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Le genre et la transnationalisation ou comment la transnationalisation influe sur le genre à travers les politiques publiques nationales et internationales, les mobilisations des groupes féministes, ou enfin le contenu même des revendications et des visions autour du genre, telle est la question qui sous-tend les douze textes réunis au sein de cet ouvrage et qui font suite à l’atelier « Genre et politique » de l’Association belge de science politique, atelier tenu en 2001. La réflexion menée ici dépasse cependant les limites de simples constats empiriques puisque le précédent questionnement conduit à une double réflexion théorique :

  1. sur les limites définitionnelles des deux concepts suscitées par les transformations récentes des politiques et des mobilisations;

  2. sur les limites des concepts et des méthodes en science politique dont les divisions entre les domaines nuisent parfois à la portée analytique.

Ce sont ces deux aspects qui ont guidé la rédaction du présent compte rendu qui, après être revenu sur les points communs entre les concepts de transnationalisation et de genre, souligne les évolutions en cours du point de vue tant des politiques publiques que des mouvements sociaux avant de terminer sur la portée théorique de l’ouvrage et sur les perspectives quant aux recherches futures.

Transnationalisation et genre : une problématique annoncée?

Si l’association des deux vocables est récente, elle dépasse le simple constat d’une réalité empirique pour témoigner de points communs théoriques. Ces derniers sont significatifs des recoupements définitionnels entre le « transnational » et « le genre », autour de trois notions : les construits sociaux, les échelles politiques et les rapports de force.

La définition du genre postule que les identités féminine et masculine ne sont pas liées au sexe mais construites socialement; ces construits sociaux seront donc transformés par les dynamiques entre différents paliers politiques à laquelle fait écho la notion même de transnationalité. Celle-ci peut en effet d’abord désigner les transitions entre différents paliers politiques (locaux, nationaux et internationaux) : elle fait alors référence à des dynamiques multiniveaux qu’expriment les concepts d’échelle (scale shift) ou d’effets boomerang[1].

Cependant, cette dimension objective de la transnationalité s’accompagne aussi d’une dimension subjective qui renvoie à l’appréhension des acteurs impliqués et qui va au-delà des lieux institutionnels du politique. Cette perspective conduit à envisager les transferts entre « local » et « global » du point de vue des processus de transnationalisation au quotidien dans les organisations, à savoir les réseaux, les événements et les mouvements. Elle implique de mettre l’accent sur la construction de liens, sur la circulation des solidarités entre les acteurs en dehors des frontières nationales. Ce double aspect, objectif et subjectif, de la transnationalité concerne le genre à deux égards. D’une part, le féminisme a toujours été transnational, comme le soulignent les travaux de C. Jacques et J. Carlier qui pointent le rôle des congrès internationaux et des grandes organisations dans la définition du féminisme et la constitution même d’un mouvement féministe, dès les XIXe et XXe siècles. Les oppositions rencontrées nationalement ont en effet conduit les groupes « locaux » à rechercher un appui à l’étranger ou auprès des institutions internationales. D’autre part, la dualité de la conceptualisation de la transnationalité recoupe la distinction opérée entre deux grandes formes de féminismes, distinction qui fait écho à des contenus, à des objectifs mais aussi à des stratégies d’échelle différentes. La première forme de féminisme réunit des groupes qui agissent surtout comme lobbys au sein des organisations internationales via l’exercice de pressions conventionnelles. La seconde forme rassemble des organisations qui travaillent davantage à l’intérieur des frontières nationales : ce type de féminisme revêt plutôt l’apparence d’un féminisme de mouvement privilégiant un registre plus protestataire.

Si cette division a récemment été remise en question par l’entremise de l’émergence des forums sociaux où siègent des personnes représentant les deux types de groupes (Conway 2007), celle-ci a longtemps imprégné la discipline. Les études peuvent être grosso modo scindées en deux domaines : 1) celui de l’analyse des politiques publiques qui va s’attarder, à travers une approche multiniveaux de la transnationalité, aux influences réciproques entre local et global; et 2) celui de l’étude des mouvements sociaux, qui, contribuant à élargir le domaine de la discipline, envisage les liens entre les groupes au-delà des institutions et met l’accent sur les processus de diffusion entre local et global.

Transnationalisation et genre : de l’étude des politiques publiques à la mobilisation des mouvements sociaux, ou les frontières mouvantes de la science politique

Historiquement, les organisations non gouvernementales (ONG) internationales ont joué un rôle important dans la construction du féminisme en soutenant les groupes locaux mais aussi en appelant des lois plus favorables aux femmes, lois auxquelles adhéraient les États. Ce constat empirique fait écho aux réflexions qui ont nourri les théories sur le dépassement de l’État (Risse, Ropp et Sikkink 1999), lesquelles soulignent la façon dont des groupes agissent auprès des paliers internationaux pour influencer le palier national. Les instances internationales peuvent ainsi favoriser la mise à l’ordre du jour ou l’institutionnalisation de certaines politiques, comme l’illustre la mise en place d’une politique d’égalité des chances en Belgique, concomitante avec les grandes réformes internationales ou bruxelloises (Hubert, Celis et Meier). Néanmoins, ces politiques au niveau national se démarquent des matrices internationales en reflétant des contextes sociaux, politiques et administratifs spécifiques. Les politiques régionales européennes concernant l’égalité sont ici significatives puisqu’elles témoignent d’évolutions soit dans leur formulation, soit dans leur contenu (Araujo, Celis et Meier). Outre une vision linéaire des processus d’élaboration des politiques publiques, penser en termes d’un simple décalque du haut vers le bas serait nier l’existence de dynamiques diverses et indépendantes qui croisent temps court et temps long du politique (Meier et Celis; Hubert) et la présence de mouvements ascendants (bottom-up) dans les processus d’influence (Cîrtocea; Marques-Pereira). Ainsi, les réseaux nationaux peuvent-ils agir à travers le lobbying auprès des instances internationales pour l’organisation de campagnes sur un enjeu précis, encourageant ainsi la diffusion des normes qui guident l’élaboration des politiques sur le genre (Marques-Pereira).

Cette dernière remarque renvoie à la difficulté d’établir une ligne tranchée entre analyses des politiques publiques et études sur les mouvements sociaux, tant ces derniers peuvent s’avérer des acteurs déterminants au sein de ces politiques. Les différentes analyses témoignent d’une porosité entre les mondes militant, politico-institutionnel, voire académique dans l’élaboration des politiques publiques et au sein des réseaux d’influence. Le Conseil économique et social européen, dont les membres sont issus des mouvements sociaux, demeure ici un cas d’espèce (Woodwar). Cette porosité institutionnelle ne révèle qu’une partie de l’action des mouvements sociaux dans la reformulation des politiques du genre et du féminisme puisque ces derniers contribuent également à élargir la transnationalité au-delà des lieux institutionnels du politique. Bon nombre des enquêtes pointent en effet la construction d’alliances entre des mouvements sociaux aux appartenances nationales différentes. Ces réseaux mettent en lumière des processus de circulation des solidarités où les groupes échangent savoir-faire, stratégies et cadres normatifs, au sein de logiques autonomes des institutions internationales (Dufour) et qui demeurent souvent connectées aux réalités nationales puisqu’elles relèvent de ces échelles. Cette transnationalisation des solidarités s’appuie sur des pratiques plus contestataires qui bousculent aussi les contenus du féminisme par des thématiques élargies à la pauvreté et à la mondialisation.

Transnationalisation et genre : ou les défis de concilier géographie et histoire ou territoires et temporalité

Cette irruption des mouvements sociaux a donc eu aussi des conséquences théoriques et méthodologiques. Elle a notamment conduit à ne plus concevoir uniquement la transnationalité en termes de transition entre des échelles politiques différentes ou comme le passage d’un niveau d’action à un autre (Tarrow (2005), par exemple, cité dans Dufour) pour concevoir celle-ci comme des processus engageant des construits sociaux qui vont définir la portée des actions. Dès lors, la transnationalisation apparaît comme une extension de la portée des actions qui peut engager des groupes d’origines différentes travaillant au même palier national (Masson (2006), cité par Dufour). Cette perspective a des conséquences tant heuristiques que méthodologiques. Sur le plan heuristique, c’est la question posée qui est altérée puisqu’il ne s’agit plus d’interroger le lieu de la mobilisation, mais de mettre l’accent sur les processus en cours. Pointer ce déplacement heuristique conduit à évoquer la nécessité de replacer la dimension géographique au sein d’une perspective historique. L’ensemble des textes présentés ici soulignent clairement la nécessité de penser la géographie du politique, dimension que porte en germe l’idée même de transnationalité. Les politiques publiques comme les liens entre les groupes s’inscrivent désormais au sein de lieux qui dépassent le cadre de l’État-nation et dessinent une nouvelle carte du politique. Néanmoins cette géographie, surtout lorsqu’elle entend réfléchir en termes de processus, ne saurait faire fi d’une dimension historique qui permet de mettre en lumière les dynamiques à l’oeuvre sur un temps plus long. L’ensemble des exemples rassemblés dans l’ouvrage attestent le rôle joué par des programmes politiques fomentés à différentes échelles et qui relèvent de sentiers de dépendance (paths dependancy) et de rapports de force qui doivent à des expériences antérieures. Par exemple, le texte de Hubert met en exergue que c’est seulement à la fin des années 90, à la suite d’un contexte plus favorable, que la politique femme et science, pensée au cours des années précédentes, pourra voir le jour. Dans leur texte, Meier et Celis soulignent encore combien la mise en oeuvre d’une politique de paritarisme (gender mainstreaming) en Belgique en 2007 a profité de précédentes étapes. Négliger cette historicité conduirait en outre à oublier que, si la transnationalité prend différentes formes aujourd’hui, elle n’est en rien un phénomène nouveau : c’est plutôt une reformulation des rapports entre l’État et les autres échelles qui est en jeu. Une autre conséquence est conceptuelle. Plusieurs textes, en soulignant le rôle des contextes et situations politiques et en encourageant une analyse en termes de processus, invitent aussi à une réflexion sur la notion de structures d’opportunités politiques. L’habitude en science politique est cependant d’étudier les expériences réussies, ce qui a conduit à négliger l’analyse des possibilités non exploitées par les mouvements et les conséquences des périodes de latence dans les mobilisations (Sawyers et Meyer 1999)[2]. L’étude des processus politiques à l’oeuvre dans les mobilisations transnationales, comme celle de la formulation des politiques, gagnerait à mettre en avant ces deux éléments dont la prise en considération ne peut s’effectuer qu’à travers une perspective temporelle. L’analyse des mouvements féministes – et le livre en est un exemple du point de vue empirique – peut constituer ici un terrain privilégié puisqu’elle pointe la façon dont les groupes résistent et se réorganisent dans des périodes où les ressources politiques sont plus restreintes. Elle aidera ainsi à reformuler une question centrale de la théorie des mouvements sociaux : les périodes de latence (abeyance) sont-elles complètement dépendantes de la structure d’opportunités politiques? Cette question théorique renvoie également à la connaissance des transformations du mouvement féministe puisque l’ensemble des textes soulignent comment, au cours de périodes successives, les groupes en ont profité pour se réorganiser et nouer de nouveaux liens. En atteste la montée du mouvement antimondialisation et ses réseaux avec les mouvements féministes (Sawyers et Meyer 1999).