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Le présent article porte sur les résultats d’une recherche qualitative explorant les rapports consentants et non consentants à caractère sexuel d’étudiantes et d’étudiants en milieu universitaire menée dans un contexte néo-brunswickois. Dans cette étude, la dynamique entourant les rapports sexuels d’étudiantes et d’étudiants a été explorée. Une forme de violence qui émerge du discours des étudiantes est celle de la violence dite ordinaire[1]. Nous voulons analyser ici la présence de cette forme de violence dans le discours des étudiantes et comprendre la manière dont elles négocient celle-ci dans leur vie quotidienne. Réfléchir à la violence sexuelle à partir d’une perspective féministe place les rapports de pouvoir dans une société patriarcale au centre de son analyse. Cet exercice de pouvoir fonctionne comme une forme de contrôle social qui nie la liberté et l’autonomie des femmes. Dans un tel rapport d’inégalité, l’homme considère posséder la légitimité d’accès continue au corps de la femme et à sa sexualité (sexual access), et ce, peu importe les moyens utilisés pour y accéder, que ce soit la force, la coercition ou l’agression (Kelly 1988 : 56). Cette définition engage une diversité d’actes de violence sexuelle allant de la violence ordinaire au harcèlement sexuel et jusqu’au viol (Kelly 1998 : 95). La conceptualisation féministe de la violence sexuelle offre ainsi une perspective inclusive qui ne se limite pas à l’étude d’un comportement précis (Halstead, Williams et Gonzalez-Guarda 2017).

La violence qualifiée d’ordinaire dans certains écrits francophones (Herreros 2012) ou la violence dite quotidienne (everyday violence) dans d’autres écrits anglophones (Bungay et autres 2010; Dutta et Aber 2017; Henriksen et Torbenfeldt Bengtsson 2016; Klein 2006) est caractérisée comme une violence qui s’insère dans les interactions sociales de la vie quotidienne, dans les activités routinières (Vera-Gray 2016). Toutefois, Fiona Vera-Gray (2016) précise que cette violence intrusive est difficile à nommer et qu’en ce sens il n’existe pas de consensus, ce qui augmente la difficulté à rendre saillante l’expérience de violence vécue par des femmes. Les recherches sur la question vont ainsi se référer aux concepts suivants de façon interchangeable : « harcèlement sexuel dans les espaces publics », « harcèlement public de femmes », « harcèlement de rue » (Vera-Gray 2016 : 10) ou « intimidation sexuelle (sexual bullying) » (Coy et Garner 2012 : 287). Pour sa part, Liz Kelly (1988 : 42) emploie plutôt l’expression « intrusion banale » (commonplace intrusion) pour nommer la violence quotidienne vécue par les femmes, que celle-ci soit commise par un étranger ou non. À la lumière de ces auteures, il appert donc pertinent d’approfondir, à travers le quotidien des étudiantes, cette forme de violence. Dans notre étude, tout commentaire ou tout geste à connotation sexuelle, qu’il soit observé ou vécu, non sollicité et non désiré, sera donc considéré comme une forme de violence sexuelle ordinaire.

La prévalence de la violence sexuelle sur les campus

Bien que la statistique selon laquelle une femme sur quatre aurait fait l’expérience d’une forme ou d’une autre de violence sexuelle durant ses études universitaires soit connue, et peu contestée (Jordan, Combs et Smith 2014; Spencer et autres 2017), les analyses récentes semblent indiquer qu’il est difficile de saisir toute l’ampleur du phénomène étant donné les différentes définitions associées à la violence sexuelle, les diverses démarches méthodologiques utilisées pour mesurer ces formes de violence et les multiples contextes dans lesquels l’expérience de violence est vécue (diversité des campus). La variété des recherches et la diversité des formes de violence sexuelle étudiées complexifient l’obtention de statistiques nécessaires à l’élaboration d’un portrait national sur ce phénomène. Lisa Fedina, Jennifer Lynn Holmes et Bethany L. Backes (2018), qui ont analysé 34 études menées aux États-Unis portant sur la violence sexuelle dans les universités et les collèges, constatent que la prévalence de la victimisation sexuelle varie d’une recherche à l’autre. Par exemple, les recherches qui font appel à une définition beaucoup plus large du phénomène illustrent un plus grand écart dans les résultats (allant de 6,0 à 44,2 %). Carrie Moylan et Mckenzie Javorka (2018) attribuent ces variations aux différents contextes et pratiques des universités et des collèges dans lesquels les données ont été colligées. Bien que certains de ces calculs de prévalence incluent des conduites de violence ordinaire, elles ne permettent pas d’avoir un portrait exclusif de ce type de violence sur les campus.

Au Canada, peu de recherches portent sur la question de la violence sexuelle dans les universités et encore moins sur la violence ordinaire. Toutefois, des évènements récents ont incité certaines chercheuses à s’intéresser à la question de la violence sexuelle. Manon Bergeron et autres (2016) ont invité les étudiantes et les étudiants ainsi que tout le personnel de six universités québécoises à répondre à un questionnaire en ligne portant sur la violence sexuelle. Les résultats révèlent que 36,9 % des participantes et des participants disent « avoir vécu au moins une situation de harcèlement sexuel, de comportements sexuels non désirés ou de coercition sexuelle par une autre personne affiliée à l’université, depuis qu’elles ou ils étudient ou travaillent à l’université », dont 24,7 % au cours de la première année (Bergeron et autres 2016 : 26).

En 2015, des chercheuses de l’Université du Nouveau-Brunswick ont fait un sondage auprès des étudiantes et des étudiants au sujet du climat touchant la violence sexuelle (Fuller, O’Sullivan et Belu s. d.). Selon leur enquête, 29,1 % parmi les répondantes et les répondants ont indiqué avoir vécu au moins une des deux formes de violence sexuelle mesurées, soit les agressions sexuelles et la coercition sexuelle (Fuller, O’Sullivan et Belu s. d. : 22). Les statistiques canadiennes, même si elles sont peu nombreuses, permettent donc de constater l’importance du phénomène dans des universités.

Des contextes explicatifs de la violence sexuelle sur les campus

Certaines recherches américaines permettent de mieux comprendre les contextes dans lesquels la violence sexuelle, y compris la violence ordinaire, prend forme. Ainsi, Rebecca Stotzer et Danielle MacCartney (2016) constatent que, plus une étudiante passe de temps sur le campus (résidence, activité parascolaire, etc.), plus elle risque de vivre de la violence sexuelle ou d’être en contact avec une victime. Il semble aussi que les campus réunissent certains éléments qui augmentent le risque de violence sexuelle, notamment une culture de la masculinité qui valorise cette forme de violence (ibid.), un espace social où sont réunies des victimes potentielles (ibid.), une consommation d’alcool qui parfois peut être abusive (Jordan, Combs et Smith 2014; Tyler, Schmitz et Adams 2017) et les mythes liés au consentement sexuel et à la culture du viol (Demming et autres 2013; Franklin 2011). Concernant la culture de la masculinité, Martin D. Schwartz et autres (2001) expliquent que celle-ci promeut des discours et des conduites hétérosexistes en normalisant la violence sexuelle envers les femmes. Cela a pour effet de créer un environnement toxique, des espaces sociaux où le nombre d’agressions est plus important (Stotzer et MacCartney 2016) et où la violence ordinaire est omniprésente. Quant à la consommation d’alcool, elle engendre un climat où les contacts sexuels non consentants sont tolérés (Demming et autres 2013; Jordan, Combs et Smith 2014). Qui plus est, Cortney A. Franklin (2011) ajoute que la socialisation genrée traditionnelle favorise l’adhésion à des mythes qui justifient la violence sexuelle. Donc, ces dimensions qui expliquent en partie la présence importante de violence sexuelle sur les campus sont à considérer dans tout effort de compréhension de l’expérience de violence ordinaire que vivent les étudiantes.

Le cadre théorique : la violence ordinaire

Quoi qu’il en soit, la violence ordinaire est une forme de violence régulièrement vécue par des jeunes femmes. Selon une étude de Molly Johnson et Ebony Bennett (2015), 90,0 % (n = 1 426) des Australiennes ont fait l’expérience du harcèlement physique ou verbal dans l’espace public au moins une fois au cours de leur vie. Au Canada, une étude de Rhonda Lenton et autres (1999) précise que 85,0 % des femmes auraient vécu cette forme de violence. C’est ainsi une forme de violence très répandue que Deirdre Davis (1994 : 136) nomme « un mal qui n’a pas de nom » et qui a comme conséquence que les femmes limitent leur déplacement dans l’espace public, rendant ainsi la rue genrée (genderizing the street).

Gilles Herreros (2012), quant à lui, précise que les lieux où il est possible d’observer et de vivre cette violence n’ont rien d’exceptionnels; ces lieux d’interaction n’ont de spécifiques que le fait d’être investis quotidiennement par les individus, comme l’espace de travail (Herreros 2012), l’école (Klein 2006) ou la rue (Bungay et autres 2010; Sabo et autres 2014). Jelke Boesten et Polly Wilding (2015) affirment que ces formes de violence, par leur présence quotidienne, peuvent devenir invasives et, de plus, ne sont pas vécues de la même manière par toutes les femmes (Kelly 1988; Fileborn et Vera-Gray 2017). Selon Ann-Karina Henriksen et Tea Torbenfeldt Bengtsson (2016), les formes de violences ordinaires varient selon le contexte social dans lesquelles elles sont observées. En outre, certaines femmes possèdent des marqueurs sociaux comme la race, la classe sociale et la diversité sexuelle qui les placent ainsi plus à risque relativement à ces formes de violence (Fileborn et Vera-Gray 2017). Or, les femmes, pour donner sens aux formes de violence qu’elles vivent, utilisent divers moyens de représentation de celles-ci liés aux processus de normalisation et de banalisation.

Les processus de négociation pour donner sens à l’expérience de violence sexuelle ordinaire des femmes

Les étudiantes, dans leur vie quotidienne, donnent sens à la violence sexuelle ordinaire qui leur est infligée. Marcher dans la rue, se rendre à la bibliothèque, se déplacer d’un édifice à l’autre sur le campus semblent comporter des risques de connaître cette forme de violence. De plus, devant cette violence, elles sont soumises à des mythes qui influencent leur manière de concevoir et de définir leur expérience. Un de ces mythes est celui du libre accès à la sexualité de la femme (sexual access) (Kelly 1988). Selon cette auteure, c’est une conception naturalisante des rapports sexuels où l’expression de la sexualité de l’homme est déterminée par ses pulsions biologiques, ce qui rend légitime l’ensemble de ses comportements sexuels. Dans ce contexte, les hommes sexualisent leur rapport aux femmes en percevant la sexualité comme un droit masculin et en développant une vision de la femme en tant que marchandise sexuelle déshumanisée et dénuée d’autonomie et de dignité (ibid. : 43). Ces processus renvoient ainsi à la banalisation et à la normalisation de la violence sexuelle ordinaire. Kelly (ibid. : 43-44) soutient qu’ils font en sorte que les femmes « sont définies comme des objets sexuels disponibles pour les hommes ».

Pour comprendre la normalisation, Heather R. Hlavka (2014) précise que les jeunes femmes apprennent des modes de conduites sexuelles qui diffèrent socialement selon le genre. Elles arrivent ainsi à normaliser la violence sexuelle en adoptant une représentation de celle-ci qui est liée aux rôles attribués aux femmes et aux hommes à l’intérieur des rapports sexuels. Selon Hlavka (2014) et Kelly (1988), ces discours hétéronormatifs associent le rôle de la femme dans la relation sexuelle à la passivité, à la vulnérabilité et à la soumission, tandis que le rôle de l’homme correspond à la dominance, à l’agressivité et au désir. Ces représentations hétéronormatives sont fortement ancrées dans l’espace social, médiatique et juridique. Celles-ci contribuent à renforcer les représentations selon lesquelles certaines conduites sexuelles sont effectivement répréhensibles et dangereuses, comme le viol, et d’autres jugées comme acceptables et peu dommageables, par exemple le harcèlement de rue. Une autre généralisation de cette normativité acceptée par les femmes, d’après Hlavka (2014), est liée à la croyance naturalisante que les hommes sont incapables de contrôler leurs pulsions; il devient donc normal pour un homme d’avoir des comportements sexuels intrusifs. Enfin, ce processus rend les femmes garantes de leur protection en modifiant leurs comportements, notamment en changeant leurs déplacements ou encore en se rendant invisibles dans l’espace social.

Henriksen et Torbenfeldt Bengtsson (2016) conceptualisent la banalisation en expliquant qu’une personne qui est aux prises dans son espace de vie avec la violence quotidienne peut minimiser le sens et les répercussions de celle-ci. Les deux auteures indiquent que cette banalisation s’exprime sur le plan verbal, c’est-à-dire une difficulté à nommer la violence, et sur le plan émotif, une difficulté à reconnaître les effets de celle-ci dans la vie quotidienne. Pour ces auteures, la banalisation des expériences survient lorsqu’il y a une accumulation de la violence dans le quotidien : ainsi, la personne peut être à la fois victime et témoin de celle-ci dans plusieurs espaces sociaux qu’elle fréquente. Le sens problématique de la violence sexuelle ordinaire est banalisé lorsqu’elle devient une partie intégrante de la vie de tous les jours. En outre, cette banalisation de la violence quotidienne est rendue légitime par l’inaction des institutions sociales. Ce processus de banalisation renvoie ainsi à une désensibilisation à la violence : aux yeux des femmes, celle-ci est reconnue comme une réalité ordinaire, banale, habituelle (Henriksen et Torbenfeldt Bengtsson 2016). D’après ces auteures, la banalisation a pour effet de complexifier la compréhension des expériences de violence vécues et observées dans une diversité d’espaces et à différents moments de la vie. Cela amène à une forme de passivité devant la violence sexuelle ordinaire parce qu’il devient alors difficile d’identifier des responsables et de trouver des actions pour y remédier. Les femmes en arrivent à croire que cette violence est acceptable, insignifiante et inévitable : certaines diront même qu’elles attirent la violence (Henriksen et Torbenfeldt Bengtsson 2016).

Les stratégies méthodologiques

Pour comprendre le discours d’étudiantes sur la violence sexuelle ordinaire vécue au quotidien, une recherche de type qualitatif portant sur les rapports sexuels consentants et non consentants a été effectuée dans une université francophone du Nouveau-Brunswick. À la suite de la diffusion d’un appel de participation auprès de l’ensemble de la communauté étudiante de l’université, les réponses obtenues ont permis de réaliser 39 entretiens semi-dirigés, dont 27 auprès de femmes âgées de 19 à 31 ans. Pour la présente analyse, nous avons retenu uniquement ceux qui avaient été menés auprès de femmes (27).

Les participantes se sont toutes identifiées comme hétérosexuelles, dont une comme transgenre. Ces étudiantes se situent entre la première et la sixième année universitaire et elles sont inscrites à l’un ou l’autre des programmes suivants : sciences sociales, sciences de la santé, administration, sciences, droit ou éducation. Notons que la quasi-absence de représentation des minorités sexuelles et de genre dans l’échantillon constitue une limite importante de notre étude. Les thématiques portant sur les rapports sexuels de façon générale (y compris la séduction), sur les expériences sexuelles vécues, sur les rapports consentants et sur le non-consentement ont été abordées : les entretiens nous ont permis de saisir une diversité d’expériences vécues au quotidien par ces participantes, dont certaines de violence ordinaire.

Afin d’analyser le discours d’étudiantes sur les expériences de violence ordinaire, nous avons utilisé trois stratégies d’analyse : l’analyse thématique, l’analyse systémique et l’analyse contextualisante. L’analyse thématique consiste à « procéder systématiquement au repérage, au regroupement et, subsidiairement, à l’examen discursif des thèmes abordés dans un corpus » (Paillé et Mucchielli 2012 : 232). Ce type d’analyse met en lumière les expériences de violences décrites et circonscrit ainsi les formes que prennent celles-ci dans l’expérience des participantes. L’analyse systémique permet de repérer dans les données les catégories d’interaction, d’appréhender « les formes attitudinales d’échanges » en trois étapes : 1) saisir le sens de chaque interaction impliquant une forme de violence ordinaire; 2) formuler des systèmes d’interaction entre les étudiantes, les étrangers qu’elles rencontrent dans la rue ou encore des amis ou des connaissances; et 3) analyser les rôles tenus par les acteurs sociaux afin de saisir les règles implicites qui influencent leurs décisions et comportements liés à cette violence (ibid. : 175). Enfin, l’analyse contextualisante fait ressortir les forces sociales, telles que la banalisation et la normalisation, qui influencent les représentations des actrices et des catégories sur lesquelles s’appuient leurs constructions sociales de la violence sexuelle ordinaire (ibid.).

Bien que parfois les étudiantes ne nomment pas leur expérience comme de la violence sexuelle ordinaire, leurs témoignages, les mots qu’elles emploient et les histoires qu’elles racontent permettent de rendre visibles des interactions de violence. Donc, notre analyse ne s’est pas limitée aux situations indiquées par les participantes comme de la violence sexuelle ordinaire, mais elle s’est étendue également aux expériences rendues invisibles par les processus de banalisation et de normalisation. Le cadre théorique permet ainsi de circonscrire les formes de cette violence ordinaire, les espaces où elle est observée et ses caractéristiques à partir des concepts de normalisation et de banalisation. La normalisation dans la violence ordinaire est analysée à partir des conduites sexuelles selon le genre, des représentations hétéronormatives des étudiantes et de leurs perspectives naturalisantes d’une « pulsion sexuelle masculine ». En ce qui concerne la banalisation, notre regard analytique s’est concentré sur le vocabulaire employé dans la description de la violence vécue par les étudiantes, c’est-à-dire la minimisation du sens de cette violence, la difficulté à la nommer et à la reconnaître.

Enfin, nous avons pris des dispositions afin de respecter les principes éthique tels qu’ils sont stipulés dans l’Énoncé de politique des trois conseils (Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et Instituts de recherche en santé du Canada 2014). Une approbation éthique a d’ailleurs été obtenue du Comité d’éthique et de la recherche de l’Université de Moncton. De plus, nous avons pris des mesures pour la collecte des données et au moment de la présentation des résultats afin d’assurer l’anonymat et la confidentialité des participantes.

La présentation et l’analyse des résultats : la violence ordinaire dans la vie des étudiantes

Dans cette section, nous décrirons d’abord les formes et les espaces de violence ordinaire vécue par les étudiantes. Ensuite, nous présenterons le processus de normalisation ainsi que le processus de banalisation dans l’expérience des étudiantes.

Les formes et les espaces de violence sexuelle ordinaire vécue par les étudiantes

Toutes les étudiantes que nous avons interrogées ont fait l’expérience d’une forme ou d’une autre de violence sexuelle ordinaire à un moment de leur vie. Cette violence se manifeste de diverses manières et est vécue de façon différente selon les femmes. Notre recherche révèle que cette violence existe sur les campus universitaires, qu’elle est présente dans la vie des jeunes femmes et qu’elle est parfois difficile à nommer et à comprendre. La présence de la violence sexuelle ordinaire semble s’accorder avec le portrait de la prévalence, comme l’ont soulevé des études (Johnson et Bennett 2015; Lenton et autres 1999). Les formes de violence que les étudiantes ont vécues et qui ressortent davantage dans leur discours sont des regards déplacés, des commentaires inappropriés, des interpellations verbales dérangeantes, une insistance des avances après un refus, des attouchements non voulus et des tentatives d’entrer en contact de façon persistante. Certaines ont aussi été suivies lors de leurs déplacements. Ces diverses expériences de violence peuvent être vécues de façon isolée, par exemple se faire déshabiller du regard à la bibliothèque, ou encore de façon simultanée, soit se faire déshabiller du regard à la bibliothèque, tout en recevant un commentaire inapproprié lié à son habillement. Stéphanie raconte comment, dans la vie de tous les jours à la faculté, une formule de courtoisie peut devenir ambiguë :

Des fois, derrière la faculté, tu peux fumer dans les pauses. Il y a des gars qui sont là en train de fumer et ils font des sons de sifflement et ils disent : « Bonjour! » C’n’est pas comme des bonjours gentils non plus. C’est comme des bonjours, je n’sais pas comment je pourrais expliquer ça, mais ce sont des bonjours dérangeants.

La situation décrite par Stéphanie et son malaise renvoient à ce que Kelly (1988) nomme une intrusion banale qui dérange et qui peut également avoir des conséquences sur la façon d’habiter l’espace public (Davis 1994). Sonia raconte une expérience de violence tout aussi dérangeante :

Au bar étudiant, il y avait un de ces « gros obèse guy », il me regardait du haut en bas en me disant : « Ouais, t’es vraiment belle! » Il touchait mes tatouages, pis il disait : « T’as des beaux tatouages. » J’ai juste dit : « Merci. » et je suis partie. J’étais assez inconfortable, il était assez dans ma bulle. Il me regardait de haut en bas comme si j’étais une pièce de viande! Le « typical », comme si j’étais un morceau de viande. Je me sentais de même, et c’était dégueulasse.

Dans l’expérience de Sonia, plusieurs formes de violence s’entrecroisent : se faire interpeller, se faire regarder intensivement, se faire toucher et recevoir des commentaires inappropriés. Elle souligne également l’effet sur son état émotionnel et l’indignation que soulève le fait de vivre cette expérience. Tina, quant à elle, raconte comment le harcèlement de rue, c’est-à-dire se faire interpeller de façon dérangeante par un inconnu, est quelque chose de commun :

Ça arrive vraiment souvent, tout le temps, c’est ridicule comment ça arrive souvent, une fois sur deux. Quand je dis une fois sur deux, c’est aller à quelque part et revenir de quelque part, ça va arriver. Ça va être comme des cat call et des « hey voulez-vous venir ici ». L’autre jour quelqu’un crie : « Hou! j’aime ça. » Que veux-tu dire, je marche, je vais à la fucking épicerie! Je ne cherche pas à me faire… C’est rendu au point que j’vais mettre des écouteurs, c’est vraiment dommage, j’me dis : « Comment tu règles ça? »

L’expérience de Tina illustre comment elle doit adapter son comportement pour éviter de vivre ce genre de situation dans la rue. Elle met également en lumière la manière dont la rue, comme espace d’interaction du quotidien, peut devenir invasive (Boesten et Wilding 2015). Dans le même sens, selon Andréane, les déplacements dans la rue comportent des risques de violence :

Je n’étais pas loin de l’université et j’allais chez mon copain, à pied. J’étais toute seule. J’avais mon casque et ma musique et je marchais. J’étais plutôt sereine parce que je faisais souvent ce parcours! À côté de l’université, il y a une voiture qui s’est déplacée vers moi et le mec a baissé sa vitre, puis il m’a mis une grosse tape sur les fesses et alors le rétroviseur m’a rentré dans le dos et le gars est venu me taper à nouveau. Donc, il fallait le vouloir. J’te jure. Il me tape sur les fesses et il repart. J’ai halluciné de ce qui venait de se passer.

Pour sa part, Léa relate la manière dont ses amies et elle se sont fait suivre à la sortie d’un bar fréquenté par les étudiantes et les étudiants :

Il y a des gars qui nous ont suivies et ils nous demandaient : « Qu’est-ce vous faites ce soir? Est-ce que je peux avoir ton numéro de téléphone? » Blablabla… Pis ils continuaient. Moi j’avais un chum, pis mon amie aussi avait un chum, pis ces gars-là disaient : « Il est où ton chum ce soir? » Je lui ai répondu : « Ben, il n’est pas avec moi, mais j’en ai un. » Ils ne me croyaient pas. Ça a été jusqu’au point où ils ne nous laissaient pas entrer dans notre voiture. Ils se mettaient en avant, et une chance qu’il y a du monde qui a passé. On n’était pas toutes seules, alors on a ouvert la porte de la voiture et quitté.

Dans cette expérience de violence, il y a la dimension du suivi, la tentative d’entrer en contact de façon persistante et l’insistance devant un refus pourtant clairement exprimé. Enfin, Catherine parle de son expérience de violence vécue à l’université, une expérience de harcèlement à laquelle elle tente de donner un sens :

Moi j’allais souvent au gym et je pense que c’est là qu’il m’a vue. Je ne sortais pas dans les endroits publics, à part pour aller à mes cours. Ce n’était pas une personne de mon département, donc c’est impossible qu’il m’ait vue là. Tu sais, je me déplaçais de ma faculté à ma résidence, alors ça doit être au gym qu’il m’a vue. Au gym, tout le monde se parle et se dit : « Allo », alors j’ai probablement dû lui dire : « Allo ». Mais je ne connais pas cette personne, je ne connais même pas son nom. La personne a juste commencé à être tout le temps où j’étais. Comme tout le temps! Il m’attendait dans ma résidence, dans mes classes, il marchait derrière moi, il me suivait, il regardait ma vie sur Facebook et il essayait d’ajouter mes parents. Il était vraiment intense, et moi je ne connaissais pas cette personne-là. Pour moi, ça n’avait pas de bon sens. Dans ma tête, je me disais, c’est peut-être une passe, peut-être qu’il est full en amour et il va se rendre compte que je ne le connais pas, que je ne veux pas lui parler et que je l’ignore carrément. Mais il n’a pas arrêté. À la fête de la rentrée, il était là. J’ai juste fait comme si je ne le voyais pas. J’étais vraiment apeurée.

Ces discours nous révèlent que la définition de violence ordinaire renvoie au fait qu’elle s’insère dans les activités routinières de la vie quotidienne (Hlavka 2014; Kelly 1988). Pour les étudiantes, elle se vit dans les divers espaces universitaires et prend différentes formes. Ainsi, se rendre à l’université, aller d’un cours à l’autre dans les différents édifices ou encore se déplacer vers les lieux de divertissement fréquentés par la population étudiante comportent un facteur de risque. Dans ce que les étudiantes racontent, il y a des éléments de répétition : la répétition de la violence commise par la même personne, comme dans la situation de Catherine, ou encore la répétition de l’expérience dans des moments divers ou avec des personnes différentes, ainsi que le mentionne Tina. Les discours révèlent également que les étudiantes vivent différentes formes de violence sexuelle simultanément. Certaines sont physiques, par exemple un attouchement non désiré, tandis que d’autres sont verbales, comme un commentaire inapproprié et non désiré par l’étudiante. C’est dans ce sens que la violence sexuelle ordinaire fait partie de l’expérience des étudiantes. Clémence l’exprime ainsi : « C’est certain que des attrapages de fesses puis de boules dans les clubs, nous avons toutes vécu ça, mes amies pis moi! » Ces formes de violence sont tellement présentes qu’elles sont vécues par toutes aux yeux de certaines étudiantes.

Les étudiantes, par leur malaise exprimé notamment par Stéphanie, leur colère exclamée par Tina, leur incrédulité écriée par Andréane et la peur nommée par Léa et Catherine, sentent que leur espace ne leur appartient plus. Certaines ont même peur d’occuper cet espace, qui est pourtant le leur. Malgré cet inconfort verbalisé dans le contexte de l’entrevue, leurs expériences sont rarement reconnues comme des expériences de violence sexuelle par les étudiantes elles-mêmes. Il semble s’agir, comme l’explique Kelly (1988), d’une intrusion violente dans leur quotidien. Leurs récits, qui mettent en lumière les multiples formes de violence sexuelle ordinaire, rendent difficile le fait de nommer ou de mesurer ce phénomène puisque cette violence renvoie à une diversité de conduites dans des espaces tout aussi divers fréquentés par les étudiantes (Vera-Gray 2016). Cela fait en sorte que la façon de réagir à ce type de violence se réfère souvent aux processus de normalisation et de banalisation. Les jeunes femmes, devant cette violence vécue dans leur vie quotidienne, doivent trouver des moyens pour donner sens à leur expérience.

Les processus de normalisation et de banalisation de la violence dans l’expérience des étudiantes

Un des éléments observés dans le discours des étudiantes est le lien qu’elles construisent entre l’apparence perçue de leur corps et la violence ordinaire. Pour plusieurs participantes, leur rapport au corps est un élément qui participe à normaliser l’expérience de violence puisque, selon des normes de beauté, la violence est perçue comme acceptable ou non. Les étudiantes qui se décrivent et qui voient les autres comme plus ou moins attirantes acceptent des comportements à leur égard qui peuvent être violents. Selon leur perception, puisque les occasions de séduction sont moins présentes, elles devraient les tolérer, même si celles-ci ne sont pas acceptables. Celles qui disent que leur corps ne respecte pas les normes de beauté semblent accepter plus facilement des comportements inappropriés parce qu’ils sont décrits comme des expériences de séduction. Ces participantes paraissent vivre une certaine ambivalence entre la flatterie d’être remarquée et désirée, d’une part, et le sentiment d’être agressé par le geste inapproprié, d’autre part. Marie-Ève qui s’exprime à la troisième personne relate pourtant sa propre expérience :

Je pense que l’abus n’arrive pas beaucoup à des femmes qui sont super confortables avec elles-mêmes. Ça arrive plus à des filles qui sont soit un peu moins belles ou encore plus rondelettes et qui n’ont pas beaucoup d’amis. Tout à coup, elles se font approcher et désirer. Je pense qu’il y a un faux sens de désir qui ressort de ça aussi. Spécialement, quand tu n’as pas eu beaucoup de copains dans ta vie. Et tu te sens un peu comme… pas vierge, mais comme pas beaucoup approchée : « Ah! il y a quelqu’un qui me veut, il veut avoir mon numéro de téléphone. » Je pense que c’est là que beaucoup d’abus vient.

À l’inverse, d’autres représentations d’étudiantes désignent les femmes qui correspondent aux normes sociales de la beauté comme plus susceptibles de vivre de la violence sexuelle. Sandra dit que c’est normal que « les belles » se fassent harceler en parlant ainsi : « Moi je pense que je ne suis pas la typique socialement hot, à mon avis. Moi je pense que c’est pour cela que je reçois moins de harcèlement que d’autres. » Ces discours peuvent être associés au mythe d’une conceptualisation naturalisante du libre accès au corps féminin selon les critères de beauté, où les femmes qui se considèrent comme moins séduisantes devraient être flattées par les demandes d’accès à leur corps et celles qui sont reconnues comme séduisantes ne devraient pas être surprises des sollicitations répétées des hommes (Kelly 1988). Le seul corps acceptable semble donc être celui qui passe inaperçu, ni trop beau ni trop laid. Cela peut contribuer à l’injonction qui somme les femmes de se rendre invisibles pour se protéger décrite par Hlavka (2014) dans sa discussion sur la normalisation de l’impulsivité sexuelle des hommes.

Un autre processus de normalisation de la violence ordinaire qui ressort du discours des participantes est lié à leur socialisation genrée hétéronormative qui attribue aux femmes certaines normes comportementales, notamment la passivité, la gentillesse, la soumission et la retenue (Hlavka 2014; Mercader, Léchenet et Durif-Varembont 2017). Ces normes alimentent la construction de leurs modes d’interaction avec les hommes. Ainsi, dans leurs relations avec ceux-ci, plusieurs jeunes femmes partagent l’importance qu’elles accordent à ne pas blesser l’autre dans la façon de communiquer le malaise qu’elles vivent dans une situation de violence. De plus, ce processus fait en sorte que les femmes ne nomment pas la situation de violence et que, par un comportement altruiste, elles espèrent faire cesser cette situation sans s’affirmer directement. Le discours de Céline représente celui de nombreuses participantes quant à ces comportements de gentillesse :

Ça a commencé il y a un an et demi, je me disais : « C’est une drôle de personne. » Je n’avais pas le tour et j’ai encore des fois pas le tour nécessairement à dire qu’est-ce que je veux dire à l’autre personne parce que je suis gênée. Même des fois, je veux juste tellement pas faire de mal à la personne, que je ne vais pas lui dire directement qu’est-ce que je sens ou qu’est-ce que je veux exactement. On dirait que j’espère qu’il va comprendre, mais ce n’est pas nécessairement le cas… C’est comme ça que j’ai réagi en fait! J’essaie de mettre un terme à ça. C’est que j’ai agi en espérant qu’il allait comprendre, mais finalement non. Pas que j’ai peur, c’est juste que je suis un peu stressée à propos de ça.

Cet effort de gentillesse chez Céline vient même entraver sa capacité à identifier ce qu’elle vit comme du harcèlement, alors que les sollicitations ont persistées malgré un refus clairement exprimé : « Moi, je le mettrais là-dedans parce que je me suis sentie attaquée, mais peut-être qu’au fond ce n’était pas du harcèlement finalement. Mais il va falloir faire le point là-dessus parce que ça se produit encore… » Ces processus de normalisation utilisés par les femmes provoquent donc chez elles une difficulté à nommer la violence et à agir sur celle-ci, ce qui maintient la violence et ses conséquences dans le secret. Elles attendent que la situation cesse, répondant à la fois à la norme de la gentille fille et à celle de la passivité féminine (Hlavka 2014; Kelly 1988).

En ce qui concerne la banalisation, il appert que celle-ci se construit par la multiplication des expériences de violence (Henrksen et Torbenfeldt Bengtsson 2016). Natasha raconte son expérience :

Pas pour dire habituée, mais après un bout… pas que je veux parler pour toutes les filles. J’veux pas les mettre toutes dans le même bateau, mais tu viens comme habituée à ça. C’est toujours présent! Comme les gars, moi j’ai eu des « claques » sur les fesses des gars au secondaire et eux, ils riaient. Comme moi, je ne voulais pas vraiment rien dire.

L’expérience de Sonia illustre aussi l’ambiguïté devant cette violence vécue et une réticence à nommer les effets de celle-ci sur son quotidien qui contribue à la banalisation :

Une fois j’portais un décolleté, pis il y avait un gars qui se pensait comique. Il me regardait de bas en haut et il a dit : « Ouais! T’as un beau chandail aujourd’hui! » Tu sais, la ligne est fine parce que je ne sais pas à quel point je devrais me victimiser. Je ne me sens pas victime, mais j’me sens victime des fois, mais je trouve que c’est anodin. So, je ne fais rien about it!

Ne percevant pas l’évènement comme suffisamment grave pour être qualifié de violent, Sonia hésite à s’attribuer le statut de victime. Un autre exemple est celui de Sophie qui, parce qu’elle connaît l’individu, ne pense pas que le discours inapproprié peut conduire à la violence, ce qui lui permet de justifier les comportements de l’homme :

Tu sais, il n’est pas méchant du tout. Jamais il ne toucherait une personne. Quand il venait, il jasait. Il avait des propos déplacés. Il me disait : « T’es belle toi! J’te ferais l’amour. » Tu sais, je le connaissais, donc j’n’avais pas peur d’être avec lui.

Dans l’expérience de Sophie, il y a un sentiment de sécurité qui favorise une classification du comportement comme anodin, ce qui justifie ainsi ses paroles. Les exemples soulevés par les étudiantes révèlent la question de la désensibilisation par rapport à certaines formes de violence sexuelle (Henriksen et Torbenfeldt Bengtsson 2016). Des comportements de violence ordinaire sont perçus comme normaux, socialement acceptables et ne sont pas toujours directement contestés par les jeunes femmes.

Les expériences des étudiantes exprimées à travers leur discours permettent de comprendre comment le processus de normalisation et de banalisation rend la violence ordinaire invisible. Cette forme de violence sexuelle est tellement vécue de façon quotidienne que la rendre saillante pour celles qui la vivent est difficile. La reconnaître pourrait les placer dans un statut continuel de victime étant donné sa récurrence. C’est une forme de violence qui se pose comme intrusive et invasive (Vera-Gray 2016; Boesten et Wilding 2015; Kelly 1988). De plus, ces processus de normalisation et de banalisation sont si présents que plusieurs femmes en viennent à se responsabiliser pour leurs expériences de violence vécues. Catherine l’exprime de la façon suivante :

C’est à ce moment-là que je me suis dit que c’était allé trop loin sans que je m’en rende compte. Moi je ne portais pas attention à ça, je ne le connais pas ce gars. C’est dans ma tête, tu sais? Peut-être qu’il est juste un peu bizarre et il me regarde seulement. Tu sais, j’essayais de rationaliser ça le plus possible. Je me disais : « C’est peut-être juste dans ma tête. » Tu sais, ça faisait juste une semaine que j’étais arrivée à l’université. Donc, dans ma tête, je me disais que je lui avais peut-être dit quelque chose ou trop souri. Dans ma tête, je me disais que j’avais peut-être fait quelque chose, qu’il avait mal compris ou des trucs du genre.

Enfin, la question n’est pas seulement que cette forme de violence est invisibilisée, mais aussi que les conséquences de cette violence ne sont pas toujours exprimées, que ce soit par les personnes qui la vivent ou dans l’espace social en général. Pourtant, cette violence vécue de façon répétée peut avoir des effets sur la construction identitaire des femmes, puisque cette violence qui est d’abord extérieure à elles, devient, une fois que les femmes en prennent la responsabilité, partie intégrante de leur conception de soi. Les femmes croient que, si elles vivent cette violence, c’est qu’elles ont certains travers qui la suscitent, des travers qui composent l’image qu’elles ont d’elles-mêmes (Henriksen et Torbenfeldt Bengtsson 2016).

Conclusion

Les résultats de notre recherche illustrent la manière dont la violence ordinaire est présente au quotidien dans la vie des étudiantes. Nos résultats permettent également de comprendre des conséquences de cette violence sur leur vie. Par exemple, elles vont habiter leur espace social de manière différente, notamment en changeant leur déplacement, en cessant la fréquentation de certains lieux ou en modifiant le moment de la journée où elles se déplacent. Afin de faciliter leur mouvement dans l’espace public, certaines auront recours à des stratégies d’adaptation, comme porter des écouteurs (Tina) pour ignorer les interpellations ou ne pas porter les écouteurs pour être plus vigilantes (Andréane). La violence intrusive et invasive fait en sorte que les femmes n’habitent pas la société de la même façon et ne possèdent pas la liberté d’être dans le monde de la même manière que les hommes (Davis 1994). Ainsi, la violence ordinaire n’a d’ordinaire que le nom.

Cette forme de violence n’a aussi rien d’ordinaire quand il s’agit de ses conséquences sur la construction personnelle des femmes et leur rapport au monde. Cette transformation de soi ne se produit pas toujours de façon consciente puisque trop souvent les étudiantes vont difficilement reconnaître leur expérience de violence ou encore, quand elles sentent le malaise, ne réussissent pas à la nommer et à la mettre en évidence. Elles intériorisent un discours hétéronormatif qui fait en sorte que les rôles de genre attribués aux femmes deviennent des caractéristiques personnelles : « Moi je suis trop gênée »; « Moi je ne veux pas blesser »; « Moi j’attire la violence »; « Pourquoi moi? »

C’est ainsi que les processus de banalisation et de normalisation qu’utilisent les étudiantes renvoient au mythe social soulevé par Kelly (1988 : 43-44), selon lequel celles-ci « sont définies comme des objets sexuels disponibles pour les hommes ». C’est une objectivation du corps de la femme telle que l’entendent Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts (1997). Une objectivation liée, entre autres choses, aux stéréotypes sexuels maintenus à travers les normes sociales culturelles. Pour ces auteures, le corps de la femme est observé, évalué et toujours potentiellement considéré comme un objet sexuel ou encore, ainsi que le dit Kelly (1988), c’est un corps accessible aux hommes et à leur disposition.

En contexte universitaire, il importe de bien saisir les ramifications qui entourent la violence sexuelle ordinaire pour mieux agir sur celle-ci. Les gestionnaires universitaires de même que les spécialistes et les personnes-ressources qui élaborent des politiques pour contrer la violence sexuelle en milieu universitaire et des stratégies d’intervention devraient considérer ces formes de violence comme tout aussi nuisibles que n’importe quelle autre forme de violence, à caractère sexuel ou non. Ainsi, les politiques traitant de la violence à caractère sexuel devraient adopter une définition plus inclusive de celle-ci, en y intégrant les violences dites ordinaires, afin que ces dernières soient clairement reconnues comme inacceptables. Dans un même ordre d’idées, les efforts de sensibilisation par rapport à la violence à caractère sexuel devraient traiter de cette violence sexuelle ordinaire en vue de contrer les processus de normalisation et de banalisation pour ainsi permettre aux étudiantes et aux étudiants de mieux la reconnaître, d’en comprendre les conséquences et d’être en mesure de la dénoncer. C’est une violence peu reconnue socialement et encore moins par les institutions (Fileborn et Vera-Gray 2017). Pourtant, cette forme de violence touche profondément le quotidien des étudiantes.