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Femme fatalities, ou les représentations des femmes fortes dans les médias, est un collectif d’articles tirés d’une série de conférences données en 2002 à Tampere en Finlande, à la Quatrième Conférence internationale des études culturelles (Cultural Studies) intitulée « Les représentations des femmes fortes dans le cinéma et les fictions télévisuelles », par des chercheuses et des chercheurs spécialisés en recherches culturelles, plus particulièrement en cinéma et dans les nouveaux médias. Adoptant résolument les filtres d’analyse du féminisme et du postféminisme, Anne Gjelsvik, professeure au Département d’art et médias de l’Université de Norvège en science et technologie, et Rikke Schubart, responsable du Centre d’études des médias de l’Université du Sud du Danemark, qui dirigent le recueil, introduisent le sujet avec un titre évocateur : « Bébés, salopes, dominatrices et lolitas… » L’ambiguïté du thème se retrouvera dans chaque article et permet de circonscrire les questionnements qui relient toutes les interventions.

Depuis les années 90, on a vu apparaître dans les jeux vidéo, les films et les émissions télévisées des personnages féminins occupant des rôles traditionnellement réservés aux garçons. Des femmes de pouvoir certes, mais également des femmes d’action et combattantes dans des jeux vidéo violents, des films d’aventures, des films de guerre, bref dans des bastions masculins.

On ne sait plus trop que penser de l’apparition de ces héroïnes étonnantes ; faut-il se réjouir de voir enfin les modèles des femmes faibles, des pin-ups et des sages épouses remplacés par des personnalités plus dynamiques ou se scandaliser du fait que ces êtres ambigus ont été inventés avant tout pour des publics mâles en soif de fantasmes ? Ces représentations posent donc tout d’abord des problèmes quant aux contenus, des genres hybrides aux phénomènes d’identités et d’identifications, de plaisirs et de violence. Puis il faut se questionner sur la réception de ces films et émissions par un public féminin ou de très jeunes filles.

Schubart et Gjelsvik font tout d’abord le tour de la littérature traitant de ce sujet délicat depuis les années 90. Ainsi, Clover (1992) met en garde contre la vision idéaliste qui voit dans ces femmes fortes des femmes libérées de leurs chaînes et qui ont désormais tous les pouvoirs dans l’inconscient collectif. Tasker (1998), par contre, ouvre de nouvelles perspectives en suggérant que les publics féminins se réapproprient de l’intérieur ces territoires traditionnellement mâles et se laissent pénétrer par la fascination qu’opèrent ces belles femmes aux superpouvoirs. Puis, plusieurs autres auteurs sont commentés à la lumière de ces deux positions. On voit que l’ambiguïté s’est transportée dans le champ d’études et que les deux visions vont s’affronter dans les exposés.

Le recueil est divisé en trois sections. La première s’intitule « Les nouveaux médias et l’esthétique post-féministe » et explore les relations entre les nouveaux médias, les nouvelles visions de la recherche féministe et postféministe ainsi que les représentations archétypales des personnages féminins. Les documents analysés vont du film français Baise-moi (Fuck Me, Virginie Despentes/Coralie, 2000) au film allemand Cours Lola cours (Lola Rennt, Tom Tykwer, 1998), en passant par le film tiré du jeu vidéo Lara Croft, Tomb Raider (Simon West, 2001). Le dernier article de cette section apporte un éclairage particulièrement intéressant sur la course hypnotisante de la jeune Lola contre le temps (de CoursLola cours dont la photo de l’actrice Franka Potente fait d’ailleurs la page-titre du recueil) sous la plume de Kim Walden (Université d’Hertfordshire, Grande-Bretagne). Walden attire l’attention sur la structure narrative de ce film en trois volets, couplé d’extraits de dessins animés. Il évoque d’une manière quasi subliminale la structure des jeux vidéo où le joueur ou la joueuse peut sans cesse revenir en arrière et perdre « des vies » pour ensuite les récupérer. Walden montre comment le cinéma peut désormais subir l’influence des jeux vidéo, au point qu’ici le personnage féminin, actif et en mouvement du début à la fin du film, devient le pivot central qui va véritablement incarner le film. Le spectateur ou la spectatrice s’approprie le corps de Lola, s’insère dans sa respiration, dans le rythme de son coeur.

La deuxième partie du recueil traite des « anciens » médias que sont les films et les émissions de télévision sous le vocable « La fiction ». Les films et séries aussi diverses que Courage under Fire (Edward Zwick, 1996), Buffy The Vampire Slayer (Joss Whedon) ainsi que Kay O’Brien, E.R. et Strong Medicine mettant en scène des femmes médecins sont analysés surtout sous l’angle des femmes pratiquant des métiers de pouvoir. L’article d’Yvonne Tasker, de l’Université d’East Anglia (Grande-Bretagne), « Women and Military Masculinities in Courage Under Fire », est particulièrement riche en réflexions sur les notions de masculinité et, en reflet, de féminité. Tasker profite de cet article pour faire une présentation exhaustive de la littérature sur la notion de masculinité et propose un tour d’horizon de ses propres constats à partir de ce film. Partant des indices visuels de l’identification masculine dans les films, soit un physique robuste et une musculature développée, elle déborde rapidement sur les différences culturelles : homme=action, homme=violence et leurs corollaires par opposition, donc femme=immobilité, etc., et la nécessité de « faire l’homme », pour les personnages féminins de pouvoir. Tous ces schémas sont décortiqués pour donner place à de nouvelles visions. À l’intérieur d’un même film, il y a désormais toute une gamme de façons d’être « homme », selon l’aspect physique, la race, le statut social. Les personnages masculins très stéréotypés des films traditionnels se voient remis en cause par les femmes fortes qui les forcent par effet d’osmose à se redéfinir eux-mêmes.

Enfin, la troisième partie du recueil explore les territoires plus glauques des films réservés à un public restreint, soit par leur thème, leur facture ou leur degré de violence ou d’érotisme. Les titres analysés sont évocateurs : Elsa, la louve des S.S. (Ilsa, She-Wolf of the SS, Don Edmonds, 1974) et Xena : Warrior Princess (Schulian et Tapert, 1995-2001). Ils rappellent que les univers de visions sadomasochistes sont à considérer surtout à travers le filtre des rites initiatiques pour mâles adolescents.

Ouvrage touffu et passionnant à lire, ce livre ne répond pour le moment à aucune des questions qu’il pose. Il établit des parallèles, confronte des points de vue et surtout ne tient rien pour acquis. Il faudra encore de nombreuses études du genre avant de comprendre l’ampleur de ce changement de vision. Les femmes fortes ont de tous temps existé, mais leur représentation a été tardive dans le monde du cinéma. Et pourtant, les fanzines de la bande dessinée présentaient dès les années 70 des images de femmes violentes, souvent bardées de cuir ou habillées comme des pin-ups aux formes débordantes, dans une presse qui se prétendait féministe. Les revues comme Ah Nana (1976-1979) en France et les Wimmen’s Comix (1971) aux États-Unis offraient au public des fanzines underground, surtout constitué de jeunes mâles selon nous, les prémisses de ce mouvement maintenant récupéré par le courant de pensée majoritaire mainstream à travers les médias de masse.

Le troisième millénaire avec ses jeunes zappeurs et zappeuses numériques apportera-t-il une nouvelle génération prête à s’emparer des fantaisies mâles pour les transformer en icônes d’une nouvelle idéologie postféministe ? Voilà le questionnement sur lequel se clôt cet ouvrage.