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Les maladies chroniques comme le sida interviennent dans la vie sociale tels des événements perturbateurs dont les manifestations biologiques, psychologiques et sociales commandent des stratégies individuelles (personnes infectées) ou collectives (groupes sociaux d’appartenance) de gestion. Nous nous proposons d’analyser ici les processus de découverte de l’infection rétrovirale et la gestion biomédicale et psychosociale du VIH/sida par des femmes burkinabè, qui sont plus touchées par la maladie, comparativement aux hommes. La féminisation du sida désigne le nombre de femmes mises en situation de risques de transmission, de traitement antirétroviral (ARV) ou de décès liés à la maladie. Nous la retenons pour mettre en évidence le nombre croissant de femmes – évalué sur la base des indicateurs d’infection, de traitement et de décès relatifs au sida. En effet, les statistiques sur les personnes vivant avec le VIH/sida ont particulièrement été observées du point de vue de la prévalence au prisme du genre sur la base des repérages institutionnels. Au moment de l’enquête en 2008, au Burkina Faso le sida féminin a été révélé par l’Onusida, qui en établit d’année en année la prévalence, les jeunes femmes de 15 à 24 ans (0,9 %) étant plus touchées que les jeunes hommes (0,5 %) (Onusida 2008). La détresse sanitaire ne s’est pas allégée pour les femmes burkinabè puisqu’en 2009 l’Onusida (2010) rapporte que sur 110 000 personnes infectées on compte 56 000 femmes : elles représentent en outre 67,4 % des personnes en traitement ARV. L’Onusida (2012) a encore soutenu que la séroprévalence est relativement plus élevée chez les femmes que chez les hommes en 2011. Par ailleurs, les données statistiques gouvernementales indiquent que les femmes qui vivent en milieu urbain sont plus touchées par le VIH que celles qui sont en milieu rural. Selon le ministère de la Santé (2012), parmi les femmes âgées de 15 à 49 ans sous sérosurveillance, on dénombre 3,5 % de résidentes de la capitale Ouagadougou contre 0,6 % de femmes originaires du milieu rural.

En Afrique subsaharienne, on observe une baisse de la séroprévalence de près de 40 % en 2012, mais le nombre d’enfants orphelins du sida – ayant perdu leur père ou leur mère, ou leurs deux parents – reste élevé (17,8 millions d’enfants). En Afrique du Nord, le nombre de décès par comorbidités liées au VIH/sida a plus que doublé de 2001 à 2012 (de 8 300 à 17 000) (Onusida 2013). Cependant, l’Onusida a présenté des signes optimistes en matière de réduction massive du coût des antirétroviraux qui ont permis à près de 62 % des femmes enceintes vivant avec le VIH et venant des pays à revenu faible et intermédiaire d’accéder aux traitements. En revanche, il a souligné que les femmes ont plus été exposées aux nouvelles infections à VIH parce que les comportements sexuels à risques liés à une hausse significative du nombre de partenaires sexuels ont été aussi constatés au Burkina Faso.

Souvent discutées selon les sources (Dozon et Fassin 1989; Sontag 1989; Bibeau et Murbach 1991; Becker et autres 1999), les statistiques élaborées ont mis en exergue la féminisation du VIH/sida par la fragilité biologique des femmes (Dupâquier et Laulan 2002) et ont incité les spécialistes de la recherche en sciences sociales et santé à l’analyse des logiques socioéconomiques et politiques inhérentes à l’infection en Afrique (Fassin 1999; Dodier 2003; Eboko et autres 2011). Certains auteurs et auteures (Tonda 1999; McGrath 1993; Kaddar 1994; Fay 1999; Fassin 2006) ont noté à partir des années 90 qu’en Afrique subsaharienne la mixité de l’infection à VIH s’est désagrégée, ce qui a mis en évidence la population féminine infectée par le VIH suivant des conditions socioéconomiques précaires, des âges de plus en plus bas et des situations matrimoniales complexes (Raynaut et Muhongayire 1995; Vidal 1996 et 2000; Tchak 2000; Fassin 2004 et 2006). De manière spécifique, d’autres recherches (Dupâquier et Laulan 2002) ont montré comment des femmes précarisées et dominées ont été infectées par des hommes en raison des rapports de pouvoir (économique, politique, social), l’un des principaux facteurs de la transmission du VIH par voie sexuelle comme de la féminisation du sida et ses conséquences sur les structures familiales et économiques en Afrique de l’Ouest (Desclaux et Sow 2002; Amat-Rose 2002).

D’autres encore ont investigué de manière spécifique auprès des femmes séropositives au Burkina Faso les questions relatives à l’accès aux soins (Bila et Egrot 2008; Desclaux, Msellati et Sow 2011), à la corrélation entre femmes, maternité et transmission du VIH de la mère à l’enfant (Ouattara et autres 2011), à la gestion des rapports sexuels (Bardem et Gobatto 1995; Taverne 1996), à la stigmatisation et aux recours familiaux et associatifs (Attané et Ouédraogo 2008; Vinh-Kim 2010; Korbéogo et Lingani 2013) ainsi qu’à la situation de solitude et de mort (Sawadogo 2003; Cros 2005; Lingani 2012a). Cependant, ces différents travaux n’ont pas suffisamment mis l’accent sur les processus de soins médicaux des femmes souffrantes qui ont traversé différentes épreuves socialement construites depuis les premiers malaises liés à la séropositivité insoupçonnée jusqu’à l’exclusion sociale, en passant par le « rituel du dépistage » (Thiaudière 2002).

Dans notre article, nous voulons examiner la vie des femmes souffrantes qui ont été soumises aux malaises occasionnés par la maladie comme « formes élémentaires de l’événement » (Augé et Herzlich 1984 : 35-91). Ces malaises ont déclenché en crescendo des effets inattendus sous forme d’accident[1] avec des consultations multidirectionnelles (Fainzang 1986) contraignant les femmes à associer plusieurs soins (Benoist et Desclaux 1996; Gruénais 1996; Vernazza-Licht 2000). Ces multiples quêtes de guérison ont mis en marche une série d’événements constitutifs des « trajectoires thérapeutiques » qui ont été à la fois paradoxales et inopérantes à travers des « bifurcations » jusqu’au dépistage dans des centres médicaux spécialisés en matière de VIH/sida.

On constate qu’à l’issue du dépistage les femmes souffrantes sont classées entre deux catégories sérologiques : la séronégativité et la séropositivité. Cette dernière a le plus souvent confirmé les soupçons sur l’infection des femmes par les agentes et les agents de santé qui ont incité à l’épreuve[2] du dépistage en même temps qu’ils se sont engagés sur le plan « moral pour sauver des vies » (Fainzang 2010) après des soins palliatifs infructueux. En revanche, elle a été génératrice d’exclusion sociale immédiate chez certaines femmes qui ont cherché du soutien économique, moral et psychologique auprès de leur mari au cours du processus du dépistage; d’autres ont résisté en dissimulant momentanément leur infection à VIH ou ont découvert leur séropositivité en tant que divorcées ou veuves (Lingani 2011; Korbéogo et Lingani 2013).

Derrière la satisfaction temporaire de savoir enfin de quoi ces femmes souffrent avant le verdict du dépistage, se sont très vite tramées des stratégies de communication et de repérage d’une confidente ou d’un confident en vue d’apaiser les effets du discrédit, de la stigmatisation et des sanctions sociales induites par les rapports de domination. De ce fait, nous émettons l’hypothèse que les femmes déclarées séropositives – en raison de leur assignation à une posture de précarisées et du choix de leur époux comme confident pour domestiquer la séropositivité – entrent dans un processus de marginalisation sociale inhérente à la fragilisation de leurs liens sociaux et à la dégradation de leur corps biologique.

Sous cet angle, nous partons d’abord de l’analyse du rituel du dépistage des femmes dans le champ biomédical (technique) pour rendre ensuite compte de leurs usages sociaux de la séropositivité sous influence du « corps soignant ». Le soignant ou la soignante impose son autorité dans la gestion sociale de la séropositivité pour le « bien-être » (Fainzang 2010 : 239-249) des femmes séropositives. Il ou elle les incite à rechercher un confident ou une confidente qui doit les soutenir devant les chocs émotionnels liés à l’annonce de leur séropositivité. Cette prospection les conduit à un choix plus ou moins éclairé à cet égard pour les aider à la gestion de l’infection à VIH. On verra que, chez les femmes séropositives les plus marginalisées, les revers des échecs du repérage d’une personne à qui se confier génèrent des « ondes de choc » qui fragilisent ou rompent les liens sociaux avec leur conjoint, leur parenté et leurs proches.

La méthode utilisée pour notre recherche est du type qualitatif. Pour l’exploitation des données qualitatives, nous avons sélectionné des corpus significatifs des entretiens semi-directifs eux-mêmes issus d’enquêtes empiriques. Ces dernières ont porté, entre autres, sur la lente découverte de la séropositivité, les recours thérapeutiques et le positionnement des femmes séropositives démunies dans les rapports sociaux de pouvoir. Notre choix s’est arrêté particulièrement sur les femmes séropositives parce qu’elles sont les plus nombreuses, les plus visibles et disponibles pour les enquêtes au sein des associations que nous avons rencontrées. Ces militantes[3] d’associations ont été choisies et interrogées sur la base de leur volontariat. En acceptant de participer à l’enquête, celles-ci ont franchi un pas important : rompre le silence par rapport à leur séropositivité en dévoilant leur identité à des personnes extérieures aux associations.

L’enquête a été réalisée en 2008 dans trois villes du Burkina Faso (Ouagadougou, Ouahigouya et Yako). Dans chaque ville, nous avons retenu une association qui mène des activités en faveur des personnes vivant avec le VIH. C’est ainsi que l’Association des personnes infectées affectées du sida (APIAS) de Ouagadougou, l’Association des femmes pour le développement du Burkina (AFEDEB) de Ouahigouya et l’Association solidarité vie (Solvie) de Yako ont été retenues.

Au début de l’investigation, nous nous sommes rendus au siège de chaque association pour nous présenter. Les responsables associatifs se sont ensuite chargés de porter l’information à leurs membres au cours d’un repas communautaire, organisé avec le soutien financier de notre programme de recherche. C’est à cette occasion que l’équipe et les objectifs de l’enquête ont été présentés aux participantes et aux participants. À l’issue de la séance, ce sont en majorité les femmes vivant avec le VIH qui se sont proposées pour l’enquête.

L’enquête a concerné 45 femmes vivant avec le VIH membres des trois associations. Ces femmes qui sont issues de milieux paysans démunis, dont l’âge varie de 20 à 50 ans, vivent des situations matrimoniales précaires oscillant entre le « mariage instable », le célibat à l’issue d’un divorce et surtout le veuvage[4].

Ces femmes ont été interrogées à l’aide de la technique d’entretien semi-directif. Pour plus de profondeur dans le questionnement, nous avons réalisé des entretiens répétés (trois fois) – avec un intervalle d’un mois entre les passages – auprès de chaque femme. La déperdition de certaines informatrices lors de la troisième phase d’enquête est principalement due aux voyages ou au décès de ces dernières. Suivant la convenance de nos informatrices, les entretiens se sont déroulés au siège social des associations ou à leur domicile. L’enquête a permis de sonder minutieusement la vie de ces femmes pour comprendre les rapports sociaux qui ont produit leurs misères sociales et les stratégies de survie qu’elles ont développées.

La méthode réflexive a été un processus de découverte progressive de la vie des femmes vivant avec le VIH. Les processus de repérage de la même femme, d’échange sur certains thèmes précédemment abordés comme les précisions sur des points obscurs du précédent entretien ont donné plus de consistance à nos entretiens. Pour des raisons éthiques, nous avons choisi de respecter l’anonymat des personnes enquêtées en utilisant des pseudonymes pour les désigner. Cette posture est indispensable dans la recherche sur les personnes vivant avec le VIH à cause de la confidentialité ou du secret qui entoure leur statut sérologique – en fonction des configurations sociales – et des risques de stigmatisation sociale (Korbéogo et Lingani 2013). Les entretiens ont été transcrits et regroupés par tendance suivant la signification des extraits.

En outre, nous avons exploité les rapports d’activité de groupes de parole, de sensibilisation sur l’espace public et de réunions triés dans les archives des trois associations enquêtées. Les données documentaires ont renforcé notre corpus empirique soumis à l’analyse de contenu.

Notre article s’articule autour de trois axes : le premier explore le processus de découverte de l’infection à VIH par les femmes séropositives enquêtées; le deuxième axe démêle leurs trajectoires thérapeutiques qui mènent des labyrinthes des pratiques divinatoires ou traditionnelles à l’univers de soins biomédicaux ou technicisés; le troisième axe éclaire la gestion sociale de l’information relative à l’infection comme ses effets induits (stigmatisation ou assistance psychosociale par de la parenté et des proches) suivant des configurations sociales différenciées.

Le long processus de découverte de la séropositivité et l’entrée en soins biomédicaux

Les messages troublants du corps infecté par le VIH poussent les femmes qui ignorent leur statut sérologique à la quête de soins ordinaires et de guérison. En effet, les femmes souffrantes vivent la menace biologique qui ne cesse de croître. Cette menace s’abat sur elles, envahit leur vie et les domine. Elles essaient néanmoins de « faire quelque chose » pour sauver leur vie (Herzlich et Pierret 1991 : 254-258) à travers une aventure médicale qui ouvre la voie à l’acharnement thérapeutique sur leur mal inconnu (Augé et Herzlich 1984). C’est une traversée du désert qui est épuisante pour les femmes souffrantes qui empruntent des trajectoires faites de bifurcations bouleversantes. Ces épreuves provoquent des sentiments de désespoir et de laissées-pour-compte, surtout après la découverte de la séropositivité.

L’entretien médical de soi est une importante question lourdement ressentie par les femmes malades qui sont contraintes d’inscrire leur vie dans une sorte de « forme élémentaire de l’événement » (Augé et Herzlich 1984 : 35-91). Les questionnements sur la détérioration de l’état de santé imposent des recours thérapeutiques. Ces quêtes de sens et de soins ordinaires de santé sont variées chez les femmes souffrantes que nous avons interrogées qui tentent tout ce qui peut concourir à leur guérison dans les configurations sanitaires. Dans cette logique, elles explorent plusieurs pistes dans les consultations médicales comme dans les soins traditionnels qui représentent 80 % des recours thérapeutiques en Afrique, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS 2002 et 2013). En effet, les femmes malades qui ignorent leur infection – comme Rita – commencent souvent leurs soins chez un guérisseur ou une guérisseuse avec ou sans le soutien de leur époux :

Mon mari a dit qu’il a appris que ma maladie est une diarrhée qui a duré, qu’il y a le médicament vers Guirgo [village], il est allé prendre le médicament. Le prix, c’est un poulet et 1 000 FCFA. Quand j’ai fait, ce n’est pas fini. Une autre personne est venue à la maison et a vu mon état. Cette personne, après avoir écouté les manifestations de la maladie, m’a dit que ce sont les sorciers qui m’ont envoûtée, elle a demandé de l’argent pour aller chercher le remède pour moi. Lui aussi, il m’a pris 2 220 FCFA et m’a envoyé le médicament. C’est un médicament avec lequel on se lave, on prépare avec du tô [pâte de farine de mil] pour manger. J’ai fait tout ça. Après je suis allée derrière Bagré [autre village] prendre un médicament dans un canari, on s’enfume avec ça, je ne sais pas combien ça coûte. J’ai fait tout.

Rita, 40 ans, divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

Les soins traditionnels sont coûteux pour les femmes et leur époux et épuisent les ressources économiques domestiques. Même s’ils commencent le traitement médical par les recours aux soins infirmiers, aux guérisseurs ou aux guérisseuses et au culte divin (Gruénais 1996), les résultats sont toujours infructueux. C’est ce que relate Mamou :

Je partais d’abord dans les dispensaires, je suis allée à Zaktouli prendre des médicaments, mais ça ne changeait pas, donc j’ai commencé à traiter avec la pharmacopée traditionnelle […] On dit qu’il y a un vieux là-bas, je suis allée le voir il dit que c’est des génies […], il m’a montré des sacrifices à faire que si je fais ça va passer […] Je suis allée à un endroit, ils ont fait du tô avec un médicament noir que j’ai mangé, je voulais vomir, mais comme je veux guérir, j’ai tout fait pour manger. Quand je mangeais tous ces médicaments, aucun d’entre eux ne faisait reculer ma maladie, donc je suis revenue à la maison m’asseoir parce que je n’avais plus d’argent pour aller chercher des médicaments.

Mamou, 44 ans, trois fois veuve et divorcée avec un tradipraticien, APIAS, Ouagadougou, 2008

Des épreuves ponctuent les trajets thérapeutiques des femmes souffrantes, mais elles sont décidées à tout expérimenter contre la maladie. Dans cette quête du sens de la souffrance et de la survie, religion, consultations divinatoires, recours à la phytothérapie et à la biomédecine sont simultanément mobilisés. Dans une étude de cas au Congo par exemple, Marc-Éric Gruénais (1996) met en rapport la religion et les remèdes traditionnels dans les recours thérapeutiques des personnes séropositives. Chez les femmes déclarées séropositives que nous avons interrogées, ce sont les soins à l’aide de plantes médicinales[5] et les consultations ordinaires en médecine moderne non spécialisée contre le VIH/sida qui sont mises à contribution dans leurs itinéraires thérapeutiques avant qu’elles découvrent leur séropositivité au VIH. Les va-et-vient infructueux entre soins traditionnels et soins palliatifs modernes donnent l’impression de tourner en rond pendant que le VIH/sida gagne du terrain. Ces échecs thérapeutiques poussent les femmes en définitive vers un centre médical spécialisé dans la prise en charge des personnes vivant avec le VIH.

Les femmes enquêtées ont arrêté leur mobilité thérapeutique à la rencontre des professionnelles et des professionnels de soins biomédicaux auprès de qui la majorité d’entre elles (14/15 de l’APIAS par exemple) – lorsque leur état de santé s’est aggravé – ont fait le test de dépistage. Ces patientes désespérées en errance se retrouvent dans les mains des agents et des agentes de santé qui leur tiennent un discours biomédical et managérial. Une femme témoigne du moment décisif de la découverte de sa séropositivité :

Un infirmier m’a demandé si j’accepterai faire mon test, il m’a demandé si j’avais 500 FCFA. Je lui ai donc remis les 500 FCFA pour le test. Quand ils ont fait le prélèvement, on m’a donné rendez-vous dans trois jours. Quand je suis arrivée, on m’a dit que j’ai la maladie. J’ai demandé quelle maladie, on m’a répondu que c’est le sida.

Mamou, 44 ans, trois fois veuve et divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

Tel un rituel thérapeutique, le dépistage engage les femmes dans un interminable processus de découverte de leur séropositivité et leur révèle l’angoisse et l’impuissance liées au fait de vivre avec le VIH/sida. Conscientes du lourd fardeau moral et sociosanitaire, certaines femmes résistent au choc de la découverte de leur infection et aux sentiments de désespoir. Mamou, en effet, a réagi en ces termes après l’annonce de sa séropositivité par l’agent de santé :

Le sida est avec moi? En ce moment, j’étais très découragée, je ne pouvais plus rien faire. Je me suis assise, puis le monsieur m’a remis un papier d’aller là-bas qu’ils vont me donner des médicaments. En ces temps, on ne nous conseillait pas assez comme aujourd’hui où on te calme, on te parle.

Mamou, 44 ans, trois fois veuve et divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

D’autres, par contre, perdent l’estime de soi et pensent au pire dès l’annonce de la séropositivité :

Ma réaction, en ce moment-là quand tu as ça, bon tu attends maintenant, la mort. Quelque chose qu’on dit qu’il n’y a pas de médicament, c’est la mort! Ah!… Qu’est-ce que tu vas dire? Maintenant tu ne sais pas quand est-ce que tu vas mourir là, sinon tu sais que c’est la mort là qui est devant toi comme ça.

Guigui, 48 ans, veuve, Yako, 2008

Ces propos révèlent la manière d’annoncer leur séropositivité aux personnes atteintes, mais aussi la problématique du counseling qui atténue la peur et suscite l’espoir de vivre chez des personnes qui découvrent leur sérologie positive ou vivent déjà avec le VIH.

Les figurations médicale et sociale du soignant ou de la soignante dans la vie des femmes séropositives

Dans le champ médical moderne, les femmes séropositives s’inscrivent dans ce qu’Anselm Strauss (1992 : 87-112) appelle un « ordre négocié » par rapport aux traitements biomédicaux. Cet ordre est médicalement construit suivant les succès de soins (Desclaux, Msellati et Sow 2011) qui peuvent donner l’espoir de « guérison ». Il permet la mise en oeuvre des prescriptions et des codes de comportement à tenir sous sérosurveillance des professionnels ou des professionnelles de soins. Ce qui impose de nouvelles habitudes en fait d’hygiène de vie et de soins au long cours :

Après le test, j’ai traité avec la pharmacopée traditionnelle parce que ça n’allait toujours pas […] Je suis revenue au centre médical en consultation, on m’a redonné des médicaments. En ce moment, c’est les côtes qui me faisaient mal. Je faisais la diarrhée aussi. J’ai continué jusqu’à un an, et ça n’allait toujours pas. Un jour, le docteur m’a dit qu’il y a un médicament qu’il veut me donner, mais […] quand on commence à le prendre c’est pour toute la vie […] C’est depuis que je prends régulièrement mes médicaments [ARV] que j’ai retrouvé la santé. Depuis au moins quatre ans, je ne suis plus tombée malade.

Mamou, 44 ans, trois fois veuve et divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

À partir de l’adhésion aux soins biomédicaux, les recours à la médecine traditionnelle diminuent et finissent par cesser chez certaines femmes parce que le traitement ARV stabilise leur état de santé et leur donne l’espoir d’un retour à la « santé normale ». Deux femmes séropositives affirment :

Actuellement, je me soigne uniquement au centre médical. Si j’ai mal quelque part, je vais l’expliquer aux médecins.

Mama, 40 ans, mariée, APIAS, Ouagadougou, 2008

Depuis que je suis arrivée ici, je n’ai plus pris un médicament ailleurs, même le simple paracétamol, je ne l’ai plus pris ailleurs.

Rita, 40 ans, divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

L’adhésion et la fidélité des personnes séropositives enquêtées aux structures sanitaires modernes – engendrées par l’amélioration de leur santé et l’accompagnement psychosocial – permettent d’assurer le contrôle et la mainmise de la biomédecine sur elles (Dozon et Fassin 1989).

En effet, le test de dépistage du VIH a inauguré un autre épisode de la vie des femmes que nous avons enquêtées. Il a permis leur traitement ARV et leur surveillance biomédicale par les structures sanitaires. Suivant la perspective d’Ivan Illich (1975), l’insertion des malades dans l’espace médical légitime l’institution médicale moderne, comme elle les dépossède du pouvoir ou du droit de connaître leur mal à traiter. L’action médicale crée ainsi une dépendance de ces personnes envers sa fonction curative. Inscrites dans la configuration médicale, les femmes séropositives connaissent un enchaînement de faits sociaux imprévus.

Pour apaiser les effets psychosociologiques de l’infection à VIH, les professionnelles et les professionnels de la santé ne se limitent pas aux soins des corps biologiques : ils débordent la dimension médicale pour toucher des pratiques sociales des gens qui viennent les consulter. Devant les limites de l’efficacité thérapeutique biomédicale, les prestataires de soins s’engagent – avec plus ou moins de succès (Desclaux et Sow 2002) – dans la gestion sociale[6] de la séropositivité de certaines femmes séropositives. Selon Antoinette Chauvenet (1973), en associant prestation sanitaire et assistance sociale, les prestataires de soins se positionnent comme des « soignants » ou des « soignantes ». Dans cette double posture, ils accèdent aux confidences et aux connexions sociales et à leurs effets induits pour leurs patientes ou patients. Cela suppose de sortir des pratiques médicales normalisées pour entrer en situation d’empathie (Jaffré et Olivier de Sardan 2003) avec les femmes séropositives traitées. Les professionnelles et les professionnels de santé tentent de leur redonner l’espoir en essayant de dédramatiser l’infection à VIH et ses implications sociales (Raynaut 1997) et d’alléger le poids individuel de la maladie en recommandant le recours à une personne à qui elles se confieront.

De leur côté, les femmes malades donnent l’occasion à ceux et celles qui les soignent d’agir sur leur capital social en vue de mobiliser l’entourage autour de leur mal-être. L’annonce et la gestion de la séropositivité exigent surtout de l’habileté communicationnelle[7] de la part des agents et des agentes de santé pour éviter des chocs émotionnels. À travers ces interactions, les femmes séropositives enquêtées sont enclines à entretenir des relations de complicité avec les soignants et les soignantes. Une informatrice l’atteste : « Le centre médical, c’est comme notre deuxième maison » (Mouna, 30 ans, divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008).

Dans la prise en charge des personnes vivant avec le VIH, les professionnelles et les professionnels de la santé sont au coeur d’un jeu de rôles complexes (Fainzang 2010). Ils assument parfois cumulativement les charges de travail médical et psychosociologique, bien qu’ils n’aient pas toujours la qualification nécessaire pour assurer la dernière charge. Toujours est-il qu’ils constituent des recours salutaires pour les femmes abandonnées par leurs proches, notamment leur époux, après la déclaration de leur infection à VIH.

La décision de se confier à leur mari après la découverte de la séropositivité déclenche parfois un processus de marginalisation des femmes, voire le divorce. Ce processus d’exclusion sociale est plus manifeste ou inéluctable, surtout lorsque les stigmates corporels de l’infection apparaissent sur les corps des femmes séropositives (Korbéogo et Lingani 2013).

L’affaiblissement des attaches sociales fait reposer singulièrement la charge morale et sociale du VIH/sida sur les femmes qui vivent l’infection comme un drame individuel (Herzlich et Pierret 1988 et 1991). La singularisation du « fardeau » de la maladie met certaines en situation de subordination totale à leur époux, malgré les violences conjugales[8], ou provoque des attitudes de repli sur soi. C’est pour faire face à cette situation que l’on préconise la recherche d’un confident ou d’une confidente, prioritairement l’époux avec qui la femme est censée avoir des liens sociaux denses. Cette approche bienveillante des soignants et des soignantes induit, selon les témoignages de femmes enquêtées, des effets positifs en fait de consolation et d’efficacité du traitement biomédical. Cependant, certaines hésitent à se confier à leur conjoint parce qu’elles redoutent sa réaction négative, notamment la décision de répudiation. C’est ce qu’attestent deux femmes interrogées :

Les docteurs m’ont demandé s’ils devaient mettre mon mari au courant. J’ai dit : « Non! » […] J’ai dit d’attendre, je vais me préparer, réfléchir; si je lui dis comme ça, je ne sais pas ce que notre vie va devenir. Je ne sais pas s’il souffre de la maladie ou pas. Donc on va se patienter[9] avant de le lui dire au cours d’une bonne causerie.

Rita, 40 ans, divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

Si tu informes l’homme [le conjoint] de ton mal, et il te chasse, il te répudie. En ce moment où iras-tu sans père ni mère? Qui va accepter d’héberger un mort-vivant?

Bintou, 31 ans, mariée, orpheline, APIAS, Ouagadougou, 2008

Pour éviter ou différer la dépréciation, ces femmes préfèrent taire leur séropositivité pendant un certain temps, attendant le moment opportun pour l’annoncer à leur conjoint. Si certaines arrivent à préserver temporairement la stabilité de leur vie de couple en dissimulant leur séropositivité (Lingani 2012a), d’autres par contre, à cause de contraintes sociales, préfèrent adopter des stratégies d’évitement ou de repérage d’un confident ou d’une confidente.

Des stratégies de communication

L’isolement est une menace pour les femmes qui découvrent leur séropositivité, laquelle peut provoquer la rupture des liens conjugaux et familiaux. Les femmes séropositives peuvent perdre ainsi les possibilités d’assistance sociale de la part de leur belle-famille et parfois simultanément celle de leur famille d’origine. Pour éviter l’enfermement sur soi dans le couple, les femmes séropositives optent pour des stratégies de distanciation (Elias 1988) par rapport à leur époux afin d’éviter des soupçons sur leur état de santé. C’est le cas de Maria qui a décidé de prendre ses distances à l’égard de son conjoint. Souffrante malgré de longs traitements médicaux sans succès, elle a choisi de s’éloigner de son foyer. Elle propose donc à son époux d’aller chercher des médicaments traditionnels chez sa mère. La méfiance de Maria n’est pas anodine, elle a révélé que son appel au secours peut provoquer des ennuis conjugaux.

En effet, les enquêtes révèlent que certaines femmes qui ont pris la décision d’annoncer leur séropositivité à l’époux ont connu une altération de leurs rapports conjugaux, selon qu’elles sont dans des couples monogames ou polygames. Au sein des couples monogames, une de nos informatrices en a fait les frais. Après l’avoir soutenue et accompagnée pendant sa longue quête de soins, lors des prières charismatiques de guérison comme lors du test de dépistage, son conjoint, déclaré séronégatif à l’issue d’un test de dépistage, économiquement et moralement éprouvé, l’a finalement abandonnée à la suite de vives querelles, au moment où elle avait le plus besoin de son soutien. Délaissée, Mana décide d’affronter la honte pour mendier auprès des associations et des voisins :

Quand j’ai commencé à retrouver un peu la santé, il [son conjoint] a commencé ses querelles […] Après on s’est quittés. Je suis allée voir Mme Ouédraogo [responsable d’association de prise en charge des personnes vivant avec le VIH], je lui ai demandé de m’aider avec des vivres […] Comme je retrouvais ma santé, je mangeais beaucoup pourtant il n’y avait pas de la nourriture. Je n’avais pas honte de rentrer chez les voisins pour demander la nourriture.

Mana, 44 ans, mariée monogame, mari séronégatif, APIAS, Ouagadougou, 2008

Dans les couples polygames, les femmes déclarées séropositives perdent aussi leurs privilèges conjugaux et sont susceptibles d’exclusion. C’est le cas de Rita, mère de trois enfants, divorcée à 37 ans, qui était la troisième des quatre épouses de son mari. Elle raconte sa marginalisation après que son conjoint qui a vendu des céréales pour financer ses multiples soins a été informé de sa séropositivité :

Mon mari m’a mise à l’écart. Mes coépouses m’ont dit que je vais les contaminer. Mon mari a approuvé cela et il m’a dit de rentrer chez mes parents.

Rita, 40 ans, divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

Déclassées de leur position matrimoniale, les femmes séropositives sont contraintes de supporter toutes seules les charges multidimensionnelles de l’infection à VIH en attendant une intervention de soutien matériel ou moral. Pour la gestion morale de la maladie, le choix d’une personne à qui se confier est recommandé par les soignants et les soignantes. Il doit s’agir d’adultes matures qui ont une certaine expérience de la vie à qui on peut confier le « secret » de l’infection et ses implications sociales. Parmi les critères de choix, l’âge est, selon nos enquêtées, une variable déterminante.

Les enfants en bas âge comme les proches en âge avancé sont ainsi épargnés de la gestion du poids des « confidences » sur la séropositivité :

Il est encore petit. Il n’a pas encore assez de courage pour que je me confie à lui.

Natou, 34 ans, mariée, Solvie, Yako, 2008

J’ai peur que ma maman l’apprenne. Comme c’est une vieille, et comme les vieilles ne tardent pas à s’effrayer, elle peut prendre peur et causer d’autres problèmes qui s’ajouteront à mon problème.

Pauline, 30 ans, mariée, Solvie, Yako, 2008

En outre, le niveau de connaissance sur le VIH/sida comme l’intensité des liens sociaux antérieurs à la maladie orientent le choix d’un confident ou d’une confidente et la forte probabilité de recevoir de l’aide. Les mères et les soeurs – à cause de l’homologie des attributs sociaux et de leur « sensibilité » selon les enquêtées – sont le plus souvent désignées comme confidentes. En harmonie avec ses proches avant l’infection, Hawa n’a pas hésité à partager l’information concernant sa séropositivité avec les membres de sa famille qui lui ont apporté le soutien escompté, famille où elle est retournée vivre après le décès de son conjoint :

Quand j’étais sérieusement malade, toute la famille s’occupait très bien de moi, personne ne faisait quelque chose qui puisse me décourager, on préparait matin, midi et soir pour moi et on lavait mes habits.

Hawa, 23 ans, veuve, APIAS, Ouagadougou, 2008

Sources de rapports privilégiés et de protection des neveux ou des nièces, selon la tradition moaga[10] – groupe social d’origine de nos enquêtées – la famille maternelle est également un lieu fiable de prospection d’une personne à qui se confier. Dépistée séropositive depuis plus de deux ans, Haïna est en quête d’une confidente dans la lignée de sa mère :

Je sais que, en informant ma tante maternelle, elle ne va pas passer son temps à informer les gens que je suis malade. Il y a d’autres personnes, mais je ne vais pas les informer. Certaines personnes se disent que peut-être je souffre du VIH/sida, mais je ne vais pas avouer que c’est ça.

Haïna, 30 ans, divorcée, APIAS, Ouagadougou, 2008

Les femmes séropositives qui n’arrivent pas à trouver une personne fiable à qui se confier à cause de la fragilité de leurs attaches sociales, ou par crainte de susciter le désespoir chez les personnes qui les prennent en charge économiquement, sont contraintes au silence, c’est-à-dire qu’elles doivent supporter seules le lourd secret de l’infection. Car l’information sur le statut sérologique est donnée en fonction de l’intensité des connexions sociales des personnes séropositives et des contextes sociaux spécifiques dans lesquelles elles vivent. Seuls les signes corporels dénonciateurs peuvent éveiller des soupçons ou trahir le secret de l’infection à VIH dans l’entourage social.

Conclusion

La survenue des malaises dans la vie des femmes enquêtées ignorant leur infection rétrovirale engendre une errance dans leur quête de sens et de soins, avec son cortège d’événements inattendus. Les femmes malades essaient de « faire quelque chose » pour sauver leur vie (Herzlich et Pierret 1991) devant leur mal inconnu (Augé et Herzlich 1984). Les malaises corporels qui croissent les poussent alors vers des trajectoires thérapeutiques à la fois divinatoires, traditionnelles et modernes – marquées par des bifurcations – jusqu’à l’épreuve du dépistage et de la découverte de l’infection à VIH.

À l’issue de la découverte de leur séropositivité, les femmes entrent dans un dispositif de traitement du VIH/sida qui induit la prise en considération de leurs rapports sociomédicaux, sexués et familiaux. Elles entrent en interaction avec les professionnels et les professionnelles de soins biomédicaux qui accomplissent la double fonction médicale et psychosociale, à travers la gestion sociale du secret de la séropositivité et de l’exclusion conjugale et familiale inhérente. Les femmes séropositives exclues de leur couple se tournent vers leurs proches parents, parmi qui elles fondent l’espoir d’atténuer les violences subies en couple. Elles réussissent à y repérer des personnes alliées sélectionnées selon des variables sociologiques telles que l’âge, le sexe et la position familiale pour les aider à supporter les effets médicalement et socialement déprimants de l’infection à VIH. Celles qui n’arrivent pas à trouver un confident ou une confidente sont contraintes à la mort sociale ou doivent recourir aux associations de prise en charge des personnes vivant avec le VIH pour les aider à affronter la stigmatisation sociale liée au fait de vivre avec la maladie.