Corps de l’article

Depuis une vingtaine d’années, les spécialistes de la recherche s’intéressent aux jeunes de la rue[2]. Plusieurs études ont porté sur la rue en tant que milieu à risque (Boivin et autres 2005 : 432; Gomez, Thompson et Garzcyk 2010 : 24; Kidd et autres 2013 : 1035; Feng et autres 2013 : 499; Ferguson 2009 : 219; Mayock, Corr et O’Sullivan 2013 : 441) ou comme lieu d’expression de la déviance et de la criminalité (Welch, Roberts-Lewis et Parker 2009 : 68; Young 2009 : 235). Ces études ont montré que les jeunes femmes de la rue seraient plus précisément touchées par certaines problématiques comme les grossesses non désirées (Boivin et autres 2005 : 435), la consommation abusive de drogues et d’alcool ainsi que le syndrome de stress posttraumatique (Tyler, Melander et Noel 2009 : 1021). Elles courraient aussi deux fois plus de risque que les jeunes hommes de subir de la violence physique ou de la violence psychologique de la part d’un ou d’une partenaire (Slesnick et autres 2010 : 1584) ou de vivre une agression sexuelle (Gaetz 2004 : 435).

Bien que les études s’intéressant aux jeunes de la rue comme étant une population à protéger ou délinquante permettent de générer des données essentielles pour une intervention ciblée concernant les problèmes sociosanitaires éprouvés par cette population, elles sont critiquées pour leur négation de l’expérience subjective et la rationalité de ces jeunes (Colombo 2010 : 157). On les dépeint comme incapables de donner un sens à leur vie de rue et le chercheur ou la chercheuse apparaît comme la personne experte et seule capable de la définir de façon appropriée, sous l’angle du risque et de la dangerosité (Colombo 2010 : 157). Pour d’autres auteurs et auteures, la rue représente un lieu où les jeunes peuvent exprimer leur marginalité (Bellot 2002 : 177; Parazelli 1996 : 51). Considérant les multiples épisodes de ruptures qu’ils ont connus, la rue devient leur principal espace de socialisation (Parazelli 1996 : 51). Considérant que l’abus et la négligence sont souvent liés à l’expérience de l’itinérance chez les adolescentes et les adolescents (Reid, Berman et Forchuk 2005 : 245), la rue représente à leurs yeux un espace plus sécuritaire que la famille ou un centre d’accueil (Parazelli 1996 : 51). La marginalité devient ainsi la norme autour de laquelle les jeunes créent des liens sociaux (Parazelli 2007 : 67) à travers l’expression d’une culture qui les regroupe et les distingue (Parazelli 1996). La rue est alors un lieu où les jeunes se sentent en sécurité et développent un sentiment d’appartenance (Sanders et Munford 2007 : 197). Certaines études affirment néanmoins que cette culture comporte l’effet pervers de soutenir la dépendance à l’alcool ou à la drogue (Thompson et autres 2009 : 914). Outre la question de la socialisation, plusieurs résultats de recherche permettent de croire que la rue représente également un espace dans lequel les jeunes hommes et les jeunes femmes ont des conduites associées aux différences liées au genre. Les quelques études (Kidd 2007; Petrucka et autres 2014; Chettiar et autres 2010; Shannon et autres 2008) s’étant intéressées aux stratégies adoptées par les jeunes de la rue montrent que celles-ci sont associées aux attentes liées aux stéréotypes de genre et soulèvent l’idée que les inégalités qui en résultent sont également présentes dans l’organisation de la vie de rue. Par l’entremise d’une étude ethnographique sur le soutien social chez les jeunes de la rue, Stablein (2011 : 309) envisage les rapports entre les jeunes hommes et les jeunes femmes de la rue sous l’angle de l’exploitation, principalement sur le plan sexuel.

Dans la continuité des travaux de Parazelli, Bellot (2003 : 177) a dégagé que l’expérience de la rue s’articule autour de la survie et qu’il existe des disparités concernant le recours à certaines stratégies, en fonction du genre. Les jeunes femmes auraient recours à des stratégies qu’elles estiment plus rémunératrices comme le lavage de pare-brise (squeegee), la vente de drogues ou la prostitution afin de répondre à leurs besoins. Lorsque ces stratégies ne leur donnent pas les résultats escomptés, les jeunes femmes font l’expérience de la survie de façon plus aiguë que les jeunes hommes en raison des différentes violences et agressions auxquelles elles sont exposées (Bellot 2003 : 178). Les filles utiliseraient également plus les ressources du milieu que les garçons, ces derniers s’associant généralement au monde criminel afin de projeter une image de réussite (Bellot 2003 : 178). Les jeunes femmes, pour leur part, auraient recours à des stratégies criminelles en dernier recours pour assurer leur survie plutôt que pour la réussite qui y est associée (Bellot 2003 : 178), l’« économie de la rue » étant dominée par les jeunes hommes (O’Grady et Gaetz 2009 : 397). Cependant, Young (2009 : 174) estime que c’est de moins en moins vrai et avance que les femmes sont de plus en plus présentes dans les milieux criminels britanniques. Elle désigne d’ailleurs celles-ci par l’appellation shemale gangster pour illustrer la tension avec leur rôle de genre. Enfin, Bellot avance que les jeunes femmes tentent de se tenir loin des situations d’itinérance qualifiée de plus extrême, en cherchant à avoir de façon instable un endroit où loger avec l’aide de leurs pairs ou en échange de services sexuels.

Certains auteurs et auteures (Shannon et autres 2008; Chettiar et autres 2010; Watson 2011; Walls et Bell 2011; Miller et autres 2011; Tyler, Melander et Noel 2009; Côté 2013) se sont d’ailleurs penchés sur le concept du survival sex work[3]. Ces études révèlent que cette stratégie a été employée par un plus grand nombre de jeunes femmes que de jeunes hommes. Chettiar et autres (2010 : 323) soulèvent la sureprésentation des jeunes femmes autochtones parmi celles qui ont recours à cette stratégie et la mettent en rapport avec leur expérience colonialiste et marquée par la violence. Bien que ces études soulignent des rapports liés au genre et à l’appartenance culturelle, elles se sont principalement intéressées au survival sex work dans une perspective de santé publique en associant cette pratique à la consommation de drogue. Il est d’ailleurs soulevé que le survival sex work est grandement lié à la consommation de méthamphétamines et de crack chez les jeunes femmes de la rue (Chettiar et autres 2010 : 323) et à la transmission du VIH/sida (Shannon et autres 2008 : 911). Néanmoins, Shannon et autres (2008 : 911) dégagent, par l’entremise d’une recherche-action participative réalisée à Vancouver auprès de travailleuses du sexe d’âge adulte, que l’engagement de ces dernières auprès de partenaires communautaires représente une stratégie prometteuse pour prévenir la transmission du VIH/sida.

Enfin, les taux de prévalence élevés de violence dans les relations intimes obtenus par les études s’étant intéressées à une population de jeunes de la rue illustrent le fait que les inégalités de genre se manifestent non seulement dans le contexte des stratégies expérimentées par les jeunes mais également au sein de leur intimité (Slesnick et autres 2010; Tyler, Melander et Noel 2009; Boris et autres 2002). Wesely (2009 : 103) avance que ces inégalités peuvent également influencer la représentation que les jeunes femmes de la rue ont d’elles-mêmes, dans la mesure où une sexualisation précoce et l’exposition à une image dévalorisante de la femme accroissent leur vulnérabilité et façonnent leur expérience de la rue.

Dans le souci de mieux documenter les facteurs structuraux impliqués dans la production de l’itinérance, se dessine une tendance au sein des recherches canadiennes et québécoises, à travers une diversification des méthodes de recherche en vue de la production de savoirs relatifs à l’expérience des jeunes de la rue et soutenant leur engagement et la prise de parole dans des espaces d’où ils sont généralement exclus. Des approches plus ethnographiques (MacDonald 2010 : 3; Bellot 2003 : 174) et qualitatives (Blais et autres 2012 : 406; Côté 2013 : 196; Haldenby, Berman et Forchuk 2007 : 1235; Karabanow et autres 2010 : 12; Stewart et autres 2010 : 161) sont alors mises à profit pour solliciter le point de vue des principaux acteurs et actrices visés, soit les jeunes mêmes. Le recours à des méthodes participatives commence également à être mis en avant (Bellot, Rivard et Greissler 2010 : 181; Petrucka et autres 2014 : 50; Wingert, Higgitt et Ristock 2005 : 60) pour engager les jeunes de la rue dans un processus de changement social.

Ces dernières études ont révélé que, au-delà du risque, de la vulnérabilité et de la délinquance associés à cette population, ces jeunes peuvent s’inscrire dans des projets porteurs de sens et de transformation pour leur communauté (Bellot, Rivard et Greissler 2010 : 190; Petrucka et autres 2014 : 54; Wingert, Higgitt et Ristock 2005 : 76). En se basant sur l’idée que le soutien des pairs peut être un puissant moteur de stratégies d’intervention, le Collectif d’intervention par les pairs a offert une aide utile aux jeunes qui désirent sortir de la rue et à ceux et celles qui y sont toujours (Bellot, Rivard et Greissler 2010 : 195). L’engagement de pairs auprès de cette communauté a contribué à collectiviser et à normaliser l’expérience de la marginalité, en la repositionnant comme une expression d’un refus des valeurs dominantes de la société contemporaine. Le soutien par les pairs contribue également à affranchir les jeunes de la rue du regard extérieur lié à la marginalité, l’associant à la déviance et à la criminalité (Bellot, Rivard et Greissler 2010 : 187). Greissler (2010 : 132) avance d’ailleurs que ce refus peut s’articuler chez certains jeunes dans une perspective militante, qui mène aussi à une construction identitaire liée à la marginalité. Ainsi, le projet communautaire At Street Level (Petrucka et autres 2014 : 52) permet d’observer que les comportements des jeunes de la rue sont constamment motivés par une lutte pour une réaffirmation de leur pouvoir d’agir. L’entrée dans la rue serait d’ailleurs perçue comme une stratégie, considérant que les jeunes visés estiment les autres options inacceptables (Wingert, Higgitt et Ristock 2005 : 64). Enfin, l’ensemble de ces études souligne la pertinence et les effets bénéfiques de l’engagement des jeunes de la rue au sein des recherches participatives.

Certaines recherches proposent d’ailleurs des jalons pour faciliter la mobilisation des jeunes dans l’expérimentation de pratiques novatrices. Elles recommandent de joindre les jeunes dans leur milieu plutôt que de les placer dans un contexte artificiel (Connoly et Joly 2012 : 529). La création d’un lien de confiance avec la chercheuse ou le chercheur apparaît également indispensable. Celui-ci peut être facilité par l’engagement de pairs aidants (Connoly et Joly 2012 : 530; Bellot, Rivard et Greissler 2010 : 179) ou d’autres personnes-ressources travaillant auprès des jeunes (Ferguson et Islam 2008 : 232).

C’est dans cette foulée et en vue de documenter l’expérience des jeunes femmes de la rue dans une perspective critique et intersectionnelle que nous présentons ici une démarche de recherche-action participative autour du thème de la violence structurelle. Notre étude s’est déroulée auprès de sept jeunes femmes de la rue de la région de Québec pendant un peu plus d’an, soit du printemps 2013 à l’été 2014. Les études qui se sont penchées sur l’expérience des jeunes de la rue ont été réalisées dans les grandes villes canadiennes comme Toronto (Gaetz 2004; Kidd 2007), Montréal (Blais et autres 2012), Ottawa (MacDonald 2010) ou Vancouver (Miller et autres 2011), et la ville de Québec, lieu central pour plusieurs jeunes de la rue, semble avoir été laissée de côté par les travaux précédents. Nous exposerons d’abord notre proposition de recherche, notre cadre d’analyse et notre démarche méthodologique. Nous ferons ensuite la présentation de l’analyse du processus de recherche-action participative à partir des cinq critères de scientificité de Reason et Bradbury (2001). Enfin, c’est à travers cette analyse que nous aborderons deux stratégies que nous avons expérimentées de concert avec les participantes afin de lutter contre les violences structurelles qu’elles ont connues.

La proposition de recherche

Notre étude s’inscrivait dans un vaste projet de recherche pancanadien portant sur la violence structurelle envers les jeunes (15-25 ans) marginalisés du Canada, projet intitulé « Des voix s’élèvent contre la violence pour le changement, la jeunesse se raconte » et dirigé par Helene Berman. Le groupe formé de jeunes femmes de la rue de la région de Québec devait répondre aux trois questions de recherche suivantes :

  1. De quelles façons les participantes font-elles l’expérience de la violence structurelle?

  2. Quelles stratégies ont été adoptées par les participantes afin de faire face à cette violence?

  3. Dans le contexte de ce projet de recherche-action participative, quelles stratégies peuvent être expérimentées pour lutter contre la violence structurelle?

Notre article est centré plus précisément sur cette dernière question de recherche.

Le cadre d’analyse

Notre étude s’inscrit dans ce que Hancock (2007 : 63) présente comme le paradigme de l’intersectionnalité. D’un point de vue général, l’intersectionnalité est une perspective intégrative de la domination qui postule que les oppressions subies par les femmes, comme les jeunes femmes de la rue, sont nombreuses et ne peuvent pas être considérées séparément ou de façon additive (Bilge 2010 et 2011). L’intersectionnalité pose différents repères méthodologiques pour l’étude de l’expérience de ces femmes. En stipulant que celles-ci sont des expertes de leur propre expérience, elle se fonde sur les récits des femmes qui sont privées de pouvoir dans la sphère politique. Il convient de rappeler que le concept d’intersectionnalité implique aussi l’imbrication des savoirs expérientiels et universitaires (Hill Collins 2012). Par conséquent, il est nécessaire de mettre au point des méthodes de recherche qui facilitent la coproduction des connaissances, la collaboration et une redéfinition des rôles au sein de la recherche traditionnelle. Ainsi, en supposant que l’expérience des jeunes femmes de la rue est le produit d’un amalgame complexe de rapports de pouvoir, notre étude s’inscrit de trois façons dans un paradigme intersectionnel : 1) à travers l’étude des différents rapports de pouvoir qui se sont manifestés dans l’expérience de ces jeunes femmes; 2) par l’analyse imbriquée des dimensions subjective, microsociale et macrosociale de leur expérience au moyen d’une grille d’analyse basée sur le concept de violence structurelle; et 3) en tentant de déconstruire les rapports de pouvoir au sein de la recherche et de décloisonner l’expertise universitaire et les savoirs expérientiels des participantes, à l’aide de la démarche méthodologique liée à la recherche-action participative.

Une des critiques associées à l’intersectionnalité concerne la difficulté de la traduire sur le plan empirique (Nash 2008). Ainsi, notre étude a mobilisé une grille d’analyse qui s’articule autour d’une opérationnalisation du concept de violence structurelle inspirée de celle que Farmer (2004 : 307) a proposée. Il la présente comme étant le processus à la racine des inégalités sociales et de l’oppression vécue par différents groupes sociaux. Notre opérationnalisation (Flynn, Damant et Bernard 2014)[4] propose que ce processus s’opère dans trois dimensions complémentaires : 1) la domination symbolique; 2) la violence institutionnelle; et 3) la violence quotidienne. L’étude de ces trois composantes apparaît nécessaire pour mettre en lumière les causes sous-jacentes et les rapports de pouvoir en jeu dans le processus de production de la violence structurelle. Alors qu’un article (Flynn, Damant et Bernard 2014) offre une analyse détaillée de la violence structurelle expérimentée par les participantes, le présent article a pour objet d’analyser le processus de recherche-action expérimentée avec elles, à partir des critères de scientificité de toute recherche-action participative établis par Reason et Bradbury (2001).

La démarche méthodologique

La recherche-action participative a été choisie pour mobiliser les jeunes dans l’objectif de mettre leur savoir expérientiel au service du changement social et dans une visée d’autodétermination.

Plusieurs recherches ont utilisé la recherche-action participative auprès des jeunes (Flicker et autres 2008; Harper et Carver 1999; McHugh et Kowalsky 2011; McIntyre 2003; MacDonald et autres 2011; Ozer, Ritterman et Wallis 2010). Si l’on considère les jeunes comme des experts ou des expertes de leur propre expérience, ceux-ci et celles-ci contribuent à la production de connaissances, ce qui les propulse dans un rôle d’agent ou d’agente de changement social (Flicker et autres 2008 : 288). Inclure les jeunes dans le processus de recherche en les voyant comme de réels cochercheurs ou cochercheuses permet d’améliorer considérablement l’analyse en l’envisageant comme un processus collectif et de concevoir des stratégies ayant un certain rayonnement auprès des jeunes (McDonald et autres 2011 : 1133). Enfin, la recherche-action participative représente également une expérience à travers laquelle les jeunes marginalisés peuvent sentir qu’ils et elles font une différence positive.

Reason et Bradbury (2001) ont dégagé cinq critères de scientificité d’une recherche-action participative : la validité de résultat (ou validité sociale), la validité démocratique, la validité de processus, la validité catalytique et la validité dialogique. La validité derésultat suppose que la recherche doit mener à la résolution d’un problème vécu par les participants ou les participantes ou encore qu’elle doit minimalement générer des connaissances pratiques permettant d’améliorer leur bien-être. Khanlou et Peter (2005 : 2336) nomment la validité de résultat « validité sociale » en la définissant, d’un point de vue plus global, comme la pertinence de la démarche pour les personnes qui participent à l’étude. La validité démocratique fait référence à l’importance de la recherche-action pour mettre à profit la participation et l’engagement profond des différentes personnes visées par la problématique. La validité de processus suggère que la recherche doit favoriser la réflexion des participants et des participantes sur les enjeux ou la problématique, tout en les accompagnant dans le développement de leur capacité réflexive. La validité catalytique signifie que la recherche-action doit permettre un changement social au sein même du groupe de personnes qui y participent, mais également s’étendre au-delà de ce dernier. Il s’agit d’un des principes généraux de la recherche-action voulant qu’une action locale trouve des échos dans les sphères plus macroscopiques. Enfin, la validité dialogique propose qu’un dialogue critique ait lieu entre les acteurs visés, concernant la réflexion réalisée et l’action proposée. Ces cinq critères nous serviront ultérieurement de catégories pour l’analyse du processus de notre étude.

Le recrutement et l’échantillon

Sept jeunes femmes de la rue âgées de 18 à 23 ans ont été recrutées avec l’aide d’intervenantes des Oeuvres de la Maison Dauphine[5], parmi les jeunes femmes participant au programme Jeunesse en action Dauphine. Les principes d’une recherche-action participative leur ont été présentés et une discussion autour de la définition du concept de violence structurelle a également permis de clarifier le sujet de l’étude. Deux participantes avaient 18 ans, alors que les cinq autres étaient âgées de 20 à 23 ans. L’une d’entre elles avait également un enfant âgé de 2 ans. Six des sept participantes se sont identifiées au genre féminin et ont une apparence selon les standards qui y sont associés. Une participante adopte une allure (look) qu’elle qualifie d’androgyne.

Le groupe comporte une certaine diversité concernant la question de l’orientation sexuelle. Cette identification a été au centre de quelques discussions durant le projet. Quatre participantes se sont identifiées comme hétérosexuelles et une autre se définit comme homosexuelle. Pour deux participantes, déterminer leur orientation sexuelle a semblé plus difficile, ces dernières ayant vécu des relations sexuelles et amoureuses à la fois avec des jeunes hommes et des jeunes femmes. Celles-ci hésitaient à se définir comme bisexuelles et montraient une certaine réserve à se classer dans l’une des trois catégories généralement associées à l’orientation sexuelle.

Six participantes s’identifient à la nation québécoise, une Autochtone vient compléter le groupe. Pour cinq de ces participantes, leur expérience de la rue s’inscrit également dans une trajectoire migratoire puisqu’elles sont originaires des régions de la Chaudière-Appalaches, du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Avant de se retrouver dans les rues de Québec, elles ont toutes connu l’itinérance dans d’autres régions de la province ou, pour certaines, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Ontario.

Une seule participante a occupé un emploi rémunéré durant l’étude, emploi dont elle a été congédiée après quelques mois. Deux participantes se sont créé leur propre emploi, à défaut d’avoir pu en obtenir un sur le marché du travail et deux autres sont connues des corps policiers en raison d’activités criminelles comme le vol et le trafic de stupéfiants. Toutes les participantes ont vécu des épisodes d’abandon scolaire, subissent d’importantes contraintes financières et manquent régulièrement d’argent pour subvenir à leurs besoins de base comme l’achat de nourriture ou de médicaments. Elles vivent principalement des programmes de soutien offerts par les différents niveaux de gouvernement, comme l’aide sociale, les subventions d’Emploi-Québec et l’aide financière aux études. Enfin, il s’est avéré que la vie de rue n’est pas une expérience comportant un début et une fin précise. L’ensemble des participantes estime avoir fait son entrée dans la rue autour de l’âge de 15 ou 16 ans, pour fuir les centres de réadaptation affiliés à la Direction de la protection de la jeunesse ou pour mettre fin à une situation familiale difficile ou violente. Les participantes âgées de 18 ans étaient actives dans la rue depuis environ trois ans, alors que celles de plus de 20 ans l’étaient depuis un peu plus de cinq ans.

La collecte des données

Le processus de collecte des données s’est échelonné sur cinq rencontres, de juin 2013 à octobre 2013. Celles-ci se sont déroulées à intervalles irréguliers en raison des vacances d’été et de la disponibilité des participantes. Ces dernières se sont exprimées sur leurs différentes expériences de violences structurelles. Elles ont nommé les circonstances qui les ont conduites à la rue, de même que les expériences de violence structurelle qui se sont produites alors qu’elles étaient dans la rue et lorsqu’elles ont tenté de s’en sortir. Elles ont également indiqué diverses stratégies adoptées pour prévenir et surmonter ces violences et pour lutter afin de les contrer. Les cinq rencontres ont été enregistrées et transcrites intégralement par quatre participantes. Ces transcriptions ont ultérieurement fait l’objet d’une analyse de contenu thématique selon la méthode de L’Écuyer (1990), à l’aide du logiciel NVivo10.

L’analyse des données

Le deuxième bloc de cinq rencontres, qui s’est déroulé du mois de novembre 2013 à mars 2014, a permis de faire une analyse des données par les participantes, en interaction avec la chercheuse. Ces nouvelles rencontres ont permis de dégager les principales catégories au coeur de l’analyse de l’ensemble du corpus de l’étude et de planifier les stratégies expérimentées par les participantes. Cet exercice impliquait de prendre une distance critique par rapport aux violences structurelles vécues par les participantes et de trouver des pistes de solution. Enfin, le dernier bloc de rencontres en comptait trois et s’est terminé en juin 2014 : il a servi à préparer des conférences dans le contexte d’activités de transfert des connaissances. Ces trois rencontres ont également permis de synthétiser, dans une présentation orale, les expériences des participantes en rapport avec les violences structurelles, les stratégies qu’elles ont adoptées et les actions réalisées par le groupe. Les activités de transfert ont ainsi permis d’engager un dialogue avec différents acteurs et actrices touchés par la question des jeunes femmes associées à la rue. Nous y reviendrons.

À la fin de la recherche, une rencontre d’évaluation, qui a eu lieu en mars 2014, a permis de faire un retour sur le processus expérimenté dans notre étude. Les discussions du groupe ont été orientées autour des contenus discutés durant la recherche, sur leur analyse, de même que sur les deux stratégies expérimentées. Cette rencontre a été enregistrée et transcrite et elle a fait l’objet d’une analyse de contenu en prévision de l’analyse du processus de la recherche présentée ci-dessous.

L’analyse du processus de recherche-action participative

La validité sociale

Un des objectifs de notre étude consistait à expérimenter collectivement une stratégie en vue de prévenir et de surmonter la violence structurelle et de lutter contre cette dernière. Pour accomplir une action cohérente avec l’expérience des participantes et pertinente en vue de l’amélioration de leurs conditions de vie, conformément avec le concept de validité sociale, il importait tout d’abord de faire ressortir leur expérience commune et d’établir des cibles d’action prioritaires. L’analyse collective des données nous a permis de constater que l’expérience liée aux violences structurelles se manifeste dans différents contextes : à travers leurs trajectoires au sein du système de protection de la jeunesse, dans leurs interactions avec les milieux policiers, durant leurs démarches pour obtenir de l’aide financière ou au sein d’organismes communautaires, à l’occasion de consultations médicales, de même que dans la recherche d’un emploi ou d’un logement. Grâce à l’analyse du contenu des cinq premières rencontres et des quelques citations tirées des rencontres d’analyse, nous avons été en mesure de dégager deux processus de violence structurelle opérant sous la forme d’un cycle : l’exclusion sociale et le contrôle social[6]. Alors que l’exclusion sociale a entraîné des conditions de vie précaires et a compromis la sécurité des participantes, les stratégies individuelles utilisées pour y faire face les ont exposées au contrôle social. Les différentes conséquences du contrôle (dette élevée à la Cour municipale, casier judiciaire, etc.) les ont conduites à vivre ou à craindre d’autres expériences d’exclusion. Ces deux processus ont également créé des conditions où les participantes ont été exposées à de la violence sexuelle et de la violence de la part d’un ou d’une partenaire intime.

Paugam (1996) présente l’exclusion sociale comme un processus de rupture des liens sociaux dans les sphères de la vie collective. Toutes les participantes ont connu de multiples trajectoires d’exclusion. Une stratégie partagée par la plupart d’entre elles pour surmonter l’exclusion consistait à s’attacher à un chien. Un attachement qui leur a posé problème lors de leur tentative d’accéder à un logement, les animaux étant souvent interdits par les propriétaires d’immeuble à logements multiples. Cet enjeu a fait l’objet d’une première action expérimentée par le groupe. Le second enjeu d’intérêt partagé par l’ensemble des participantes consistait en la dénonciation du processus d’étiquetage dont elles ont fait l’objet, étiquetage ayant contribué à justifier le contrôle et l’exclusion dont elles ont été victimes.

L’action « J’autorise les chiens dans mon immeuble à logements, j’aide un jeune à s’épanouir hors de la rue »

Dès le début du projet, l’attachement des participantes à leur chien a été un sujet en toile de fond des échanges du groupe. Les participantes ont démontré à de nombreuses reprises l’importance de cet animal en contexte de rue. D’abord, la présence d’un chien a procuré un sentiment de sécurité à plusieurs d’entre elles. Le besoin de protection est apparu particulièrement criant dans un contexte où les participantes ont raconté de multiples situations où elles courraient le risque de subir une agression sexuelle : lorsqu’elles devaient dormir dans des endroits cachés afin de fuir la répression policière et ainsi éviter une arrestation ou une judiciarisation; dans des situations où elles se faisaient harceler ou agresser par un compagnon ou une compagne de rue, ou lorsque des personnes qui passaient les harcelaient ou leur demandaient des services sexuels. Dans ces situations, la plupart des participantes estiment que leur chien les a aidées à se défendre et leur a procuré un sentiment de sécurité relatif :

Ah, ma chienne, je le sais qu’elle va [me protéger] si c’est quelqu’un que je connais elle va rester dans son coin […] mais si c’est quelqu’un qu’elle ne connaît pas elle [ne] va pas se gêner!

Bob, rencontre 3

Pour d’autres participantes, le chien est devenu une figure d’attachement significative dans un contexte où la plupart d’entre elles sont en rupture avec leur famille, l’école, le marché de l’emploi, etc. Pour deux participantes, l’animal leur a littéralement donné une raison de vivre, les a empêchées de commettre une tentative de suicide et leur a permis de se raccrocher à la vie :

Ouais, moi aussi, c’est pour ça que j’ai acheté mon chien, j’étais foutue. Dans ma tête, c’était… J’avais pu de vie, je voulais pu continuer, ça me prenait une raison pour me raccrocher […] Un chien faut [que] tu t’en occupes, que tu sois là, que tu le nourrisses… [Tu n’]as pas le choix d’être là…

Lexie, rencontre 3

Pour les participantes, le refus des propriétaires d’accepter les animaux dans les immeubles à logements a complexifié les démarches d’accès à cet égard. Alors que certaines ont vécu une séparation déchirante avec leur animal, d’autres ont refusé de quitter un logement vétuste de crainte de devoir se séparer de leur animal. D’autres encore ont délibérément choisi de retarder leur sortie de la rue afin de garder leur chien à leurs côtés. Pour dénoncer cette situation, le groupe a décidé de réaliser un projet photo afin d’inciter les propriétaires à autoriser les animaux dans leurs immeubles à logements. Le groupe a également invité la population à signer une pétition en ligne sur le site de l’Assemblée nationale du Québec, pour invalider toute clause de bail interdisant les chiens et les chats. Les participantes se sont entendues pour « offrir » au groupe des photos mettant en scène leur chien et illustrant son importance dans la rue. Une participante à l’aise avec les logiciels de traitement photographique a effectué un montage en y ajoutant des phrases significatives aux yeux des participantes et les informations nécessaires pour aller signer la pétition. Une série de photos a également été réalisée à l’intention des propriétaires d’immeubles à logements.

L’album de photos a été publié dans les médias sociaux en juillet 2013 par les membres du groupe. On dénombre une soixantaine de « partages » par des citoyens et des groupes visés par l’aide aux personnes en situation de rue ou associés à la revendication des droits des animaux. Ces partages ont suscité différents échanges. De plus, 400 photos incitant les gens à signer la pétition en ligne ont été distribuées par deux participantes dans les rues avoisinant les Oeuvres de la Maison Dauphine. Cette activité a permis de présenter le projet à bon nombre de personnes et d’engager un dialogue avec des membres de la communauté.

Les réactions des passants et des passantes variaient considérablement, mais plusieurs ont affirmé se réjouir de constater que des jeunes femmes de la rue se mobilisaient pour cette cause. Une dizaine de propriétaires d’immeubles à logements ont également été joints par une participante. Les échanges ont contribué à soulever la réflexion chez deux d’entre eux. Ces derniers ont mentionné avoir une certaine ouverture à accepter les chiens dans leurs immeubles à logements pour les personnes en ayant besoin. Ils ont reconnu avoir privilégié plus précisément les personnes âgées ou les personnes en situation de handicap, les jeunes marginalisés ne leur apparaissant pas d’emblée comme ayant besoin de la présence d’un animal. Les gestionnaires ont expliqué que, malgré leur ouverture, ils gardaient néanmoins la clause sur les baux pour avoir un droit de regard sur l’animal. À la suite de cette activité, la participante ayant visité les gestionnaires s’est demandé si l’animal servait finalement de motif pour exclure des personnes à l’allure marginale ou en apparence moins dignes de confiance. Bien qu’il soit difficile d’évaluer les retombées de cette action, les participantes ont été heureuses et fières de partager leur point de vue avec les citoyens et les citoyennes :

C’est sûr qu’il y en a qui ont l’air bête ou qui s’en foutent. Mais quand il y en a qui sont curieux et nous posent des questions, moi ça me met de bonne humeur.

Bob, pendant la distribution de photos dans les rues

La première action s’est donc articulée autour de deux préoccupations partagées par l’ensemble du groupe, soit l’accès à un logement sécuritaire et l’importance de l’attachement à leur chien. Ainsi, conformément avec le principe de la validité sociale, cette action s’est déroulée en cohérence avec les besoins et les désirs des participantes. Aussi, cette action a été pertinente dans l’amélioration de leurs conditions de vie, en leur permettant de découvrir différents endroits où les chiens sont susceptibles d’être acceptés. Quelques passantes et passants ont également avoué que ce projet changeait leur perception des jeunes de la rue. Ils comprenaient mieux ce que leur chien représente pour ces jeunes, ce qui les a aidés à se défaire du préjugé voulant que les jeunes devraient penser à se nourrir plutôt que de nourrir leur animal.

L’action « Vivre, cessez de survivre »

Les participantes ont également soulevé la question de l’étiquetage et des préjugés qu’elles subissent, ceux-ci ayant contribué à justifier l’exclusion et le contrôle dont elles ont fait l’objet, ainsi que la violence sexuelle et physique qu’elles ont expérimentée durant leur trajectoire de rue. Les participantes ont choisi d’expérimenter une fois encore la photographie, puisque l’une d’entre elles avait développé une véritable passion pour ce médium. Cette dernière a fait appel à son mentor afin de procurer au groupe du matériel professionnel pour réaliser la séance photo. Les photographies mettent en vedette une autre participante, dos à l’objectif. Elle porte sur son dos différents mots ou expressions associés aux étiquettes que le groupe souhaite dénoncer. Les participantes ont décidé de réaliser une série de photos ayant un message positif, faisant la promotion des stratégies expérimentées par les participantes et comportant un message qui montre leur résistance devant la violence. Un jeune homme est également visible sur quelques photos pour illustrer de façon éloquente les violences sexuelles perpétrées à l’égard des femmes en contexte de rue. Mais aussi pour souligner la participation des jeunes hommes à la lutte contre ces violences. Avec l’aide d’une étudiante en graphisme, les photos ont été transformées en affiche pour une campagne de sensibilisation. Les participantes se sont laissées inspirer par les photographies et ont trouvé des slogans accrocheurs. C’est à ce moment que les participantes ont choisi « Vivre, cessez de survivre » comme titre de cette campagne, phrase fort éloquente de leur processus :

Moi, une phrase qui vient vraiment me chercher, c’est « Vivre, cessez de survivre », c’est vraiment ça la rue pis la violence structurelle pour moi! […] Crisse que j’ai hâte de vivre!

Gab, 20 ans, rencontre 9

Comme en témoignent les photos présentées plus bas, les étiquettes dénoncées par les participantes dans cette action révèlent la dimension genrée de leur expérience. Bien que la violence structurelle expérimentée par les participantes s’articule autour de l’imbrication de rapports de pouvoir liés à l’âge, à la classe sociale, à l’orientation sexuelle et au genre, l’analyse de leurs propos fait ressortir que la domination masculine a fortement structuré leur expérience.

D’abord, les violences vécues dans les centres de réadaptation en internat associés aux centres jeunesse montrent que les participantes ont été étiquetées par les intervenantes et les intervenants comme de mauvaises filles (bad girls) (Brown 2011 : 113). Dans un contexte où les filles sont socialisées à être gentilles, attentionnées et dévouées aux autres ainsi qu’à réprimer leur colère (Brown 2011 : 213; Lamb 2002 : 147), celles qui manifestent des comportements violents ou d’opposition sont en grande tension avec leurs rôles de genre et s’exposent à subir un traitement plus axé sur la punition que sur le bien-être (Brown 2011 : 114). C’est d’ailleurs ce qui se reproduit ultérieurement, dans la rue, par la façon dont les participantes ont été traitées par des membres des corps policiers. Considérant que la culture du milieu policier est marquée par la misogynie et le patriarcat (Franklin 2007 : 7), il est possible que les comportements devant une jeune contrevenante soient teintés par ces valeurs. Puisque les activités liées à l’« économie de la rue » sont principalement associées aux jeunes hommes (O’Grady et Gaetz 2009 : 397), on peut aussi se demander si cela a pu influencer le traitement que les shemale gangsters (Young 2009) ayant participé à l’étude ont subi de la part des corps policiers. Le sentiment d’être surveillées et d’être traitées depuis l’adolescence comme des criminelles se traduit par le terme « Wanted » présenté sur les affiches.

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Il appert également que les jeunes femmes de la rue quémandent de l’argent plus souvent que les jeunes hommes (O’Grady et Gaetz 2009 : 397). Alors que ces auteurs affirment que les jeunes femmes attirent plus la sympathie que les hommes dans cette activité, elles ne se font pas nécessairement plus d’argent. Les participantes ont dénoncé l’érotisation du corps des jeunes femmes de la rue et abordé certains éléments dénonçant, sans la nommer, la culture du viol, par l’intermédiaire des étiquettes présentées sur les affiches. Elles affirment qu’elles sont régulièrement sollicitées pour de la prostitution et ont toutes rapporté avoir été agressées sexuellement au cours de leur trajectoire de rue. S’ajoute à cela la crainte de subir de la violence de la part d’un ou d’une partenaire intime qui représente un défi quotidien dans un contexte où elles en ont toutes vécue. Alors que Stablein (2011 : 309) avance que le rapport entre les jeunes hommes et les jeunes femmes de la rue s’articule sous l’angle de l’exploitation sexuelle, l’expérience des participantes permet d’observer que cela est souvent le cas. Les différentes violences institutionnelles qu’elles ont vécues ont créé des contextes propices aux agressions sexuelles et à la violence de la part de partenaires intimes. Les étiquettes choisies par les participantes pour la production des affiches illustrent leur préoccupation pour ces différents enjeux, ce qui nous amène à croire que les rapports liés au genre ont été particulièrement saillants dans l’expérience des participantes.

En plus des photographies, on trouve sur les affiches les coordonnées des Oeuvres de la Maison Dauphine et du Squat Basse-Ville, deux ressources ayant été d’un précieux soutien pour les participantes. Les responsables de chacune de ses ressources avaient donné leur accord à ce sujet. Une participante a également parlé de la démarche du groupe à sa travailleuse de rue de la Maison Dauphine. Celle-ci s’est montrée désireuse de collaborer au projet et s’est engagée à répondre aux demandes découlant de la campagne par affichage. Une autre participante a également communiqué avec une intervenante en milieu scolaire afin d’y permettre la diffusion du message du groupe :

J’ai parlé de notre projet à mon intervenante à Lévis pis elle dit qu’elle connaît plein d’organismes où on pourrait aller poser nos affiches.

Caro, 21 ans, rencontre 9

Les affiches ont été distribuées dans les lieux fréquentés par les jeunes de la rue de Québec à l’été et à l’automne 2014.

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Tout au long de la démarche de recherche, les participantes ont soulevé que les deux actions expérimentées pouvaient concrètement améliorer leurs conditions de vie. Par exemple, les rencontres avec les propriétaires leur ont permis de repérer des endroits où elles pourraient se loger sans se séparer de leur animal :

Ce qui a bien été, c’est la pétition, on a eu beaucoup de signatures. Ça [a] ouvert l’esprit des gens et les propriétaires ont vraiment été ouverts pour la plupart.

Gab, 20 ans, rencontre 6

Le projet des affiches a également permis de dénoncer des réalités jugées importantes pour les participantes. Ainsi, les affiches ont contribué à montrer des situations de violence structurelle qu’elles ont expérimentées tout au long de leur trajectoire mais également durant le projet. Elles estiment que les affiches sont cohérentes avec leur expérience commune, mais que celles-ci n’illustrent pas de façon assez frappante toute la violence qu’elles ont vécue :

Ça aurait pu être pire, si on [avait] vraiment voulu montrer toutes nos réalités à chacune, ça aurait pu être vraiment effrayant.

Lexie, 18 ans, rencontre 10

Outre les actions du groupe, la participation des jeunes femmes à la recherche a contribué, dans une certaine mesure, à l’amélioration de leur bien-être et de leurs conditions de vie. Pour elles, le groupe a représenté un espace sécuritaire où elles ont pu partager des expériences qu’elles n’avaient abordées avec personne jusqu’à maintenant, ce qui leur a offert un certain mieux-être :

Pendant un grand bout, ma vie, c’était vraiment de la marde, j’étais partie sur la dérap’, mais je venais quand même aux rencontres parce que ça me faisait vraiment du bien nos petits soupers de filles.

Caro, 21 ans, rencontre 8

Enfin, concernant l’amélioration des conditions de vie, le processus de recherche a permis aux participantes de toucher la somme de 240 $ chacune afin de reconnaître leur temps et leur expertise. De plus, les participantes ont été rémunérées pour leur contribution à diverses tâches liées au processus de recherche comme des activités de transfert des connaissances. Par exemple, la transcription des rencontres a été confiée aux participantes plutôt qu’à une auxiliaire de recherche. Ainsi, quatre participantes se sont divisé la tâche et ont pu toucher un salaire pour la réalisation de ce travail. Enfin, la participante ayant développé une passion pour la photographie a présenté le projet de recherche de même que les photos qu’elle a réalisées pour la production des affiches pour l’obtention d’une bourse de la Fondation Michaëlle Jean, bourse qui lui permettra de mettre sur pied sa propre entreprise artistique.

La validité démocratique

Les participantes ont pris part à chacune des étapes de la recherche, de la formation de l’échantillon jusqu’aux différentes activités de transfert des connaissances. Cependant, ce critère n’a pas été respecté d’emblée, étant donné que le thème de la violence structurelle avait été choisi bien avant les débuts de notre recherche-action participative. Néanmoins, les participantes ont choisi les enjeux autour desquels la recherche s’est articulée et ont déterminé et élaboré de concert les stratégies à mettre en branle pour prévenir et surmonter cette problématique et lutter contre celle-ci. Alors que la plupart, lors de la rencontre d’évaluation, ont estimé que le projet leur avait permis d’accomplir beaucoup plus que ce à quoi elles s’attendaient et que le tout avait été réalisé de façon solidaire, une participante s’est montrée très critique par rapport à son engagement au sein du groupe :

Oui on a été solidaires pas mal, mais moi je trouve que ma participation à moi a été pas mal nulle.

San, 23 ans, rencontre 10

Outre leur engagement dans les étapes de la recherche-action participative, les participantes ont pris part à différentes activités de transfert des connaissances. Ces dernières ont représenté des espaces où elles ont pu échanger avec des acteurs et des actrices sur leur expérience et élargir la portée des stratégies expérimentées par le groupe. Nous y reviendrons.

Concernant les partenaires du projet, les intervenantes et les intervenants des Oeuvres de la Maison Dauphine se sont engagés concrètement dans le processus de recrutement et ont offert du soutien matériel. Bien qu’une travailleuse de rue se soit portée volontaire lors de l’élaboration de la stratégie, il nous est très difficile d’évaluer concrètement de quelle façon son engagement s’est traduit dans les suites du projet. Quoique des personnes-ressources et des spécialistes du milieu scolaire ou venant de ressources psychosociales aient été sollicités par les participantes, la fragilité de la mobilisation de ces dernières auprès des ressources extérieures au projet n’a pas permis de concrétiser cet engagement.

La validité de processus

La validité de processus suggère que la recherche-action participative doit favoriser la réflexion des participants et des participantes sur les enjeux ou leur problématique d’intérêt, tout en les accompagnant dans le développement de leur capacité réflexive. Au terme du projet, les participantes expliquent avoir toujours autant de difficulté à définir de façon claire et concise ce qu’est la violence structurelle :

Dans le fond, [la violence structurelle] c’est facile à expliquer, mais c’est difficile à résumer (rires)!

Gab, 20 ans, rencontre 10

Les participantes expliquent que, dès le début du projet, elles avaient compris à quoi cela se réfère, étant donné qu’elles en ont tellement vécu. Une participante tente de faire un retour sur le concept de la violence structurelle tel qu’il a été abordé durant le processus de la recherche :

Ça se sent à l’intérieur, c’est un sentiment qui est dur à expliquer avec des mots […] C’est comment que ta vie peut toute changer, que tu sors dehors et que tu as l’impression que tout le monde te regarde toute comme une merde.

Caro, 21 ans, rencontre 10

Même si les participantes estiment au bout du compte qu’elles ont un peu la même vision de la violence structurelle qu’au début, l’analyse du contenu des rencontres nous a permis de dégager qu’elles ont modifié leur représentation de ce qu’est la violence au sens large et que leur tolérance par rapport à celle-ci s’est modifiée. Cette compréhension nouvelle de la violence s’est traduite dans la vie personnelle de deux participantes. Après des rencontres où la question de la violence dans les relations intimes, principalement la violence psychologique, a été abordée en rapport avec la violence structurelle, celles-ci ont toutes deux mis définitivement un terme à une relation violente de longue date avec un partenaire.

La validité catalytique

La validité catalytique suppose que la recherche-action participative doit permettre un changement social au sein même du groupe de participantes et de participants, mais également s’étendre au-delà de ce dernier. C’est là un des principes généraux de la recherche-action voulant qu’une action locale trouve des échos dans les sphères plus macroscopiques (Reason et Bradbury 2001). Les productions photographiques des participantes ont été réalisées dans cette optique et diffusées à un vaste public. De plus, les participantes ont également été engagées dans des activités de transfert des connaissances ayant bénéficié d’un vaste rayonnement. Par exemple, le groupe a été invité, en novembre 2013, dans le contexte d’un séminaire de maîtrise, à l’École de service social de l’Université Laval. La séance, d’une durée de 3 heures, a été donnée par deux participantes accompagnée de la chercheuse. Cette activité a permis de créer un dialogue entre les participantes et les futurs travailleurs sociaux et travailleuses sociales sur la question de la violence structurelle et les jeunes femmes de la rue. L’une des participantes estime qu’il s’agissait d’une occasion d’échange vraiment peu commune et difficile à concevoir par son entourage :

Quand je raconte au monde que j’ai donné un cours de trois heures à l’Université Laval, ils ne me croient pas!!!

Gab, 20 ans, rencontre 10

Le groupe a également exposé trois photographies tirées du projet « Vivre, cessez de survivre » à l’occasion d’une exposition intitulée « Les beautés du féminisme » organisée par la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, savoirs et sociétés. Ces photographies ont obtenu un certain rayonnement en étant exposées dans les locaux de la Chaire pendant un mois, puis à la bibliothèque de l’Université Laval pour un mois supplémentaire à partir d’avril 2014. Les participantes ont également été présentes à un vernissage leur ayant permis d’échanger avec d’autres artistes, organismes, chercheurs et chercheuses ainsi que membres de la communauté engagés dans les luttes féministes. Le groupe a de plus présenté sa démarche de même que ses réalisations au 82e Colloque de l’Acfas à l’Université Concordia. Leur présentation s’est inscrite dans un colloque orienté autour de la perspective féministe intersectionnelle et de sa mobilisation dans la recherche sur la violence où plusieurs personnes menant des recherches ou étant aux études et des partenaires de milieux de pratique étaient présents. Le projet a été exposé par cinq jeunes femmes qui y avaient participé, accompagnées de la chercheuse.

Enfin, le groupe a également fait connaître ses travaux en juin 2014 à l’assemblée des résidentes d’une coopérative de services destinées aux jeunes mères seules et à leurs enfants. Une des participantes avait déjà bénéficié des services de cet organisme et a proposé aux coordonnatrices d’y présenter le projet. Des intervenantes, des organismes communautaires partenaires de même que des usagères des services étaient sur place.

Pour certaines participantes, leur engagement dans des activités de transfert des connaissances leur a redonné espoir dans la possibilité d’un changement social, considérant que des actrices et des acteurs externes s’intéressaient à leur expérience et souhaitaient mieux la comprendre :

C’est valorisant de savoir qu’il y a du monde quelque part qui ne s’en crisse pas!!

Lexie, 18 ans, rencontre 10

Cet exemple illustre bien la fierté et la volonté des participantes de partager leur expérience au sein du groupe, à l’extérieur dans leur réseau. Ces activités de transfert des connaissances, plutôt atypiques dans le domaine de la recherche scientifique, mais courantes dans le contexte d’une recherche-action participative, ont permis la valorisation des réalisations des participantes et ont ouvert un dialogue avec des actrices et des acteurs de leur communauté et même au-delà.

La validité dialogique

La validité dialogique propose qu’un dialogue critique ait lieu entre les actrices et les acteurs visés, concernant la réflexion réalisée et l’action proposée. Il s’agit de discuter avec l’ensemble des personnes touchées des résultats, de solutions de rechange, des incohérences de l’étude ainsi que d’enjeux ou de partenaires qui n’auraient pas été pris en considération. Les résultats de notre étude de même que le processus de recherche ont été discutés avec certaines de ces personnes par l’entremise des activités de transfert des connaissances. Cependant, les participantes ont avancé, au cours d’une de ces activités, que le travail du groupe aurait eu avantage à être diffusé auprès des corps policiers, étant donné que pour plusieurs d’entre elles leurs expériences de la violence structurelle, principalement du contrôle social, sont associées aux services de police.

Conclusion

Bien que le processus de la recherche-action participative ait présenté certaines limites, et que les impacts objectifs des stratégies expérimentées par les participantes soient difficiles à estimer, leur contribution s’est traduite dans l’expérimentation de stratégies concrètes en vue de l’amélioration de leurs conditions de vie. Cet engagement s’est manifesté dans l’implication des participantes à chacune des étapes de la recherche, y compris leur prise de parole dans des activités de transfert des connaissances. L’analyse du contenu de la rencontre d’évaluation a également permis de dégager que leur participation au sein du groupe non seulement les a mises en action pour lutter contre la violence structurelle, mais leur a offert un espace de sécurité où elles ont pu s’exprimer librement, sans crainte d’être jugées, visée thérapeutique qui n’était pas prévue initialement. Elles ont aussi eu l’occasion, tout au long du processus de recherche, de réfléchir sur la façon dont leur expérience est traversée par différents rapports de pouvoir, principalement le genre. Enfin, la littérature scientifique propose que la recherche-action participative offre aux jeunes un espace où ils et elles ont le sentiment de faire une différence positive et de s’engager concrètement pour un changement social (Flicker et autres 2008; Berman et autres 2001; Gosin et autres 2003; Harper et Carver 1999; MacDonald et autres 2011; McHush et Kowalsky 2011; McIntyre 2003; Ozer, Ritterman et Wallis 2010) :

Moi [ce que je] retiens [du groupe], c’est qu’on peut monter un projet, pis avoir des échos, même si on vient d’un groupe social moins bien vu.

Caro, 21 ans, rencontre 10

Ainsi, le projet a été porteur d’espoir pour les participantes, en leur montrant que la solidarité peut permettre de faire entendre leur voix et que leurs actions sont susceptibles d’entraîner des transformations des pratiques. Il s’agit d’un pas en avant dans la production de connaissances féministes intersectionnelles et dans la traduction de cette dernière dans les diverses pratiques sociales concernant les femmes marginalisées.