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Depuis Simone de Beauvoir, on distingue dans les recherches féministes le sexe du genre : le sexe, masculin ou féminin, fait référence à l’anatomie, alors que le genre – ce qui fait que nous agissons comme un « homme » ou une « femme » – est considéré comme un construit social. Les interactions du monde du travail, de la sphère domestique et de la société en général sont donc politiquement et culturellement chargées; selon la théorie des « scénarios » de genre (gender scripts), les hommes, les femmes, les adolescents et les adolescentes ainsi que les enfants agiraient conformément à certaines normes sociales qui prescrivent les comportements « acceptables ». Or, il n’en est pas autrement dans la vie intime : en effet, la sexualité d’une personne est construite en relation à la fois avec son histoire personnelle et avec les normes sociales – elle est donc le reflet de la culture et de l’expérience du sujet (Egan et Hawkes 2009 : 397). Déjà en 1984, Michel Foucault, dans son Histoire de la sexualité, démontrait que la façon dont les femmes et les hommes avaient été amenés à se reconnaître comme « sujets désirants » était dépendante des discours sociaux et donc changeait avec le temps (Foucault 1994 : 12).

La sexualité constituant un « lieu » social, la manière dont nous interagissons avec nos partenaires sexuels dépend grandement des discours et des normes sociales. Si, par le fait du patriarcat, les hommes profitent traditionnellement d’un pouvoir qui leur est attribué d’office, et ce, dans toutes les sphères sociales, y compris celle de la sexualité, ce pouvoir a un impact sur ce que certains chercheurs et chercheuses appellent l’« agentivité sexuelle » des femmes. Le concept – relativement récent et de plus en plus utilisé dans les études sur le genre et sur les jeunes – fait référence à la capacité des hommes et des femmes de prendre en charge leur propre sexualité et de l’exprimer de façon positive. S’il apparaît relativement aisé pour un homme ou un adolescent de faire preuve d’agentivité sexuelle (Lamb 2010 : 298), le développement de cette agentivité semble beaucoup plus problématique chez les femmes, en particulier chez les adolescentes. Comme l’agentivité sexuelle constitue un concept complexe, le présent article tente de le définir en démontrant de quelle façon il a été compris et utilisé dans les études antérieures sur le sujet et en discutant de ses liens avec quelques-uns des courants et des discours modernes sur la sexualité adolescente. Enfin, nous proposons différentes façons d’opérationnaliser le concept de manière qu’il puisse servir dans les recherches sur les femmes et les adolescentes.

Qu’est-ce que l’agentivité?

À la base du concept d’agentivité sexuelle se trouve celui d’agentivité même (ou agentivité personnelle) – terme plus évocateur et beaucoup plus usité en anglais qu’en français. Il se réfère à la capacité d’agir de façon compétente, raisonnée, consciencieuse et réfléchie (Smette, Stefansen et Mossige 2009 : 370). Bref, il renvoie, d’une part, à l’idée d’action et, d’autre part, à l’idée de responsabilité – on démontre donc une part d’agentivité lorsque l’on se sent « agent » ou « agente » de ses propres actions (Bulot, Thomas et Delevoy-Turrelu 2007 : 603)[2]. Ce concept aussi est lié au contexte : l’agentivité et les occasions de l’exercer sont régies et construites par les structures sociales (White et Wyn 1998 : 314). Ainsi, lui aussi entretient des liens avec le concept de genre : les filles, par exemple, sont souvent victimes d’un double standard qui fait qu’elles sont fréquemment perçues comme plus naïves ou plus innocentes que les garçons et que leurs décisions sont considérées comme « plus à risque » ou « problématiques » que celles des garçons (Philips 2000 : 21).

Sur la base de cette inégalité, le concept soulève les questions du droit à l’agentivité (notamment chez les adolescents et les adolescentes) et des conséquences liées à l’importance de sa reconnaissance, principes qui motivent de nombreuses positions militantes. À cause de leur âge, les jeunes se voient parfois dérobés de la reconnaissance de leur agentivité, alors qu’eux-mêmes et elles-mêmes admettent en avoir une certaine part et font une distinction nette entre leur capacité d’agentivité et celle des enfants, bien que l’on place trop souvent les deux groupes d’âge dans le même panier (Smette, Stefansen et Mossige 2009). De nombreux auteurs et auteures s’accordent pour dire qu’il est pourtant « essentiel » de reconnaître les jeunes comme une catégorie en elle-même, puisque ceux-ci et celles-ci sont contraints par des structures sociales particulières différentes des structures des adultes, et parce que ce sont également des agents et des agentes agissant à la fois contre ces structures et à l’intérieur d’elles (Barter 2009 :  214; James, Jenks et Prout 1998; Mullender et autres 2002). Plus encore, Smette, Stefansen et Mossige (2009 : 360-361) indiquent qu’il est même préférable de faire la distinction entre des adolescentes et des adolescents « plus âgés » (16-17 ans) et d’autres au début de cette période (12-13 ans), puisque ces jeunes y voient personnellement une nette différence.

Vers une définition de l’agentivité sexuelle

Le concept d’agentivité peut prendre plusieurs dimensions. Bandura (1986, 2002), par exemple, décrit le concept d’agentivité morale comme la capacité d’agir et de prendre des décisions de façon raisonnée et responsable envers autrui. Le concept fait ici référence à la capacité d’intégrer certaines valeurs morales et d’agir en concordance avec celles-ci, et donc de prendre une certaine forme d’engagement. Utile, le concept peut s’appliquer dans un cadre de recherche concernant la sexualité; il a servi notamment dans l’élaboration du cadre théorique d’une recherche sur les comportements des personnes atteintes du VIH (O’Leary et Wolitski 2009).

Cependant, plutôt que de porter sur la responsabilité envers autrui, le concept d’agentivité sexuelle, qui nous intéresse particulièrement, fait référence au respect de soi-même, de ses valeurs et de ses désirs, donc au respect de sa propre intégrité.

Averett, Benson et Vaillancourt (2008) ainsi que Hammers (2009) sont parmi les auteures et les auteurs s’étant penchés sur la question qui ont le mieux défini le concept d’agentivité sexuelle (sexual agency). Ils ont indiqué à la fois les comportements qui pouvaient être considérés comme « agentiques[3] » (agentic) et ceux qui ne l’étaient pas. Car si l’agentivité sexuelle peut prendre plusieurs formes, certains éléments sont tout à fait exclus de la définition, et cette exclusion tient parfois plus des motifs déterminant les comportements qu’aux comportements mêmes.

L’agentivité sexuelle renvoie à l’idée de « possession » de son propre corps et l’expression de sa sexualité – en termes simples, se sentir « agent » ou « agente » de sa sexualité (Slavin et autres 2006 : 267). Elle fait référence à la prise d’initiative, à la conscience du désir de même qu’au sentiment de confiance et de liberté dans l’expression de sa sexualité (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 332). Les notions de « contrôle » et du sentiment d’avoir le « droit » (tofeel entitled) au désir et au plaisir sont également centrales; dans une recherche sur le comportement des femmes homosexuelles dans un bath house gai (lieu où on peut avoir des relations sexuelles avec des inconnus), Hammers (2009 : 168) discute avec ses participantes de sexual agency, et ce sont ces termes qui reviennent le plus souvent : « The women are […] taking control of their bodies more. It seems to be more […] “I am in charge of me, myself and my body and what I want and don’t want” », explique l’une des répondantes.

Cette prise en charge de son propre corps et de son propre plaisir donnerait l’occasion d’apprécier une sensation de pouvoir (tofeel empowered) sur la situation de même que sur son corps (body ownership), et ce, sans sentiment de honte ni impression de devoir s’excuser (Hammer 2009 : 781). Il y a donc une notion de confort et d’aisance dans l’idéal visé par ce concept : « [the feeling of being] comfortable in [your] skin », mais aussi une notion de pouvoir. Dans son étude sur la façon dont certains hommes et femmes évitent de faire preuve d’agentivité sexuelle, Albanesi (2009 : 103) définit celle-ci par « la volonté d’exercer du pouvoir dans le cadre d’une relation sexuelle ». Cependant, elle la distingue très clairement de la capacité seule d’exercer du pouvoir. Cette auteure précise (2009 : 103) : « While all individuals have the capacity to exert power – if an individual desires a specific outcome but she or he makes no attempt to affect that outcome – I do not define the capacity alone, as agentic ».

Il y a donc l’idée d’action dans la définition de l’agentivité sexuelle; c’est d’ailleurs ce qui différencie le concept de son très proche cousin, le fait de se sentir « sujet » sexuel (par opposition à « objet » sexuel). Pour sa part, Tolman (2002 : 5-6) définit la « subjectivité sexuelle » par le fait de se sentir « sujet » sexuel, d’avoir l’impression d’avoir droit au plaisir sexuel et de faire des choix en matière de sexualité; bref d’avoir une identité en tant qu’être sexuel. Les deux concepts sont donc très proches. Ils ne sont par ailleurs pas exclusifs : celui de « sujet sexuel » comprend, par exemple, l’idée d’autonomisation (empowerment)[4], mais il nous semble que le concept d’agentivité est plus englobant. Il fait référence au fait de « régir » sa propre sexualité et de s’en sentir « responsable », élément important à la fois pour définir ses désirs et ses limites (Hammers 2009 : 782) : « Sexual agency is not simply about expanding sexual boundaries and saying “ yes ” to desire; rather, it is also about shaping your boundaries as you see fit so that to not act, to say “ no ”, or to be able to negotiate the terms while in the encounter are possible ».

Car l’agentivité sexuelle ne se limite pas à l’agir, mais elle renvoie également à l’idée de se sentir et de se savoir à l’origine de ses actes : ainsi, le fait d’adopter une attitude passive ou soumise ou encore de rejeter le blâme et la responsabilité de sa participation sexuelle sur son ou sa partenaire sont tous deux des signes de comportements non agentiques (Albanesi 2009)[5].

L’agentivité et la perception du pouvoir sexuel

Dans son essai Female Chauvinist Pigs : Women and the Rise of Raunch Culture (2005), Ariel Levy trace le portrait d’une nouvelle tendance chez certaines femmes qui utilisent leur corps à la fois pour attirer l’attention, choquer et s’amuser. Le phénomène, spécialement répandu aux États-Unis, se réfère à différents actes comme le fait de montrer ses seins ou ses parties génitales dans un concours, sous le prétexte qu’il s’agit d’un acte libre, réfléchi et « autonomisant » (empowering). L’émission de télé-réalité américaine Girl Gone Wild, par exemple, présente des jeunes femmes – certaines au doctorat – qui se dénudent volontairement pour la caméra (sans qu’on le leur ait nécessairement demandé) et donc qui décident de leur plein gré de participer à une émission pornographique, parfois sans rémunération autre que le fait d’être associée à la marque. Les femmes qui s’adonnent à de tels comportements disent le faire sur des bases de liberté et d’autonomisation, puisqu’elles se sentent en contrôle de leur sexualité et libres de s’exprimer sexuellement (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 332). Certaines vont même jusqu’à qualifier ce type de comportement de libérateur et de progressif (Levy 2005 : 29). Or, le fait de tirer du plaisir à se présenter comme des objets sexuels ne concorde pas avec la définition de l’agentivité sexuelle, car le simple fait d’agir sexuellement ne rend pas un comportement agentique. Et il ne s’agirait aucunement d’une progression, mais au contraire d’une réitération d’une culture essentiellement commerciale (Levy 2005 : 29-30). Selon Levy et Averett, ces jeunes femmes ne sont pas habilitées d’un certain pouvoir : au contraire, elles adoptent une mentalité qui soutient le patriarcat et la soumission des femmes au pouvoir des hommes en mettant l’accent sur l’apparence physique et la désirabilité (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 332). De son côté, Lamb (2010 : 301) fait d’ailleurs la distinction entre le fait de se « sentir » habilitée d’un pouvoir et le fait de l’être réellement :

Of course, performing porn acts can feel empowering to girls. The question is whether feeling empowered and being empowered is the same thing and whether empowerment is merely a feeling or should be connected to power and autonomy in other spheres. Feeling emboldened sexually is not the same as empowered.

Le pouvoir que ressent une fille ou une femme lorsqu’elle attire l’attention par des actes calqués sur des modèles pornographiques ou sur le marketing commercial peut constituer un pouvoir réel, selon Lamb (2010 : 301), mais il s’agit d’un pouvoir défini de façon « étroite ». Le véritable pouvoir dont on parle lorsqu’on aborde l’agentivité sexuelle des filles et des femmes est plutôt construit sur la base de choix faits à l’intérieur d’une sexualité vécue de façon « authentique », c’est-à-dire que la femme ou la fille agit selon des désirs qui sont les siens, et non selon ceux qui sont dictés par un système patriarcal qui lui prête les siens.

L’agentivité et le courant Just Say No

Selon Averett, Benson et Vaillancourt (2008), l’agentivité sexuelle peut s’exprimer dans le fait de refuser de participer à des actes sexuels. Cependant, pour qu’un comportement soit qualifié d’agentique, il doit être exercé sur des bases de confiance et de liberté. Or, si une personne refuse certains actes parce qu’elle sent une pression sociale qui l’incite à dire « non », le refus est loin d’être agentique. Le courant américain qui incite les jeunes filles à « simplement dire non » (Just Say No) n’encourage pas les adolescentes à baser leur décision sur leur intention, leur désir, leur volonté ou leur intuition, mais il tente d’induire chez elles le réflexe d’une réponse qui serait toujours négative, que ce soit pour les protéger ou parce qu’il est mal vu qu’une fille de leur âge soit active sexuellement (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 332). Par exemple, si l’abstinence peut être une forme d’agentivité sexuelle, le simple fait de dire « non » ne l’est pas. Il y a donc une distinction à établir entre le comportement en tant que tel et les motifs qui justifient et guident la décision d’adopter le comportement en question (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 332; voir aussi Albanesi 2009).

À cet égard, l’exercice de l’agentivité sexuelle s’oppose, pour les femmes et les filles, au rôle social qui leur est traditionnellement associé, soit celui de l’asexualité (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 336). Les femmes et les filles ressentent en effet une forte pression sociale qui leur prescrit « d’éviter à tout prix d’être perçues comme des putes » (ibid. : 336), sans quoi elles risquent de perdre le respect social (ibid. : 340). Elles sont ainsi victimes d’un double standard qui s’avère beaucoup plus permissif pour les garçons et pour les hommes. Ce double standard se manifeste, entre autres, dans les attentes parentales entre frères et soeurs (ibid. : 336) et dans le discours social qui prescrit aux filles de rester vierges le plus longtemps possible ainsi que de contrôler et de restreindre l’appétit sexuel des hommes.

L’idée que la sexualité devrait être restreinte au contexte d’une relation amoureuse stable et sérieuse est d’ailleurs fortement associée aux femmes et aux filles, comme si les hommes n’avaient pas autant à s’en soucier (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 336; Gilmartin 2006 : 430).

Plus encore, les filles sont élevées avec l’idée que la sexualité est quelque chose qu’il faut craindre et qu’ainsi il ne faut ni vouloir ni avoir de relations sexuelles, ni les apprécier (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 340).

L’agentivité sexuelle est donc intrinsèquement lié au concept de genre, tel qu’il est défini en sciences sociales, et aux rapports de pouvoir qu’il sous-tend. La section qui suit tente d’apporter un certain éclairage sur les conséquences de ces rapports dans le développement de l’agentivité sexuelle des adolescents.

L’agentivité et le discours sur la dangerosité et la vulnérabilité

There were times when [my boyfriend and I] were having

sex and [ I was thinking] “I shouldn’t be doing this.” […]

It really made it hard to distinguish what felt right.

(Susanna, citée dans Gilmartin 2006 : 446)

La sexualité adolescente est souvent pathologisée en recherche et dans la vie courante. On la considère d’emblée comme problématique et comme un élément incontournable du développement qu’il importe de contrôler (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 331; Chilman, 1990 : 123; Caron 2009). La sexualité des filles, particulièrement, suscite beaucoup d’inquiétude de la part des parents, des spécialistes de la recherche et de la société. Souvent perçues comme « vulnérables » devant le désir masculin, considéré comme inévitable et naturel, les filles sont élevées avec la mentalité que ce sont elles qui doivent contrôler des relations sexuelles, et donc restreindre leur avènement en repoussant le jour où le couple aura des relations sexuelles. Elles apprennent ainsi à être passives. Or, la passivité sexuelle est l’opposé de l’agentivité sexuelle (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 336).

Cette inégalité, selon les théoristes, trouve son origine dans les discours ambiants et finit par s’installer dans des schèmes sociaux. En effet, selon Foucault (1972), le pouvoir opère à travers le discours, et ce, si bien que les discours les plus puissants réussissent à s’établir comme des « vérités ». Or, les discours ne sont ni superficiels ni externes par rapport aux sujets sur lesquels ils portent, mais ils leur sont plutôt intrinsèques – ils les forment littéralement (Foucault 1972 : 49; Finney 2001 : 21). En ce sens, les discours structurent et constituent à la fois notre sens de la réalité et notre propre identité (Mills 1997 : 15). Ainsi intégré dans notre interprétation de nous-mêmes, le discours régulerait nos forces, nos sensations et nos désirs (Foucault 1978 : 155).

S’appuyant sur cette base théorique, les féministes avancent que, si les discours nous constituent, les discours de genre et de différenciation sexuelle, eux, nous constituent en êtres « sexués » (Finney 2001 : 22). Les discours phallocentriques et hétérosexistes, quant à eux, renforcent l’idée que le genre est binaire et, partant, composé d’attributs qui seraient complémentaires (Finney (2001 : 22 et 23), se basant, entre autres, sur des réflexions de Scott (1988) et de McNay (1993)).

Or, outre qu’ils sont complémentaires et opposés, les attributs de sexe (ou de genre) sont inégalitaires et hiérarchisés; c’est d’ailleurs le sexe féminin qui est considéré comme inférieur et faible (Bartky 1988 : 71).

En ce qui concerne la sexualité, le discours poserait les jeunes filles comme des objets sexuels, et les hommes en « objets d’amour » (love objects), en ce sens qu’ils nécessitent une conquête – conquête qui s’organise en fonction de l’attirance corporelle des filles (Finney 2001). Le désir est ainsi unidirectionnel : il est l’apanage des hommes, ce qui place les filles et les femmes dans une situation où elles doivent « marchander » leur corps et leur sexualité en échange de l’amour ou de l’engagement de l’homme.

Déjà en 1988, Michelle Fine observait que le discours sur le désir des adolescentes était absent des écoles et des programmes scolaires. À la place, on promouvait un discours qui encourageait la victimisation des filles et qui, paradoxalement, les considérait comme responsables du contrôle et de la restriction des relations sexuelles de par l’insistance sur l’abstinence et la mentalité du Just Say No. Plus encore, un discours de moralité sexuelle ajoutait une dimension propice au regret et au jugement, en n’encourageant les décisions des filles que si elles repoussaient la sexualité dans les limites du mariage (Fine 1988 : 29-32).

Ces inégalités et ces lacunes dans les discours érigent des scénarios sexuels de genre (gendered sexual scripts) inégaux, que Simon (1996) ainsi que Gagnon et Simon (1973) ont défini comme la « syntaxe sociale guidant le comportement sexuel des filles et des garçons » (Smette, Stefansen et Mossige 2009 : 354). Selon Teitelman et autres (2008), les jeunes filles seraient encore plus sensibles à ce rapport de genre inégal, puisque, comme l’a trouvé Martin (1996), les jeunes édictent des rôles de genre très rigides au moment de leur entrée dans le processus du développement de leur identité à l’adolescence (Teitelman et autres 2008 : 1697).

Ces scénarios, engendrés par le discours, qui dictent que les filles sont tenues de se conformer aux normes de l’hétérosexualité et du patriarcat – donc de rester passives et de jouer le rôle d’objets sexuels, ne sont pas sans conséquences. D’abord, ils placent les filles et les jeunes femmes dans une position ambivalente où elles anticipent positivement la sexualité, mais où elles sont rongées par l’anxiété et le remords (Fine 1988 : 35). En ne permettant aux filles qu’un seul type de décision dans l’acte sexuel, soit de dire « oui » ou « non » aux relations sexuelles (ibid. : 34), on les place dans une position de réception – une position passive et où le plaisir et le désir sont absents (ibid. : 33)[6].

Ensuite, à cause de la pression sociale que créent les scénarios, les filles trouveraient difficile de parler de leur désir sexuel et même de nommer les sentiments sexuels qu’elles éprouvent (Tolman 2002). Et comme ces « paramètres invisibles » ne leur sont souvent pas expliqués, elles tendraient à croire que leur désir est « dangereux » ou encore en viendraient à ignorer leur désir sexuel – c’est-à-dire ignorer qu’elles en ont et qu’elles y ont droit, ou encore s’abstenir d’agir en concordance avec ce désir.

Dans une étude menée en vue d’observer la manière dont de jeunes femmes au début de leurs études universitaires se sentaient par rapport à leur vie sexuelle, Gilmartin (2006) a constaté que le double standard laisse les jeunes femmes perplexes et confuses. Il s’agit de l’une des conséquences néfastes du double standard, que Tolman (2002 : 431) (paraphrasée ici par Gilmartin) déplore : « Denying that women have sexual feelings or insisting that they can never act on their desire only leads to confusion; with so much confusion, how can young women make good choices about sex? ».

Comme le discours social leur interdit d’avoir une sexualité en dehors d’une relation stable ou encore pour le plaisir, les participantes de Gilmartin s’en dissocient; ainsi, pour éviter l’étiquette de « putes » ou de « filles faciles »[7], elles ont tendance à attribuer leurs activités sexuelles hors couple à des coïncidences, se disant : « C’est juste arrivé » (It just happened), et donc s’en détachent pour éviter de devoir porter le stigmate social lié à la promiscuité (Gilmartin 2006 : 445). De plus, comme on leur interdit le désir, elles ont tendance à voir le sexe comme quelque chose à pratiquer « pour la forme », ou encore qu’elles instrumentalisent pour obtenir ce qu’elles désirent – la fin d’une dispute, la sensation de se sentir proche de son[8] partenaire, l’intimité (ibid. : 440-441). Plus encore, ne sachant pas faire le lien entre leur situation et le contexte social plus large, elles vivent difficilement leur sexualité et se questionnent en privé, sans savoir que les autres de leur âge vivent la même chose (Gilmartin 2006 : 430).

Tout cela laisse les jeunes femmes à préférer l’intimité à la sexualité, ou encore à reporter le jour où elles commenceront leur vie sexuelle. Il s’agit d’un espace confortable pour elles, puisqu’elles peuvent alors échapper aux risques liés au non-respect des diktats sociaux tout en restant dans les « limites de la sexualité normative » (expression empruntée à Debold, Tolman et Brown (1996 : 113)) (Gilmartin 2006 : 441).

Heureusement, la situation s’améliore avec les années et l’expérience. Un an plus tard, les participantes interrogées par Gilmartin – qui avaient initialement 18 ou 19 ans – avaient gagné en confiance et considéraient moins la sexualité comme quelque chose d’effrayant ou d’inaccessible pour elles (Gilmartin 2006 : 443).

Toutefois, la charge « morale » liée à la sexualité des filles était toujours présente, et les participantes adoptaient diverses stratégies pour éviter de se sentir dévastées après une expérience sexuelle hors des limites de la sexualité féminine normative. La dissociation qu’elles choisissaient alors – le haussement d’épaules du « It just happenned », la séparation du sexe et des sentiments lors de relations hors couple pour éviter la frustration de ne pas avoir fait ce qu’elles « auraient dû faire » – leur permettait de garder intacte la partie non sexuelle de leur vie, soit leur côté féminin, car elles placent ainsi la sexualité « de côté », la rendent secondaire, « comme le feraient de bonnes petites filles » (Gilmartin 2006 : 445).

Le recours à cette dissociation ne rend pas ces jeunes femmes plus libres – au contraire. Tolman (2002) et Gilmartin (2006) ont insisté sur le fait que ce recours ne concorde pas réellement avec la définition de l’agentivité sexuelle ou de la subjectivité sexuelle (Gilmartin : 445-446) :

When sex “just happens”, women deny the role of their desire and absolve themselves from responsability for the very thing they are not supposed to do as “good girls” […] These young women were having sex, but this was not the same as making confident sexual choices or being sexual agents.

Faisant référence à la peur d’être étiquetée ou tout simplement à une ambivalence à l’égard du désir, Tolman (2002), Gilmartin (2006) et Caron (2009) ont toutes discuté du double message lancé aux filles du type « Sois sexy, mais tais-toi », message qui leur fait perdre le véritable contrôle de leur sexualité. Les filles adopteraient, en réaction, une attitude libertine détachée : « So get used to it. Have “fun” with it. Have sex “with a friend”. It’s not important anyway » (Gilmartin 2006 : 448). Ce n’est pas sans raison : « This kind of attitude may [be] far less threatening to women’s feminine identities than would be an active appropriation of sexual desire and confident discrimination between sex feeling “right” or “wrong” » (ibid.)

Selon Gilmartin (2006 : 450), l’adoption d’une telle attitude n’est ni un pas en arrière ni une progression : « it[’s] a step to the side ». Et qui bénéficie d’une telle dissociation, d’une telle déresponsabilisation ou encore de la dévaluation de la sexualité? Ce ne sont certainement pas les filles. Pour l’instant, selon Gilmartin (2006 : 450), ce serait leurs partenaires :

[I]t is masculinity that gains the advantage when women cast aside their fears about sex. Once women decide that sex is not a “big deal” and “just happens”, men are that much closer to appropriating those dominant forms of masculinity that place a premium on playing active subject to women’s passive object and enjoying sex in the absence of emotional attachment (Bird 1996; Connell 1995).

La crainte de la grossesse, la peur d’être quittée par son partenaire et la peur d’être étiquetée (toutes des contraintes que n’auraient pas à subir les hommes) ajoutent à la charge et au stress que subissent les filles (Gilmartin 2006 : 441). En raison de ces différentes conséquences possibles à la sexualité des filles, celle-ci (vécue librement et entièrement) est crainte et perçue comme « naturellement plus dangereuse[9] et suspecte » (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 331) que celle des hommes, qui serait plus « naturelle » et attendue, voire « saine » (ibid.). Cette crainte se trouve au coeur d’un autre type de discours, tout aussi insidieux, qu’Egan et Hawkes (2008 et 2009) appellent le « discours de protection ».

L’agentivité et le « discours de protection »

L’une des causes de la répression sociale du désir féminin (et plus particulièrement adolescent) trouve son origine dans le « discours de protection » qui règne à l’heure actuelle et qui a pour objet de protéger les filles et les enfants du désir masculin, perçu comme dangereux[10] et irrépressible. Les adeptes de ce discours estiment que les jeunes filles sont exposées à des messages médiatiques et sociaux trop hypersexualisés, que cette exposition a un impact sur leur développement et leur bien-être et qu’il faudrait restreindre cette exposition par l’entremise de mesures sociales préventives élaborées, entre autres choses, pour contrer la violence et l’abus (APA : 2007). Ce discours, que d’autres théoristes féministes ont nommé « de protection[11] », entretient des liens avec le débat que suscite l’hypersexualisation (ou la sexualisation) au Québec, qui est vue d’emblée comme un problème.

Cependant, l’hypersexualisation est-elle vraiment un problème? Plusieurs chercheuses, dont Francine Lavoie et Hélène Manseau (Bérubé, Lavoie et Manseau 2010), estiment que les jeunes ne seraient d’ailleurs pas si hypersexualisés qu’on le croit. Outre une augmentation de la « permissivité » entourant les actes sexuels (soit une plus grande tolérance envers l’homosexualité et la sexualité hors mariage), au Québec, les valeurs n’auraient pas beaucoup changé, et l’âge premier des rapports sexuels n’aurait pas significativement diminué (ibid.).

Or, malgré cette relative immobilité, nous serions, au Québec comme ailleurs, partis en « croisade morale pour empêcher l’autonomie sexuelle des jeunes » (Bérubé, Lavoie et Manseau 2010) – la « panique morale » à laquelle fait aussi référence Caron (2009).

C’est en partie à ce « discours scandalisant » (Bérubé, Lavoie et Manseau 2010) que l’on fait référence lorsqu’on parle du discours de protection. En plus du fait de s’offusquer de l’hypersexualisation des jeunes, et en particulier des jeunes filles, le discours de protection comporte une dimension normative, d’intervention et de réforme (Egan et Hawkes 2009 : 391). Les deux[12] partagent toutefois la même origine, soit la crainte des dangers de la sexualisation. On craint, par exemple, que des images sexualisées ne viennent « catalyser » la maturation sexuelle des filles, comme si le danger résidait dans le corps et l’imagination des filles (ibid.).

Le problème, avec ce type de discours, se situe dans la perception même des enfants et des jeunes à l’adolescence, de même que dans la construction et les représentations de leur sexualité (Egan et Hawkes 2009 : 391) :

Childhood sexuality is conceptualized as the result of an outside or deviant stimulus inevitably condensed into an exosomatic response. It becomes the outcome of something done to children and not as something that can take place within a larger constellation of a child’s sexuality. Moreover, once sexuality is realized in the body of a child it becomes cause for concern and adult intervention.

Ce discours a des implications sociales et politiques qui, selon des spécialistes, se révèlent néfastes : il procure le sentiment que les adultes doivent se mobiliser pour entreprendre des actions en vue de protéger les enfants des conséquences néfastes de la sexualité au nom de leurs enfants, et donc ce discours maintient la croyance que la sexualité des enfants et des jeunes à l’adolescence dépend et a besoin de l’intervention parentale (Egan et Hawkes 2009). On conçoit alors l’adolescent ou l’adolescente comme incapable de jugement et de discussion raisonnable et raisonnée, et, partant, on l’exclut des débats à son sujet (ibid. : 392). Dès lors, la conception de l’agentivité sexuelle des enfants de même que des jeunes à l’adolescence est impossible (ibid.).

Sur la prémisse que l’enfant est un être asexuel et innocent – prémisse qui relèverait d’une véritable « mystification » de l’innocence des jeunes, selon plusieurs spécialistes –, la sexualité adolescente est marginalisée et « pathologisée », et ce, par rapport à ce que les adultes évaluent être acceptable socialement (Egan et Hawkes 2009 : 392-393).

Ultimement, cette construction de l’enfance et de l’adolescence justifie les modèles éducatifs comme ceux qui prônent « l’abstinence seulement », modèles qui, on l’a vu, sont inappropriés pour rendre compte de toutes les dimensions de la sexualité à l’adolescence, particulièrement chez les filles.

Sans prétendre qu’il faille laisser les enfants sans soutien en ce qui concerne la sexualité, Egan et Hawkes (2009 : 393-397) estiment que le discours de protection est déficient et injuste, puisqu’il ne laisse aucune place à la reconnaissance de la subjectivité et de l’agentivité sexuelle des jeunes, et parce qu’on tente de normaliser et de réguler la sexualité adolescente.

Afin de relancer le débat sur de meilleures bases, Egan et Hawkes (2009 : 393-394) proposent de « reconceptualiser les discours sur la sexualité des enfants et des jeunes à l’adolescence grâce à un cadre théorique qui permet la reconnaissance des enfants comme sujets sexuels ». Socialement, cette reconnaissance est importante, puisque ce ne serait que par la reconnaissance et la promotion de l’agentivité que les individus arriveraient, selon elles, à se déterminer eux-mêmes (self-determination), un élément nécessaire au développement (ibid. : 394).

Pour arriver à reconnaître cette agentivité sexuelle des jeunes, il importe d’entendre, comme l’a souligné Caron (2009) et de nombreux autres avant elle[13], la « voix » des jeunes, puisque ce sont les mieux placés pour connaître leur propre réalité. Il importe aussi d’admettre que la sexualité des jeunes est différente de celle des adultes. Dès lors, il devient inapproprié de l’interpréter d’un point de vue adulte seulement, surtout si les critères utilisés sont normatifs – ce qui est considéré comme « normal », « approprié », « sain » ou « malsain » (Egan et Hawkes 2009 : 396) – puisqu’il s’agit de construits idéologiques étroits et propices à des dérapages (comme de considérer qu’une jeune fille n’a de pratiques saines que si elle est asexuelle). C’est le point de vue précisé par Egan et Hawkes (2009 : 397) : « The shape of children’s sexuality cannot be known, defined or supposed in advance. ».

Il peut sembler malaisé d’adopter un point de vue qui s’oppose ainsi au discours de protection. Selon ces mêmes auteurs, accepter l’idée que des enfants peuvent vivre une sexualité personnellement et, qui plus est, sur un mode différent du nôtre requiert une ouverture d’esprit et la capacité d’être à l’aise avec l’ambiguïté. Cela demande également d’adopter un point de vue critique et réflexif sur la question afin d’arriver à cocréer « a different mode of living which acknowledges difference » (ibid. : 397).

Plus encore, cela exige que l’on redéfinisse la question du consentement adolescent. Car le discours de protection, si inapproprié qu’il puisse être, reste pertinent dans la mesure où il a pour objet de protéger les jeunes et les enfants de l’abus des adultes (ou des autres jeunes de leur âge, car il peut y avoir de l’abus entre jeunes).

L’agentivité sexuelle dite par des jeunes femmes

Averett, Benson et Vaillancourt (2008), par l’entremise d’une analyse qualitative, ont étudié la manière dont l’agentivité sexuelle s’exprimait concrètement dans la vie de 14 jeunes femmes. À leur avis, certains facteurs peuvent influer sur l’expression de l’agentivité sexuelle des femmes et des filles. Un soutien parental positif, certains détails fournis par les autres jeunes et des expériences sexuelles positives peuvent contribuer à établir l’agentivité sexuelle, alors qu’au contraire la violence, les discours victimisants et la peur associée aux expériences sexuelles, de même que les messages parentaux contradictoires, sont tous des facteurs qui peuvent priver les femmes de leur agentivité sexuelle (ibid. : 338).

Averett, Benson et Vaillancourt ont observé chez leurs participantes (âgées de 18 à 22 ans) que celles-ci considéraient la sexualité comme quelque chose à craindre et qu’elles avaient l’impression de manquer d’assurance dans un contexte sexuel. Par contre, elles affichaient le désir de se sentir plus confiantes et travaillaient à arriver à exercer autant d’agentivité qu’elles le souhaitaient, même si c’était difficile pour la plupart d’entre elles : « To this day, in my mind, my sexual fantasies portray me as much more assertive and sexual than I see myself now in my sexual relationship. I always wished I could be as fun in real-life experiences than just in my dreams », a confié l’une des participantes (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 336)[14].

Les participantes reliaient également leur sentiment de ne pas exercer beaucoup de contrôle sur leur vie sexuelle avec les messages que leur envoyaient leurs parents, à savoir que les filles et les femmes ne devraient pas être sexuelles. Des affirmations telles que « [according to my mother] a lady would never want to have sex » et « my decision to stay a virgin [has] a lot to do with me being brought up ladylike » (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 336) représentent bien le fait que les messages parentaux qui prônent l’abstinence ne concourent pas à rendre les jeunes filles plus agentiques.

Plus encore, la crainte de se voir accoler l’étiquette de « pute » paralyse les participantes : « One of the strongest and clearest messages that disempowered the women in this sample was the message to avoid at all costs being viewed as a slut » (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 336). Cette étiquette – ou le risque d’y être associée – a beaucoup à voir avec le rôle traditionnel féminin et le double standard. Il s’agit d’un « scénario de genre » qui exerce un réel pouvoir sur les filles et les femmes, et qui, d’autre part, est tout à fait injuste. Ce message est en grande partie généré par les parents.

Même chose en ce qui concerne le discours de protection : « There is a double standard because my brother gets to do way more. They [mes parents] are more concerned about me because of the fact that a girl can get pregnant. It is not focused on my brother. It is focused on me » (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 337).

De tels discours et messages parentaux rendent difficile pour les filles le fait d’éprouver du plaisir à être sexuellement actives. Et, sans plaisir, il devient encore plus ardu d’exercer de l’agentivité. C’est d’ailleurs ce que Averett, Benson et Vaillancourt (2008 : 341) déplorent  : « How are women ever to gain sexual agency if they cannot even frame sex as something desirable and pleasurable in and of itself? How can a woman know her desires and needs if she is not even supposed to have them? ».

Heureusement, certaines des jeunes filles ont pu voir leur niveau d’agentivité sexuelle augmenter avec le temps, au gré des expériences sexuelles positives. Cependant, cette augmentation était fragmentée et variait au fil du temps[15], selon le contexte : « The range of responses was not just in terms of some had it and some did not, but rather that almost all seemed to vary, day to day, relationship to relationship, experience to experience, thought to thought, in their ability to know and articulate their sexual desires. » (Averett, Benson et Vaillancourt 2008 : 339).

Ainsi, l’expérience de l’agentivité sexuelle peut se conceptualiser comme étant située sur un continuum. Un comportement s’avère donc agentique à un certain degré : « It [is] not an all-or-nothing experience » (p. 338). Cependant, l’agentivité inhérente à un comportement particulier ne permet pas nécessairement de prédire l’agentivité des comportements qui suivront, puisqu’elle est dépendante du contexte (ibid. : 339). De même que l’attribution de responsabilités et l’autonomie ne s’obtiennent pas selon un processus linéaire (Smette, Stefansen et Mossige 2009 : 355), l’agentivité chez un individu s’acquiert de façon fragmentée. Il ne s’agit pas non plus d’une progression inexorable et inévitable.

Allen et autres (2008) ont d’ailleurs démontré que l’erreur pouvait jouer un grand rôle dans l’apprentissage sexuel et dans l’augmentation de l’agentivité sexuelle des jeunes. Cependant, ceux et celles qui avouaient avoir été irresponsables dans leurs expériences sexuelles passées, mais qui ne démontraient pas de remords, ne faisaient pas preuve d’agentivité sexuelle, ou du moins les récits soumis à l’équipe de recherche n’en montraient pas la trace. À l’inverse, les participants et les participantes qui considéraient ne pas encore avoir fait d’erreurs – ou qui n’en avaient pas eu l’occasion – pouvaient faire preuve d’agentivité sexuelle, si la raison pour laquelle la date des premières relations avait été repoussée, reposait sur leur propre décision (et non en raison des opinions de leurs parents, par exemple). (Si les jeunes n’étaient pas encore actifs sexuellement parce que l’occasion ne s’était simplement jamais présentée, et non par choix, l’équipe de recherche considérait qu’ils et elles n’avaient pas encore eu l’occasion de faire preuve d’agentivité.)

Enfin, Allen et autres (2008 : 527) ont remarqué une différence majeure entre les garçons et les filles dans la façon de discuter d’agentivité sexuelle. Les secondes adoptaient en effet beaucoup plus facilement une attitude critique et réflexive sur le processus d’acquisition de l’agentivité sexuelle.

L’opérationnalisation de l’agentivité sexuelle

On peut d’emblée reconnaître une certaine limite à opérationnaliser ainsi l’agentivité sexuelle. D’ailleurs Averett, Benson et Vaillancourt ont observé chez leurs participantes une tendance à confondre « agentivité personnelle » et « agentivité sexuelle », puisque presque toutes ont répondu « oui » à la question « Vous considérez-vous comme possédant de l’agentivité sexuelle? », alors que le reste de leurs entretiens indiquait le contraire. Averett, Benson et Vaillancourt (2008 : 339) ont cru qu’une telle réponse pouvait résulter d’une confusion entre les deux concepts, ou d’une croyance que ces derniers pouvaient être interchangeables.

Averett, Benson et Vaillancourt (2008 : 338) ont aussi statué que cette apparente confusion pouvait être liée à la dissonance observée dans les discours parentaux, qui encouragent l’expression de l’agentivité en favorisant l’autonomisation (empowerment) (« tu peux accomplir tout ce que tu désires ») dans toutes les sphères de la vie de leur adolescente, sauf dans celle de la sexualité.

D’autres encore, comme O’Sullivan et autres (2006), ont conçu un instrument composé de différentes affirmations auxquelles les participantes devaient acquiescer ou s’opposer selon une échelle de degré. L’équipe de recherche établissait la conception de la sexualité des participantes (sexual self-concept) selon trois facteurs, l’un d’eux étant l’agentivité sexuelle. Les deux autres se référaient à une attitude négative envers la sexualité (negative sexual affect) et à la capacité des jeunes filles d’agir sur leur désir (sexual arousability).

Les attitudes qui, selon O’Sullivan et autres (2006 : 144) réflétaient l’agentivité sexuelle étaient représentées par des affirmations telles que : « I sometimes think about who I would want to have sex with », « When I decide to have sex with a guy, it will be because I wanted to have sex with him and not because he really wanted me to have sex with him », « I like to let a guy know when I like him » et « Flirting is fun, and I am good at it ». Cette équipe a trouvé que l’agentivité sexuelle était positivement corrélée avec des attitudes d’estime de soi sexuelle positive (sexual self-esteem) et négativement corrélée avec des attitudes liées à l’abstinence, comme « Sex is nasty » et « I think I am way too young to have sex ».

On peut facilement reconnaître que l’instrument est discutable, puisqu’il assimile automatiquement certaines opinions (« I think I am way too young to have sex ») à un manque d’expression d’agentivité, alors que l’on a vu, par exemple, que le fait de reconnaître ses propres limites et même de choisir l’abstinence pouvait être le signe de comportements agentiques, si les motivations justifiant ce choix s’avéraient « bonnes ». En raison de la difficulté à établir le degré d’agentivité sexuelle d’une personne sans une bonne connaissance de ses expériences et de ses convictions, la méthode des entretiens semi-dirigés doit donc être privilégiée. Smette, Stefanson et Mossige (2009 : 357-358), par exemple, qui ont combiné la méthode par sondage à celle des groupes de discussion pour leur étude, ont d’ailleurs considéré que les données obtenues à l’aide de leur sondage offraient une vision simpliste de la difficulté avec laquelle les jeunes développent leur agentivité.

Dans notre propre recherche doctorale (en cours), nous avons demandé à des adolescentes de décrire dans un blogue leurs expériences de la recherche d’informations sur la sexualité. Leurs descriptions des circonstances de leur recherche d’informations (notamment par Internet) a permis de déterminer jusqu’à un certain degré leur possible niveau d’agentivité sexuelle. Cependant, c’est au moyen des entrevues semi-dirigées qui ont suivi l’écriture des blogues qu’il nous a été possible de poser des questions plus pointues pour réellement déterminer leur niveau d’agentivité. Pour bien circonscrire ce « niveau », nous avons utilisé l’image de la balance : en effectuant des mains le geste de la balance (une main représentant la participante interviewée et l’autre, ses partenaires sexuels), nous avons demandé aux participantes de notre recherche de nous dire si elles estimaient qu’elles avaient eu plus, moins ou autant de pouvoir que leur partenaire sexuel dans une situation précise. L’exercice était répété pour comparer diverses situations ou relations amoureuses entre elles (ou encore différentes périodes d’une même relation) en vue de déterminer l’évolution de leur agentivité et les circonstances permettant plus facilement son expression.

Nous avons effectué cet exercice généralement en fin d’entrevue, une fois que la participante nous avait déjà confié le déroulement de plusieurs de ses expériences sexuelles et se sentait plus en confiance. (Ce qu’elles avaient écrit sur le blogue servait, en règle générale, de base aux entrevues. Une fois la discussion bien entamée, nous avons posé des questions sur la qualité de leurs relations avec leurs partenaires sexuels.) C’est ensuite par l’analyse du discours des participantes qu’il devient possible de déterminer les circonstances dans lesquelles celles-ci font preuve d’agentivité sexuelle et les cas où l’expression de cette agentivité est moins aisée. Quelles justifications sont mises en avant pour expliquer un comportement? La participante emploie-t-elle des adjectifs positifs, neutres ou négatifs lorsqu’il est question de son propre pouvoir? Démontre-t-elle, par l’exposé de ses expériences, la capacité de communiquer clairement ses désirs? À l’instar d’Albanesi (2009), en déterminant a priori ce qui constitue, à notre avis, le signe d’un comportement agentique et d’un comportement non agentique, nous avons pu classer certains comportements décrits par les participantes comme agentiques ou non.

Malgré tout, l’exercice demeure difficile, car tout n’est pas blanc ou noir dans l’expression de l’agentivité, qu’elle soit sexuelle ou autre. L’apprentissage de la sexualité, tout comme le développement de l’agentivité sexuelle, se fait de façon fragmentée et non linéaire. C’est la même chose en ce qui concerne l’autonomie et l’acquisition du sens des responsabilités (Smette, Stefansen et Mossige 2009 : 355). Et lorsqu’on ajoute à l’équation toute la dimension de la culture (Butler (2004) estime que, en raison des liens intrinsèques entre l’agentivité et la culture, l’individu seul n’est pas responsable à 100 p. 100 de son agentivité, puisqu’il est « constitué à l’intérieur de sa culture »), la question se complexifie encore plus et l’agentivité devient véritablement « une rivière de paradoxes » (Butler 2004 : 30). C’est pourquoi toute activité en vue de rendre compte de l’exercice de l’agentivité sexuelle des adolescentes ou des adolescents comme des adultes doit se baser sur une interprétation fine et nuancée du discours des personnes interrogées. Idéalement, cette interprétation devrait également s’opérer dans le contexte d’une approche par entretiens longs s’appuyant sur du matériel préliminaire servant de base aux entrevues (blogues, questionnaires) ou encore s’établissant sur une longue période de la vie des répondants et des répondantes.