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C’est un soupir de soulagement qu’inspire la lecture de l’ouvrage Mines de rien. Chroniques insolentes. Lancé en mars 2015 aux éditions du remue-ménage, il vient combler une place peu explorée dans le paysage féministe québécois, soit celle de la mise en scène concrète et quotidienne du sexisme ordinaire. Ici, on voit grand : il n’est pas question de s’en tenir au portrait exhaustif d’une problématique spécifique, mais plutôt d’explorer le vaste univers qu’implique être une femme dans le Québec actuel. Ainsi, ceux et celles qui clament la fin des inégalités de genre n’ont plus qu’à se taire : la tangibilité des doubles standards entre dans l’ordre de l’irréfutable. Bien qu’elles aient été efficaces, les luttes des dernières décennies sont loin d’avoir offert une panacée en matière d’équité, et ce sont des stéréotypes de genre qu’il nous semble le plus difficile de nous débarrasser. Si nous pensions ne pas détenir les mots pour décrire la subtilité des microagressions qui affligent les femmes dans la vie de tous les jours, Isabelle Boisclair, Lucie Joubert et Lori Saint-Martin nous démentent : le verbe est à notre portée, il suffit d’avoir le cran de le manier.

Les auteures prennent à tour de rôle la plume dans les 36 courtes chroniques qui forment l’ouvrage. Celles-ci se lisent d’un seul souffle ou de manière fragmentée. À l’image d’un outil de référence, il est possible d’ouvrir le livre à n’importe quel endroit et de se trouver en terrain connu. La familiarité, voire l’évidence, des situations décrites est justement recherchée pour faire apparaître la subtilité de leur caractère sexiste. Faisant preuve d’une réelle générosité, le trio offre en rafale témoignages, réflexions, constats, souhaits et cris du coeur. On y traite, entre autres, de propagande antiféministe, de désir féminin, de corporalité, de représentations médiatiques et de culture du viol. Le subjectif, incarné par l’emploi récurrent de la première personne du singulier, est loin d’être isolé : il se fait plutôt allié du collectif. Autrement dit, il est manifeste que le « je » appelle le « nous » dans la volonté assumée des auteures de faire jaillir la solidarité féministe. Pourrait-il être question de confession féministe littéraire[1]? Sans doute. En se questionnant sur le silence qui suit trop souvent les dérapages sexistes, Saint-Martin écrit (p. 138) :

Invitation : la prochaine fois que vous verrez ou entendrez un geste ou une parole de trop, élevez la voix, protestez, dites quelque chose. Si nous étions plus nombreuses à nous manifester, celles qui l’osent seraient moins seules et auraient l’air moins folles.

Lucides, les trois penseuses semblent pleinement conscientes de l’ampleur du travail à réaliser pour déconstruire les clichés de genre. Saint-Martin évoque « une démarche énergivore, ingrate et toujours à recommencer » (p. 49). Elles nous font part, par bribes, de leur idée d’un projet de société antisexiste. Par exemple, Boisclair propose de lire davantage de livres écrits par des femmes et de voir plus de spectacles et d’expositions créés par elles (p. 64). En ce qui a trait à la liberté de penser en dehors des lieux communs dits pour hommes et pour femmes, Saint-Martin aspire à « défaire l’opposition entre “ féminin ” et “ masculin ”, entre les traits de caractère, les goûts et les comportements considérés comme propres à un sexe ou à l’autre, pour que tous soient plus libres » (p. 89). Joubert, de son côté, souhaite initier les jeunes femmes à un féminisme « à la fois combatif et heureux » (p. 146). De manière générale, il faut admettre que les trois auteures s’étonnent de la passivité ambiante à l’égard du sexisme au quotidien; « et surtout, pas de révolte » (p. 23). N’est-ce pas justement le résultat d’un apprentissage prétendument féminin? Comme outil pour rendre compte des absurdités découlant des clichés de genre, elles se servent régulièrement du « flip », procédé hautement accessible qui consiste à coller le comportement attendu d’un homme à une femme (et vice versa) afin de dévoiler l’ampleur de l’asymétrie.

C’est un réel privilège d’avoir accès à ces tranches de vie qui, pouvant faire écho à la forme du journal intime ou du blogue, forment un tout cohérent qui honore la pertinence de l’écriture à six mains : les pages de Mines de rien sont empreintes d’une complicité indéniable entre les auteures. Celles-ci semblent même s’adonner à une sorte de surenchère dans le récit des blagues et des anecdotes. Leur volonté de raconter pour briser les tabous est contagieuse, et il serait, dans ce contexte, tout à fait plausible d’imaginer les lectrices alimenter l’ouvrage de leurs propres expériences. Bigarrées, les chroniques ont toutes en commun de révéler une mise à nu parfois surprenante pour des intellectuelles de cette trempe qui sont surtout connues pour leur travail théorique. La forme, à mi-chemin entre le monologue et le dialogue, ainsi que la visée politique de l’oeuvre − qui pourrait être entendue comme l’exigence d’unir les solitudes pour faire masse − rappellent, selon nous, l’esprit de La nef des sorcières (Blackburn et autres 1976). De son côté, le titre renvoie autant à son objet, soit le traitement des petits riens sexistes prétendument sans importance, qu’à son ton. En effet, l’insolence des chroniques insolentes peut ici être entendue comme le fait d’assumer une critique incisive devant le statu quo patriarcal. À vrai dire, les auteures souhaitent transmettre le fait que l’indignation justifie l’insolence : « Indignées, nous écrivons. Indignées, nous vivons » (p. 8). Nous estimons qu’un tel choix de mot fait écho à l’historienne Micheline Dumont et à son ouvrage intitulé Réflexions d’une historienne indignée publiées par la même maison d’édition.

L’appartenance des trois auteures aux études littéraires (toutes trois enseignent la littérature à l’université) est patente : le choix des mots frappe par sa justesse. Les références à la vie universitaire, quant à elles, sont présentes sans tomber dans l’autoréférentialité. L’univers littéraire devient forcément le point de mire. Par exemple, on souligne que les hommes publient beaucoup plus que les femmes et qu’il y a inexorablement une différence de traitement entre les écrivains et les écrivaines (Saint-Martin rappelle le terrifiant passage de Nelly Arcan à l’émission Tout le monde en parle). Le constat est celui-ci : « les femmes et leurs livres, les hommes et les leurs » (p. 47). À travers leur écriture, nous pouvons également deviner le rôle de guides des trois professeures : elles nous accompagnent, comme elles le feraient avec leurs étudiantes et étudiants, dans nos réflexions féministes sans jamais prétendre détenir des réponses. Le langage général tombe à point : courant et forcément accessible, il facilite l’identification aux situations décrites. Par contre, nous pouvons également y trouver le défaut de sa qualité : celles qui portent des lunettes féministes depuis belle lurette auront peut-être l’impression de demeurer à la surface des choses…

Adoptant un cadre théorique résolument constructiviste, les trois auteures tournent et retournent la langue pour nous faire réaliser à quel point la binarité des genres correspond à une construction sociale. Le bassin d’auteures et d’auteurs mobilisé s’inscrit incontestablement dans ce courant : d’Erving Goffman à Simone de Beauvoir, en passant par Georg Simmel, l’essentialisme est mis à mal. À de nombreuses reprises, Boisclair, Joubert et Saint-Martin se questionnent sur cette ligne ambiguë entre ce que la société considère comme inné ou acquis, d’où les chapitres intitulés « L’école de la féminité » et « Persistante différence, agaçante différence ». Elles partagent avec le lectorat leurs hypothèses quant à la socialisation masculine et féminine : « Ça meuble notre environnement, ça nous est familier, et ce qui nous est familier nous paraît bientôt “ naturel ” » (p. 37). Quant au rapport au biologique, c’est l’idée du spectre qui est retenue : « Les biologistes et les généticiens s’entendent de nos jours pour soutenir qu’il n’y a pas de frontière nette entre l’un et l’autre sexe, comme on l’a longtemps cru. Un modèle conceptuel plus juste serait celui du spectre, du continuum » (p. 38). À la fin de sa chronique intitulée « Les filles de la construction », Joubert va même jusqu’à traduire en images le postulat constructiviste (p. 42) :

Dans ces moments, je pense à toutes celles qui ont eu le courage, elles, tranquillement, à leur rythme, d’investir des métiers non traditionnels, d’être des pionnières, d’être des filles de la construction, des filles qui, littéralement, construisent une nouvelle réalité. Je suis fière d’elles.

Bien qu’elles soient brèves, de multiples références à des auteures féministes étayent l’ouvrage. Toujours dans un esprit d’accessibilité, les théories abordées sont loin de s’adresser strictement aux personnes les plus aguerries et s’insèrent admirablement dans les récits. On mentionne, entre autres, Nicole-Claude Mathieu (1991) et son idée sur le caractère systématiquement masculin des sous-groupes sociaux (pauvres, jeunes, etc.), Paola Tabet (2004) et l’échange économico-sexuel (comme solution de rechange au terme « prostitution ») ainsi que Virginia Woolf (1987) et sa « chambre à soi ». Les références complètes figurent dans les dernières pages du livre.

En somme, cet ouvrage nous convainc du besoin collectif de remettre en question les manifestations du sexisme ordinaire, aussi (prétendument) banales soient-elles. Sa lecture apparaît comme une occasion en or pour s’ouvrir à la pensée féministe et pour intégrer l’application d’un féminisme du quotidien. Chaque moment est saisissable pour déconstruire la perpétuation des catégories de genre et des clichés sexistes. Les trois auteures rappellent que, bien qu’elle soit définitivement ingrate, la tâche de compter les femmes à chaque moment s’avère primordiale tant que la parité ne sera pas atteinte, et ce, dans toutes les sphères de la vie quotidienne. Éprises de liberté et de justice, Boisclair, Joubert et Saint-Martin s’interrogent, toujours avec une pointe d’ironie, sur la supériorité du masculin sur le féminin. Elles font le voeu que les femmes « arrêtent de faire une équivalence entre leur corps, leur personne et leur travail » (p. 109). Nous espérons qu’il sera entendu.