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Écrit dans un langage clair et accessible, Map Worlds : A History of Women in Cartography se veut un ouvrage à la fois de synthèse, d’exploration et d’analyse qualitative sur un sujet malheureusement trop peu documenté : la place des femmes dans l’univers des cartes et de la cartographie. Novateur, regorgeant d’informations et traversant les époques depuis le xviie siècle jusqu’à aujourd’hui, ce livre est d’autant plus singulier qu’il est écrit par un homme, celui-ci abordant le sujet avec une curiosité et une rigueur peu communes. Même si l’étude est résolument interdisciplinaire, l’approche sociologique permet d’établir des liens entre les divers domaines de connaissance qui sont mobilisés ici. De façon très judicieuse, l’auteur adopte un concept structurant dans toute son analyse – map worlds – qu’il décrit dans les termes suivants : « The concept of map worlds embraces the totality of relationships, norms, practices, and technologies that shape and constitute the world of map-makers » (p. 7). Le fait d’aller au-delà des aspects techniques et professionnels pour concevoir plutôt la cartographie comme un univers social permet à l’auteur de documenter l’importante contribution des femmes à cette forme de mise en représentation du monde : « All kinds of relations, practices, and ideas occur on the borderline of the map world involving powerful forms of knowledge, struggle, and tensions, invoking change and interchange » (p. 7). Ainsi, dès le premier chapitre, l’auteur campe l’idée que l’absence de données sur la contribution des femmes à la production des connaissances cartographiques est le fruit non pas de leur manque d’engagement dans cette sphère, mais bien des rapports genrés qui ont occulté leur rôle. Intitulé « Who is a Cartographer? », le chapitre 2 cadre l’approche sociologique par une question dont la pertinence et la complexité seront explorées dans la suite du livre.

Des lectrices et des lecteurs argueront que l’horizon temporel est trop vaste pour permettre une analyse réellement approfondie de la place des femmes en cartographie. Il faut toutefois noter que, puisque les sources sont lacunaires, les données sur les femmes dans le domaine – qu’elles soient historiques, biographiques ou scientifiques – constituent un échantillonnage qui demeure restreint à l’heure actuelle. Totalisant au plus une soixantaine de pages, les chapitres 3 à 5 traversent pourtant près de 700 ans. Malgré des raccourcis évidents, les thèmes abordés sont évocateurs : l’auteur fait ressortir l’importance du travail des religieuses qui, en vertu de leur vocation théologique plutôt que domestique, pouvaient se consacrer à différents domaines du savoir, dont la cartographie. D’autres femmes agiront comme techniciennes et coloristes et leur rôle dans l’établissement d’alliances entre différentes maisons de cartographie par l’entremise du mariage donne un autre exemple, bien avant l’heure, des stratégies qu’elles ont employées pour se réaliser professionnellement. En présentant force détails biographiques, l’auteur constitue des vignettes par lesquelles ces femmes de statuts divers émergent de l’anonymat que leur réserve en général l’historiographie : parmi elles, Kirstine Colban, Elizabeth Simcoe ou encore Shanawdithit – qui a connu un destin tragique en tant que dernière représentante du peuple Beothuk aujourd’hui disparu – sont autant de personnalités clés dont le travail cartographique est mis en valeur. De ces chapitres ressort l’idée que les femmes liées à ces « mondes cartographiques » l’ont été tantôt par l’intermédiaire de vocations spirituelles et éducatives, tantôt par leurs liens familiaux et affectifs. Pour plusieurs d’entre elles, les limites imposées par le patriarcat leur ont tout de même permis de développer un langage cartographique dont la richesse tient grandement au fait qu’il se projette hors des cadres habituels.

Plus étoffés en raison du fait que les sources sont davantage abondantes, les chapitres 5, 6 et 7 portent sur le xxe siècle. Le chapitre 5 relate la contribution de cinq Anglo-Saxonnes (Florence Kelley, Ellen Churchill Semple, Mina Hubbard, Mary Adela Blagg et Phyllis Pearsall) de même que le rôle des femmes employées comme cartographes pendant la Seconde Guerre mondiale (regroupées sous le pseudonyme suivant : « Millie the Mapper »). Les analyses cartographiques de ces femmes se déroulent autant à l’échelle rurale, régionale et urbaine qu’en des territoires plus marginaux comme ceux de l’espace nordique ou, même au-delà des confins terrestres, à la surface de la lune. Il y a ici des personnalités plus connues et – dans le cas de l’Amérique du Nord – la figure de la cartographe embrasse largement les contours de ce qui demeure avant tout un archétype masculin, soit celui de l’explorateur. D’autres études ont dégagé la façon dont certaines femmes qui ont parcouru les mondes dits « nouveaux » au regard des puissances occidentales ont investi la subjectivité de la personne qui explore un pays lointain, l’adoptant parfois de manière peu critique, parfois de manière plus ambiguë, car elles y posaient le regard colonial alors même qu’elles le subvertissaient en se réalisant au-delà de la sphère domestique, et ce, plus particulièrement pendant l’époque victorienne. Étant donné cette ambiguïté, les esprits plus critiques préféreront le terme advancer à celui de pioneer (les deux sont employés côte à côte dans l’intitulé des chapitres 6 et 7). En effet, ce dernier évoque non seulement un monde masculin, mais bien la frontière qui – d’hier à aujourd’hui et dans une multiplicité de contextes – fonctionne comme un espace de reproduction des dualismes de genre, et des inégalités que ces dualismes occasionnent. À part ces considérations, la contribution particulière de ce livre-ci est de multiplier les portraits de femmes qui ont contribué à l’avancement des sciences de la Terre afin que ces vignettes biographiques puissent s’éclairer et se compléter mutuellement. L’Asie et l’Amérique latine ne sont pas en reste dans cet ambitieux projet, car le chapitre 7 fait part des réalisations d’autres femmes notables (Eila Campbell, Helen Wallis, Kira B. Shingareva, Ingrid Kretschmer, Barbara A. Bond, Liqiu Meng, Carmen Reyes et Regina Araujo De Almeida). À défaut de pouvoir répertorier les faits saillants de chacune de ces carrières remarquables, on peut penser que les lecteurs et les lectrices seront surpris du peu de reconnaissance accordé à ces femmes qui – malgré des découvertes majeures – demeurent peu connues du public : par exemple, Marie Tharp, dont la carte mondiale de la topographie des fonds océaniques (créée en collaboration avec Bruce C. Heezen et Heinrich C. Berann et largement utilisée encore aujourd’hui) est à la source de la théorie de la tectonique des plaques et de la dérive des continents.

À la lumière de ce long, et souvent difficile, parcours, les témoignages des femmes contemporaines qui ont participé à cette étude prennent tout leur sens. Plusieurs se seraient contentés de limiter l’analyse aux personnages et aux époques historiques. L’auteur de la présente étude se montre ici plus ambitieux : les données qualitatives qui nourrissent les derniers chapitres étendent le concept de map worlds à l’univers hautement concret de la sphère universitaire et professionnelle où les femmes ayant choisi cette profession tentent d’affirmer leur place. La parole de ces femmes est percutante et leurs trajectoires multiples, et il ressort ceci : « The conceptual relationships they bring into cartogaphy entail an opening up of cartography in ways that lead to new possibilities » (p. 204). Si le récit familier de la conciliation travail-famille colore leur expérience professionnelle, il est intéressant de constater que – à l’instar des femmes du xviie siècle ou de l’époque victorienne qui réussissaient à sublimer les contraintes patriarcales pour les transformer en ressources – ces femmes d’aujourd’hui retravaillent incessamment les structures sociales qui influencent leur capacité d’agir.

Soutenant l’apport scientifique de ce livre, les illustrations sont nombreuses, pertinentes et de très bonne qualité, ce qui contribue ainsi à la valeur générale de l’ouvrage. De même, les trois annexes exposant la démarche méthodologique, le guide des entrevues qualitatives et la liste des femmes cartographes faisant partie de l’étude permettent de se référer rapidement à ces données. Si le livre devait être réédité, un travail serré d’édition permettrait d’éliminer certaines coquilles et erreurs typographiques qui minent présentement le texte. Ainsi, Map Worlds : A History of Women in Cartography n’est pas un livre parfait, mais sa contribution demeure incontestable, et cela, à plusieurs niveaux : alors que certaines figures emblématiques de la cartographie ont déjà fait l’objet d’études détaillées (on pense en particulier à Ellen Churchill Semple ou à Mina Hubbard), le mérite de cet ouvrage est de rassembler un grand nombre de portraits de femmes issues de différents contextes, époques historiques et régions géographiques. Prises comme un tout, ces multiples contributions témoignent du grand apport des femmes à la cartographie, mais aussi aux sciences géographiques plus globalement. Qui plus est, à en juger par les témoignages des femmes qui travaillent présentement dans ce domaine, les mondes cartographiques deviennent peut-être de plus en plus des mondes féminins; ou plutôt des mondes où toutes les connaissances issues de sujets genrés – qu’ils soient hommes, femmes, ou situés ailleurs dans la constellation des genres – occupent la place qui leur revient dans la connaissance non pas d’un monde unique, mais d’un univers qui, s’il est aussi fascinant, le doit en grande partie au fait qu’il est pluriel.