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Le fait que cinq reines se sont succédé à Madagascar tout au long du XIXe siècle, jusqu’à l’invasion coloniale en 1896, est communément invoqué à l’appui d’assertions selon lesquelles les femmes malgaches n’auraient jamais eu et n’auraient toujours pas de problèmes d’accès au pouvoir. Dans un même ordre d’idées, il ne serait pas nécessaire de se battre pour l’égalité entre les sexes; cela reviendrait, dans le cas particulier de Madagascar, à enfoncer une porte ouverte. Le passé précolonial est ainsi invoqué pour nier aujourd’hui la pertinence de la question du genre dans le pays.

Cependant, l’analyse de la nature du pouvoir exercé par ces femmes – qui ont effectivement joué un rôle important, quoique de plus en plus symbolique, au XIXe siècle – permet déjà de nuancer le propos : de nombreuses études historiques, et en particulier d’histoire des institutions, ont montré que les reines issues de la noblesse (andriana) ont régné, mais que ce sont leurs premiers ministres hova (roturiers) qui ont gouverné Madagascar. De plus, affirmer que le fait que des femmes ont occupé le trône est la preuve que la société malgache ne fait pas obstacle à l’accès des femmes au pouvoir, ce serait faire abstraction de la période coloniale, qui a installé la discrimination institutionnalisée contre les femmes de manière durable, puisque les institutions de Madagascar après l’indépendance se sont encore très largement inspirées du modèle français – non pas celui d’aujourd’hui, mais tel qu’il était jusque dans les années 60.

Le propos ici est donc de démonter le mythe des femmes au pouvoir comme fait acquis, évident, pour faire apparaître la manière dont il a été entretenu et utilisé pour dépouiller progressivement les femmes du pouvoir tout au long du XIXe siècle, jusqu’à devenir un instrument pour leur barrer l’accès au pouvoir depuis le retour de l’indépendance nationale en 1960 jusqu’à nos jours. Le présent article s’attachera notamment à l’examen du processus par lequel s’est effectuée la mutation d’un aspect essentiel du pouvoir des femmes : sa visibilité qui, obligatoire durant les régimes monarchiques précoloniaux jusqu’à la fin du XIXe siècle, est devenue embarrassante selon les pratiques politiques des régimes dits démocratiques d’aujourd’hui. Il est important pour le mouvement pour l’égalité de genre à Madagascar[1] de faire voler en éclats le mythe soigneusement entretenu du pouvoir des femmes ou des femmes au pouvoir, de dire les non-dits et de dénoncer les vraies résistances à la promotion de l’égalité entre les sexes, pour pouvoir progresser dans le sens d’un accès accru des femmes aux instances de prise de décision.

Le pouvoir des femmes à Madagascar : discours et réalités actuels

Madagascar a signé en 2000 la Déclaration du Millénaire et souscrit aux Objectifs du Millénaire pour le développement, dont l’objectif n° 3 relatif à « l’égalité entre les sexes et [à] l’autonomisation des femmes ». Même parmi les responsables politiques et techniques de haut niveau, il n’est pas rare d’entendre des avis qui tendent à considérer que Madagascar n’est touché que par certains des Objectifs du Millénaire pour le développement, par exemple l’objectif n° 1 sur la réduction de l’extrême pauvreté et de la faim ou l’objectif n° 2 sur l’universalisation et l’achèvement du cycle primaire de l’éducation. D’autres objectifs, comme celui sur l’égalité entre les sexes ou sur les conflits armés, d’après ces avis concerneraient certains pays, mais pas Madagascar, où ne se rencontreraient aucune inégalité entre les sexes ni conflit armé.

Depuis les indépendances des anciennes colonies françaises en Afrique, autour de 1960, Madagascar était considéré comme une sorte de pièce rapportée par rapport aux pays du continent africain. Après avoir appartenu à la Communauté française, qui réunissait à la veille des indépendances tous les pays de l’Afrique subsaharienne auxquels la France allait bientôt accorder l’indépendance, Madagascar a fait partie de l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM). Cette distinction dans l’appellation entre l’ensemble des pays du continent, d’une part, et la seule « Grande Île », d’autre part, consacrait politiquement un sentiment largement répandu chez les Malgaches de l’époque, selon lequel Madagascar ne ferait pas partie de l’Afrique, et les Malgaches ne seraient pas des Africains ou des Africaines. C’est seulement à partir de 1972, à la suite des mouvements populaires dénonçant le « néocolonialisme » français à Madagascar, que la politique étrangère du pays s’est détournée des structures issues du passé colonial pour intégrer celles nées du panafricanisme, en l’occurrence l’Organisation de l’unité africaine (OUA), devenue plus tard l’Union africaine, et ses organes spécialisés, dont le Mouvement panafricain des femmes.

Cependant, même après avoir officiellement renoncé à la particularité du pays sur le plan institutionnel, sa population, ou en tous cas son élite la plus visible, a continué à cultiver son particularisme, se targuant notamment de réserver à ses femmes un statut autrement plus enviable que celui des Africaines du continent. Ce préjugé, communément affirmé de façon péremptoire, même parmi les intellectuelles et les intellectuels censés faire preuve de plus de discernement dans leur vision des choses, est habituellement étayé par la référence à l’histoire précoloniale de Madagascar, et en particulier à cette succession de femmes sur le trône mentionnée plus haut.

Les femmes au pouvoir dans le passé précolonial de Madagascar : apparences et réalités

À sa mort en 1815, Andrianampoinimerina, qui avait réussi à unifier l’Imerina, la région des Hauts-Plateaux du centre de Madagascar, a prescrit que son fils, le futur Radama I, devait lui succéder, mais qu’après lui il faudrait désigner le souverain ou plutôt souveraine parmi les femmes de la lignée de sa soeur. D’après la tradition orale, Andrianampoinimerina aurait justifié cette option par le fait, selon lui avéré, que, lorsqu’un homme se trouve au bord du gouffre, il se trouvera toujours un autre homme, jamais une femme, pour le pousser par surprise. La volonté du roi a été respectée, mais celui-ci ne pouvait pas prévoir que son fils allait ouvrir son royaume aux influences européennes. Lorsque Radama I mourut à son tour, sa cousine et épouse est montée sur le trône sous le nom de Ranavalona I et s’y est maintenue pendant trois décennies au prix de la répression sanglante et systématique de toute forme de menace à son pouvoir[2]. Cependant, c’est la même souveraine autocrate qui a introduit – peut-être sans en mesurer la portée – le mode de gouvernement sous lequel régnait sa contemporaine, la reine Victoria, en Angleterre : la monarchie constitutionnelle, si elle n’a pas été introduite comme telle, a influé en tout cas sur la création du poste de premier ministre. À partir de là allait se créer une dynastie roturière, où la fonction de premier ministre – et plus tard, d’époux de la reine – se transmettrait de père en fils. C’est le premier ministre, surtout à partir des dernières années de règne de Ranavalona I, qui prenait les décisions importantes, tout en préservant les apparences : en façade, c’était la souveraine, femme de noble origine, comme l’avait recommandé Andrianampoinimerina, qui régnait, et conférait à son premier ministre un minimum de légitimité. À la mort de Ranavalona I, c’est ce dernier qui a choisi en coulisses la femme noble pour lui succéder, ce qui aurait été considéré comme un sacrilège si le public l’avait su. Et c’est ce mode de gouvernement, entre une souveraine régnant selon la tradition établie et un premier ministre roturier qui a détourné progressivement à son profit la réalité du pouvoir, qui a perduré tout au long du XIXe siècle, jusqu’à l’abolition de la royauté à Madagascar par une loi votée à l’Assemblée nationale française en 1896.

C’est cette période de l’histoire de Madagascar qu’invoquent les adversaires du genre pour en réfuter la pertinence : pourquoi revendiquer l’égalité pour les femmes, alors qu’elles ont exercé le pouvoir pendant près d’un siècle? Sans même entrer dans la discussion de la question de savoir si le fait qu’une femme a occupé la fonction de reine suffit à garantir l’égalité entre tous ses sujets, hommes et femmes, on ne saurait ignorer la profondeur des bouleversements sociaux apportés par plus de 60 ans de colonisation, soit de 1896 à 1960.

L’impact de l’introduction dans la colonie du modèle européen de rapports sociaux de genre

Une description des rapports sociaux de genre en vigueur en France durant la première moitié du XXe siècle se situerait hors du champ du présent article. On notera simplement que les lois en vigueur en France étaient également valables dans les colonies françaises, et que l’introduction à Madagascar des modèles de rapports sociaux de genre de l’époque constituait une régression par rapport à l’existant. Dans le domaine de l’éducation par exemple, si la reine Ranavalona II avait décrété dès 1881 l’éducation obligatoire pour tous les jeunes, garçons et filles, jusqu’à l’âge de 14 ans, les effets de ce souci d’égalité ont été effacés durant la période coloniale, où la ségrégation était de mise – accès aux écoles techniques réservé aux garçons, écoles ménagères pour les filles, et jusqu’au cours des dernières années de la colonisation, quotas de 20 % institués pour les candidates aux concours d’entrée à l’École de médecine de Tananarive. De plus, aucune femme ne figurait, ni à Madagascar ni dans les autres colonies françaises en Afrique, parmi les personnes sélectionnées pour suivre les formations à l’Institut des hautes études d’outremer, où se préparaient les cadres des futures nations indépendantes (Rabenoro 1999).

Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’au retour de l’indépendance en 1960, les cadres de la nouvelle administration nationale soient à 100 % des hommes. Les seules Françaises à travailler dans l’administration coloniale, les « dames auxiliaires » qui, comme leur nom l’indique, occupaient des postes subalternes, ont été progressivement remplacées par des femmes malgaches à d’humbles fonctions aujourd’hui méconnues, puisque même celles de secrétaires, alors considérées comme relativement prestigieuses, étaient occupées par des hommes. Les premiers gouvernements après l’indépendance ne comptaient aucune femme, jusqu’à la création en 1970 de deux secrétariats d’État, avec deux femmes à leur tête, l’une chargée de la Condition féminine, l’autre de l’Enfance. Puis le régime transitoire qui a gouverné le pays de 1972 à 1975 ne comportait de nouveau aucune femme. Lorsqu’on rappelle cette époque des premières décennies après l’indépendance aux adversaires de l’égalité de genre, ils répliquent que, « depuis, les choses ont bien changé » – comme si elles n’avaient pas changé non plus depuis l’époque, plus lointaine encore, des reines du XIXe siècle. Des données précises, chiffrées, sont donc nécessaires pour vaincre la mauvaise foi.

Ce que disent – et ne disent pas – les statistiques

Les réalités sociologiques de Madagascar peuvent être capturées par les outils mis en place au niveau international pour mesurer et comparer les progrès accomplis par les pays en matière de développement humain et, depuis 2000, vers l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour le développement, en l’occurrence de l’objectif n° 3 relatif à « l’égalité entre les sexes et [à] l’autonomisation des femmes ».

Le dernier Rapport national sur le développement humain 2010 (INSTAT 2010) montre que l’indice sexospécifique de développement humain (ISDH) à Madagascar a connu une croissance forte et régulière de 1993 à 2008, où il est passé de 0,388 à 0,569 durant cette période, soit une hausse de 46,6 %. La condition des femmes malgaches se serait donc considérablement améliorée : elles sont de plus en plus nombreuses à être scolarisées, elles sont en meilleure santé, et leur espérance de vie a augmenté.

La ligne brisée de l’évolution de l’indice de participation des femmes (IPF) durant la même période offre un contraste saisissant avec la croissance régulière de l’ISDH. De 0,346 en 1997 (vers le début du mandat du président Ratsiraka[3]), cet indicateur qui saisit la représentation des femmes aux postes de prise de décision est passé à 0,396 en 2001 (à la fin de son mandat) à 0,36 en 2003 (vers le début du mandat du président Ravalomanana) puis il a atteint 0,496 en 2008 (fin de son premier mandat).

Les bonnes performances en matière d’ISDH peuvent s’interpréter comme suit : les gouvernements successifs auraient été soucieux d’améliorer les conditions de vie des Malgaches (éducation, santé notamment), y compris des femmes, sans discrimination majeure. Par contre, l’irrégularité de l’évolution de l’indice de participation féminine soulève des questions, notamment la suivante : à quoi correspondent les hauts et les bas de ce tracé en dents de scie? Les repères indiqués plus haut montrent clairement que l’indice est faible au début du mandat de chaque dirigeant, et remonte vers la fin. Cela suggère d’abord que l’équipe arrivée au pouvoir a d’autres priorités que la participation des femmes, et que c’est seulement vers la fin de leur mandat que les dirigeants se préoccupent d’inclure des femmes dans les instances dirigeantes, peut-être dans le souci de s’attirer les voix des électrices. Ensuite, si la pratique de la politique n’est pas nécessairement réservée aux hommes, l’exercice du pouvoir, qui est la finalité de la politique, ou du moins des politiciens et des politiciennes, semble bien être le privilège des hommes. Tous les grands mouvements populaires (1972, 1991, 2002, 2009) qui ont amené un changement de régime ont en effet vu la participation active des femmes, dans des proportions sans commune mesure avec leur représentation dans les instances dirigeantes du régime qu’elles auront largement contribué à mettre en place. Et une étude a révélé que les femmes sont toujours plus présentes dans les partis d’opposition que dans les partis au pouvoir (Ravaozanany 2009), ce qui suggère que les femmes ont beau être engagées dans la politique, en militant au sein d’un parti, une fois celui-ci arrivé au pouvoir, les femmes, même si elles occupaient des postes stratégiques, sont le plus souvent reléguées au second plan.

Un ISDH en croissance constante, mais un indice de participation des femmes en dents de scie : c’est bien l’accès des femmes au pouvoir qui semble poser problème dans la société malgache d’aujourd’hui. Pour employer les termes anglais, ce n’est pas l’empowerment (autonomisation) des femmes – en leur donnant les moyens d’avoir le pouvoir de faire quelque chose, l’éducation étant le plus efficace de ces moyens – qui rencontre la résistance des dirigeants, c’est le power proprement dit, c’est-à-dire le fait d’avoir du pouvoir sur les autres. Le résultat de mes recherches sommaires dans les archives de l’École nationale d’administration de Madagascar (ENAM) illustre bien cette dichotomie : au cours des années 90, de plus en plus de femmes avaient passé le concours d’entrée, et la majorité des promotions sortantes avaient une femme à leur tête (major). Toutefois, une seule de ces femmes avait été nommée, par le gouvernement, présidente de Fivondronana[4], sur les 110 que comptait alors le pays. Une femme avait bien été nommée directrice de l’Administration territoriale au ministère de l’Intérieur, mais, comme l’a déclaré un haut responsable de ce ministère que j’ai interrogé, il est « plus difficile » de nommer des femmes aux « postes d’autorité », c’est-à-dire où, sur le terrain, elles auraient à donner directement des ordres à des hommes, dont le militaire le plus haut gradé de la place.

C’est donc là que se cacherait l’antiféminisme à la malgache, soigneusement camouflé sous la performance parfaitement respectable d’un ISDH en hausse régulière. Pendant longtemps, les études comparatives menées à l’échelle continentale ou régionale pour ainsi dire « n’y ont vu que du feu », tandis que les expertes et les experts internationaux ont conclu à l’existence de l’« exception malgache », quand les institutions internationales ont commencé vers la fin des années 80 à commander des études basées sur des données « désagrégées par sexe ». Ainsi, une étude sur l’éducation des filles dans six pays de l’Afrique australe et orientale en 1992 a constaté de graves disparités entre les taux de scolarisation des filles et des garçons dans tous les pays étudiés, sauf à Madagascar où, dans certaines provinces comme celle de Tuléar (dans le sud du pays), les disparités étaient présentes, mais au détriment des garçons[5].

À Madagascar, les responsables étaient trop heureux de se voir conforter dans leur bonne conscience par des avis scientifiques extérieurs. Il aura fallu attendre vingt ans après la ratification par Madagascar en 1988 de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes (Convention on the Elimination of Discrimination Against Women (CEDAW)) pour que la prétendue « exception malgache » en matière d’égalité des sexes en Afrique soit démasquée, démystifiée : un an après la signature par Madagascar en 2008 du Protocole genre et développement de la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (Southern African Development Community (SADC)), cette organisation régionale a publié un classement des pays membres par degré d’avancement vers l’atteinte des objectifs du Protocole, où Madagascar occupait le 13e rang sur 14. C’est que, dans tous les secteurs autres que l’éducation, et en particulier celui de la gouvernance, Madagascar fait partie du peloton de queue. Par exemple, si le pays se voit accorder une note de 98 sur 100 selon l’index genre et développement de la SADC (Southern Africa Gender Development Index (SGDI)) pour le secteur de l’éducation, il ne reçoit que 23 sur 100 pour celui de la participation des femmes à la gouvernance[6] (Gender Links 2011), avec environ 10 % de femmes au Parlement et 5 % de femmes élues à l’échelle locale.

Ce fait, que les organisations de femmes (et non « féministes », par souci d’intégration dans le paysage de la société civile nationale) se sont empressé de vulgariser, a rencontré l’étonnement et le scepticisme, voire l’incrédulité des responsables à divers niveaux de différentes sphères (étatiques, de la société civile, des médias, etc.). C’est que le Protocole genre et développement de la SADC est le seul des instruments internationaux de promotion de l’égalité des sexes, et auxquels Madagascar est partie prenante, à articuler tous les thèmes (droits constitutionnels et juridiques, représentation des femmes dans la gouvernance, éducation, ressources productives et emploi, médias, etc.) autour de la réalité du pouvoir des femmes d’influer sur les politiques sectorielles et d’insuffler le changement. Et là apparaissent les disparités : en matière d’éducation par exemple, au-delà des taux de scolarisation des garçons et des filles, au-delà de la proportion des enseignantes en service, qui sont à l’avantage des filles et des femmes, celle des femmes nommées, ou même élues, à un poste d’autorité (proviseure de lycée, doyenne de faculté, membre d’un conseil d’administration) est souvent dérisoire à Madagascar.

« Je ne suis pas sexiste, mais… »

Cette parodie de l’entrée en matière généralement prêtée aux racistes introduit une analyse de discours destinée à compléter celle des statistiques. Curieusement, c’est apparemment la révélation de cette réalité autre qui a suscité la manifestation d’un antiféminisme plus ouvert qu’il ne l’a été jusqu’à ces deux dernières années. Je citerai à cet égard deux articles récents publiés par des journalistes de quotidiens bien connus de la capitale.

L’un des deux articles, en réaction à une conférence de presse d’une association réclamant un minimum d’un tiers de femmes parmi les membres du gouvernement à mettre en place incessamment, et parallèlement à l’article plus factuel publié par une collègue du même journal, affirmait ceci (traduit du malgache par moi-même, La Gazette de la Grande Île, samedi 26 mars 2011) :

Au risque de déplaire à ces dames… je défends l’idée que l’égalité entre les sexes ne se revendique pas. Elle vient d’elle-même, quand les personnes, hommes ou femmes, ont prouvé qu’elles sont dignes du poste qui leur est confié.

En écrivant « je défends l’idée », le journaliste se pose en challenger du mouvement pour l’égalité entre les sexes, une première à ma connaissance, l’antiféminisme s’étant jusqu’ici manifesté à travers les nominations à des postes de responsabilité, sans dire son nom – à l’instar du féminisme, d’ailleurs.

L’autre article, publié la veille de la fête des Mères, posait celle-ci en contraste avec le 8 mars, Journée internationale des femmes (MIDI Madagasikara, samedi 28 mai 2011) :

Contrairement à la journée factice du 8 mars, la Fête des Mères résonne d’une vibration plus profonde et véhicule des ondes réellement universelles. La Mère dont nous célèbrerons la fête ce dimanche, c’est cette brave femme à qui nous devons la vie. Elle est l’âme du foyer. Sans elle, le chef de famille perdrait ses repères et leur progéniture s’écarterait des valeurs qu’elle incarne…

L’approche conservatrice, où l’homme est « naturellement » le chef de famille, est commune et sans surprise. Par contre, l’idée d’opposer la fête des Mères, « profonde » et « universelle », à la Journée « factice » du 8 mars, est nouvelle. On peut y voir un antiféminisme affiché, du moment que le journaliste fait abstraction du fait que l’une et l’autre date ont été également fixées arbitrairement, ignorant sans doute qu’il y a un siècle, aux États-Unis, elles étaient même confondues en un seul événement, commémoré à la même date – ce qui remet sérieusement en question l’opposition entre le caractère « universel » de l’une et « factice » de l’autre. Là encore, c’est la première fois à ma connaissance que la Journée internationale des femmes est attaquée aussi ouvertement, le commentaire habituel se limitant à cette boutade mi-figue mi-raisin : « Pourquoi n’y a-t-il pas une journée internationale des hommes? »

En examinant les procès-verbaux des séances à l’Assemblée nationale consacrées à l’adoption de projets de loi en vue d’un meilleur équilibre des droits juridiques des hommes et des femmes, j’ai pu constater que les interventions de la députation (dont 90 % d’hommes au minimum au fil des législatures) étaient rarement hostiles. Un seul député est allé jusqu’à déposer une contre-proposition –du moins d’après ses affirmations consignées dans les procès-verbaux, mais je n’ai pu en retrouver la trace – lors de la ratification de la Convention sur la nationalité de la femme mariée (juin 2008). Il a déclaré durant ce débat : « Dans vingt ans, nous les hommes nous irons aussi manifester en faveur de nos droits, parce que quand on parle de droits de l’homme, en fait c’est toujours des droits de la femme qu’on parle, de sorte qu’à la fin, les femmes seront avantagées au détriment des hommes. »

Il semble transparaître à travers cette déclaration une sorte d’agacement, assez répandu chez les hommes quand il s’agit d’accorder une attention particulière à la condition des femmes. La question n’étant pas documentée jusqu’ici, l’interprétation que j’avancerai n’aura donc que valeur d’hypothèse. Il est frappant que beaucoup de ces déclarations entendues ici et là, mais en dehors de tout mouvement antiféministe structuré, traduisent une incapacité à concevoir les relations entre les sexes autrement qu’en termes inégaux : d’après ces déclarations, soit la femme est maintenue dans un statut d’infériorité, soit elle serait hissée à un statut supérieur à celui de l’homme (d’une manière présentée comme artificielle, voire contre nature, en tout cas contraire à la culture traditionnelle, car importée de l’étranger). Des statuts équilibrés, égaux, ne semblent même pas envisageables.

Une enquête menée auprès d’élus locaux (Papisy, Savripene et Virahsawmy 2010) foisonne de déclarations relevant du même principe. Voici les propos d’un maire d’une commune rurale (dans le nord-est du pays) :

C’est l’homme qui doit diriger. Si les femmes prennent le pouvoir, les valeurs culturelles seront bafouées. Je me demande pourquoi les femmes doivent prendre à moitié le pouvoir, et quand elles auront obtenu la parité, qu’est-ce qu’elles vont en faire? Ne voudront-elles pas être majoritaires?

Cependant, des prises de position aussi tranchées demeurent minoritaires. Elles se retrouvent surtout chez des hommes qui détiennent déjà le pouvoir tel qu’il est exercé dans le système politique en vigueur, qui est d’ailleurs non traditionnel, quoique « les valeurs culturelles » soient généralement invoquées pour défendre ce pouvoir acquis en vertu d’un système démocratique d’importation relativement récente, puisqu’il date de l’indépendance : l’élection d’un député ou d’une députée à l’Assemblée nationale, d’un maire ou d’une mairesse de commune.

Une étude basée sur des groupes de discussion menés auprès d’une population beaucoup plus large (Ravaozanany, Rabenoro et Razafindrabe 2001) conclut qu’à Madagascar, sauf dans les régions du sud du pays, les relations au sein du couple sont régies par les teny ierana, expression qui se définit ainsi : « négociations aboutissant à un consensus ». Cependant, ces négociations seraient conduites en privé. Les bonnes manières veulent qu’en public l’homme ait l’air d’avoir pris la décision seul, de manière souveraine. Sinon, il est afa-baraka, son masque tombe littéralement[7], et il se retrouve nu, humilié. Cette frontière soigneusement entretenue entre la sphère publique et la sphère privée de la vie du couple est une partie importante de ces coutumes systématiquement invoquées par les hommes quand la question est soulevée de savoir si les femmes peuvent occuper des places de leader. Un élu local dans une commune (dans l’est du pays) déclare par exemple : « Lors d’une réunion traditionnelle, les femmes n’ont pas le droit de se placer au-delà de la faîtière d’une maison », alors que la place des têtes dirigeantes et des leaders se situe précisément au-delà (Papisy, Savripene et Virahsawmy 2010). Cependant, les réunions se tiennent dans une maison commune; rien, par contre, n’empêche une femme de circuler comme elle veut dans sa propre maison, à l’abri des regards de la communauté. Elle peut y négocier avec son mari, qui sera ensuite le porte-parole du couple, bien qu’il doive donner l’impression de faire part de la décision qu’il aura prise tout seul.

« … je ne veux pas que ma femme occupe un poste en vue »

Tous les avis exprimés dans le présent article[8] et dans d’autres convergent apparemment pour faire émerger un modèle d’attitude très largement répandu concernant l’accès des femmes aux postes de décision : les hommes ne seraient pas contre le partage du pouvoir avec les femmes, à condition de garder la visibilité pour eux. Le pouvoir et le travail des femmes doivent rester occultes (occultés?), ou du moins discrets, tandis que toutes les apparences du pouvoir doivent demeurer l’apanage des hommes. Par exemple, les femmes peuvent jouer le rôle d’adjointe au maire ou de conseillère communale; par contre, le maire ou le président du conseil communal, ceux qui président les réunions, qui inaugurent les réalisations de la commune, bref ceux qui sont le plus en vue du public, doivent être des hommes.

C’est quand une femme veut sortir de l’ombre, devenir mairesse[9], et ainsi perturber l’ordre établi en faveur des hommes, que ceux-ci commencent à manifester un antiféminisme virulent. L’étude précédemment citée rapporte par exemple le témoignage d’Amina, qui avant d’être élue mairesse de sa commune rurale (dans le nord du pays), a été conseillère communale, puis adjointe au maire. Celui-ci lui faisait faire un travail de secrétaire, réceptionnant et distribuant le courrier. Lorsqu’elle a décidé de se porter candidate à la mairie, le mot d’ordre de l’équipe adverse durant la campagne était clairement antiféministe : « Il ne faut pas se laisser diriger par une femme » (Papisy, Savripene et Virahsawmy 2010). Une autre femme, élue à la tête d’une commune (dans le nord-est du pays), raconte la même expérience : « Durant ma campagne électorale, mes adversaires disaient : “Les femmes ne doivent pas commander les hommes. La commune dispose encore d’hommes, pourquoi élire une femme? La place de la femme est à la maison”. »

Ce serait donc bien lorsqu’ils se sentent menacés de perdre leur place au premier plan que les hommes au pouvoir deviennent manifestement antiféministes, ne dédaignant pas de se livrer à des manoeuvres obscures : par exemple, il est rapporté de nombreux cas où une femme initialement bien placée sur la liste de mise en candidature d’un parti est remplacée au dernier moment par un homme[10]. Cependant, en temps ordinaire, c’est-à-dire hors élection ou dans une autre situation où des femmes entrent directement en compétition avec eux, les hommes font montre d’une tolérance de surface que commandent les bonnes manières, comme l’observe la même étude en analysant les réponses obtenues aux questions précises posées à des élus et des élues locaux. Le résultat suivant est particulièrement typique de l’attitude des Malgaches pratiquement en toute matière : à la question de savoir si les femmes sont moins corrompues que les hommes, les personnes interrogées ont majoritairement répondu « Oui », et dans les mêmes proportions (femmes : 75 %; hommes : 76,8 %). Toutefois, quand la même question est formulée différemment : « Les femmes sont-elles plus honnêtes que les hommes? », l’écart devient brusquement flagrant : les femmes étaient quasiment unanimes (90,4 %), tandis que les hommes se sont rétractés (69,5 % seulement). Ce résultat est typique en ce sens que les hommes se sont montrés disposés à reconnaître les qualités des femmes, mais pas de façon trop péremptoire ni de manière à nier leurs propres qualités. Un esprit formé dans une culture autre que malgache aurait sans doute du mal à distinguer la nuance, entre être « moins corrompues » et être « plus honnêtes ». La différence, en fait, se situe au niveau opérationnel : tant qu’il s’agit de constater l’existence de la corruption chez les deux sexes, les hommes n’offrent que peu de résistance. Cependant, beaucoup d’entre eux craignent que, dès lors qu’ils reconnaîtraient la supériorité morale des femmes, la préférence ne soit donnée à celles-ci dans le choix entre des candidatures des deux sexes aux mêmes fonctions, électives ou nominatives. Du point de vue social, il vaut mieux, aux yeux des hommes interrogés, que tous et toutes nagent dans les mêmes eaux un peu floues ; il serait en effet dangereux pour l’harmonie sociale de distinguer un groupe de manière trop voyante. Cette valeur sociale, sans jamais être exprimée explicitement, n’en dicte pas moins efficacement le comportement des différents groupes qui composent la société.

C’est là l’un des obstacles majeurs à l’établissement de quotas en faveur des femmes, et qui explique aussi la réaction de ce député à l’Assemblée nationale qui craignait que, à force de mettre en exergue les droits humains des femmes, celles-ci ne finissent par avoir plus de droits que les hommes. Il est difficile de croire qu’un député ait pu sérieusement imaginer un renversement aussi radical de la situation, alors que l’Assemblée nationale qui vote les lois susceptibles de mener à ce grand bouleversement était composée à 90 % d’hommes. Il semble plus vraisemblable que ce député craignait plutôt que, à force de débusquer toutes sortes d’inégalités dans l’arsenal juridique, l’initiateur des projets de loi (le ministère de la Justice, avec, à sa tête, une femme) ne finisse par ébranler l’édifice qui, sous couvert de l’égalité entre tous les citoyens et citoyennes sans distinction de sexe, énoncée dans le préambule de la Constitution, consacre de multiples façons l’inégalité de droit et de fait en faveur des hommes. Ce n’est pas tant un très hypothétique déséquilibre en faveur des femmes qui est redouté que la révélation systématique des rouages juridiques qui permettent, sans que le public en soit averti, à la machine de l’inégalité en faveur des hommes de continuer à tourner, apparemment sans heurt.

Un autre obstacle, encore moins documenté, se situe à l’échelle des comportements individuels. Une amie me confiait que, lorsqu’elle occupait de hautes fonctions (ce qui implique qu’il était impossible de sauver la face de son mari en faisant croire en public que c’était toujours lui qui tenait le haut du pavé), celui-ci multipliait les maîtresses. Là encore, on ne peut déceler aucune manifestation visible d’antiféminisme, mais on peut avancer l’hypothèse que, si une enquête très privée était menée auprès des femmes qui occupent ou ont occupé des fonctions « en vue », « publiques » au sens anglais du terme, elle montrerait probablement qu’un pourcentage élevé de ces femmes étaient célibataires ou divorcées ou encore le sont devenues. Concurremment, une autre catégorie de femmes, qui étaient sur le point d’embrasser ce genre de fonction, y auraient renoncé, ayant dû choisir entre une carrière politique et la survie de leur ménage. Plusieurs interviews d’élus locaux rapportés dans l’étude citée précédemment renforcent cette hypothèse (Déclaration du maire de la commune rurale de Mahanoro (dans le sud-est) du pays) :

Nous voulions mettre plus de femmes sur notre liste pour l’élection de 2007, mais certaines femmes ont préféré être suppléantes plutôt que titulaires. Les femmes ne veulent pas participer directement aux prises de décision, mais elles sont prêtes à appuyer les hommes pour que ces derniers réussissent. Ce sont les femmes elles-mêmes qui considèrent les hommes comme des leaders.

Sans doute ces femmes auront-elles intériorisé les valeurs sociales ainsi exprimées dans leur comportement. Toutefois, le non-dit derrière ce comportement a été dit explicitement par un autre élu (président du Conseil communal de Vatomandry (dans le sud-est) du pays) : « J’apprécie le travail des femmes, car elles le font avec leur coeur. Mais elles doivent rester dans la sphère de l’exécution. De plus, les maris empêchent souvent leur femme d’occuper de tels postes. »

Il apparaît clairement que c’est la visibilité du pouvoir de « leur » femme qui pose problème pour les hommes de diverses régions de Madagascar aujourd’hui, là où justement l’invisibilité était une condition essentielle du pouvoir des hommes politiques du XIXe siècle, qui exerçaient leur pouvoir à l’abri des regards, derrière l’écran de fumée formé par le pouvoir affiché de la souveraine. Outre cette mutation concernant la visibilité du pouvoir, qui a changé de camp, un autre déplacement a eu lieu : celui de la question même du pouvoir des femmes, et ce, de la sphère publique, où, en tant qu’institution, il était d’autant plus inattaquable qu’il était hérité de la parole d’un noble ancêtre, à la sphère privée, où il se réduit à un rapport de forces entre deux individus au sein du champ étroit du couple. Là, le pouvoir de la femme se trouve à la merci de la mauvaise foi du mari, qui peut dissuader sa conjointe de briguer un poste ou d’exercer un pouvoir visible du public, généralement au nom d’une tradition présentée comme hostile au pouvoir des femmes, malgré les preuves du contraire fournies par l’histoire, et même par le présent dans certaines régions de Madagascar[11]. Les causes de ces transferts sont trop complexes pour être explorées ici, mais il semble vraisemblable que l’un des facteurs les plus importants aura été le remplacement par la force des institutions traditionnelles, fondées sur la naissance des têtes dirigeantes et non sur leur sexe, par des autorités étrangères dépendant d’institutions qui, bien qu’elles aient été républicaines, portaient encore les marques de la loi salique. Celle-ci, sous l’Ancien Régime, interdisait aux femmes l’accès au trône de France.

Conclusion

L’expérience de nombreux pays a montré que l’établissement de quotas en faveur des femmes dans la répartition des postes de prise de décision est le moyen le plus rapide, le plus efficace, de faire avancer l’égalité entre les sexes. À Madagascar, il s’est heurté jusqu’ici à un antiféminisme non structuré, rarement explicite, mais favorisé par des comportement sociaux que l’on pourrait qualifier d’unanimistes, qui consistent à refuser la mise en exergue d’un groupe par rapport à un autre – et ce, malgré la persistance de clivages dont la division de la société en castes est la plus flagrante[12]. L’accès des femmes aux postes de décision – en d’autres termes, au pouvoir visible, public – se heurte également à la coutume, qui est invoquée surtout par les hommes déjà au pouvoir, qui refusent de le partager avec les femmes, et a fortiori de le perdre au profit des femmes. Pourtant, comme l’a recensé un site danois fort bien documenté, Worldwide Guide to Women in Leadership, de nombreuses régions de Madagascar ont été gouvernées à une époque ou à une autre par des femmes. Invoquer la coutume des ancêtres ne serait donc qu’un prétexte utilisé par les hommes acharnés à défendre leurs privilèges. En 1990, Céline Ratsiraka, alors première dame, a démontré que la coutume n’était pas aussi incontournable que les adversaires de l’égalité entre les sexes voulaient bien le faire croire, en usant de son influence auprès des députés issus du parti créé par son époux, alors majoritaire à l’Assemblée nationale, pour faire voter une loi ordonnant le partage par moitié des biens du ménage à la dissolution du mariage, alors qu’une coutume fortement ancrée depuis des temps immémoriaux dans toutes les régions de Madagascar voulait que la femme n’en reçoive que le tiers. C’est là un exemple encourageant qui montre la nature de l’antiféminisme à Madagascar : il est peu probable que les adversaires de l’égalité se constituent jamais en mouvement organisé, et la plupart nieront toujours être en rien antiféministes; par contre, ces adversaires continueront à opposer une résistance sournoise, cachée, à l’accès des femmes au pouvoir, tant que la cause de ces dernières ne se sera pas trouvé des champions et des championnes pour révéler au grand jour les formes détournées de blocage, et ainsi faire avancer l’égalité de manière irréversible.