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L’objet de notre étude qualitative est de comparer les perceptions de l’espace résidentiel de mères de jeunes enfants vivant en France dans deux milieux urbains contrastés : un quartier central de Paris et une ville nouvelle de la banlieue parisienne. Pour atteindre cet objectif, nous avons choisi de faire porter l’analyse directement sur le contenu du discours des femmes à l’aide des nouveaux outils mis au point depuis une quinzaine d’années par les méthodes de la statistique textuelle (Lebart et Salem 1988). Ces méthodes, utilisées dans un but exploratoire, permettent d’effectuer une analyse de la distribution statistique d’unités lexicales d’un corpus donné, indépendamment de la subjectivité interprétative du chercheur ou de la chercheuse. En nous intéressant dans un premier temps essentiellement aux mots que les femmes emploient lorsqu’on les fait parler de leur lieu de vie, nous avons souhaité découvrir sans a priori leurs différentes préoccupations en matière d’espace résidentiel lorsqu’elles ont un ou une jeune enfant. Bien entendu, il sera par la suite nécessaire d’adjoindre à cette phase exploratoire une analyse de contenu thématique classique qui viendra compléter nos premières interprétations.

Les recherches sur l’habitat montrent que le sexe, l’étape dans le cycle de la vie familiale et, notamment, la présence des enfants modulent les rapports de l’individu à son environnement : avec l’arrivée des enfants, de nouveaux besoins se font sentir, surtout chez les femmes, en fait de superficie, d’espaces verts, de services, de qualité de vie et de proximité par rapport au lieu de travail.

Selon le type de milieu urbain considéré, les besoins liés à la vie avec de jeunes enfants sont plus ou moins satisfaits. On connaît ainsi les grandes oppositions qui sont généralement énoncées entre l’espace résidentiel des quartiers urbains centraux et celui des banlieues : superficie des logements, coût, espaces verts, fonctionnalité. Dans une enquête analogue à la nôtre, réalisée avec des couples résidant en Île-de-France, un peu plus âgés que ceux de notre étude et ayant plusieurs enfants d’âge scolaire, Fagnani (1989) observe que les familles habitant Paris mettent en avant la vie sociale et culturelle de la capitale, les avantages fonctionnels de la centralité, même si leur logement est plus petit et les espaces verts réduits. Les familles habitant la grande banlieue, quant à elles, soulignent le moindre coût financier permettant l’accession à la propriété d’une maison individuelle, les logements plus grands et la présence d’espaces verts, bien que le temps de transport quotidien pour se rendre sur le lieu de travail soit plus long. Bertaux-Wiame et Gotman (1993) montrent qu’en France la décision d’accéder à une maison individuelle est fortement liée à l’arrivée des enfants. Elles notent la primauté donnée à l’espace des enfants (une chambre pour chacun et chacune) et à l’idéal du jardin dans les pratiques relatives à l’habitat.

À coté des attributs fonctionnels du cadre de vie qui guident les choix résidentiels des familles interviennent aussi fortement des normes, des valeurs relatives aux attentes des parents en matière de qualité de vie quotidienne. Chez les couples avec enfants, résidant à Paris et dans sa banlieue, Levy-Leboyer et Ratiu (1993) mettent l’accent sur les besoins en matière d’espaces verts, sur leur accessibilité et sur la valorisation des relations sociales avec le voisinage. Constatant que les couples avec enfants ont tendance à vivre en dehors des grandes villes, tandis que les plus jeunes et les personnes âgées tendent à opter pour le centre-ville, Lindberg et autres (1992) soulignent, notamment chez les mères, l’importance des valeurs psychologiques associées à la qualité du quartier, telles que la liberté, le bien-être et la convivialité, ces caractéristiques s’élevant à mesure que l’on s’éloigne du centre-ville. Sur une population particulière de femmes nord-américaines en situation de famille monoparentale et ayant de faibles revenus, Cook (1988) montre que celles-ci ont des attentes précises à l’égard de leur environnement, surtout en matière de sécurité pour elles-mêmes et pour leurs enfants. Par rapport à ces critères, les habitantes de banlieue sont plus satisfaites de leur logement que celles qui habitent le centre. Or, le degré par lequel le lieu répond aux attentes des résidents et des résidentes détermine la perception de l’environnement et la satisfaction résidentielle (Mesh et Manor 1998).

Cependant, les choix en matière d’habitat et la perception d’un lieu dépendent aussi de l’histoire résidentielle du sujet et de son attachement affectif à cet espace, comme le montre le courant de recherche sur l’attachement au lieu (Fried 1982 ; Mesh et Manor 1998). L’importance des aspects identitaires dans l’attachement au lieu a été soulignée (Proshansky, Fabian et Kaminoff 1983 ; Twigger-Ross et Uzzell 1996). Pour Feldman (1990), l’individu serait prédisposé à s’engager dans un certain type d’environnement (par exemple, centre-ville, banlieue proche, banlieue éloignée) et tenterait de maintenir cette aspiration résidentielle au-delà des déménagements liés aux événements prévus et imprévus de la vie. La durée de résidence dans un lieu et le fait d’y être né participeraient aussi fortement au processus d’identification à ce lieu (Lalli 1992).

Le rapport à l’espace résidentiel est donc particulièrement intéressant à étudier auprès de populations de jeunes femmes qui se trouvent en début de construction de leur projet familial. Celles-ci ont quitté depuis peu le lieu de leur enfance et de leur jeunesse et doivent s’approprier un nouvel environnement plus ou moins familier, tout en intégrant des changements majeurs : accès à la vie professionnelle, entrée dans la vie conjugale et dans la vie familiale. Le regard des femmes sur leur environnement est d’autant plus important que celles-ci sont les principales gestionnaires de la vie quotidienne de la famille et qu’elles jouent un rôle de plus en plus actif dans les décisions concernant les stratégies résidentielles du couple (Fagnani 1989).

Méthode de recherche

Population et milieux d’étude

Au total, 66 femmes dont le premier ou la première enfant a 2 ans ont été rencontrées lors d’une enquête plus vaste portant sur la transition vers le rôle parental chez des femmes vivant dans différents milieux urbains. L’objectif général de cette recherche était d’explorer les changements survenus dans le rapport des femmes à leurs différents contextes de vie (professionnel, résidentiel, social, conjugal, quotidien) après l’arrivée de leur premier ou première enfant.

L’âge moyen des femmes est de 31 ans. Elles exercent toutes une activité professionnelle à plein temps et vivent avec le père de l’enfant. L’étude a été réalisée en Île-de-France, région française où habitent 11 millions de personnes et qui comprend la capitale, Paris, et l’agglomération urbaine qui l’entoure. L’enquête compare 34 mères résidant en quartier central (xive arrondissement de Paris) et 32 mères résidant en banlieue parisienne (commune des Ulis). Par souci d’homogénéité, nous n’avons pas inclus les mères issues de l’immigration dans l’échantillon et nous avons veillé à ce que toutes les catégories sociales soient représentées dans les deux milieux d’étude.

La commune de banlieue est constituée d’unités résidentielles (logements de quelques étages, tours de hauteurs plus importantes, petites unités plus personnalisées à mi-chemin entre l’immeuble et l’habitat individuel), bâties sur une dalle piétonnière ou autour d’une cour plantée, reliées entre elles par des passerelles. Comme dans les autres villes nouvelles construites dans les années 60, la priorité a été donnée aux espaces de plein air et de loisirs et à la séparation des axes de circulation automobile et des voies piétonnes. La population est hétérogène sur les plans ethnique et social. Comme la plupart des milieux urbains et suburbains, cette commune connaît aujourd’hui un accroissement des problèmes sociaux, accompagné d’actes de petite délinquance et de violence. Cette augmentation de l’insécurité et sa médiatisation exercent de plus en plus sur les gens des alentours un effet repoussoir : l’image de la ville se dégrade et incite ceux et celles qui le peuvent à déménager dans une autre commune.

Le xive arrondissement de Paris est hétérogène sur le plan architectural, puisqu’on y trouve, selon les quartiers, des immeubles hausmanniens de cinq à six étages, de grands ensembles et des îlots de bâti ancien. Le mélange des classes sociales dans cet arrondissement est encore important, bien que l’augmentation des prix de l’immobilier tende de plus en plus à remplacer les milieux populaires par des gens de catégories plus aisées. Cependant, dans les années 60, d’importantes opérations immobilières ont entraîné l’édification de grands ensembles où se développent actuellement des zones d’insécurité. Quelques quartiers ont été relativement épargnés et ont conservé jusqu’à récemment leur caractère populaire et une vie locale très animée et conviviale.

Procédure et traitement des données

Les participantes à l’étude ont été recrutées par l’intermédiaire des structures de garde des jeunes enfants des deux sites (crèches familiales et collectives) et rencontrées à leur domicile. Elles ont répondu à une entrevue semi-structurée menée selon la méthode du récit biographique (Bertaux 1980) dont le fil directeur était de recueillir des données sur la perception des femmes des changements survenus dans leurs différents contextes de vie après l’arrivée de leur premier ou première enfant.

Dans la partie de l’entrevue portant sur le cadre résidentiel, les femmes ont été invitées à décrire et à commenter leurs conditions résidentielles actuelles quant à la perception du logement et de son implantation (quartier, commune, région), à retracer leur itinéraire géographique et à faire part de leurs projets de mobilité. L’accent a été mis sur le rapport subjectif des femmes à leur univers résidentiel en articulation avec les différentes activités de leur vie quotidienne (travail, famille, vie sociale, loisirs). Les projets familiaux d’agrandissement de la famille ont été systématiquement examinés.

Les entrevues ont fait l’objet d’une analyse statistique informatisée réalisée avec le logiciel Alceste (Reinert 1986). La méthode sur laquelle s’appuie cet outil est du type lexicométrique, c’est-à-dire qu’elle met en oeuvre une procédure d’analyse indépendante du sens portant sur la fréquence des mots et leurs occurrences dans les énoncés d’un corpus donné. Le présupposé de ce mode d’approche dit fréquentiste, basé sur la statistique d’analyse factorielle et de classification automatique du type benzécriste (du nom du statisticien J.-P. Benzécri (1986), qui a fait école en sciences sociales en France), est de faire table rase des prénotions qui permettraient de construire des classes d’objets significatives pour « calculer en aveugle » des types d’objets homogènes (Jenny 1996). Le logiciel Alceste découpe le corpus en énoncés délimités par la ponctuation, puis opère une classification de ces énoncés (dits « unités de contexte élémentaires » ou UCE) en fonction de la distribution des mots dans ces unités et dégage les mots les plus caractéristiques associés à telle ou telle classe. « L’auteur du logiciel fait l’hypothèse que l’étude statistique de la distribution de ce vocabulaire peut permettre de retrouver la trace des espaces référentiels investis par l’énonciateur lors de l’élaboration du discours, trace perceptible sous forme des mondes lexicaux (ensemble des mots plus spécifiquement associés à telle classe) » (Lebart et Salem 1988). C’est à partir de la description des classes ou mondes lexicaux dégagés par la procédure statistique que se fait l’interprétation des données, et non à partir d’une segmentation préalable du corpus en unités de signification pertinentes conformes aux présupposés théoriques du chercheur ou de la chercheuse, comme c’est le cas pour d’autres types d’approches d’analyse informatisée des données textuelles (par exemple, Nudist).

Deux classifications successives sont effectuées par la technique de classification descendante hiérarchique pour apprécier la stabilité des classes en fonction d’une variation du découpage en UCE. Le choix de la partition se fait en fonction du critère de recherche de la maximisation du chi-deux ((2)[1]. Le logiciel distingue les « mots pleins », correspondant au vocabulaire proprement dit (noms, verbes, adjectifs, certains adverbes) et les « mots-outils » nécessaires à la syntaxe de la phrase (marqueurs d’une relation temporelle, spatiale, discursive). Ces derniers ne contribuent pas au calcul des classes, mais sont considérés comme des éléments illustratifs. Il en est de même des données d’ordre sociodémographique, et ici résidentiel (appelées « mots étoilés »), qui permettent de rattacher les énoncés aux caractéristiques de leurs locuteurs et locutrices. L’information concernant l’intensité de la liaison entre les classes et les variables résidentielles (dans notre corpus, les deux sites : banlieue-Paris) est fournie par le chi-deux d’association. Comme le préconise l’auteur du logiciel, nous avons fait porter l’analyse sur l’ensemble du corpus recueilli sur les deux terrains de recherche.

Univers référentiels des mères de jeunes enfants

Trois classes stables ou « mondes lexicaux » ont émergé de l’ensemble du corpus. Les résultats permettent de décrire les caractéristiques de chacune de ces classes en dressant un inventaire de leur vocabulaire spécifique (mots pleins et mots-outils). Le logiciel permet aussi de resituer les mots de chaque classe dans l’intégralité des énoncés. La confrontation entre l’univers lexical qui se dégage de l’ensemble du vocabulaire et les phrases du corpus des entrevues est ce qui permet de construire l’interprétation de chaque classe. Le tableau en annexe présente la liste des mots spécifiques de chaque classe avec leur chi-deux d’association. Nous commenterons ce tableau et illustrerons le contenu de chaque classe au moyen de quelques UCE.

Espace résidentiel et étape dans le cycle de vie familial

Avec cette classe se dessine un rapport à l’environnement très concret puisqu’on y trouve une énumération des différentes pièces constituant le lieu de vie quotidien de la famille et de ses extensions. La notion d’espace est très présente dans les énoncés et suggère que la question de la superficie, souvent trop petite, du logement constitue pour ces jeunes femmes, ayant parfois vécu auparavant dans la surface étroite d’un studio ou d’une chambre d’étudiante, un des aspects majeurs de la perception du chez-soi. L’arrivée de l’enfant a entraîné de nouveaux besoins en fait d’espace et une redistribution de l’espace privé de chaque membre de la famille.

Le vocabulaire spécifique de cette classe contient donc des mots pleins relatifs au cadre physique du chez-soi : dénomination de l’habitat (maison, appartement), des pièces du logement (chambre, salon, jardin) et de sa superficie (espace, mètrescarrés) et à ses extensions (quartier, ville).

La centration sur la qualité du lieu de vie de la famille apparaît aussi importante : celle-ci est recherchée, à la fois dans ses aspects physiques et dans ceux qui sont liés à l’environnement social, telle que la recherche de la tranquillité et de la sécurité. On trouve ainsi tout un vocabulaire relatif à l’appréciation subjective de l’espace résidentiel avec des adjectifs qualifiant le logement (grand, clair, propre, calme) et des verbes exprimant un ressenti (avoir l’air ravi, aimer, plaire). D’autres termes évoquent des préoccupations concernant la qualité environnementale (pollution, problèmes de délinquance).

Apparaissent aussi dans cette classe les mots en rapport avec la mobilité résidentielle (déménager, démarrer), que ce soit dans le cas de l’évocation d’un déménagement récent ou de projets plus ou moins concrets (prix, acheter, visiter, rêve, proposition d’achat).

La question de la mobilité résidentielle est associée à l’arrivée des enfants, comme le montre la présence du terme enfant dans cette classe. La question de la superficie du logement joue ou a joué un rôle déterminant dans les projets résidentiels, relativement à la naissance de l’enfant ou aux projets d’agrandissement de la famille ou les deux à la fois. La plupart des jeunes couples ont deux chambres, configuration considérée comme minimale en raison de la nécessité de donner à l’enfant une chambre personnelle. Les projets de deuxième enfant impliquent donc, pour la plupart, un agrandissement de l’espace de vie du couple.

L’emploi dominant dans cette classe des mots-outils marqueurs de la personne (nous, notre, on) et du verbe avoir suggère qu’il s’agit de partenaires dont le projet familial et résidentiel commun est en pleine construction. La présence de mots-outils marqueurs d’une relation spatiale (ici) confirme la relation concrète et immédiate que les femmes entretiennent avec leur environnement. Celle de mots-outils marqueurs d’intensité (bien) souligne l’importance de la qualité environnementale.

Itinéraire résidentiel en fonction du contexte de la parentèle

Le monde lexical de cette classe fait référence à la dynamique spatio-temporelle de la localisation résidentielle de la femme et du couple. Le récit des trajectoires est parcouru par un vocabulaire relatif à la description des différents lieux habités (appartement, studio, logement, coin cher), à leur localisation spatiale (Paris, banlieue, xive arrondissement, Ouest, pont, région) et par des verbes qui constituent des marqueurs temporels de l’itinéraire résidentiel (habiter à, vécu à, se rapprocher de, déménager).

La liaison entre les différents lieux et les étapes du cycle de vie qui leur sont associées est soulignée par des mots ayant trait aux origines (née à, être originaire de) et par les événements circonstanciels ayant déclenché la mobilité (hasard, muter, se rencontrer, vivre ensemble, lieu de travail, en fonction de).

Ces référents spatio-temporels sont évoqués dans des phrases dans lesquelles on trouve un vocabulaire abondant décrivant les relations de parenté (parent, famille, différents membres de la famille), d’alliance (mari) et plus rarement sociales (ami).

Il apparaît donc que le discours des femmes sur leurs différents espaces résidentiels est principalement imprégné par les lieux de l’histoire familiale. Pour ces jeunes adultes, la référence à la localisation spatiale de leur enfance et de leurs parents est omniprésente. L’ancrage identitaire apparaît ici nettement lié aux lieux du passé et des liens familiaux. Plus rarement, le réseau amical et la localisation par rapport au lieu de travail sont mis en avant comme raisons ayant motivé le choix du lieu de vie.

La décision de cohabitation du couple constitue une nouvelle étape de l’itinéraire résidentiel, marquant la rencontre de deux histoires familiales et résidentielles. Les énoncés suggèrent qu’il s’agit effectivement d’une situation de transition : l’autonomie résidentielle est récente et la référence à l’ancrage familial est encore bien présente.

Les mots-outils propres à cette classe sont les indicateurs temporels (ensuite, toujours) et spatiaux (ici, loin, près) ponctuant le parcours résidentiel, les possessifs (mon, notre, mes, ses), souvent associés à la parenté (mes parents) et le pronom on, marqueur de l’itinéraire résidentiel de la femme, de son conjoint et du couple.

Sortie hors de chez soi en milieu urbain : contraintes et évasions

Dans cette classe, on aborde un autre versant du cadre résidentiel : celui de l’espace urbain proprement dit, depuis les extensions immédiates du chez-soi (étage, immeuble, ascenseur, escalier, porte) jusqu’aux marqueurs territoriaux un peu plus larges (quartier, mairie, rue, avenue, souterrain).

Apparaît alors tout un lexique lié aux déplacements. On remarque la diversité des moyens de transports utilisés (voiture, poussette, à pied, métro, landau, vélo), l’accumulation de verbes de déplacement (descendre, monter, prendre le métro, aller à, se promener, bouger, sortir, marcher) et la référence à des marqueurs temporels de mobilité (minute, quart d’heure, hiver, week-end). Une place importante est aussi faite à la question du stationnement (se garer, parking, box).

L’analyse des énoncés suggère que sortir de chez soi en ville est souvent perçu comme une source de contraintes. Indépendamment de la mobilité quotidienne liée aux trajets domicile-lieu de travail, les déplacements en milieu urbain avec de jeunes enfants, quel qu’en soit le but, créent des problèmes précis et sont bien souvent une occasion d’énervement pour les mères. En particulier, la possession d’une ou de deux voitures et leur utilisation en ville semblent poser aux femmes de l’enquête des problèmes importants. L’avantage de la marche à pied est souligné lorsque cela est rendu possible par la proximité des lieux de déplacement.

Le vocabulaire de cette classe met aussi l’accent sur les aspects stressants de la vie urbaine avec des verbes exprimant un ressenti négatif (détester, angoisser, supporter) et des termes évocateurs de nuisance (bruit, manque de verdure), alors que certains énoncés soulignent en revanche les avantages de la fonctionnalité (pratique, central, commerçant).

Un autre regroupement thématique porte sur les mots ayant trait aux espaces de plein air (aérer, forêt, vert, air, campagne, square, parc) qui sont associés à l’expression de sentiments très positifs (adorer, beau, apprécier, agréable). Il semble donc que s’exprime avec force le besoin d’aller s’aérer régulièrement dans les espaces verts plus ou moins proches dès que l’on a de jeunes enfants, nécessité ressentie comme le pendant obligatoire d’une localisation en ville (besoin de bouger, de sortir).

Les mots-outils dominants de cette classe sont les marqueurs spatiaux (loin, en bas) et le pronom on qui, dans ce contexte, semble correspondre au couple mère-enfant.

Comme l’indique le chi-deux d’association entre la classe et la variable résidentielle (voir l’annexe), ce sont les femmes parisiennes du xive arrondissement, par opposition aux femmes de la commune de banlieue, qui contribuent le plus à la production des énoncés de cette classe.

Devenir mère : une transition entre les lieux du passé et l’ouverture sur de nouveaux projets familiaux

Notre enquête s’est placée dans la perspective de l’étude du rapport à l’espace résidentiel en fonction d’une étape particulière dans le déroulement du cours de la vie : celui des débuts de la construction de la famille. Elle s’est attachée à illustrer comment les femmes qui sont devenues mères depuis peu de temps perçoivent leur environnement quotidien.

Le concept de transition et la dimension sexuée du rapport à l’espace occupent une place centrale dans l’interprétation de nos résultats. Pour la psychologie du développement dite « vie entière » (life span) qui étudie les différentes étapes caractérisant l’évolution de la personne de l’enfance à la vieillesse, les transitions sont décrites comme des périodes de passage fondamentales et normales dans le cours de la vie auxquelles l’individu doit s’adapter. Les transitions comportent une double dimension objective et subjective. Elles se caractérisent par des transformations ou par des ruptures du système représentationnel qui influent sur les fondements identitaires du sujet, déclenchent des modes de faire face qui suscitent de nouvelles conduites, de nouveaux projets et valeurs et participent ainsi activement aux processus de construction de la personne. Appliquée à l’étude de la famille, la notion de transition permet de comprendre comment la famille se transforme au cours des différents stades qui ponctuent le parcours familial de l’individu (Warner et Craig-Bray 1992 ; Beaudoin et autres 1997).

Bien que la méthode de collecte des données ne nous permette pas de comparer les perceptions du cadre résidentiel des femmes avant et après les remaniements identitaires qui accompagnent la naissance de l’enfant, les mondes lexicaux qui se dégagent du corpus des entrevues soulignent la prise en considération centrale de la vie quotidienne de la famille dans les perceptions qu’ont les mères de leur espace résidentiel. Avec l’arrivée de l’enfant, les questions de superficie du logement, d’espace privé, l’aspect agréable du cadre de vie, la proximité des espaces verts deviennent fort répandus (importance dans le corpus de mots tels que chambre, grand, clair, jardin), comme l’avaient déjà montré d’autres auteures (Fagnani 1989 ; Levy-Leboyer et Ratiu 1993 ; Bertaux-Wiame et Gotman 1993).

La dimension temporelle du rapport à l’espace résidentiel est apparue aussi de façon évidente. Pour cet échantillon de jeunes mères venant d’entrer récemment dans leur vie familiale, le rapport au logement apparaît principalement décrit par référence aux nouvelles attentes déterminées par ce changement (intégration de la naissance de leur premier ou première enfant et projet d’en avoir un ou une deuxième). Pour beaucoup, cette naissance a été l’occasion d’un déménagement destiné à augmenter l’espace de vie de la famille ou bien ce déménagement est prévu dans un délai rapide. Des projets de deuxième enfant se précisent pour certaines, déterminant des plans de mobilité résidentielle. Ainsi, le terme enfant est associé dans la première classe au vocabulaire lié à la mobilité résidentielle (déménager, acheter, prix).

La plupart des familles de l’étude sont locataires et vivent en immeuble. Il s’agit donc de l’étape du cycle de vie précédant celle qu’a étudiée Fagnani (1989). Pour de nombreux couples de son étude, couples plus âgés et ayant déjà bien réalisé leur projet familial, s’était posée la question de l’accession à la propriété en maison individuelle, question qui impliquait pour la plupart des Parisiens et Parisiennes une délocalisation en périphérie. Cette migration en banlieue était plus ou moins envisagée et plus ou moins bien acceptée selon l’importance des filtres symboliques associés aux représentations de la banlieue et de la capitale. Les données de notre propre échantillon permettent de voir que cette question commence à se poser pour ces jeunes mères, relativement à de nouveaux besoins liés à l’espace et à la qualité du cadre de vie de la famille.

La deuxième classe fait référence aux étapes de la trajectoire résidentielle et souligne l’importance du contexte de la parentèle. Un des objectifs des entrevues étant de retracer l’itinéraire résidentiel des enquêtées, il n’est pas étonnant de trouver un vocabulaire évoquant les différents lieux du passé. Par contre, la surreprésentation des termes relatifs aux liens de parenté est plus remarquable (le mot parent, qui désigne les propres parents de l’enquêtée ou de son conjoint, est le terme le plus associé à cette classe). Pour les femmes de notre étude, le choix de la localisation apparaît très souvent énoncé par référence au passé résidentiel récent, en particulier le lieu de leur enfance et de leur jeunesse où habitent encore souvent leurs propres parents : le rôle de l’ancrage familial géographique est apparu très fort. Nous avons été étonnée de constater que cet ancrage, ayant parfois de forts accents identitaires, très prégnant pour les habitantes du xive arrondissement de Paris, existait aussi pour les femmes résidant dans la commune de banlieue. Pour beaucoup de ces familles, l’un ou l’autre des partenaires avait passé son enfance et sa jeunesse dans la commune d’étude. Bien que l’analyse faite avec Alceste ne permette pas d’avancer des hypothèses sur la satisfaction environnementale des habitantes de banlieue et de quartier central, les résultats vont dans le sens d’un attachement aux lieux de l’enfance et montrent le rôle joué par le lieu géographique de la famille d’origine dans le choix résidentiel. Bonvalet et Gotman (1993) ainsi que Gotman (1999) ont bien montré le rôle de la parenté dans l’élaboration et la réalisation des projets en matière d’habitat, tant du point de vue de la localisation géographique que de celui du statut d’occupation (propriétaire ou locataire) et du type de logement (appartement ou pavillon). Ces enquêtes ont confirmé le rapprochement géographique des générations après l’arrivée des enfants, mis en évidence dans d’autres recherches (Roussel et Bourguignon 1976 ; Attias-Donfut et Segalen 1998), mais elles ont aussi souligné le poids des relations basées sur les affinités au sein des groupes familiaux dans les choix résidentiels des couples. La référence aux amis et amies dans le récit de l’itinéraire résidentiel apparaît plus faiblement, mais témoigne aussi de l’importance des liens sociaux comme facteur infléchissant la détermination du lieu de vie.

Mères des villes, mères des banlieues, sont-elles différentes ?

Soulignons d’abord que notre étude porte sur le rapport des femmes à des milieux urbains et suburbains qui constituent en soi des microenvironnements locaux, ayant des spécificités en fait de proximité des bassins d’emploi, de facilités de déplacement, de services, de qualité des espaces verts et de localisation dans l’agglomération parisienne. Notre objectif n’était pas d’opposer sommairement deux milieux urbains contrastés, mais d’analyser finement comment se construit le rapport des femmes nouvellement mères à un environnement donné.

Dans le cas des deux populations que nous avons étudiées, les résultats montrent des ressemblances et des différences, puisque, sur les trois classes de mots ayant émergé du corpus, deux sont communes aux deux terrains de recherche et la troisième est plus représentée chez les femmes habitant le xive arrondissement de Paris. Il s’agit de la perception de l’espace urbain avec, notamment, la préoccupation, majeure en région parisienne, des déplacements quotidiens. Toutefois, bien que la question des transports apparaisse beaucoup dans le discours des Parisiennes vivant intramuros, les énoncés mettent autant l’accent sur les contraintes spatiales et temporelles liées à la mobilité quotidienne en ville que sur les avantages de la centralité. Celle-ci permet notamment de se déplacer à pied ou en poussette en évitant l’usage de la voiture et les problèmes de stationnement. Remarquons que les termes voiture et poussette sont les plus associés à cette classe.

Si les facilités dues aux services de transports en commun, et à la proximité plus grande des lieux de travail, sont mises en avant par les résidentes parisiennes, des problèmes particuliers de déplacements quotidiens surgissent dès que les femmes ont des enfants. Certains énoncés font référence aux ascenseurs peu adaptés à la taille des poussettes, aux trottoirs encombrés de voitures et aux dangers du trafic automobile. Dans la commune de banlieue, cette préoccupation apparaît moins dans la mesure où l’usage de la voiture pose moins de problèmes, en raison d’une plus faible densité de circulation automobile et d’une séparation des zones piétonnières et des zones routières.

Le besoin de sortir, et donc de disposer d’espaces verts à proximité, semble quasi vital pour celles qui ont de jeunes enfants et qui habitent en immeuble. Pour les femmes de banlieue, la qualité de vie apparaît satisfaisante à ce niveau, tandis que les mères parisiennes ressentent avec beaucoup d’insatisfactions les difficultés d’accès aux espaces verts, même si ceux-ci existent à proximité de leur logement, comme c’est le cas dans de nombreux secteurs du xive arrondissement. Les fréquentes évasions à la campagne des gens qui habitent Paris et les promenades de fin de semaine dans les forêts environnantes sont bien connues et sont évoquées avec force dans le corpus (importance du mot parc).

Si l’on se place d’un point de vue uniquement fonctionnel, nos résultats semblent aller dans le sens d’une meilleure qualité de vie quotidienne pour les mères de jeunes enfants vivant en banlieue. Toutefois, le fait que la vie urbaine en quartier central offre aussi des avantages émerge du corpus, et il sera nécessaire de confirmer nos interprétations par une analyse de contenu classique, prenant en considération d’autres aspects de la vie des femmes. Ainsi, les mères de notre échantillon ont toutes une activité professionnelle, et nous estimons indispensable d’inclure dans la réflexion, et dans la suite de nos analyses, la dimension de l’articulation famille/travail chez les femmes. De nombreux travaux sur cette question, essentielle pour la compréhension des rapports sociaux de sexe, ont montré qu’une localisation en périphérie apparaissait moins propice à l’articulation de plusieurs rôles qu’une localisation en quartier central (Hanson et Pratt 1995). Les femmes vivant en banlieue ont davantage tendance à être confinées dans la sphère domestique ou à choisir des emplois de proximité favorisant la disponibilité familiale au détriment de leur carrière professionnelle. Toutefois, à l’heure actuelle, cette différence tend à s’estomper du fait de l’importante augmentation de la mobilité des femmes et des contraintes apparues dans l’organisation du travail qui induisent de nouveaux modes de vie (Coutras 1996).

En conclusion, en dehors de la question des contraintes liées aux déplacements et à la faible accessibilité des espaces verts en quartier central, le discours des mères des deux sites d’étude (Paris-banlieue) n’est pas apparu vraiment différent. Quelles que soient les oppositions réelles entre les caractéristiques des lieux et des modes de vie en milieu urbain et suburbain, nos résultats suggèrent la persistance d’une liaison étroite entre les perceptions des femmes de leur espace résidentiel et leurs préoccupations concernant la qualité de vie de la famille et l’organisation du quotidien. À cette relation habituelle et concrète à l’environnement s’ajoute la perspective temporelle de la construction du projet familial, qui apparaît pour les femmes comme le véritable moteur de leur trajectoire résidentielle. Certes, le rapport des femmes à l’espace a évolué, avec notamment une atténuation sensible de la différence dans la distribution des activités entre les hommes et les femmes (Coutras 1996). Cependant, la centration sur les aspects fonctionnels du cadre de vie et l’importance de la prise en considération du projet familial qui émergent de la première étape de l’analyse montrent bien comment le discours des femmes sur leur espace résidentiel demeure encore actuellement ancré dans leur rapport à la maternité. Ce regard est-il précisément féminin ? Une piste intéressante pour des recherches futures serait de comparer les perceptions des hommes et des femmes de leur cadre résidentiel après leur entrée dans la parentalité. À cet égard, le parti pris méthodologique dans lequel nous nous sommes engagée, qui était de faire porter l’analyse directement sur les mots qu’emploient les citadines pour parler de leur espace résidentiel, nous paraît très fécond. Par la suite, afin de confirmer et de compléter les interprétations ayant émergé de notre première approche, nous procéderons à une analyse typologique des trajectoires et projets résidentiels des femmes et de leurs conjoints en articulation avec les trajectoires professionnelles. Comme pour le travail présenté ici, l’axe qui guidera notre réflexion sera celui de l’analyse compréhensive des changements et infléchissements survenus dans les différents contextes de vie des femmes après la naissance de leur premier ou première enfant.