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Dans cet essai, Delvaux s’intéresse à la figure des « filles en série » qu’elle décrit ainsi : « Les filles en série ne sont pas la mise en forme des filles telles qu’elles sont; c’est une mise en forme des filles comme on souhaite qu’elles le soient » (p. 19). Toutefois, elle émet l’hypothèse que les filles en série ne sont pas seulement l’outil de la domination masculine. En effet, lorsque les filles se revendiquent de ce statut collectif dans la réalité, la figure des filles en série peut devenir une figure de résistance, de subversion. Dans les 18 courts chapitres qui composent l’ouvrage, l’auteure décortique les différentes déclinaisons des filles en série, allant des filles préfabriquées aux filles militantes.

En introduction, l’auteure décrit la manière dont l’idée de cette publication s’est révélée pendant la grève étudiante de 2012 au Québec. Il lui semblait alors que les féministes ne luttaient pas pour les mêmes raisons, qu’elles se détachaient du lot, et que ce groupe en marge constituait néanmoins une collectivité, une série. Elle précise ensuite dans le premier chapitre ce qui représente pour elle cette figure des filles en série en l’illustrant par les cariatides, ces colonnes en forme de jeunes filles apparaissant dans la Grèce antique. Elle souligne que les cariatides peuvent être perçues comme emprisonnées dans la structure du temple, mais qu’il est possible de les voir aussi comme essentielles à l’architecture en ce qu’elles supportent le toit. Sans ces colonnes, l’édifice s’effondre. Et pour soutenir le bâtiment, chacune d’elles est nécessaire. Les cariatides sont donc une collectivité. Si elles semblent au départ n’être que décoratives, dans les faits, elles sont tout autant structurantes. Dans le deuxième chapitre, intitulé « Jeune fille », l’auteure se penche très brièvement sur les écrits de Deleuze et Guattari sur la jeune fille dans Mille-Plateaux afin de justifier l’emploi de cette figure comme potentiel de résistance collective pour le mouvement féministe. Puis, dans le troisième chapitre, « Marginales », elle reprend les textes de Virginia Woolf sur la manière dont les femmes sont traitées dans la société. Elle décrit l’obsession du biographe Quentin Bell pour ce qu’il percevait être le désintérêt de Woolf envers la sexualité. Delvaux conclut que « la figure des filles en série est une actualisation de ce qu’on souhaite véritablement des femmes (tout en faisant mine de leur reprocher) : de la rigidité et de la frigidité, un désir inexprimé, voire inexistant, une inaccessibilité, une résistance ou un refus devant les avances des hommes » (p. 36). C’est avec cette définition que ce chapitre clôt les réflexions théoriques sur la figure des filles en série. Les prochains chapitres se concentrent sur les filles en série qui profitent à l’imaginaire patriarcal.

Delvaux, dans le quatrième chapitre, commence par analyser la poupée, jouet pour les petites filles par excellence. Si la poupée sert avant tout à confiner les fillettes dans l’univers domestique, elle souligne que les enfants traînent les poupées avec elles, que les poupées jouets vivent des aventures, bravent la limite du foyer. Elle se penche ensuite sur la poupée Barbie, la plus populaire des poupées, en précisant que celle-ci, malgré sa taille de 29 cm, a des formes adultes. L’auteure se rappelle à quel point elle se lassait rapidement de jouer à la Barbie devant leur rigidité. Elle conclut : « Je n’avais pas compris que le dessein des Barbies était d’insuffler aux petites filles le désir de devenir une poupée » (p. 45). Elle énonce que ce n’est pas l’image irréaliste du corps de femme présenté par Barbie qui pose problème, mais le fait que ce soit le seul disponible. Dans le cinquième chapitre, Delvaux se penche sur d’autres sortes de poupées, cette fois grandeur nature et fabriquée à l’usage exclusif des hommes, les RealDolls, qu’elle décrit en des termes troublants : « elle est de la matière synthétique pour des hommes qui veulent violer en donnant l’impression de jouer à la poupée » (p. 53). La RealDoll serait une femme idéale, un corps parfait toujours obéissant, amplement supérieur aux femmes réelles. L’existence de la RealDoll dicte aux femmes qu’elles doivent aspirer à devenir poupée, à devenir des images. Cependant, Delvaux conclut que, tant que les femmes seront en mouvement, elles pourront agir sur les images. L’auteure s’intéresse ensuite, dans le chapitre 6, à des filles en série qui sont perpétuellement en mouvement, soit les Tiller Girls, troupe de danse populaire au début du xxe siècle. Dans leurs chorégraphies, imitées plus tard par de nombreuses autres troupes, les danseuses performent en même temps les mêmes mouvements ou exécutent des figures où l’individualité se fond dans la masse organique du groupe. Elle compare ces troupes de danseuses aux troupes militaires des États fascistes, pour souligner à quel point la fabrication des filles en série est un rêve totalitaire. Puis, dans le chapitre 7, à partir d’observations sur une publicité de bas collants, Delvaux se penche sur le concept de singularité quelconque de Giorgio Agambend. Elle écrit : « Échappant à l’identitaire et aux conditions d’appartenance (mettant le quelconque lui-même à la place de l’identité), la singularité quelconque […] est forte du fait qu’elle oppose à l’État non pas une revendication d’identité, mais le fait d’être humain » (p. 76). Elle soutient que les filles en série sont une singularité quelconque, mais il est difficile de comprendre la manière dont cela s’articule exactement.

Dans les chapitres suivants, Delvaux se concentre sur des exemples de productions culturelles où les filles en série échouent à maintenir la série. Le huitième chapitre se penche sur l’artiste Vanessa Beecroft, célèbre pour ses longues performances où des femmes arrangées de la même manière, le plus souvent dénudées, ne parviennent pas à rester immobiles comme des mannequins de plastique. Toutefois, c’est dans cet échec que réside la résistance de ces filles : elles ne peuvent être entièrement domestiquées. Les neuvième et dixième chapitres sont consacrés à la figure du mannequin, image en mouvement, entre réalité et fiction. Dans le chapitre 11, intitulé « Contes de filles », Delvaux s’attache aux personnages de fiction dans les films, personnages qui se révoltent contre leur position de filles-objets et se vengent : Nomi dans Showgirls (1995), Thelma & Louise (1991), Haley Stark dans Hard Candy (2005) et Erica Bain dans The Brave One (2007). L’auteure conclut : « Leur puissance réside dans le refus d’une posture de victime prescrite par le discours ambiant qui, suivant une logique perverse, reconnaît la violence faite aux femmes non pas dans le but de les protéger, mais dans le but de les faire taire » (p. 117). Dommage par contre que tous ses exemples soient issus de films réalisés par des hommes et que seul le scénario de Thelma & Louise a été écrit par une femme. Difficile d’y voir une véritable révolte des femmes.

Dans le douzième chapitre, « Une pour toutes, toutes pour une », Delvaux explique que, lorsqu’une fille se révolte, elle le fait pour toute la série des filles. Elle soutient que les filles en série ne viennent pas d’un « qui identitaire», mais d’un « comment » prescrit qui remplace l’identité (p. 122). Ainsi, il suffit d’une seule fille qui prend la parole pour exposer le dispositif, pour mettre du sable dans l’engrenage. C’est donc dans la prise de parole contre la violence qui leur est imposée que naît la solidarité. L’auteure se penche alors sur Nelly Arcan, écrivaine obsédée par son image et celle des autres femmes comme elle. Delvaux traite de la fascination d’Arcan pour la chirurgie plastique et de la façon dont l’image pousse à se faire charcuter pour parvenir à un idéal. De là, il n’y a qu’un pas, que l’auteure franchit avec aisance, entre la figure des filles en série et le traitement des animaux à l’abattoir. Elle expose la position de l’écoféminisme selon laquelle, dans la société patriarcale, les femmes et les animaux sont traités de la même manière et que l’une ne va pas sans l’autre. Delvaux va plus loin en ajoutant que cette violence patriarcale est la même qui a permis les camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale.

Dans le chapitre 12, intitulé « Lapines », Delvaux enchaîne sur les liens entre les surnoms animaux donnés aux filles, tous petits et domestiques (chienne, poule, lapine) et l’objectification sexuelle du corps des femmes à travers la figure de la Playboy Bunny. Avec le récit de Gloria Steinem publié en 1963 sur son expérience de Bunny, Delvaux démontre que, sous son vernis féministe de révolution sexuelle, le célibataire Hugh Hefner ne s’intéresse aux filles que s’il peut les utiliser pour son plaisir personnel. Néanmoins, tout n’est pas perdu dans le domaine de la sexualité. L’auteure se penche brièvement sur les initiatives féministes prosexes qui proposent des solutions de rechange où le plaisir des femmes n’est pas laissé de côté, des sortes de Bunny rebelles.

Au treizième chapitre, Delvaux poursuit sur la fascination envers la blondeur, signe de beauté, mais aussi de pureté souvent récupéré par différents régimes politiques. Elle s’intéresse à Marilyn Monroe, la blonde quintessentielle. Elle la compare à Nelly Arcan, cette autre artiste blonde qui l’obsède. Pour l’auteure, ces deux figures ont été « consommée[s] sans scrupules » (p. 175). Elle passe alors à d’autres filles qui, elles, refusent de faire les frais de l’image, aux chapitres 14 et 15. Elle examine d’abord la série Girls écrite et réalisée par Lena Dunham. Les quatre filles de Girls ne sont pas exceptionnelles. La série exhibe la manière dont elles mènent leur existence entre ce qu’elles désirent et ce que l’on attend d’elles. Elles ne sont pas naïves par rapport à leur statut de marchandise dans un monde où tout n’est que consommation. Delvaux s’occupe ensuite du personnage principal du film Sarah préfère la course (2013) de Chloé Robichaud. Sarah court et fuit en même temps. Le film explore la quête identitaire de Sarah, mais n’en montre pas le dénouement. Si Sarah préfère la course, on ne sait pas à quoi elle la préfère.

Dans le dernier chapitre, Delvaux revient alors aux filles de la grève et souligne le geste politique que constitue prendre la rue pour les femmes. Elle s’intéresse au groupe Femen. Leur tactique de manifester seins nus, le torse couvert de slogans, est une manière de subvertir l’immobilisme de la poupée. Et c’est avec cette idée que l’auteure conclut l’ouvrage : le meilleur moyen de contrer l’image reste encore le mouvement. Elle compare les filles en série aux lucioles de George Didi-Huberman. Les filles sont une survivance, une menace toujours présente qui se fait voir de loin en loin.

Ce livre déploie un éventail impressionnant des différentes configurations que peuvent prendre les filles en série. En ce sens, il s’agit d’une introduction pertinente et percutante aux diverses représentations du corps féminin qui reconduisent une norme inatteignable, outre qu’elles exposent différentes manières trouvées par de vraies filles pour la remettre en question et la contester. L’auteure offre plusieurs pistes de réflexion sans jamais poser de jugement définitif. Elle invite ceux et celles qui la lisent à penser avec elle l’avenir de toutes ces filles en mouvement, à l’avenir du féminisme. Néanmoins, elle ne réussit pas complètement à se défaire du carcan patriarcal des filles en série qu’elle critique puisque, en dehors de leur mouvement de révolte, les filles en série de Delvaux restent blanches, jeunes, minces et jolies.