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La revanche de la chair est une oeuvre dense et, disons-le, passionnante. Son auteure, la sociologue française Dominique Memmi, directrice de recherche en sciences sociales au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), y poursuit les réflexions lancées dans Faire vivre et laisser mourir (La Découverte, 2003) et La seconde vie des bébés morts (Éditions de l’EHESS, 2011), portant le regard sur la transformation et la régulation des normes qui entourent la naissance, la mort et, plus accessoirement, la filiation. Son point de départ est l’observation de pratiques inédites autour à la fois de la naissance et de la mort, et de l’exigence tout à coup, depuis une vingtaine d’années, de matérialisation de la perte au nom de l’apaisement et de la bonne santé psychologique (p. 15-16) : « Que s’est-il donc passé pour que se répande un peu partout une réflexivité nouvelle sur la matérialité de la chair comme lieu névralgique du travail sur soi et comme support identitaire majeur? » C’est cette évolution, « partie visible d’un iceberg en mouvement depuis cinquante ans » (ibid.), qui est l’objet de l’ouvrage de Memmi.

La démonstration de Memmi s’étale sur quinze chapitres, regroupés en trois parties. Dans la première, intitulée « La réincarnation des vivants et des morts », elle expose ses constats relativement aux nouveautés apparues durant les années 80 et 90. D’abord, il y a l’accueil réservé aux foetus et aux nourrissons décédés où elle observe une inversion des normes (chapitre 1). La mère, autrefois strictement séparée de son enfant, rapidement mise sous sédation et incitée à oublier, est maintenant amenée à affronter cette mort sous un mode actif par l’entremise du verbe, du regard, du toucher et des représentations (la photographie est devenue capitale, pour garder la mémoire d’un être déjà socialisé). Une telle évolution, observe la sociologue, « cristallise une nouvelle manière de concevoir le deuil. Celle-ci est non seulement volontariste, presque appliquée – il s’agirait désormais de “ faire son deuil ”, comme un “ travail ” qui ne saurait se faire tout seul – mais aussi matérialiste : le deuil se ferait avec “ du corps ”, présent ou représenté » (p. 21). Poursuivant son questionnement sur cette ardente obligation d’incarnation, Memmi emprunte ensuite d’autres chemins pour mieux y voir. Elle examine d’abord la mort des adultes (chapitre 2) où elle observe un retournement de la théorie du deuil. La préoccupation accrue à l’égard de la traçabilité des corps (contrôle de la volatilité des cendres, exigence de retrouver les corps de victimes lors de morts collectives) illustre l’obsession actuelle de confrontation avec les restes de la personne défunte pour que sa perte soit tolérable. Visiblement, ici encore, « [l]e langage du signe et du symbole a perdu la bataille » (p. 43). Cette vérité nouvelle se vérifie chez les créateurs et les créatrices ainsi que chez les intermédiaires culturels qui ont fait émerger le thème du « deuil impossible » en l’absence de cadavre (chapitre 3). La logique se prolonge dans le domaine des greffes (chapitre 4) avec la conviction qui se répand, y compris chez les scientifiques, qu’« [e]ntre donneurs et receveurs d’organes ne circuleraient pas seulement des morceaux de corps mais de l’identité » (p. 65). Cette vision est porteuse de lourdes conséquences : « ne pas reconnaître la personne qui est dans ce corps – ici, ce morceau de corps – c’est s’exposer à de graves troubles psychologiques et identitaires », note l’auteure (ibid.). (Du point de vue anthropologique, cette affaire est loin d’être banale : elle illustre une mutation de perspective par rapport à la vision dualiste corps-esprit née avec la modernité.)

La conception de la mort a son pendant avec celle du début de la vie, au moment de la naissance (chapitre 5). La simultanéité est frappante quand on observe la valorisation de la dimension charnelle dans la relation de l’enfant qui vient de naître avec sa mère et son père. La séparation d’avec le corps de la mère et l’entrée dans la vie s’accompagnent depuis quelques décennies de nouveaux rituels où le corps occupe une place centrale. Accouchement naturel, contact peau à peau, allaitement, pratiques (plus ou moins nouvelles) entourant le placenta, couvade, etc., « toutes les interfaces corporelles en viennent à être sollicitées », souligne Memmi (p. 83). Dans le vaste tableau qu’elle dresse, même les liens de filiation apparaissent comme objet d’un désir de réincarnation (chapitre 6). C’est ce que montrent les changements d’attitudes à l’égard de l’adoption, du don de gamètes et de l’accouchement sous X. Or, ces domaines sont devenus des terrains de revendication concernant l’accès aux origines (biologiques) en vertu du nouveau paradigme voulant que ce lien soit insécable à la construction identitaire. (Voilà clairement un autre aspect avec lequel les parents infertiles et ceux de même sexe devront composer, le lien social ayant perdu, dans la filiation, son ancien privilège.)

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux « entrepreneurs de la réforme » (p. 117), c’est-à-dire aux discours et aux pratiques sociales des personnes attachées aux métiers de la santé et du funéraire (chapitre 7). Memmi observe en particulier, après avoir souligné la correspondance entre les changements dans les représentations et les transformations des pratiques, que les professionnels et les professionnelles qui ont entrepris une « réforme morale des bons usages de la matérialité corporelle » (p. 126) n’ont pas agi en réponse à une demande sociale explicite, mais ont plutôt répondu à une attente sociale diffuse, en jouant un rôle de cristallisation et catalyseur. Cela explique d’ailleurs le bon accueil fait aux nouvelles théorisations sur le deuil par les spécialistes du psychisme. Malgré tout, le passage d’une théorie descriptive à une théorie prescriptive orientée sur la matérialisation de la perte s’est faite au risque d’une normativité, ce qui en inquiète plusieurs (chapitre 8). On doit noter le caractère « actif, volontariste, inventif et autonome » de l’encadrement des membres du personnel professionnel. Plus que jamais, vie et mort sont sous leur coupe, l’hôpital apparaissant comme le lieu de l’administration ordinaire de la vie (à son commencement et à sa fin). L’activisme des professionnelles et des professionnels rattachés à l’administration de la mort les a particulièrement bien servis : il leur a permis de s’extirper d’une dévalorisation sociale chronique grâce à l’ennoblissement de leur tâche par l’intermédiaire de l’humanisation et de la psychologisation du deuil (chapitre 9).

À partir de l’intérieur même de chacun des corps professionnels, les agentes et les agents ont opéré un changement, en commençant tout d’abord par être réceptifs aux insatisfactions qui leur étaient transmises. C’est ce que révèle l’examen de trois univers professionnels qui doivent faire face aux cadavres dans les hôpitaux en France (sages-femmes ainsi qu’agentes et agents des chambres mortuaires et de préparation des corps pour l’enseignement en chirurgie) dont les pratiques ont glissé de la pure technè vers la technique de soin (cure), voire vers un accent mis sur l’affectif et le relationnel (care) (chapitre 10). Pour ce faire, les professionnels et les professionnelles ont dû « mobiliser des qualités et des compétences plutôt considérées comme “ féminines ” » (p. 176). Ce qui est déterminant, indique l’auteure, n’est pas tant le taux de féminisation de ces métiers que la diffusion d’un habitus spécifique en leur sein (p. 189). Des compétences socialement construites comme féminines attirent de nouvelles générations d’individus, quel que soit leur sexe. Dans la réhumanisation de la mort périnatale par les sages-femmes (notons qu’au Québec ce sont plutôt les infirmières qui s’en occupent), leur activisme témoigne qu’il s’agit bien d’« une réponse spécifique, socialement, sexuellement et professionnellement située, à une souffrance maternelle devenue plus difficile à supporter pour les soignantes » (p. 181). Même si les expertes et les experts ont joué un rôle déterminant dans le travail de réincarnation, on doit considérer que les profanes n’ont pas été passifs à cet égard. Ils et elles ont bien montré leur capacité à inventer de nouvelles pratiques, notamment autour de la naissance, en accordant une place centrale à sa dimension corporelle et à la « nature » (chapitre 11).

La troisième partie de l’ouvrage (chapitres 12 à 15) met en évidence la cohérence idéologique des transformations en cours. Pour ce faire, Memmi s’appuie sur la sémiotique narrative pour mettre en forme un grand récit collectif qui traduit la nouvelle manière de dire les identités. En bref, elle y souligne la tendance générale depuis trois décennies à la réincarnation des identités et des liens sociaux dans un contexte de désenchantement du monde. Ainsi, on voit apparaître une « volonté de reconstituer l’être-ensemble en s’appuyant sur la matérialité corporelle » (p. 272). Les changements qu’elle note montrent le passage, dans l’administration de la vie, d’un mode de gouvernement axé sur la parole (une biopolitique déléguée mise en évidence antérieurement) à un nouveau dispositif de « gouvernement par la chair » (p. 261) qui s’exerce autant par le discours que par la psychologie, à partir des années 80 et 90 : « À la parole, il tend à préférer les gestes et la concrétude des corps. Et il parie moins sur la conscience des individus […] que sur une psychologie un peu mécaniste, à la fois volontaire et matérialiste, des processus psychiques » (p. 261-262).

Cet ouvrage de haut niveau savant est, en somme, fort stimulant pour les chercheuses et les chercheurs qui s’intéressent à la sociohistoire du corps, de la naissance, des idées, des identités, du gouvernement de la vie et de la mort. Il fera date à cause de ses interprétations originales et des réflexions qu’il impose désormais aux spécialistes de ces champs. Si le focus est mis sur la France, Memmi a pris soin d’y inclure des références étrangères, de part et d’autre de l’Atlantique, montrant le caractère international du sujet dont elle traite. Par ailleurs, c’est avec grande habileté et pertinence qu’elle intègre des objets et des pratiques professionnelles très précis et concrets ainsi que plusieurs concepts théoriques comme le care (Gilligan), le processus de civilisation (Élias), la biopolitique (Foucault) et la vie nue (Agamben), et aboutit ainsi à un récit interprétatif globalisant très éclairant.

Dans une perspective féministe, on doit souligner que Memmi a su utilement dépasser l’éternel débat entre constructivisme et naturalisme qui a plus que montré ses limites, ce qui nous apparaît particulièrement vrai concernant la maternité (un de nos champs d’expertise)[1]. Dès le départ, son intention était claire à cet égard, et elle a bien fait. Les pratiques axées sur le « naturel » (accouchement, allaitement, maternité intensive, etc.) sont-elles forcément passéistes et teintées d’essentialisme? Pour commenter le cas du Québec, même si le féminisme est loin d’y avoir été marqué comme en France par un courant fortement antinaturaliste, on doit reconnaître l’existence d’un certain embarras à l’égard de ces jeunes femmes tournées vers le « naturel ». Ce qui rend perplexe est surtout l’« esclavage » qu’impliquent leurs choix et leur réalisme quant à un avenir qui sera moins rose qu’elles l’envisagent à cause des pertes subies sur le marché de l’emploi. Pourtant, ces jeunes mères, souvent des féministes affirmées, tiennent à leurs choix rationnels… qui correspondent généralement à des pulsions profondes… et à un appel du corps… Pour notre part, nous considérons que l’interprétation identitaire suggérée par Memmi – qui fait du corps le point d’ancrage permettant de rétablir le lien social dans un monde marqué par le désenchantement – est une piste intéressante en vue d’appréhender ce paradoxe. Nous ne pouvons que lui savoir gré des nouvelles perspectives que son ouvrage offre.