sujet qui parle d’intersectionnalité n’est en fait situé dans aucune des intersections qu’il discute, mais se tient ouvertement, ou plus souvent subrepticement, au-dessus de la mêlée en tant qu’observateur intouché par l’intersection en question.

Au final, l’intersectionnalité semble avoir perdu, au cours de certains de ses voyages, son bagage épistémique initial, soit la connaissance située, en particulier le point de vue (standpoint) féministe noir. Les discours savants sur l’intersectionnalité sont ainsi de plus en plus énoncés par un sujet connaissant mais sans localité ni corporalité, caractéristique de la conformité accrue de l’intersectionnalité avec les normes établies de la science eurocentrée.

Le blanchiment de l’intersectionnalité se fait aussi par l’entremise de recalibrages généalogiques et d’histoires racontées sur l’intersectionnalité. Ainsi, certaines chercheuses n’hésitent pas à faire d’Alexandra Kollontaï une figure fondatrice de l’intersectionnalité (Lykke 2011) et à effacer de ce fait l’habitus racial noir qui se situe au coeur de l’intersectionnalité. Un tel recalibrage qui réécrit l’histoire de l’intersectionnalité a des effets sur son présent. Non seulement il fait de l’imbrication entre patriarcat et capitalisme le locus classicus de l’intersectionnalité, éclipsant la racialisation et le racisme, mais aussi cette disparition comme objet facilite la disparition comme sujet des féministes de couleur : leur contribution cruciale aux savoirs intersectionnels contemporains peut être ainsi ignorée.

De toute évidence, la question du blanchiment de l’intersectionnalité s’éclaire en partie en prêtant attention aux pratiques de citations, de recadrages et de recalibrages généalogiques et thématiques, dans la canonisation de certains auteurs ou auteures et textes et l’oubli des autres. Aussi faut-il souligner que la volonté de standardiser l’intersectionnalité et de produire une sorte de « mode d’emploi » facile est une caractéristique du marché des savoirs en cette ère néolibérale où les savoirs sont souhaités « prêts à consommer » et faciles à digérer. Comme le souligne Patricia Hill Collins (2009), l’intersectionnalité devient alors une pensée à ingurgiter et à écarter aussitôt qu’une nouvelle tendance plus séduisante se profile à l’horizon. Les appels hâtifs à la post-intersectionnalité[20] qui souhaitent la remplacer par des approches prétendument nouvelles, qui n’ont pourtant de nouveau que leur recours au préfixe « post- » qui met l’intersectionnalité au rancart. Et leurs appellations – cosynthèse (Kwan 2000), multidimensionnalité (Hutchinson 2001), théorie de la symbiose (Ehrenreich 2002), etc., rappellent avec acuité la course à la nouveauté et l’anxiété de devenir un has-been sur le plan théorique qui caractérisent l’économie politique des savoirs à l’ère de l’université néolibérale.

Conclusion

L’intersectionnalité était une praxis avant d’être un savoir universitaire. Comme savoir militant, il a été forgé au sein des luttes de justice sociale. Que des universitaires la dissocient de son ancrage militant et racialisé et s’embourbent dans des débats théoriques et métathéoriques de plus en plus abscons n’empêche pas les groupes multiminorisés sur le terrain de l’utiliser et de la refaçonner dans leurs luttes en fonction de leurs besoins, et ce, aussi bien dans le Sud global que dans le Nord. Il ne suffit pas de ressasser les origines militantes de l’intersectionnalité ou ses fondatrices de couleur, ni d’invoquer le manifeste du collectif Combahee River pour assurer que l’intersectionnalité demeure un savoir engagé dans la justice sociale et l’émancipation. Pendant que les Combahee de notre époque, articulent sur le terrain des luttes et des imaginaires politiques intersectionnels, le milieu universitaire semble peu soucieux de développer l’intersectionnalité de la manière la plus pertinente pour les luttes de justice sociale d’aujourd’hui. Les universitaires engagés doivent (re)trouver le souci d’articuler les savoirs de façon utile et concrète autour des luttes d’émancipation intersectionnelles pour contribuer à en élargir les imaginaires politiques et les possibilités de coalition.