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L’ouvrage Soeurs volées, publié par la maison d’édition Lux en 2014, est l’expression de l’indignation de l’auteure, Emmanuelle Walter, au sujet du phénomène du féminicide autochtone au Canada. De là sont nées, chez l’auteure, l’urgence et surtout la nécessité de contribuer à mettre fin au lourd silence qui règne sur une tragédie ciblant les filles et les femmes autochtones, au Canada, depuis plus de 30 ans. Bien que la majorité des disparitions et des meurtres aient lieu dans les provinces canadiennes situées plus à l’ouest, Walter souligne également que le Québec n’échappe pas au phénomène.

À cent lieues des documents atones où les statistiques occultent et déshumanisent les filles et les femmes autochtones, l’auteure dresse un portrait sensible de Maisy Odjik et de Shannon Alexander, deux adolescentes anishinabeg de Kitigan Zibi mystérieusement disparues depuis 2008. Les jeunes filles manquent toujours à l’appel et sont énergiquement recherchées par leurs parents. L’approche humaine de Walter fait tinter le rire des jeunes femmes à travers les paroles et l’amour de leurs proches. Shannon et Maisy sont deux amies qui se sont volatilisées, à peine sorties de l’enfance, à l’instar de milliers d’autres jeunes femmes autochtones au Canada. L’enquête est rédigée à la manière d’un journal de bord où Walter nous entraîne avec elle dans ses rencontres, ses découvertes et ses réflexions. Les statistiques vertigineuses qui étoffent l’ouvrage permettent ainsi aux lectrices et aux lecteurs de saisir l’ampleur de la situation et de la discrimination coloniale et patriarcale au Canada, qui a emporté Shannon et Maisy.

En effet, ces femmes sont marginalisées et discriminées, car elles sont femmes, elles sont autochtones et elles vivent majoritairement dans des situations de pauvreté, ce qui les rend susceptibles d’être plus vulnérables à la violence (AFAC 2010 : 3). Voilà une conséquence directe de la colonisation qui nuit à la santé, au bien-être et à la sécurité des femmes autochtones. De 1997 à 2000, le taux d’homicide des filles et des femmes autochtones était sept fois plus élevé que chez les non-Autochtones (Brennan 2009 : 3). C’est une réalité largement occultée de l’espace politique et médiatique canadien et québécois (Gilchrist 2010 et Pearce 2013). Ainsi, l’impunité frappe et tue dans l’ombre depuis plus de trois décennies au Canada.

En réponse au souhait de Laurie Odjik, mère de Maisy, Femmes Autochtones du Québec (FAQ) a publié en 2015 un rapport qui s’intitule Nānīawig Māmawe Nīnawind, c’est-à-dire « Debout et solidaires » en langue anishinabe. Laurie Odjik demandait aux organisations autochtones qui militent pour mettre fin aux violences à l’encontre des femmes autochtones « de se tenir aux [côtés] des familles des victimes et non devant elles » (p. iii). Ce rapport est le résultat d’une enquête exploratoire menée auprès de femmes, de militantes ainsi que d’intervenantes et d’intervenants autochtones. De nombreux rapports, enquêtes et articles sont produits sur le sujet au Canada anglophone, mais peu portent sur la situation au Québec. Le dossier élaboré par FAQ permet de remédier à cette situation et de mettre en lumière le phénomène d’invisibilisation des Autochtones qui a pour corollaire les meurtres et les disparitions des filles et de femmes dans la province. Le rapport paru en 2015 s’inscrit également dans une démarche de décolonisation que l’on observe peu dans la production des savoirs.

La lecture de ce rapport permet également d’avoir une vision d’ensemble plus précise au sujet des problématiques internes et externes qui ont un lien avec l’héritage violent de la colonisation chez les communautés autochtones. Ce rapport expose ainsi les multiples problématiques découlant de la colonisation telles que la violence structurelle, institutionnelle, familiale et personnelle. Il présente également la banalisation de ces violences et les conséquences qui en découlent sur le quotidien des femmes. Par l’entremise de témoignages directs de la part des personnes-ressources et des spécialistes de divers milieux, il est ainsi possible de saisir l’ampleur de la discrimination systémique et des lacunes du système politique et socioéconomique québécois à l’égard des Autochtones.

Le rapport de FAQ permet donc de mieux circonscrire et comprendre les enjeux et les défis auxquels doivent faire face les organismes d’aide, les familles et les victimes de violence. Il explore et recommande également des pistes de solution pertinentes formulées par les principales concernées afin d’enrayer les violences systémiques. Il en ressort, entre autres, selon FAQ et les personnes qui ont participé à l’enquête, qu’il est essentiel de soutenir les familles et de miser sur la solidarité et l’entraide entre les communautés. Il est également suggéré de favoriser une collaboration entre les divers milieux autochtones et non autochtones afin que tous et toutes marchent dans la bonne direction. La colonisation ayant marginalisé et déshumanisé les femmes autochtones, FAQ souligne qu’il est essentiel de déconstruire les stéréotypes racistes et misogynes inscrits dans l’histoire coloniale, notamment par l’éducation de toute la population autochtone et non autochtone. Pour FAQ, il faut non seulement compter sur la solidarité et l’entraide collectives, mais aussi, et surtout, être en mesure d’offrir des moyens financiers appropriés qui permettront de mener les projets à long terme et ainsi de s’assurer de leur succès. Les responsables de l’enquête menée par FAQ ont relevé le défi de publier un document « ancré dans la parole » des principales visées au lieu de parler en leur nom. Contrairement à de nombreux autres rapports qui perpétuent le colonialisme et où la voix et l’opinion des peuples autochtones sont évacuées, celui-ci fait exception.

En effet, les femmes et les militantes autochtones travaillent depuis de nombreuses années à améliorer le sort de leur communauté afin de bâtir un avenir bénéfique pour les générations à venir. Cette collaboration directe entre elles et FAQ donne lieu à des recommandations et propose des pistes de solution efficaces et respectueuses afin de venir en aide aux hommes, aux femmes et aux enfants des communautés où la violence coloniale sévit encore actuellement.

Après des années de lutte et de mobilisation intense, les femmes, les militantes autochtones de même que leurs alliées et alliés voient enfin le résultat de leurs efforts. En ce sens, l’élection d’un gouvernement libéral en 2015, mené par le premier ministre Justin Trudeau, aura mis fin à une sombre période d’indifférence de la part des gouvernements précédents. Une enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones assassinées et disparues peut enfin voir le jour. Cependant, actuellement, le nombre de disparitions et de meurtres chez les femmes et les filles autochtones continue de croître au Québec comme au Canada et près de la moitié des cas ne sont toujours pas résolus (AFAC 2010 : 29). Les violences systémiques à l’encontre des femmes et des filles autochtones s’enracinent profondément dans le passé colonial du pays et sont rigoureusement documentées à l’intérieur des deux ouvrages proposés. Cela permet d’obtenir une vue d’ensemble importante sur le phénomène du féminicide.

L’histoire de Shannon et de Maisy est le fruit empoisonné de centaines d’années de colonisation où le silence est complice de l’impunité qui avale les femmes autochtones partout au pays. Les répercussions intergénérationnelles de la colonisation, par exemple celles qui résultent de la Loi sur les Indiens et du régime des pensionnats administrés par les institutions religieuses, constituent le ferment de ces violences et du racisme systémique qui déshumanisent les femmes autochtones (Jacobs et Williams 2008). L’ouvrage de Walter permet donc d’ouvrir une brèche dans ce silence opaque. Le rapport de FAQ va également dans ce sens, mais, plus encore, il permet une lecture réelle et concrète du quotidien de ceux et celles qui vivent les conséquences directes de la colonisation. Dans le but de mieux circonscrire la problématique de la violence systémique envers les femmes autochtones dans le contexte québécois et d’y mettre fin, la lecture des deux documents s’avère incontournable.