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La Chine contemporaine offre un exemple paradigmatique de développement capitaliste qui fait ressortir l’importance de la mise au travail de jeunes travailleuses migrantes : les dagongmei. Soumises à un régime de travail disciplinaire dans les industries exportatrices, elles sont confinées dans un segment particulier du marché du travail caractérisé par une structure de migration mobilisant des réseaux de parenté qui contrôlent les processus d’embauche et exercent un contrôle disciplinaire sur les migrantes (Chan 2006; Pun 1999, 2004 et 2007). Le cas chinois illustre donc un développement capitaliste où la subordination des femmes et le contrôle de leur mobilité facilitent l’accumulation du capital en garantissant la présence d’une main-d’oeuvre bon marché et disciplinée.

Si le développement chinois pose la question de la coproduction et de l’imbrication du capitalisme et du patriarcat, la conception du genre utilisée dans la littérature sur les dagongmei restreint l’explication de la subordination des femmes à des facteurs idéologiques et culturels, alors que le capitalisme est relégué à l’économie, ou bien pose le capitalisme comme le véritable moteur du processus de construction identitaire des genres dans la Chine des réformes. L’un et l’autre produisent alors une séparation ontologique entre le patriarcat, appartenant à la culture ou au discours, et le capitalisme, relevant de l’économie et du monde matériel. L’analyse historique que nous offrons réfute ce cloisonnement des catégories d’analyses que sont les classes et le genre en des sphères différenciées sur le plan ontologique. Notre approche matérialiste considère plutôt la production et la reproduction de vie matérielle et culturelle comme se situant sur le même plan, soit celui des pratiques sociales centrées autour d’enjeux (Kergoat 2009).

Les dagongmei : entre capitalisme et patriarcat

La Chine maoïste (1949-1978) ne disposait pas d’une main-d’oeuvre capitaliste : les travailleuses et les travailleurs n’étaient pas séparés des moyens de production et le travail ne pouvait ni être vendu ni être acheté sur le marché (Andreas 2008). Après 1978, les réformes économiques ont graduellement mené à l’émergence d’un marché du travail capitaliste. Les entreprises d’État ont alors été soumises à des normes de rentabilité capitaliste, puis elles ont procédé à des licenciements massifs qui ont produit une « armée de réserve » ouvrière qui n’était plus encadrée à vie par les danwei[2]. Séparés des moyens de production, les travailleuses et les travailleurs industriels ont été contraints d’investir le marché du travail pour garantir leur subsistance (Andreas 2008; Jean 2017). Alors qu’à la campagne le système de responsabilité familiale instaurait des incitatifs économiques pour stimuler la hausse de la productivité, une population constituée de la main-d’oeuvre rurale excédentaire est apparue (Andreas 2008; Jean 2017). Les zone économiques spéciales, dès 1984, ont permis à l’industrie exportatrice, qui s’est développée d’abord au Guandong, de mobiliser cette main-d’oeuvre qui a été employée au profit des industries exportatrices (Jean 2017). Cette migration a joué un rôle majeur dans le « miracle » économique chinois : dans certaines villes côtières, les migrantes et les migrants constituent de 70 % à 80 % de la main-d’oeuvre industrielle, leur population croissant rapidement au gré de l’augmentation spectaculaire des exportations chinoises (Jean 2017).

Les travailleuses migrantes – les dagongmei ‒ sont au centre de ce processus de développement. Ces jeunes célibataires, âgées de 16 à 40 ans, d’origine rurale, quittent leur village pour venir travailler dans les villes industrielles (Pun et Huilin 2010). Elles travaillent le plus souvent dans des usines où règne une sévère discipline (Chan et Xiaoyang 2003), sont logées soit dans des dortoirs situés à proximité des usines (Pun 2007), soit chez des familles appartenant à des réseaux de parenté élargis, et elles remettent une bonne partie de leur salaire à leur famille. Vers 35 ans, elles retournent généralement dans leur village natal pour se marier, fonder une famille et s’occuper de la ferme familiale (Fan 2009; Pun 2016; Pun, Chan et Chan 2009).

La régulation du processus de travail dans ces usines repose sur un travail industriel intensif dans lequel la discipline permet de maximiser la productivité, tout en réduisant le coût de la main-d’oeuvre. Ching Kwan Lee (1995) a montré la manière dont l’organisation des usines et des dortoirs pour les ouvrières mobilise des réseaux sociaux – les guanxi ‒ qui prennent naissance dans les villages et dans les liens de parenté. L’usine et les dortoirs sont organisés et divisés en fonction de ces réseaux, de sorte que, plutôt que de constituer une forme de rupture avec le monde rural, les migrations de travail reproduisent les rapports de pouvoir genrés et la division sexuelle du travail traditionnelle (Lee 1995; Pun 2006).

Lorsqu’elles sont envoyées dans les usines pour y travailler, les dagongmei migrent généralement par l’entremise de ces réseaux (Lee 1995; Pun 2006 et 2016) qui leur fournissent, la plupart du temps, les contacts nécessaires pour trouver un emploi. L’emprise de ces réseaux ne s’arrête d’ailleurs pas aux portes des usines : elle se prolonge jusque dans l’organisation du travail de l’entreprise elle-même. Puisque les postes d’autorité sont généralement assumés par des hommes, la direction des usines peut utiliser le pouvoir et le prestige lié à l’appartenance des gestionnaires à ces réseaux pour faire pression sur leur parentèle et ainsi réguler le comportement des dagongmei et s’assurer de leur loyauté envers l’entreprise (ibid.). Comme ces gestionnaires disposent d’une ressource de clientélisme précieuse, par leur capacité à fournir des emplois, les familles clientes cherchent à rester dans leurs bonnes grâces et utilisent leur autorité sur les jeunes femmes pour qu’elles se conforment à la sévère discipline des usines. Ainsi, en maintenant le contrôle familial traditionnel sur les jeunes femmes, ces réseaux permettent d’expliquer la relative obéissance des dagongmei.

La trajectoire de migration des dagongmei ‒ qui partent des villages pour aller à l’usine puis reviennent ensuite au village pour le mariage – est façonnée de manière importante par des facteurs institutionnels (Fan 2004, 2003 et 2002; Pun 2016). Ces facteurs, parmi lesquels le système de responsabilité familiale (SRF)[3] et le hukou[4] jouent un rôle de premier plan, contribuent à créer le régime de travail spécifique dans lequel les dagongmei viennent s’inscrire.

Le SRF distribue les terres collectives entre les familles, selon une logique non capitaliste où les besoins des familles appartenant à la collectivité villageoise sont pris en considération (Andreas et Zhan 2015). Or, l’accès des femmes à l’usage des terres est fragilisé par la structure patrilocale exogame[5] du mariage puisqu’elles sont destinées à quitter leur famille et leur village pour se marier, ce qui nuit à leur accès à la propriété (Summerfield 2006) et favorise une rationalité selon laquelle les jeunes femmes constituent une perte nette pour la famille, et où elles sont enjointes à travailler afin de rembourser leur « dette » envers la famille (Fan 2004).

Les occasions pour les dagongmei de sortir de l’encadrement de ces réseaux migratoires sont limitées par le hukou, celui-ci les excluant de tout soutien de l’État : elles restent ainsi dépendantes de leur famille pour avoir accès à une solidarité sociale (Fan 2004, 2002 et 2003)[6]. Jusqu’en 1998, le hukou se transmettait par la mère, ce qui limitait la désirabilité des dagongmei sur le « marché matrimonial » urbain, parce l’exclusion des titulaires de hukou ruraux des services sociaux étatiques pouvait se transférer aux enfants (Fan 2004). Après 1998, les enfants ont pu hériter du statut urbain de leur père, mais les pratiques de mariage ont été peu modifiées, le statut rural conféré par le hukou entraînant des discriminations envers les migrantes, considérées comme des citoyennes de seconde zone par la population urbaine, de sorte que l’homogamie est restée la norme.

L’exclusion des migrantes et des migrants du soutien étatique fait en sorte que la possession d’une terre à la campagne et l’inscription des individus dans la solidarité rurale traditionnelle centrée sur la famille patriarcale est une des seules formes de sécurité sociale accessible aux titulaires de hukou rural. Cela met une pression sur les familles pour qu’une fois mariés un ou une des deux époux reste à la campagne pour s’occuper des terres, ce qui mène à une division du travail sur le plan conjugal dans la mesure où les revenus issus de l’agriculture sont de plus en plus insuffisants pour subvenir aux besoins de la famille (Pun 2016). La forme particulière que prend cette division du travail, avec la conjointe qui reste à la campagne et le conjoint qui continue le travail migrant, est alors conditionnée par deux types de facteurs.

Premièrement, l’idéologie chinoise traditionnelle considère les femmes comme appartenant au monde « intérieur » et les hommes, au monde « extérieur » (Jacka 1997; Fan 2003 et 2004). L’idéal confucéen valorise en effet les femmes qui limitent au maximum leurs interactions avec le monde extérieur au foyer familial, surtout avec les hommes, alors que ces derniers sont présentés comme les représentants de la famille à l’extérieur, dans la communauté et dans les transactions commerciales (Jacka 1997). Le confucianisme est donc indissociable de l’organisation familiale traditionnelle et en vient à constituer la face idéelle des rapports sociaux de sexe chinois.

Deuxièmement, le marché du travail dans les zones économiques spéciales est fortement segmenté selon le sexe en fonction des attentes des organismes employeurs et des agences de recrutement qui mènent à une discrimination au détriment des femmes de plus de 25 ans (Fan 2002 et 2004). La disponibilité d’une abondante main-d’oeuvre féminine et jeune attire les investissements étrangers, et cette dernière est socialement construite comme répondant particulièrement bien aux besoins du travail manufacturier : les jeunes femmes sont en effet considérées comme minutieuses, capables d’un travail délicat, disciplinées et faciles à contrôler. Les hommes étant socialement construits comme plus adaptés à un travail lourd et difficile physiquement, ils sont dès lors recherchés dans la très florissante industrie de la construction. Ces constructions sociales mènent alors à une forte ségrégation en fonction des sexes sur le marché du travail urbain (Fan 2004).

Ce type de division du travail renforce aussi le contrôle exercé par les hommes sur les femmes et place ces dernières en position de subordonnées. Dans la mesure où la famille patrilocale exogame inscrit les femmes dans un milieu social qui leur est étranger, elles sont souvent considérées comme étrangères aux familles, et donc exclues des décisions (Jacka 1997). Étrangères à la famille dans leur jeunesse, parce qu’elles sont destinées à la quitter, et étrangères à la famille après leur mariage, car elles viennent de l’extérieur, les femmes sont confinées dans un statut social paradoxal où elles sont associées au « monde intérieur », tout en étant extérieures aux familles[7]. De plus, l’absence de sécurité sociale à la campagne fait reposer sur la famille le fardeau d’entretien des jeunes enfants, des personnes aînées et des malades. En l’absence des hommes, mais aussi sous la pression de l’idéologie traditionnelle, ce sont donc les femmes qui effectuent ce travail pour le compte d’une famille qui est, en définitive, contrôlée par les hommes.

Les interactions entre le contrôle institutionnel, l’idéologie traditionnelle et la demande d’une force de travail bon marché ont pu mobiliser le surplus de main-d’oeuvre dans les campagnes chinoises dans un régime de travail migrant fortement segmenté en fonction des sexes et produisant des trajectoires de migrations genrées. Ainsi, l’inscription des dagongmei dans des rapports sociaux patriarcaux a contribué à construire le type de main-d’oeuvre bon marché attendu par les investisseurs capitalistes; par la création de hiérarchies à l’usine, cette inscription a concouru à la production de l’hégémonie patronale. Le statut de dagongmei n’est alors qu’un moment particulier dans la vie de ces femmes qui, pour reprendre l’expression de Nicole Laurin et Danielle Juteau (1988 : 203), « n’ont de liberté que celle qui leur permet de circuler entre les lieux multiples de leur oppression ».

Des rapports de sexage

Les dagongmei sont mises en circulation, au profit de la famille, dans un marché du travail segmenté à un moment de leur trajectoire de vie où leur force de travail est sous-utilisée. Elles sont ainsi intégrées dans des dynamiques capitalistes d’extraction du surtravail, alors que le retour au village en vue du mariage marque une nouvelle étape dans l’appropriation de leur force de travail par une nouvelle famille pour qui leur présence est gage de sécurité sociale. Dans ces migrations circulaires, les femmes sont soumises à un contrôle, direct ou indirect, de la part de l’unité familiale à laquelle elles appartiennent, et ce contrôle est renforcé par des mesures institutionnelles dont le hukou est une des pièces maîtresses. Cet état de fait est accompagné par l’idéologie néoconfucéenne, qui offre une vision cosmologique assignant aux femmes et aux hommes, par l’entremise de catégories binaires, les qualités personnelles requises pour justifier leur place dans la hiérarchie sociale et dans la division du travail.

Ces modalités de contrôle des femmes elles-mêmes, couplées à l’appropriation de leur force de travail, suggèrent que le concept de sexage développé par Colette Guillaumin (1978a et 1978b) possède une portée heuristique importante pour rendre compte de la situation des Chinoises. En effet, dans le rapport social de sexage, c’est le corps des femmes qui est directement l’objet de l’appropriation, et non seulement leur travail. De cette appropriation découlent les rapports sociaux d’exploitation et de domination de la classe des femmes par la classe des hommes. L’ensemble de ce rapport social serait, à son tour, justifié, dans la culture occidentale du moins, par l’idée de nature, qui présente les femmes comme des êtres naturels, alors que les hommes seraient, eux, plus près de la culture (Guillaumin 1978a et 1978b; Laurin et Juteau 1988).

Dans le cas de la Chine des réformes, le contrôle exercé par les familles et les entreprises sur la force de travail des femmes, mais aussi sur leur corps, notamment par la discipline au travail, le confinement dans des dortoirs et l’inscription dans des réseaux sociaux villageois, suggère une explication de leur situation en termes de sexage. Le néoconfucianisme, comme face idéelle des rapports de sexage chinois, jouerait alors le rôle pris par l’idée de nature dans la pensée patriarcale occidentale.

Une conceptualisation du genre problématique

Les interactions entre, d’un côté, ce qui apparaît comme une logique de sexage et, de l’autre, ce qui semble correspondre à une logique capitaliste posent aussi la question de la coproduction et de l’imbrication mutuelle des dynamiques d’oppression et d’exploitation. Cette problématique exige de se pencher sur le type de conceptualisation du genre qui sous-tend les travaux féministes que nous venons de résumer.

Dans la littérature sur les dagongmei cohabitent deux types de conceptualisation du genre. D’abord, dans la lignée de Tamara Jacka (1997), la première conceptualisation repose sur une réappropriation critique de certains travaux féministes issus de l’anthropologie structurale, principalement sur le travail de Sherry B. Ortner (1974) qui soutient que, dans la culture, les femmes sont généralement représentées comme plus proches de la nature, les hommes l’étant de la culture. Or puisque la culture, construite sur des catégories cognitives binaires, permet de « transcender le donné de l’existence naturelle, de le plier à ses objectifs » (Ortner 1974 : 11), il en découle que l’association entre les femmes et la nature aurait mené à une dévaluation symbolique de ces dernières et à la conclusion que les hommes (la culture, le « maîtrisable ») devaient contrôler les femmes (la nature, le « non maîtrisable »). Les représentations hiérarchisantes métaphoriseraient les rapports sociaux et contribueraient aussi, en même temps, à les produire.

La seconde conceptualisation tire ses sources d’une analyse poststructuraliste proche de la pensée de Michel Foucault. Les travaux de Ngai Pun (1999 et 2007) sont caractéristiques de cette tendance. En cherchant à comprendre la constitution des dagongmei au travers du processus disciplinaire qui les produit, et en mettant en évidence les mécanismes par lesquels ces dernières participent elles-mêmes à se construire discursivement comme sujet dagongmei, c’est-à-dire telles de jeunes femmes modernes et libérées sexuellement (Pun 2004), ces travaux ancrent leur conception du genre dans les pratiques discursives qui façonnent les sujets pour que ceux-ci puissent répondre aux besoins de l’accumulation capitaliste.

La première conceptualisation est problématique dans la mesure où elle considère le sexe biologique comme un acquis plutôt que de le voir en tant que catégorie sociale. Or en estimant que le sexe biologique est une évidence, on s’empêche de saisir la raison pour laquelle « les sociétés utilisent des différences biologiques, génétiques ou somatiques comme moyens de classification et de catégorisation » (Juteau 1999). Est ici perdue la capacité de critiquer l’idéologie qui essentialise les différences entre les hommes et les femmes. Par conséquent, ces analyses sont capables de critiquer les injustices faites aux femmes, mais elles ont de la difficulté à concevoir que le groupe « femme » puisse être lui-même le produit des rapports sociaux.

La seconde conceptualisation, pour sa part, pose un problème dans la mesure où elle situe l’oppression des femmes dans la sphère discursive, tout en cohabitant, dans son analyse du capitalisme, avec une théorisation plus près du marxisme (Pun et Smith 2007; Pun et Huilin 2010), de sorte que l’on débouche sur une séparation ontologique entre, d’un côté, le patriarcat, appartenant à l’idéologie et au domaine discursif, et, de l’autre, le capitalisme, relevant de l’économie et du monde matériel. On aboutit alors à une conceptualisation du genre non matérialiste pour autant que l’on ne théorise pas les pratiques matérielles de l’exploitation des femmes (Delphy 1982). Les interactions entre le capitalisme et le patriarcat deviennent alors difficiles à penser autrement qu’en traitant ce dernier comme subordonné au capitalisme.

Le renvoi du patriarcat et du capitalisme à des niveaux analytiques ontologiquement différents reflète une des questions auxquelles tentent de répondre les théories de l’intersectionnalité (Bilge 2010). En effet, plusieurs de ces conceptions (Crenshaw 2005; Yuval-Davis 2006 et 2012) renvoient la classe à l’économie et le genre au discours. Le problème qui se pose alors est celui de réconcilier une théorie, qui a pour objectif premier de concevoir les rapports sociaux comme mutuellement constitutifs et comme se coproduisant les uns les autres, avec une ontologie, qui considère que ces rapports sociaux ne relèvent pas du même plan explicatif.

Or, ces rapports n’ont d’existence qu’au travers l’action d’êtres humains réels : en ce sens, capitalisme, genre ou sexage sont des abstractions, des catégories d’analyse qui, bien qu’elles soient essentielles, n’ont d’existence matérielle que parce qu’elles sont produites par l’entremise de pratiques sociales historiquement constituées. Les théories pour lesquelles les catégories sociales (classe, sexe, race principalement) possèdent une base ontologique distincte et irréductible finissent par avaliser une forme de structuralisme, puisque la « nature » des catégories sociales est tenue pour acquise. Nous suggérons plutôt une approche matérialiste selon laquelle la réalité sociale est ontologiquement historique : ce sont les luttes sociales nouées autour d’enjeux spécifiques, qu’ils soient matériels ou symboliques, qui en viennent à structurer, dans un processus dépendant au sentier[8], les différentes catégories découvertes par l’analyse sociologique. Ni les classes sociales ni les classes de sexe ne préexistent aux rapports sociaux par lesquels elles sont produites et doivent, par conséquent, être conceptualisées comme le résultat d’un processus historique qui les construit et sur lequel elles agissent à leur tour.

Le travail des femmes dans la Chine impériale tardive (1000-1911) : la propriété encastrée dans les rapports de parenté

Dans la Chine impériale tardive, la famille était imbriquée dans une forme de propriété collective qui dérivait d’une structure juridique créée par l’État pour gérer la taxation et permettre le culte des ancêtres, soit la « patricorporation », qui formait la cellule de base de la production et de l’ordre social. Elle jouait un rôle économique, juridique et social central et intégrait les familles dans une institution directement subordonnée à l’État (Birge 2002; Gates 1989 et 1996).

La famille se définissait comme un groupe de personnes vivant sous le même toit, produisant collectivement et partageant un budget collectif (Ebrey et Watson 1986). Elle était régie par la patrilinéarité, le mariage patrilocal exogame et l’autorité patriarcale. Les aînés masculins jouissaient d’une autorité juridique et disposaient de pouvoirs étendus sur la famille, notamment celui de faire appliquer la loi et d’administrer des châtiments pouvant aller jusqu’à la mort (Birge 2002; Ebrey 1984; Gates 1989 et 1996). Cette hiérarchie était renforcée par le confucianisme et soutenue par le concept de piété filiale, qui stipulait que les enfants avaient une dette inextinguible envers leurs parents qui leur avaient donné la vie et avaient investi en leur personne temps et ressources (Birge 2002).

Puisque les droits de propriété étaient conçus comme une sous-catégorie du droit de la famille (Gates 1989 et 1996), ils encastraient les rapports de production dans les relations de parenté et permettaient la distribution de la propriété et des surplus au profit des hommes. Le confucianisme soutenait ces rapports sociaux de sexe en enjoignant les femmes à produire plus que leur consommation personnelle pour permettre aux patricorporations d’accumuler terres et richesses qui se transmettaient aux mâles des générations suivantes par héritage (Gates 1989 et 1996).

La patricorporation était l’institution où se rencontraient deux modes de production différents : la petite production marchande (PPM) et le mode de production tributaire. Dans ce dernier mode, une contribution en nature, en argent ou en travail était extraite des productrices et producteurs directs, et utilisée par la classe dirigeante pour entretenir l’État et fournir certains services publics. À côté de ce mode de production tributaire coexistait une PPM non capitaliste qui avait mené à un niveau de commercialisation important soutenant des villes et une classe marchande prospère (Gates 1989 et 1996).

La Chine impériale, avant les Song (960-1279), était caractérisée par une division du travail où les hommes travaillaient aux champs et les femmes tissaient. La taxation institutionnalisait cette division du travail en définissant une contribution féminine, sous forme de textiles, et une contribution masculine, sous forme de produits agricoles. Cependant, à partir des Song les contributions ont été de plus en plus souvent exigées en argent, de sorte que la division sexuelle du travail institutionnalisée dans le système fiscal s’est trouvée remise en question (Bray 1997). Le prestige dont jouissait la production textile dans l’équilibre économique intrafamilial en a été modifié en rendant indifférenciées les contributions de chacun et de chacune, à un moment où le textile commençait de surcroît à perdre la fonction monétaire qu’il avait joué jusque-là (Lamouroux 2002).

La division constante des terres entre les héritiers masculins rendait le travail des hommes aux champs de plus en plus redondant. Ces derniers ont fini par investir la PPM, y monopoliser les tâches prestigieuses et ont pu s’imposer comme les dirigeants de la production marchande à partir des Ming (1368-1644), avec pour résultat qu’au début des Qing (1644-1911) la production textile était contrôlée par les hommes, même si le gros du travail restait effectué par les femmes (Bray 1997).

Cette évolution reléguant les femmes aux tâches déqualifiées et dévalorisées, leur prestige social sera recentré sur leur rôle d’épouse et de mère, et les jeunes femmes seront alors de plus en plus traitées comme des marchandises (Gates 1989 et 1996), ce qui provoquera ainsi une séparation entre deux moments charnières de la vie des femmes : la jeunesse, où elles appartiennent à leur famille d’origine et où leur statut est fragile, et l’âge adulte, où elles font partie de la patricorporation de leur mari et où leur prestige social dépend de leur capacité à mettre au monde des enfants mâles pouvant perpétuer la lignée.

Ce sera dans ce contexte que les femmes seront exposées aux pressions malthusiennes subies par les patricorporations évoluant dans une dynamique de développement involutive[9]. En effet, à cause de la réduction constante de la taille des exploitations agricoles par leur division entre les hommes qui en héritaient, les familles paysannes se sont repliées sur la PPM pour combler le manque à gagner causé par l’érosion de la taille de leurs exploitations, le tout au détriment de la productivité du travail (Huang 1990; Brenner et Isett 2002).

Dans le climat économique hautement concurrentiel de la PPM, où les familles pouvaient, en quelques générations, connaître une ascension sociale importante ou bien être reléguées à la famine (Gates 1989 et 1996; Johnson 1985), disposer d’une flexibilité dans la gestion de la force de travail pouvait s’avérer un avantage décisif. Or, la gestion du précaire équilibre entre les ressources à leur disposition et la survie qui guidait les décisions économiques des patricorporations se trouvait encastrée dans des rapports de parenté hiérarchisés et patriarcaux. Ajouter ou retirer un ou une membre de la famille pouvant faire la différence entre richesse et pauvreté – voire entre mort et survie ‒, les jeunes filles, en vertu de leur statut de membres partielles des patricorporations, en sont venues à jouer le rôle de variables d’ajustement permettant aux familles de rétablir l’équilibre entre le travail à réaliser et les ressources disponibles.

L’infanticide féminin fournissait un premier moyen de procéder à cet ajustement. L’adoption et le mariage constituaient d’autres moyens de régulation de la main-d’oeuvre qui ont pris la forme de transactions commerciales (Gates 1989 et 1996). Les jeunes filles étaient vendues et achetées sur le marché lors de transactions qui se présentaient comme des contrats d’adoption ou de mariage, mais qui étaient marquées par l’échange d’importantes sommes d’argent (Gates 1996; Watson 1980). La pratique était tellement répandue que, dans le sud du pays, « pratiquement tous les foyers domestiques étaient directement ou indirectement affectés par la vente de personnes » (Watson 1980 : 223).

C’est dans un tel contexte qu’il faut replacer la question du bandage des pieds, trop souvent considérée comme une pratique érotique, alors qu’en fait elle relève de l’inscription de rapports de sexage sur le corps des femmes. Située dans la vision du monde néoconfucéenne assignant les femmes à l’intérieur, cette pratique a touché environ un milliard d’entre elles durant une période d’un millénaire et constitue une des caractéristiques les plus spectaculaires de la différenciation qui s’opère entre les sexes dans la Chine impériale. Cette pratique jouait un rôle important dans l’institutionnalisation de la division sexuelle du travail. Le bandage des pieds était en effet une forme de discipline faisant partie intégrante d’un « système de marque » (Guillaumin 1977), et qui permettait d’imprimer dans le corps le rôle qui était dévolu aux femmes dans la production textile, tout en les empêchant de prendre part au travail agricole réservé aux hommes (Bossen et autres 2011; Brown et autres 2012; Gates 2001).

Le fait que les femmes servaient de variables d’ajustement de la main-d’oeuvre montre que l’encastrement de la force de travail dans les rapports de parenté conditionnait la forme spécifique prise par les rapports de sexage. Alors que, dans le capitalisme, la force de travail est vendue et achetée sur le marché dans le contexte d’un rapport contractuel qui en limite l’usage dans le temps, le cas du travail des femmes dans la Chine impériale tardive ne semble pas poser de telles contraintes. C’est le corps des femmes qui circule, et non leur simple force de travail. Il s’agit bien d’un rapport de sexage, puisqu’ici « le corps est un réservoir de force de travail, et c’est en tant que tel qu’il est approprié » (Guillaumin 1978a : 9). Comme le montre l’exemple du bandage des pieds, un tel rapport a des conséquences sur le corps, qui loin d’être une catégorie purement naturelle, devient le lieu dans lequel il vient s’inscrire. Le corps est alors socialement construit, et pas seulement dans la pensée : il l’est aussi physiquement, notamment par l’utilisation d’« objets amovibles, externes, qui interviennent sur la motricité ou la liberté du corps » (Guillaumin 1992 : 121) et qui avalisent l’inscription des femmes dans un « système de marque » (Guillaumin 1977) où leur corps, socialement construit, signale la place qu’elles doivent occuper dans la hiérarchie sociale.

Les femmes dans la République chinoise (1911-1949) : la naissance des dagongmei et le système de travail contractuel

En 1911, l’Empire a été remplacé par une république, mais la structure sociale rurale est restée relativement intacte, si bien que la patricorporation a continué d’être l’unité de base de la production (Myers 2002). En 1930, le Code civil instituait l’égalité de droit entre les hommes et les femmes, mais beaucoup des pratiques sociales du monde paysan sont demeurées inchangées : les modèles de mariage patrilocaux exogames ont persisté, tandis que les parents ont contourné les nouveaux droits d’héritage des femmes en partageant leurs avoirs entre leurs fils avant leur mort et que les pères ont continué d’exercer leur autorité selon les normes confucéennes (Huang 2001). Ainsi, les paysannes étaient toujours englobées dans des rapports sociaux de sexe institutionnalisés dans les familles (Okco 1991).

Toutefois, la PPM va subir d’importants changements à la suite de l’intégration forcée de la Chine dans le marché mondial, qui l’a confrontée aux importations européennes de textile et à l’introduction des métiers à tisser industriels dans les villes ouvertes (Feuerwerker 2006a et 2006b). À partir des années 20, la production textile qui employait les femmes dans les patricorporations a décliné au point où les jeunes femmes sont devenues une main-d’oeuvre excédentaire (Feuerwerker 2006a et 2006b; Honig 1983 et 1992; Perry 1993).

L’affectation de main-d’oeuvre à la production textile familiale apparaissant de moins en moins attirante à mesure que la production industrielle gagnait des parts de marché (Cantin 2009), les patricorporations ont introduit le salariat dans l’ensemble de leurs stratégies économiques : le phénomène des migrations de travail prend alors son envol.

L’industrie textile mécanisée qui absorbera ce surplus de travailleuses avait été longtemps dominé par des artisans, mais durant les années 20 certains emplois sont rendus obsolètes par le progrès technologique, tandis que d’autres voient leur désignation genrée changer sans que les tâches soient modifiées, faisant passer l’emploi de qualifié à non qualifié – avec la diminution de salaire que cela implique ‒ par la simple redéfinition du poste comme « féminin » (Cantin 2009). Cette déqualification a fragilisé les organisations ouvrières basées sur le savoir-faire artisanal et quand, en 1927, le mouvement ouvrier a été massacré par le gouvernement nationaliste, le patronat a eu la voie libre pour réorganiser entièrement l’industrie. À partir de ce moment-là, un nouveau système de travail contractuel commence à alimenter l’industrie textile en main-d’oeuvre féminine (Honig 1983 et 1992).

Ce système de travail migrant présente une ressemblance frappante avec le cas des dagongmei. Ces migrantes étaient âgées de 14 à 25 ans et quittaient leur famille, alors que les hommes restaient au village pour cultiver la terre (Honig 1992). Les migrations étaient organisées en fonction des villages d’origine et permettaient de soumettre les travailleuses à un contrôle coutumier qui passait par des réseaux de parenté s’étendant souvent aux recruteurs de main-d’oeuvre, aux contremaîtres et aux locateurs qui fournissaient du logement (Hershatter 2007). Par conséquent, ces travailleuses demeuraient encadrées par les liens coutumiers traditionnels.

À partir de 1927, le recrutement de l’industrie textile en pleine expansion se restructure et le système de travail contractuel apparaît (Honig 1983). Dans ce système, des membres de la pègre se sont constitués en intermédiaires entre les familles et les filatures. Ces « entrepreneurs » parcouraient les campagnes et achetaient des jeunes femmes pour ensuite les vendre sur le marché du travail urbain, comme ouvrière textile principalement, mais aussi comme serveuse, cuisinière, chanteuse ou prostituée (Honig 1983).

Le contrat de vente passé entre la famille et les « entrepreneurs » se présentait comme un contrat de travail, mais avec des clauses qui l’assimilaient plutôt à un acte de location à durée déterminée. En échange de versements annuels faits à la famille, l’« entrepreneur » s’engageait à nourrir la jeune fille, mais elle lui devait obéissance totale et voyait ses revenus saisis (Honig 1983). La famille qui mettait ainsi sa fille sous contrat se trouvait donc à céder son autorité parentale à l’« entrepreneur ».

Les conditions de vie de ces femmes étaient marquées par un contrôle patriarcal serré. D’abord transportées jusqu’à Shanghai dans des bateaux de marchandises ou en train, elles étaient logées dans des dortoirs surpeuplés et nourries avec des rations alimentaires constituées du minimum absolu. Leurs mouvements étaient surveillés par des hommes de main, ou nervis, à la solde des « entrepreneurs ». Dans de telles conditions, la santé de ces femmes était précaire, et plusieurs étaient violées ou devaient exécuter des tâches domestiques en plus du travail industriel (Honig 1983).

Les migrations s’organisant autour de relations sociales nées à la campagne, les liens sociaux tissés dans le monde rural contribuaient à maintenir le statut de dépendance des jeunes femmes instauré dans le monde rural. Ces migrations étaient donc en mesure de réactualiser, dans un contexte urbain, les normes sociales préexistantes, d’autant plus qu’elles s’harmonisaient avec les impératifs économiques qui conditionnaient les choix microéconomiques des familles.

Les femmes dans la République populaire : un collectivisme patriarcal

La période maoïste (1949-1978) aurait pu constituer une rupture avec ces rapports de sexage puisque le Parti communiste chinois visait l’égalité entre les hommes et les femmes (Hershatter 2007). Le régime avait construit son modèle de développement sur un mélange de rupture et de continuité avec la structure sociale de l’ancien régime (Hinton 2008) et instauré un socialisme agraire dans lequel les terres et les moyens de production appartenaient aux collectivités locales, souvent centrées autour d’un regroupement de quelques villages.

La famille était l’unité de base de ces collectivités, à partir de laquelle les petits lopins privés, les emplois et les ressources du collectif étaient distribués à la paysannerie, alors que les salaires de tous les membres de la famille étaient versés directement au père, qui en avait le contrôle effectif (Hershatter 2007). L’exogamie du mariage était inscrite dans la loi, alors que sa patrilocalité était garantie par l’organisation de la production (Johnson 1983). Les villages collectivisés et leurs équipes de production étaient en effet des structures fermées dans lesquelles il était pratiquement impossible d’entrer, ce qui donnait une propriété effective aux hommes et perpétuait la pratique de l’héritage masculin, mais cette fois-ci de manière collective (Lavely 1991). Le hukou, établi durant les années 50, institutionnalisait l’appartenance aux collectivités agraires mais, en se transmettant par la mère et en limitant la mobilité, il favorisait les mariages arrangés dans les réseaux constitués autour des solidarités villageoises (Lavely 1991).

La gestion des moyens de production, placée sous l’autorité d’un leader politique, privilégiait le développement de relations clients-patrons hiérarchisées desquelles les femmes étaient exclues. Ces relations de clientélisme formaient d’immenses réseaux traversant l’ensemble de la société qui étaient souvent imbriqués avec des relations de parenté (Oi 1985; Walder 1992 et 1995). De tels réseaux exerçaient un rôle dans la distribution du pouvoir et des ressources, et ils influençaient l’application des lois. Pour un paysan par exemple, être favorisé dans la redistribution périodique des terres disponibles ou faire pencher une décision judiciaire en sa faveur dépendait souvent du maintien d’une bonne relation avec ses patrons.

Les femmes étaient exclues de ces réseaux à cause des effets du mariage patrilocal exogame. De plus, l’accès aux postes d’autorité dépendant de la participation aux instances du parti, les femmes, qui devaient cumuler travail salarié, tâches domestiques et travail de soin (care), disposaient de peu de temps à investir dans de telles activités. Lorsqu’elles le faisaient, elles étaient soupçonnées d’être de mauvaises mères et de mauvaises conjointes, de sorte qu’il leur était très difficile de récolter le prestige nécessaire à l’avancement d’une carrière politique (Johnson 1983). Soumises à ce double standard, elles étaient exclues de la vie politique, dans un régime où le politique commandait presque tous les aspects de la vie.

Le régime cherchait à émanciper les femmes par le travail salarié, mais cette politique ne pouvait être qu’insuffisante. La mainmise des hommes sur les postes de commandement et sur les familles reproduisait la division sexuelle du travail par l’attribution de tâches domestiques aux seules femmes et par l’organisation du travail dans les collectifs, où les hommes monopolisaient les emplois les plus faciles, les plus prestigieux et les mieux payés (Hershatter 2007; Johnson 1983).

Ainsi, alors que s’ouvre l’ère des réformes en 1978, les rapports sociaux de sexe institutionnalisés dans la famille, le hukou et le mariage patrilocal exogame sont encore bien vivants. Le SRF, en recentrant la production agricole sur la famille, a fait renaître certaines stratégies traditionnelles de gestion de la main-d’oeuvre qui vendaient la force de travail des jeunes femmes pour combler les besoins des familles. Ainsi sont apparues, ancrées dans des rapports sociaux historiquement constitués, les dagongmei.

Conclusion : sexage et développement capitaliste

Notre analyse montre un modèle de prolétarisation partiel subissant l’influence des rapports sociaux de sexe. La patrilinéarité de la propriété familiale puis de la propriété collective limitait l’accès des femmes aux moyens de production et aux ressources. Cette relation sociale de propriété sexo-spécifique fragilisait le statut des femmes à une époque de leur vie où elles étaient considérées comme ne faisant pas partie de la famille. La faiblesse des liens sociaux qui attachaient les femmes aux moyens de production et aux institutions qui encastraient les rapports de production les plaçait dans une situation où elles étaient exposées à une appropriation de leur travail par l’exercice d’un contrôle serré de leur corps.

L’apparition du capitalisme, sous la République puis durant la période contemporaine, a fait évoluer le statut d’esclave des jeunes femmes vers celui de « prolétaires-esclaves » : des esclaves, dans le sens où, tout comme dans la Chine impériale, ni leur travail ni leur corps ne leur appartiennent, mais aussi des prolétaires dans le sens où elles sont séparées des moyens de production, où elles circulent comme marchandises sur un marché du travail capitaliste et où elles sont soumises à des impératifs de productivité du type capitaliste. Leur corps, en tant que « réservoir de force de travail » (Guillaumin 1978a : 9), reste approprié par leur famille, mais leur force de travail circule néanmoins sur le marché, où elles sont louées aux entreprises capitalistes avides de main-d’oeuvre bon marché.

La force de travail des jeunes femmes n’est certes pas « distincte de son support/producteur » (Guillaumin 1978a : 9), mais elle peut néanmoins, contrairement aux rapports de sexage tels qu’ils ont été définis par Guillaumin, « être mesurée en “ quantités ” (de temps, d’argent, de tâches) » (Guillaumin 1978a : 9), et ce, parce que la force de travail est soumise à des impératifs de type capitaliste. En effet, à cause des impératifs concurrentiels auxquels les entreprises capitalistes sont soumises, celles-ci doivent constamment améliorer la productivité, ce qui passe par une intensification du travail nécessitant l’instauration d’un régime de travail disciplinaire. Ainsi, les rapports de sexage constitués dans la Chine impériale tardive se trouvent réactualisés dans le mode de régulation du travail présent dans les zones économiques spéciales.

La période maoïste a constitué une rupture dans cette évolution, dans la mesure où le Parti communiste chinois avait comme objectif déclaré d’instaurer une égalité des sexes réelle. Cependant, le maoïsme avait placé les réseaux patrilinéaires de parenté à la base du collectivisme agraire, ce qui permettait un contrôle effectif de la propriété par les hommes. Aux prises avec le problème de la subordination des femmes, les maoïstes l’expliquaient par des facteurs idéologiques déconnectés de la pratique sociale. À leurs yeux, les réminiscences du mode de pensée féodal conditionnaient les attitudes et les comportements patriarcaux. C’était une explication classique tirée des thèses d’Engels, mais elle était néanmoins contradictoire par rapport à leur supposé matérialisme, puisque pour les marxistes l’idéologie devrait normalement être déterminée par la base matérielle de la société. En réduisant la « base matérielle » à la production capitaliste et en renvoyant tout le reste à la « superstructure[10] », les maoïstes n’ont jamais été à même de conceptualiser le pouvoir des hommes comme des rapports de production traversés par une dynamique d’appropriation des corps et d’exploitation du travail des femmes. À leur avis, la subordination des femmes s’expliquait seulement par des facteurs idéologiques et culturels déconnectés de la pratique sociale.

C’est ici que l’on peut voir l’importance de penser les rapports sociaux sur le même plan ontologique : celui des pratiques sociales. En effet, si les théories intersectionnelles que nous avons mentionnées plus haut ne défendent pas la primauté de l’économie sur la culture, comme le faisaient les maoïstes, il n’en demeure pas moins que les deux paradigmes partagent une conception des rapports sociaux de sexe qui les force à enfermer le genre dans des mécanismes sociaux postulés comme relevant d’une base ontologique distincte des rapports de classe. Est alors perdue la capacité à comprendre que les rapports de sexage peuvent en fait se trouver au coeur même de l’exploitation capitaliste.