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Nicole-Claude Mathieu avait réuni dans cet ouvrage, paru peu de temps après sa mort, dix-neuf textes, accompagnés d’une bibliographie de plus de 450 références, qu’elle avait publiés de 1982 à 2010 dans des livres et des périodiques destinés à divers publics. Il s’agit de textes moins connus en général et plus variés de forme et de contenu que ceux qui sont regroupés dans L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe (1991) et qui sont depuis longtemps des classiques en matière d’épistémologie féministe[1]. Quelques-uns seulement, et pas le plus ancien, ont été « légèrement modifiés » ou « remaniés » aux fins du présent ouvrage, indice que Mathieu jugeait l’ensemble toujours pertinent aujourd’hui. Tous denses et souvent traversés d’un humour mordant, ces dix-neuf textes qui correspondent à autant de chapitres sont regroupés dans cinq parties[2]. Comme il est impossible d’en rendre compte adéquatement en quelques pages seulement, je me pencherai sur les chapitres qui, de mon point de vue, illustrent le mieux l’originalité, l’audace et l’actualité des analyses de Mathieu.

L’ouvrage s’ouvre sur « Ma vie », texte écrit à la troisième personne où Mathieu évoque en quelques paragraphes ses origines familiales et son enfance puis résume l’imbrication de son travail scientifique et de son engagement féministe (p. 8) : « L’ethnologie est sa discipline d’élection, dit-elle, car seule apte à révéler la diversité mais aussi l’unité (et la perversité) de l’esprit humain, et son terrain de recherche l’observation hallucinée de l’amplitude de l’oppression des femmes[3]. » Vient ensuite comme « Prologue » l’allocution qu’elle a prononcée, le 15 juin 1996, durant la cérémonie au cours de laquelle le recteur de l’Université Laval lui a décerné un doctorat honoris causa en sciences sociales. Avec la précision et l’économie de mots qui la caractérisent, Mathieu saisit l’occasion d’expliquer à l’auditoire, dans des termes simples, les rapports de classe entre les sexes ainsi que le féminisme matérialiste, « car le sexisme n’est pas qu’une question de “ mentalités ” ou d’idéologie. Il est fondé sur une exploitation concrète, matérielle […] de l’esprit et des activités des femmes. » Elle souligne aussi la résistance des femmes « au-delà des frontières nationales et des différences culturelles » (p. 10-11). Un court texte de Danièle Kergoat, directrice de la collection « Le Genre du monde », lu aux obsèques de Mathieu, conclut le livre. J’en suggère toutefois la lecture également en introduction, car il présente brièvement Mathieu et son apport scientifique, tout en soulignant la portée politique de son « système de pensée » qui, on le verra maintenant, « offre des outils pour se positionner dans les débats majeurs » (p. 353) qui traversent nos sociétés.

Intitulée « Entrées de dictionnaires, pour gens pressés », la première partie est composée de quatre courts chapitres portant respectivement sur les thèmes suivants : « Différenciation des sexes » (chapitre i), « Sexe et genre » (chapitre ii), « Études féministes et anthropologie » (chapitre iii) ainsi que « Corps féminin et masculin » (chapitre iv). Contrairement au titre dont Mathieu a ironiquement coiffé cette section, ils ne peuvent ni ne devraient, selon moi, être lus à toute vitesse ou évités puisqu’ils constituent une solide introduction conceptuelle et épistémologique aux quinze chapitres suivants tout en étant très utiles en études féministes. Mathieu ne les a pas placés là par hasard.

Dans la deuxième partie, ayant pour titre « Lectures critiques sur la domination masculine… au masculin », Mathieu s’attaque à des positions de Pierre Bourdieu, de Simone de Beauvoir et de Claude Lévi-Strauss. Dès sa publication en 1998, La domination masculine a fait l’objet de nombreuses critiques de la part de chercheuses féministes. Celle de Mathieu dans le chapitre v : « Bourdieu ou le pouvoir hypnotique de la domination masculine » est particulièrement acérée quant aux « dangers du recours exclusif ou quasi exclusif aux explications ou interprétations par le symbolique » (p. 65) de Bourdieu dans ce livre. Maniant l’humour avec une efficacité hors du commun, Mathieu explicite aussi six « motifs » pour lesquels le « Candidat Bourdieu » aurait été « recalé à l’examen de DEA (1ère année de thèse [en France]) », fournissant par la même occasion aux véritables doctorantes et doctorants des exemples du « manque de rigueur technique, méthodologique et déontologique » à éviter dans les travaux scientifiques.

Dans le chapitre vi, titré « Beauvoir et les “ hordes ” primitives », ce sont les « reconstructions » de la vie des femmes de la préhistoire contenues dans le tome 1 du Deuxième sexe que rectifie Mathieu. Pour Beauvoir, cette période se caractérise par l’asservissement de la femme à la reproduction, l’absence de contrôle de celle-ci sur sa fécondité et sa dépendance à l’égard de l’homme qui, lui, travaille, crée et ainsi assure « l’équilibre de la production et de la reproduction » (Beauvoir, citée p. 97). Ce à quoi Mathieu rétorque : « Il ne vient pas à l’idée de Beauvoir que pour assurer “ l’équilibre de la production et de la reproduction ”, l’homme aurait pu non seulement travailler fort dans la production mais aussi moins fort dans la sexualité. » C’est que les interprétations de Beauvoir reflètent celles des milieux intellectuels de l’époque : Le deuxième sexe a été publié en 1949. Néanmoins, souligne Mathieu, sur le rapport entre biologie et société, Simone de Beauvoir « a dit après tout moins de sottises que nombre de savants » (p. 107).

Le chapitre vii, intitulé « Lévi-Strauss et (toujours) l’histoire des femmes », commence d’ailleurs par un rappel de la parenté (sans jeu de mots) intellectuelle de Beauvoir avec cet éminent ethnologue. Pour Beauvoir (citée p. 110), l’ouvrage de Lévi-Strauss sur Les structures élémentaires de la parenté « confirmait [s]on idée de la femme comme autre ». Dans ce chapitre, Mathieu aborde, entre autres, la théorie de l’échange des femmes et les réactions que Lévi-Strauss a ainsi provoquées chez beaucoup d’anthropologues féministes, qui interprètent comme « une forme de naturalisation des femmes ses généralisations sur leur statut d’objet d’échange » (p. 110) entre groupes d’hommes. Mathieu critique aussi Lévi-Strauss pour le caractère universel qu’il accorde à « “ l’asymétrie des sexes ” » et à la « “ priorité masculine ” » (p. 111) sans tenir compte du rapport de domination ni s’intéresser suffisamment aux sociétés matrilinéaires et matrilocales, où sa théorie s’applique le plus difficilement.

Les deux chapitres de la quatrième partie sont consacrés précisément à ces sociétés « rares et peu étudiées » et à la confusion très répandue entre matrilinéarité et matriarcat. Dans le chapitre xiv, qui a pour titre « “ Matriarcat ” ou résistance? Mythes et réalités », Mathieu définit les sociétés matrilinéaires (filiation par les femmes), matrilocales et uxorilocales (déplacement du mari et résidence du couple au sein du groupe de la mère de l’épouse), puis elle déconstruit les mythes évolutionnistes d’un « matriarcat primitif » qui aurait précédé le patriarcat, alors que, sur le plan scientifique, « rien ne permet de reconstituer à coup sûr les structures sociales de la préhistoire » (p. 207). Elle déboulonne ensuite les « mythes modernes d’un matriarcat actuel », construits sur des aspects culturels ou symboliques, ou les deux à la fois, « sans les relier à des faits matériels aussi importants que la division sexuée du travail » (p. 212). De tels mythes peuvent, dit-elle, entretenir « auprès des femmes et des lesbiennes une confusion dangereuse entre réalité et fiction » (loc. cit.). En effet, même « s’il apparaît que c’est dans les sociétés qui sont à la fois matrilinéaires et uxorilocales que les femmes ont le plus d’autonomie et d’autorité dans le groupe domestique », ces femmes ne sont pas pour autant « libérées de l’obligation à la maternité et à l’hétérosexualité, car ce sont elles qui ont la responsabilité de la perpétuation des lignages et donc de la société en faisant des enfants, et notamment des filles » (p. 213).

L’exposé se poursuit au chapitre xv avec l’imposante introduction (54 pages) à l’ouvrage Une maison sans fille […] (2007), collectif publié sous la direction de Mathieu au terme d’une enquête internationale menée auprès d’ethnologues ayant étudié des sociétés à la fois matrilinéaires et uxori-matrilocales. Dans ce texte, Mathieu analyse les spécificités et les contrastes de ces sociétés par rapport aux sociétés patrilinéaires (filiation par les hommes) en ce qui a trait à la notion de « personne sociale femme et homme » et à l’identité de sexe/genre, relativement, entre autres, à la production de filles. Contrairement au texte précédent qui visait manifestement un large public, et bien qu’un court lexique y ait été ajouté en 2013, celui-ci rejoindra plus facilement un lectorat spécialisé. Cependant, les grands thèmes (tels que « La personne et le corps des femmes », « La maison » ou « La circulation des hommes ») autour desquels s’organise le « parcours » de Mathieu parmi les quatorze sociétés présentées dans le livre et les pistes de recherche qu’elle suggère (relativement, par exemple, aux modalités d’application de l’islam dans les sociétés matrilinéaires et matrilocales ou à l’opposition entre le point de vue de l’ethnologue et celui des membres de la société étudiée) sont d’un grand intérêt pour les féministes, quelle que soit leur discipline. Mieux que tout autre sans doute, ce chapitre témoigne de la grande érudition de Mathieu et de l’originalité de sa démarche. Fruit de nombreuses et patientes années de recherche, sa connaissance approfondie des sociétés matrilinéaires lui a permis de contextualiser, comparer, contraster des sociétés appartenant à cinq aires culturelles différentes et différentes de la sienne, en prenant, pour la première fois en anthropologie, « l’uxorilocalité comme variable commune aux sociétés étudiées » (p. 221).

Tous ces chapitres comportent une dimension pédagogique certaine, et il en est de même du chapitre xii : « “ Origines ” ou mécanismes de l’oppression des femmes? », qui reproduit une conférence prononcée par Mathieu à l’Université de Lausanne en 1994. Refusant de spéculer sur les origines et les causes de l’oppression des femmes, celle-ci présente plutôt des recherches « qui tentent de poser les questions autrement, à la fois sur la division du travail entre les sexes et sur les mécanisme de la reproduction humaine » (p. 172). L’intérêt supplémentaire de ce texte réside dans l’inclusion de la période de discussion, ce qui permet d’entendre, en quelque sorte, les réflexions spontanées, précises, nuancées de Mathieu sur différents autres sujets.

Dans le chapitre xviii, intitulé « Dérive du genre/stabilité des sexes », texte publié en 1993 et non remanié ici, Mathieu s’intéresse, cette fois, à Madonna parce que cette icône de la musique populaire se situe « à la jonction entre la théorie “ queer ” américaine d’origine homosexuelle et le féminisme postmoderne » (p. 322). Le féminisme postmoderne, explique Mathieu, prétend « déconstruire la catégorie femme (car le féminisme précédent l’aurait “ essentialisée ” […]) » et augmenter son pouvoir, mais « se garde bien de parler des hommes » (p. 323). Il attribue au genre un contenu « uniquement symbolique, représentationnel » et traite le « “ corps individuel ” » comme un « pur donné biologique, même quand [il] prétend le dénaturaliser » (p. 323). Ce qui est « oublié », dit-elle, c’est « la réalité des rapports quotidiens entre hommes et femmes » et le sexe, « non pas au seul sens de sexualité, mais au sens de catégorisation biologique continuant à fonctionner socialement – le sexe social » (p. 324). Les « jeux de mots obscurs » qui caractérisaient nombre d’écrits postmodernistes à l’époque inspirent aussi à Mathieu un pastiche (p. 324-325) très réussi, qu’elle termine par « Merci d’être encore là! » Pour sa part, Madonna, dont elle reconnaît par ailleurs l’« inflexible courage », veut « transcender les oppositions […] de sexe et de race pour parvenir à une communion » spirituelle et physique de « l’humanité tout entière » (p. 325), et en fait la mise en scène dans ses spectacles et ses interventions médiatiques. Imaginer ainsi « un érotisme généralisé », égalitaire, dans une société où « les rapports de pouvoir entre sexes et entre races sont, comme tous les rapports de pouvoir, ancrés dans l’économique, le culturel et perpétués par la violence […] est déjà difficile », dit Mathieu (p. 329). Mais « croire comme le mouvement queer, qu’on peut le réaliser en “ déplaçant ” les catégories de pensée sans s’attaquer à leurs racines est inconséquent » et présente « le risque de la récupération » (loc. cit.).

Enfin, à quelques semaines de la Journée internationale 2016 de tolérance zéro à l’égard des mutilations génitales féminines (MGF) des Nations Unies et de la diffusion en ligne du dernier rapport/bilan de l’Unicef (2016) sur le sujet, trois chapitres s’avèrent particulièrement d’actualité. Ce sont les chapitres viii, « Mutilations du corps des femmes », xvi, « Femmes du Soi, femmes de l’Autre », et ix, « Relativisme culturel, excision et violences contre les femmes ». Parus respectivement en 1982 et en 1987 dans des publications de l’Association française des anthropologues ainsi qu’en 1994 dans la revue Sexe et race : discours et formes nouvelles d’exclusion du xixe au xxe siècle du CERIC[4], ils nous (re)plongent dans les débats et le relativisme culturel qui avaient cours à l’époque en anthropologie, mais ils contribuent également à la compréhension de la situation actuelle des MGF dans le monde. Mathieu y rappelle la non-équivalence (technique, symbolique et en matière de santé et de sexualité) entre la circoncision masculine et les pratiques désignées communément par le terme excision; elle réagit aux accusations proférées à l’égard des anthropologues féministes et des militantes africaines qui osaient prendre publiquement position contre les mutilations du sexe des femmes et elle expose de façon percutante les contradictions et le « double standard » qui sous-tendent ces accusations. Si, au nom du respect des traditions et des cultures locales, les ethnologues féministes étaient accusées d’ethnocentrisme, de colonialisme, d’impérialisme et même de racisme, les opposantes africaines étaient disqualifiées d’emblée en tant que « femmes lettrées et donc “ occidentalisées ” ». « Des ethnologues vont-ils alors partir en guerre contre l’alphabétisation? » demande Mathieu (p. 129-130). Rabaisser « au rang de simples suppôts de l’impérialisme occidental la partie des femmes africaines qui, travaillant sur le terrain directement avec les femmes excisées […], refusent que ces “ traditions ”, réservées aux femmes, soient les seules qui ne devraient pas être modifiées […], n’est-ce pas du mépris? » s’interroge Mathieu (p. 135). Devant « l’amalgame entre féminisme et racisme », qui ne concerne pas seulement l’opposition aux MGF ni uniquement les années 80 et 90, mais resurgit chaque fois que des féministes dénoncent des actes de violence contre les femmes commis par des hommes appartenant à des groupes minoritaires ou victimes de discrimination, Mathieu soulève la question de fond suivante (p. 126) : « doit-on s’interdire toute lutte sociale sous prétexte qu’elle risque d’être récupérée par des idéologies contraires? »

Ancrée dans l’analyse de l’organisation sociale et des rapports sociaux concrets, matériels, la position de Mathieu (1991 : 135) est sans équivoque : « je ne saurais, dit-elle, “ défendre ” aucune société, culture, option ou idéologie (fût-elle minoritaire d’un certain point de vue) dont la survie en l’état, le “ progrès ”, la “ modernisation ” ou l’expansion dépendrait de l’oppression des femmes ou l’aménagerait ». Pour Nicole-Claude Mathieu, les femmes partagent une commune humanité qui rend possibles l’analyse transversale de l’oppression et une solidarité féministe transculturelle et internationale.