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En tant que lutte politique ayant pour objet de transformer les rapports sociaux de sexe qui transcendent et structurent l’ensemble du champ social (Kergoat 2004), les mouvements féministes ont suscité et suscitent encore de vives oppositions. L’antiféminisme, bien distinct de la misogynie intériorisée ou du sexisme ordinaire, est avant tout une réaction contre le féminisme (Devreux et Lamoureux 2012; Bard 1999). À l’heure où l’égalité des sexes est considérée comme une valeur républicaine à défendre, l’antiféminisme se cache le plus souvent derrière une adhésion de façade aux idéaux égalitaires (Descarries 2005). C’est le cas dans les magazines féminins qui, tout en valorisant les avancées sociales des femmes, laissent entendre que les luttes féministes n’ont plus raison d’être et incitent leurs lectrices à se conformer aux modèles dominants de féminité (Dardigna 1978; Blandin et Eck 2010; Devillard 2010). Le présent article est tiré d’une analyse plus large des discours antiféministes véhiculés par quatre titres de presse féminine[1] : il propose d’étudier la manière dont l’antiféminisme imprègne certains articles de presse féminine traitant de l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale. J’appuierai mes propos sur l’analyse détaillée de deux articles (Elle, p. 89-90; Marie-Claire, p. 132-140). Publiés dans des magazines ciblant un lectorat à fort capital culturel, économique et scolaire, ces deux articles proposent à leurs lectrices des conseils pour mieux gérer les tensions dues à la conciliation entre obligations professionnelles et familiales. Les deux articles s’ouvrent sur un commentaire de l’article d’Anne-Marie Slaughter, publié durant l’été 2012 dans le magazine américain The Atlantic. Dans son papier intitulé « Why Women still can’t Have it All » (pourquoi les femmes ne peuvent-elles pas tout avoir), l’ancienne directrice de la prospective du département d’État américain, explique qu’elle a renoncé à ses fonctions politiques pour reprendre un poste de professeure à l’Université de Princeton afin d’avoir plus de temps pour sa famille. C’est sur cet article polémique que s’appuient les deux magazines pour développer une réflexion sur la difficulté pour les femmes à articuler carrière prestigieuse et vie familiale épanouie[2].

L’articulation entre les différentes sphères d’activités féminines (travail et famille principalement) fait l’objet de nombre de recherches féministes, mais la perspective adoptée par ces deux articles s’éloigne fortement des principaux travaux sur ce sujet. L’antiféminisme s’affiche ouvertement quand le féminisme est rendu responsable de la double journée des femmes. Il se fait ensuite plus discret lorsque les deux magazines privilégient les arrangements individuels à la lutte collective et valorisent le modèle de la superwoman qui mène de front carrière et éducation des enfants.

La double journée, prix de l’émancipation?

Pour le magazine Elle, les responsables de l’injonction faite aux femmes en vue d’articuler obligations familiales et professionnelles sont toutes trouvées : ce sont les féministes de la deuxième vague[3], qui auraient les premières imposé ce modèle de réussite à toutes les femmes.

Dans l’article « Superwomen, la grande illusion? » (Elle, p. 89-90), le féminisme est attaqué à plusieurs reprises. Elle reprend les propos d’Anne-Marie Slaughter dénonçant « les pionnières du féminisme qui ont ‘‘ isolé hermétiquement la vie personnelle de leur personnage professionnel afin de n’être pas discriminées ’’ » (Elle, p. 89).

Les féministes « de la deuxième vague » sont ici accusées d’avoir, pour des raisons idéologiques, forcé les femmes à s’investir dans la sphère professionnelle sans se soucier des conséquences sur leur vie familiale, ce qui les a menées ainsi à l’épuisement et aux désillusions. Les superwomen d’aujourd’hui, élevées dans l’idéal méritocratique et égalitaire et ayant tout misé sur leurs diplômes, se trouveraient de nos jours aux prises avec de fortes déceptions provoquées par des idéaux féministes irréalistes. Plus loin dans l’article, Myriam Levain, journaliste, confirme ceci : « Nos mères nous ont tellement rabâché qu’on pouvait tout avoir qu’on s’est pris une sacrée claque en voyant que ce n’était pas vrai » (Elle, p. 90).

Les « mères » sont ici les « pionnières du féminisme », qui auraient caché la réalité à leurs filles pour les pousser à briguer des postes prestigieux, tout en leur assurant qu’elles pourraient également s’épanouir dans la sphère familiale. Les revendications d’autonomie financière portées par les mouvements féministes sont donc rendues responsables de l’intenable double journée des femmes. Le manque d’investissement des hommes dans le travail parental n’est pas mis en cause, pas plus que la structure du marché de l’emploi qui favorise le temps plein. L’article préfère critiquer la « démesure » des revendications féministes. Voilà un argument assez caractéristique des argumentaires antiféministes, faisant écho aux discours sur la crise de la féminité : poussées par le féminisme, les femmes auraient été forcées de renier leur féminité pour adopter des attitudes masculines afin de faire carrière. Et leurs efforts sont souvent vains, puisqu’elles continuent d’être rejetées par un monde du travail dont la surmasculinisation n’est jamais remise en cause (Dupuis-Déri 2012).

Le témoignage d’Anne-Marie Slaughter sonne donc comme une sorte de revanche sur cette « dictature de la carrière » qui aurait été imposée par les féministes (Elle, p. 89) :

Des millions de lecteurs (lectrices) ont liké, twitté et posté des commentaires enflammés sur les réseaux sociaux, allant entre colère, coup de blues, déception ou, au contraire, soulagement de lire ‘‘ ce que beaucoup de femmes pensent tout bas ’’. Anne-Marie Slaughter a-t-elle brisé un tabou? Son message trahit-il la cause féministe ou libère-t-il la parole de toutes les femmes qui rament?

L’article oppose l’idéologie (« la cause féministe ») et la réalité vécue par les femmes (« les femmes qui rament »). Le féminisme semble être pour le magazine Elle une idéologie vaine, déconnectée des besoins et des conditions de vie des femmes. On retrouve, là encore, un élément du discours antiféministe. Les féministes auraient imposé leurs valeurs à toutes les femmes, les contraignant à se conformer à un mode de vie « féministe » : faire carrière avant tout, se couper de sa famille et de ses désirs. En voulant « libérer » des femmes qui ne le souhaiteraient pas et n’en auraient pas besoin, les féministes seraient responsables du malheur des femmes forcées d’adopter les valeurs masculines (ambition, sacrifice, carriérisme) dans lesquelles elles ne se reconnaîtraient pas (Lamoureux 2008). L’idée que l’article d’Anne-Marie Slaughter aurait permis de « libérer la parole » et de dire tout haut ce que « beaucoup de femmes pensent tout bas » renforce ce mythe d’un féminisme autoritaire imposant ses vues à toutes les femmes. En prétendant libérer la parole des femmes, le féminisme la briderait : ce serait donc un mouvement ayant perdu de vue ses objectifs et allant finalement « contre » les femmes.

On reconnaît ici la « thèse de l’effet pervers » propre aux discours réactionnaires (Dupuis-Déri et Mayer 2010) : en gagnant le droit de travailler et d’être indépendantes, les femmes auraient surtout vu s’abattre sur elles une nouvelle contrainte, celle d’être sur tous les fronts (travail, couple, famille). L’antiféminisme est ici explicite; il se fait plus discret mais non moins nocif dans le reste de l’article du magazine Elle et dans l’article du magazine Marie-Claire.

Des arrangements individuels plutôt qu’une lutte collective

Dans les deux articles traitant de l’articulation entre travail et vie familiale, on ne trouve que peu de références aux causes structurelles des inégalités entre femmes et hommes sur le plan de la carrière. Dans l’article du magazine Elle, on peut lire que, selon Brigitte Grésy[4], « les tâches domestiques et les soins des enfants restent à 80 % à la charge des femmes » (Elle, p. 89); par ailleurs, le manque de place en crèches est pointé par Julie Muret[5] : « un enfant sur dix seulement en France a une place en crèche » (Elle, p. 90). On peut également lire que « la parentalité doit devenir autre chose que ce qu’elle est, cette sorte de fardeau mis sur le dos des seules femmes », selon Brigitte Grésy, dans le magazine Marie-Claire, p. 134). L’analyse des inégalités de genre en terme de rapports sociaux de sexe s’arrête à ces dénonciations : les bénéfices que tirent les hommes de l’affectation prioritaire des femmes au travail domestique et parental (Delphy 2009) ne sont pas évoqués.

De plus, les solutions proposées dans ces trois articles ne permettent pas de penser une transformation profonde des rapports sociaux de sexe. À la fin de l’article de Marie-Claire, on donne des références aux changements collectifs à mettre en place, dans la sphère du travail (repenser l’organisation du temps de travail, favoriser le travail à distance et la flexibilité des horaires) ou de la famille (rééquilibrer les congés parentaux pour encourager l’investissement masculin, élaborer des politiques publiques d’accueil des enfants). Cependant, pour les deux magazines, le changement réside moins dans une transformation des structures sociales et économiques que dans les arrangements au sein du couple.

Dans l’article de Marie-Claire, p. 132-140, un large paragraphe intitulé « En finir avec le mythe de la mère parfaite » (p. 134) appelle les lectrices à déculpabiliser de ne pas être présentes à 100 % avec leurs enfants. Le propos est illustré par deux témoignages (Élisabeth, cancérologue et mère de deux enfants, et Anne-Claudie, galeriste et mère de trois enfants) ainsi que par l’avis de la psychanalyste Sylviane Giampino qui donne une caution scientifique au propos. Toutes trois expliquent qu’un « emploi du temps marathon à l’année ne signifie pas être une mère absente » et montrent comment elles concilient postes à responsabilités et travail parental (Marie-Claire, p. 134-136) :

J’assume mon bricolage, je ne préviens pas toutes les embûches, mais mes fils savent que je suis là pour eux et que je tiens mes promesses » [Élisabeth]; « Une mère présente n’est pas une meilleure mère. Ce qui compte, c’est d’être là aux moments importants pour eux, aux moments symboliques de leur vie, comme la visite chez le pédiatre » [Anne-Claudie]. Pour Sylviane Giampino, la force de ces deux femmes est de « considérer très profondément qu’elles sont remplaçables. Ces femmes-là savent parfaitement faire le tri entre les situations où elles sont irremplaçables aux yeux de leurs enfants […] et celles, où, de fait, elles ne le sont pas.

La résolution du conflit entre vie familiale et vie professionnelle passerait donc essentiellement par une remise en question du modèle de la « mère parfaite » qui permettrait de déculpabiliser celles qui ne sont pas présentes à tous les instants de vie de leurs enfants. Les représentations sociales faisant de la présence de la mère un élément indispensable au développement harmonieux des enfants doivent effectivement être déconstruites pour permettre une répartition plus égalitaire du travail parental. Cependant, l’article du magazine Marie-Claire laisse entendre que les femmes se seraient imposé d’elles-mêmes ce modèle de la « mère parfaite »; or, le sentiment d’être une « mauvaise mère », éprouvé par certaines femmes dont la carrière les empêche d’être totalement disponibles pour leurs enfants, est essentiellement créé par les représentations sociales de la « bonne mère ». Ainsi, c’est bien l’ensemble de la société qui culpabilise les femmes lorsque la délinquance ou l’absentéisme scolaire des jeunes est expliqué par une défaillance maternelle plutôt que par les facteurs socioéconomiques (Cardi 2007). Quand Marie-Claire incite ses lectrices à se défaire de leur culpabilité de ne pas être des « mères parfaites », c’est bien d’un changement individuel qu’il s’agit. Or, seule une transformation collective des mentalités pourrait permettre de mettre fin au mythe de la « mère parfaite » : il semble difficile d’imaginer que les femmes puissent cesser de chercher à coller à l’image de la mère parfaite si les messages véhiculés par les différentes institutions sociales (médias, famille, publicités, etc.) continuent de les exhorter à se conformer à ce modèle de la « bonne mère ».

Elle et Marie-Claire s’accordent sur le fait que la possibilité d’une bonne articulation entre vie familiale et vie professionnelle réside dans le couple, mais il s’agit plus de choisir un conjoint en phase avec ses ambitions que de repenser le partage du travail parental (Marie-Claire, p. 136) :

Vivre le couple comme une équipe gagnante.

L’autre maillon fort se noue autour du couple […] ‘‘ Bien choisir son conjoint est la règle d’or de la réussite pour une femme ’’, avait averti, à HEC, une des profs de Claire Léost, aujourd’hui éditrice […] Traduction : s’épargner un partenaire qui pourrait s’arroger la priorité quant à ses impératifs de carrière, au détriment des vôtres.

Si la nécessité du partage des rôles parentaux est présentée comme une condition essentielle à l’égalité et à l’épanouissement professionnel des femmes, l’effort semble devoir venir des femmes pour Marie-Claire. Elles doivent « laisser le père prendre la place » et « accepter de déléguer vraiment, […] partager cet espace de toute-puissance dans laquelle notre société materno-centrée les maintient » (Marie-Claire, p. 138). Le magazine Elle, après avoir rappelé que la majorité du travail domestique et parental reste assumé par les femmes, se réjouit de l’engagement croissant des hommes dans la vie familiale. Les témoignages de quatre pères investis sont publiés : Alexis prend « le relais tous les soirs à la maison » (Elle, p. 89), Raphaël a pris « un congé de quinze jours » (Elle, p. 89) durant l’été pour s’occuper de son bébé, Philippe a « troqué ‘‘ sans hésiter ’’ un poste de pilote dans l’aviation d’affaires pour un poste d’instructeur au sol afin d’être plus présent auprès de son fils » (Elle, p. 89) et Benjamin a « signé un CDI [contrat à durée indéterminée] avec ses deux filles » (Elle, p. 90). Ainsi, la relation de dépendance entre la possibilité pour les femmes de faire carrière et le degré d’investissement de leur conjoint dans la sphère domestique est pointée, mais les deux magazines ne font pas le lien avec les rapports sociaux de sexe qui organisent et légitiment le moindre engagement masculin dans le travail parental. Pour Marie-Claire, les femmes doivent laisser la place aux hommes : les voilà rendues responsables de la maigre participation de leur conjoint aux tâches domestiques et parentales. Quant à l’article du magazine Elle, il met en exergue les témoignages de quatre hommes qui sont présentés comme des héros alors qu’ils ne font rien de plus que d’assumer leur part dans l’éducation d’enfants qui sont autant les leurs que ceux de leur conjointe.

Il semble donc que pour Elle et Marie-Claire l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale ne mérite pas de faire l’objet d’une lutte collective. Les inégalités sont perçues comme appartenant à la sphère privée et devant donc être réduites au cours de négociations interindividuelles qui ne remettent pas fondamentalement en cause les rapports sociaux de sexe (Dhoquois et Zaïman 1995). Il faut tout d’abord signaler que ces solutions proposées par les deux magazines révèlent un certain irréalisme, car les situations où le travail parental est réparti de manière égalitaire entre hommes et femmes restent une exception. D’après l’enquête « Emploi du temps » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE 2012) menée en 2009-2010, les hommes consacrent en moyenne 2 heures 24 minutes par jour au travail domestique contre 3 heures 52 minutes pour les femmes[6]. Sur le site Web de l’Observatoire des inégalités, on peut lire qu’en dix ans, pour les personnes actives ayant un emploi, le temps de travail domestique des hommes a augmenté de une minute, tandis que celui des femmes a baissé de 22 minutes (Observatoire des inégalités 2012). De plus, l’observation détaillée de la répartition des tâches éducatives à partir de l’enquête « Emploi du temps » de l’INSEE menée en 1999 révélait que non seulement les hommes consacraient moins de temps à leurs enfants que les femmes, mais qu’en plus cette moindre participation s’accompagnait d’une polarisation sur certaines tâches plus valorisantes et moins contraignantes en fait de temps. Ainsi, les hommes ont davantage tendance à s’investir dans l’aide aux devoirs ou les jeux, tandis que les femmes vont être plus souvent sollicitées pour les différents trajets (par exemple, de l’école à la maison, au club de sport, au domicile des amis ou des amies de l’enfant) (Barnet-Verzat 2009). La même enquête révèle aussi que les femmes consacrent plus de temps aux tâches parentales durant la semaine, alors que les hommes sont plus actifs durant les samedis. Enfin, l’enquête « Étude des relations familiales et intergénérationnelles », menée auprès de 10 079 femmes et hommes en 2005 et en 2008, montre comment l’arrivée d’un ou d’une enfant dans un couple hétérosexuel est à l’origine du fort déséquilibre dans le partage du travail domestique entre les deux partenaires (INED 2013). Par exemple, parmi les couples ayant eu leur premier ou première enfant entre les deux temps de l’enquête (entre 2005 et 2008), 30 % d’entre eux se partageaient équitablement la préparation des repas quotidiens. Ils ne sont plus que 20 % après la naissance de leur premier ou première enfant (Régnier-Loilier 2009). Ces différents constats montrent bien que la présence d’un ou d’une enfant dans un couple implique une réorganisation des temps de vie essentiellement pour les femmes, notamment sur le plan du temps de travail (Pailhé et Solaz 2010; Régnier-Loilier 2009).

De plus, en prônant les négociations intrafamiliales, ces deux articles ne permettent pas de penser l’inégale répartition du travail domestique et parental comme un enjeu commun aux femmes.

Pourtant, ce qui a permis (et permet encore) aux femmes d’élaborer une conscience collective, un « nous » féministe, c’est justement cette idée selon laquelle les discriminations, les humiliations qu’elles vivent au quotidien ne sont pas le fruit du hasard, de la malchance ou de « problèmes » personnels. C’est grâce au partage des expériences de vie de chacune qu’il devient possible de politiser ce qui relève de faits sociaux produits par un système qui organise la hiérarchisation de deux catégories de sexe socialement construites; et ce partage est ce qui peut donner lieu à l’élaboration d’une lutte collective. Loin de favoriser cette solidarité politique entre femmes, ces articles enferment les luttes féministes dans un individualisme qui favorise plutôt la concurrence et la compétition.

Enfin, il faut rappeler que toutes les femmes n’ont pas la même marge de manoeuvre en ce qui concerne la négociation du partage du travail domestique et parental. Ainsi, on constate une répartition plus égalitaire chez les couples où la situation professionnelle des deux membres est similaire, ou lorsque les deux partenaires ont un diplôme plus élevé ou appartiennent aux professions libérales (Pailhé et Solaz 2010). On peut supposer que les femmes dont le salaire est inférieur à celui de leur conjoint ont une moindre légitimité pour exiger un partage égalitaire des tâches ménagères et éducatives. Cantonner ces inégalités dans la sphère domestique représente donc un risque réel, celui de laisser de côté toutes les femmes dont la situation sociale, financière ou maritale ne leur permet pas d’avoir un rapport de force suffisant pour mener à bien ces négociations interindividuelles.

Un féminisme de classe

Marie-Claire et Elle se penchent donc sur le problème de l’articulation entre vie familiale et emploi. Cependant, il s’agit bien de l’emploi des seules femmes exerçant des professions libérales, intellectuelles ou supérieures, freinées dans leur ascension professionnelle par les obligations familiales. Ainsi, les arrangements proposés par les deux magazines, qu’ils concernent la sphère privée ou celle du travail, ne sont accessibles qu’à cette minorité de femmes.

Anne-Claudie (galeriste et mère de trois enfants) peut se consacrer à sa carrière et « être là aux moments importants pour [ses enfants], aux moments symboliques de leur vie, comme la visite chez le pédiatre » parce qu’elle a une nounou « à plein temps, cinquante heures par semaine, plus le samedi » (Marie-Claire, p. 136). Or ce service est loin d’être abordable pour toutes les femmes, et les services publics de garde des enfants, outre qu’ils sont saturés et donc inaccessibles à énormément de familles, ne permettent pas de dégager autant de temps qu’une personne s’occupant des enfants au domicile.

Dans les deux articles consacrés à l’articulation entre sphère professionnelle et sphère privée, les propositions de réorganisation du travail (télétravail, travail à la pige (free-lance)) sont, une fois encore, réservées à un certain type d’emplois (cadres, professions libérales, etc.). Dans l’article du magazine Elle, on peut lire le témoignage de « Juliette, 31 ans, seule avec une fille de 6 ans, qui a refusé le poste de ses rêves à Paris pour rester dans un job de free-lance, en province » (Elle, p. 90). Un peu plus loin, la journaliste Myriam Levain précise que les trentenaires font « le pari du free-lance et des nouvelles technologies contre la culture du présentéisme » (p. 90), ce qui permet aux mères de retrouver « la maîtrise de leur temps » (p. 90).

Ce commentaire révèle les impasses à ne prendre en considération que la situation des femmes qui occupent un poste de cadre : celles qui peuvent faire le choix du travail à la pige ou du télétravail appartiennent aux classes sociales aisées et diplômées. Les mots « flexibilité » et « modulation du temps de travail » ne résonnent pas de la même manière pour une cadre que pour une caissière. Pour certaines femmes, le présentéisme n’est pas une culture, mais une obligation, et la précarité de leur statut professionnel ne leur permet pas toujours de négocier des horaires compatibles avec une vie de famille. Les métiers féminins les plus précaires (grande distribution, manufacture, nettoyage) ne donnent aucune marge de manoeuvre aux travailleuses pour organiser leur travail. Elles ont des horaires imposées, qui, même à temps partiel, ne sont pas forcément compatibles avec l’investissement dans les tâches éducatives.

Les deux articles étayent donc leurs propos avec les exemples de femmes issues des classes aisées, diplômées, exerçant des métiers valorisés socialement et rémunérateurs. Rappelons que les deux articles s’appuient sur l’éditorial d’Anne-Marie Slaughter, ancienne fonctionnaire d’État américain. Là encore, c’est d’une femme diplômée et aisée qu’il est question. Dans le magazine Marie-Claire, un petit encadré intitulé « On peut tout avoir, la preuve... » (Marie-Claire, p. 134) propose sept exemples de femmes ayant « fait carrière » et étant mères. On y trouve quatre politiciennes (Ségolène Royal, Najat Vallaud-Belkacem, Cécile Duflot et Nathalie Kosciusko-Morizet) et trois présidentes d’entreprise ou d’institution médiatique (Mercedes Erra, présidente d’une agence de publicité, Anne Lauvergeon, présidente du conseil de surveillance de Libération et ex-patronne d’Areva, Véronique Morali, présidente de Fimalac développement, Terrafemina et du Women’s Forum for Economy and Society). Enfin, l’article de Marie-Claire est illustré par deux photos de l’eurodéputée Licia Ronzulli, siégeant avec sa fille Vittoria dans l’hémicycle afin de montrer qu’elle peut mener de front une carrière politique et la vie familiale. Les photographies, à l’instar des exemples de mères actives, fonctionnent comme des modèles à suivre pour les lectrices : il s’agit donc bien de chercher à coller à ce modèle de superwoman, à la fois décrié et valorisé par les magazines.

Il est intéressant de comparer ces résultats avec ceux de l’étude menée par Claire Blandin sur 250 numéros du magazine Elle publiés entre 1964 et 1974 : elle montre comment la vision du travail des femmes dans le magazine témoignait déjà d’un élitisme certain. À l’époque où le salariat féminin se développait, notamment avec l’autorisation pour les femmes d’ouvrir leur propre compte en banque et de travailler sans l’accord de leur mari, le magazine Elle privilégiait les portraits de politiciennes, d’artistes ou d’intellectuelles s’épanouissant dans leur profession (Blandin 2011).

Ces femmes ont la possibilité de contourner certaines difficultés de l’articulation entre travail et vie de famille, en se mettant à leur compte, en investissant dans des modes de garde privés et en choisissant un conjoint prêt à les épauler. Le féminisme « néolibéral » va mettre l’accent sur cet idéal de conciliation en revendiquant l’élargissement des structures d’accueil de la petite enfance (Klaus 2010). Cependant, ces arrangements du quotidien ne remettent pas profondément en cause les rapports sociaux de sexe et surtout laissent de côté toutes celles qui ne peuvent pas y avoir accès. Les articles sur l’articulation entre travail et vie familiale proposent donc un féminisme élitiste ou de classe.

Ainsi, pour Marie-Claire et Elle, il est injuste que des femmes ambitieuses, diplômées et culturellement bien dotées soient freinées dans leur carrière par un monde du travail trop masculin, une inégale répartition du travail parental et domestique ainsi qu’un manque de structure d’accueil pour les enfants. En mentionnant seulement la situation des femmes qui occupent un poste de cadre, les deux magazines marquent leur adhésion à un féminisme néolibéral et élitaire (Klaus 2010), incarné par des femmes de pouvoir présentées comme les « gagnantes » de l’émancipation des femmes. La presse féminine, adhérant à l’idéologie méritocratique, valorise donc ces femmes remarquables (Blandin 2011) aux carrières brillantes et à la vie familiale épanouie. L’égalité des sexes semble ainsi s’arrêter à l’obtention de meilleures possibilités de carrière pour les femmes. Les revendications en rapport avec l’articulation des différents temps de vie se concentrent sur ces femmes aux carrières prestigieuses, dans une perspective de réussite sociale et individuelle, plutôt que dans une optique de lutte commune pour une émancipation collective. On s’éloigne donc fortement des ambitions transformatrices des courants féministes matérialistes et des « lutte des classes » de la deuxième vague, pour lesquels la transformation des rapports sociaux de sexe doit être mise en perspective avec la transformation des autres rapports sociaux (de classe, de race, de sexualité) (Fraser 2011).

La conciliation idéale

Il faut souligner que, si ces articles donnent aux femmes des conseils pour mieux combiner vie privée et vie professionnelle, le fait qu’elles doivent articuler harmonieusement ces deux sphères n’est pas remis en question. Dans les deux articles sur le sujet, on peut lire en conclusion que la double journée est un « mal nécessaire » qu’il vaut mieux accepter et tenter de rendre plus agréable à vivre. Marie-Claire insiste sur la nécessité de « changer de modèle » en montrant comment la vie familiale pourrait être une source d’enrichissement et de réussite professionnelle plutôt qu’une contrainte (Marie-Claire, p. 140) :

C’est ainsi que la famille s’imposerait comme la valeur ajoutée au travail, pourvoyeuse d’une double reconnaissance […] et que la conciliation entre carrière et parentalité deviendrait le nouveau modèle de réussite.

Plutôt que de baser la réussite sociale sur l’excellence professionnelle impliquant un investissement physique et temporel que les femmes ayant des enfants peuvent difficilement se permettre, il faudrait donc promouvoir un nouveau modèle, celui de l’épanouissement professionnel et familial, pour les femmes comme pour les hommes. Cela pourrait effectivement être un début de solution pour sortir de l’opposition habituelle entre travail et famille, même si elle ne permet pas de réelle remise en question ni du système de genre ni de l’économie libérale. Cependant, ce type d’arrangement circonscrit, là encore, la lutte pour une meilleure organisation des temps de vie au domaine privé. Enfin, on peut également douter de la faisabilité de ce nouveau modèle, notamment à cause de la réticence de la majorité des hommes à mettre entre parenthèses leur carrière pour endosser leur rôle parental. Les dispositifs favorisant l’investissement masculin dans la parentalité sont finalement peu utilisés, et lorsque les hommes prennent un congé parental, ils font souvent attention à ce que cela ne perturbe pas le déroulement de leur carrière (Boyer et Céroux 2010). Certaines recherches montrent notamment que l’intériorisation de stéréotypes sexistes quant aux rôles parentaux a pour conséquence que les pères qui voudraient adapter leur temps de travail à leur vie de famille se voient plus souvent que les femmes refuser cette possibilité par leur employeur. Le revers de la médaille pour les femmes est qu’elles restent cantonnées dans des postes moins intéressants, moins évolutifs et peu valorisés socialement (Chrétien et Létourneau 2010). Ainsi, ce « nouveau modèle de réussite » ne concernerait-il pas seulement les femmes?

C’est ce que semble dire la conclusion de l’article du magazine Elle (Sylviane Giampino, psychanalyste citée dans Elle, p. 90) :

La superwoman est morte? Vive la femme plus humaine, assumant ses contradictions et ses doutes. ‘‘ Bien sûr qu’une femme peut tout faire. Ce qui est pernicieux, c’est d’imaginer qu’elles vivent tout ça sans que cela soit problématique. Or, il est normal de se préoccuper de ce que font ses enfants après 17 heures quand on est au bureau, comme il est logique de culpabiliser et donc de n’être pas totalement disponible pour ses enfants quand on a quitté son boulot sans boucler un dossier important! ’’

Dans les réactions publiées à la marge de cet article, Michèle Fitoussi, éditorialiste au magazine Elle et auteure d’un ouvrage sur la question (Fitoussi 1997), fait preuve du même fatalisme (Elle, p. 90) :

Il y aura toujours des choix cornéliens, des calculs savants comme ‘‘ est-ce que je fais un troisième enfant ou pas? ’’. Il y aura toujours des femmes qui arrêteront de travailler pour s’occuper de leurs enfants et il y aura toujours des femmes moins attentives à leurs enfants car elles se consacreront à leur carrière. Cela étant dit, il ne faudrait pas que le cri du coeur d’Anne-Marie Slaughter se transforme en message collectif. Parce que ça voudrait dire que les femmes se contenteraient de carrières moins prestigieuses ou renonceraient au pouvoir? Notre devoir est de ne pas lâcher.

Michèle Fitoussi reconnaît les difficultés et les dilemmes auxquels doivent faire face les femmes qui superposent travail et vie privée; cependant, elle exhorte les lectrices à faire front et à continuer de briguer des postes prestigieux. L’élitisme s’associe à l’injonction à la soumission aux diktats dénoncés dans le même article : les femmes doivent chercher à décrocher les meilleurs emplois tout en continuant à assumer la majorité des tâches parentales.

Ainsi la presse féminine propose-t-elle à ses lectrices un idéal de vie qui non seulement implique une disponibilité permanente pour les femmes cherchant à s’y conformer, mais qui, en plus, crée chez elles un sentiment d’être « débordées », doublé d’une autoculpabilisation très forte lorsqu’elles échouent à aménager parfaitement leur emploi du temps par rapport à des contraintes qui se superposent (Jarty 2012). Nous avons vu plus haut que la division sexuelle du travail domestique et parental oblige les femmes à adapter leur emploi du temps à leurs contraintes familiales beaucoup plus que les hommes : l’enquête « Emploi du temps » de l’INSEE de 2009 montre qu’en plus du fait de consacrer davantage de temps que les hommes aux tâches parentales, les femmes ont tendance à concentrer ces tâches pendant la semaine de travail (du lundi au vendredi), alors que les hommes sont plus présents auprès des enfants les samedi et dimanche. Cette inégale répartition correspond à l’affectation des femmes au noyau dur des tâches domestiques (la cuisine, le ménage, la gestion du linge et les courses), qui sont quotidiennes, incompressibles et fractionnées tout au long de la semaine et de la journée (Ricroch 2012). La division sexuelle du travail domestique et parental attribue non seulement la majeure partie de ce travail aux femmes, tout en leur réservant prioritairement les tâches quotidiennes, qui obligent à repenser l’organisation temporelle de la journée, au regard des autres contraintes, notamment professionnelles. Cela n’est pas sans conséquences sur le temps libre. L’enquête « Congés autour de la naissance » réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) en 2004, auprès de 2 000 pères et mères d’enfants nés en novembre et en décembre 2003, et ayant droit au congé de paternité ou maternité, montre qu’après une naissance dans un foyer les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à avoir réduit leurs sorties au cinéma, au théâtre, aux événements sportifs ou aux expositions (DREES 2006). Chez les femmes, tous les loisirs (pratique d’un sport, d’une activité culturelle, artistique ou manuelle) sont beaucoup plus touchés que chez les hommes par l’arrivée d’un ou d’une enfant (DREES 2006). De plus, lorsque les hommes prennent le relais des femmes pour s’occuper des enfants le samedi, elles ne sont que 5 % à utiliser ce temps libéré pour se consacrer à des activités autres que familiales (Pailhé et Solaz 2010). Ainsi, Marie-Claire et Elle qui prétendent apporter aux femmes des conseils pour plus de bien-être font la promotion, à travers ces deux articles, d’un modèle de vie qui ne laisse aux femmes que très peu de temps pour elles-mêmes.

La valorisation de la figure de la superwoman, qui articule avec brio une carrière prestigieuse et une vie de famille exemplaire, ne permet pas de repenser la division sexuelle du travail domestique et parental dans les couples hétérosexuels. La coordination des temps sociaux (Haicault 2005) repose une fois de plus sur les femmes, qui sont enjointes à superposer les sphères professionnelles et familiales au gré d’adaptations plus ou moins évidentes de leur emploi du temps professionnel. Ce numéro d’équilibriste semble pensé comme indéniablement réservé aux femmes, ainsi que le montre l’étude comparée d’emploi du temps d’enseignants et d’enseignantes : on voit comment, pour les hommes, le temps libéré est soit consacré à une seconde passion, soit à l’approfondissement de leurs connaissances en rapport avec la discipline enseignée, alors que pour les femmes ce sont les obligations de mères de famille qui viennent s’insérer dans les temps « libres » (Jarty 2011). Si, chez les cadres, femmes et hommes ramènent du travail au domicile dans des proportions similaires, ce sont surtout les femmes qui importent sur leur lieu de travail les préoccupations familiales : elles sont, par exemple, deux fois plus nombreuses que les hommes à rédiger mentalement la liste des courses alors qu’elles sont au travail (Pailhé et Solaz 2009). Bien que certains hommes s’engagent dans le travail parental, déchargeant ainsi leur conjointe d’un certain nombre de tâches, ce sont bien les femmes qui gèrent au quotidien la logistique de toute la famille. L’invasion des préoccupations familiales sur le lieu de travail révèle bien à quel point le temps de ces mères de famille actives est, dans sa quasi-totalité, tourné vers les autres.

En plus de la valorisation d’un modèle de vie extrêmement contraignant, cette injonction à la conciliation vient renforcer la division sexuelle du travail rémunéré (Kergoat 2004). Les femmes sont autorisées à briguer des postes à responsabilités, à condition que ceux-ci ne les empêchent pas d’assumer, au moins en partie, leurs obligations familiales. Là encore, les similitudes avec les messages véhiculés par le magazine Elle pendant la période 1964-1974 sont troublantes : les articles valorisaient déjà le modèle de la conciliation grâce au travail intellectuel et artistique, qui permet aux femmes de travailler chez elles, ou grâce au bénévolat, présenté alors comme une solution de rechange entre un emploi chronophage et la figure dépassée d’une femme se consacrant exclusivement à son foyer (Blandin 2011). Il semblerait que les femmes elles-mêmes intériorisent rapidement la nécessaire adaptabilité de leur emploi : pour choisir une profession, elles sont plus sensibles que les hommes au fait que les horaires doivent être compatibles avec une vie de famille (Pailhé et Solaz 2010).

Conclusion : conciliation plutôt que transformation, élitisme plutôt que féminisme

Le style de vie idéal pour les magazines féminins semble donc être celui d’une articulation harmonieuse entre vie familiale et vie professionnelle. Le modèle à suivre est celui de la « mère active », articulant un emploi prestigieux avec une vie de famille épanouissante. Ces professions réservées aux femmes diplômées et dotées d’un fort capital culturel donnent accès à des arrangements individuels (télétravail, travail à la pige, garde d’enfants à domicile) qui leur permettent de faire carrière, tout en se rendant disponibles pour les moments clés de la vie de leurs enfants.

Ces articles incarnent un féminisme élitiste, accessible à une minorité de femmes, qui ne cherche ni à transformer les rapports sociaux de sexe, ni à remettre en cause l’obligation pour les femmes de tout concilier. Voilà le féminisme instrumentalisé par le libéralisme : les revendications carriéristes des femmes viennent légitimer les « romances capitalistes » (Fraser 2011 : 183) sous couvert d’égalité des sexes. Cependant, le voile laissé sur la situation de femmes plus précaires rappelle que l’articulation des rapports sociaux de sexe avec ceux de classe et de race est la condition nécessaire pour sortir d’une vision correctrice et élitiste des inégalités de genre, sans pour autant penser que la suppression des rapports sociaux de classe suffirait à abolir ceux de sexe ou de race (Delphy 2009). Ainsi les problématiques antiessentialistes de déconstruction des classes de sexe doivent-elles être liées à des politiques de redistribution égalitaire pour fonctionner (Fraser 2005). L’antiféminisme se révèle donc en premier lieu dans cette adhésion de façade au combat pour l’égalité des sexes, qui se résume à la recherche de la réussite sociale individuelle pour quelques femmes bien dotées culturellement et économiquement.

De plus, les arrangements individuels privilégiés par les deux articles, favorisant la concurrence plutôt que la solidarité entre femmes, empêchent d’envisager le combat pour l’égalité des sexes comme une lutte collective. Or le rapport de force est tel que, si elles demeurent isolées, les femmes ne pourront pas s’affranchir des obligations attachées à leur sexe. La « privatisation » des inégalités de sexe a ceci de dangereux qu’elle rend les femmes responsables de leur situation. On peut se demander quel effet peut avoir ce type d’articles sur les lectrices dont le statut est plus précaire, qui ne triomphent pas sur le plan professionnel, notamment à cause de leurs obligations familiales, et qui culpabilisent déjà de ne pas être assez présentes auprès de leurs enfants à cause d’un emploi qui ne leur en laisse pas la possibilité. L’antiféminisme s’articule ici avec l’idéologie méritocratique qui veut faire croire à l’existence de personnes capables de s’affranchir des déterminismes sociaux par la volonté et l’effort. Dans cette course à la réussite sociale où la meilleure répartition du travail parental ne semble tenir qu’à la bonne volonté des unes et des autres, il y a peu de place pour la solidarité politique entre les femmes.

Enfin, la valorisation du modèle de la conciliation, loin de proposer un dépassement des genres qui impliquerait une transformation du modèle type du travailleur ou de la travailleuse (Lefeuvre et Guillaume 2007), renforce plutôt la division sexuelle du travail (Kergoat 2004) dans la mesure où la féminisation du travail s’accompagne d’une adaptation du temps de ce travail aux contraintes familiales qui pèsent essentiellement sur les femmes. Ainsi, c’est bien le modèle de la « féminitude » qui est prôné, impliquant pour les femmes un rapport au travail intimement lié à la vie familiale, et ne modifiant pas l’ethos professionnel qui reste calqué sur le modèle du travailleur (Lefeuvre et Guillaume 2007). Voilà un exemple de la manière dont les magazines féminins enferment leurs lectrices dans une gamme d’attitudes, d’aspirations, de goûts et d’activités traditionnellement attribuées au genre féminin. Cette assignation autoritaire est pourtant perçue positivement par les lectrices, qui y voient une adéquation de leur magazine à leurs centres d’intérêt, d’autant plus que la conformité avec ces normes « féminines » est présentée comme la clé du bien-être par les magazines. C’est peut-être ainsi que l’antiféminisme s’exprime le plus sournoisement : en prétendant agir dans l’intérêt des femmes, les magazines féminins incitent leurs lectrices à se soumettre à des normes extrêmement contraignantes et à s’accommoder de rapports sociaux de sexe inégalitaires plutôt que de chercher à les renverser.