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Emploi prémarital généralisé pour les filles des classes populaires et d’origine rurale durant une bonne partie de l’histoire de la société industrielle[1], le service domestique revêt de nombreuses formes qui se multiplient et se diversifient au cours des dernières décennies du xxe siècle. La bonne à tout faire demeurant chez ses patrons, archétype du service domestique d’antan, cède peu à peu la place à de nouvelles figures : gardiennes, préposées à domicile, femmes de ménage, aides familiales immigrantes[2]. Ces travailleuses occupent une variété impressionnante de formes d’emplois, régulières dans certains cas, mais souvent atypiques, à temps partiel, ou pour plusieurs employeuses ou employeurs. Elles s’incarnent dans un éventail tout aussi large de relations d’emploi, plus ou moins informelles, plus ou moins institutionnalisées. Plusieurs femmes occupant des emplois domestiques refuseraient d’ailleurs de se désigner comme travailleuses domestiques, puisque ces pratiques ne s’inscrivent dans leur parcours que de façon occasionnelle ou sporadique ou encore dans l’ombre d’une autre occupation rémunérée.

Comment se reconfigurent les pratiques de travail domestique rémunéré au cours des dernières décennies, quelles filiations et quelles ruptures peut-on déceler par un regard sociohistorique posé sur cet « archipel » (Mozère 2000 : 87) des petits boulots féminins et souvent informels? Dans le présent article, nous proposons d’examiner quelques dynamiques récentes au coeur de la construction de cette nébuleuse des emplois domestiques. Celles-ci seront abordées à partir de deux tensions qui traversent l’histoire du salariat domestique, et où les enjeux contemporains résonnent encore d’anciens échos ancillaires. La première tension met en jeu, d’une part, les tentatives de formalisation et, d’autre part, la persistance de la personnalisation du rapport de travail dans le domaine domestique. Nous aborderons cet aspect à travers une discussion des modes de structuration, des effets de l’apparition de nouveaux acteurs (publics et privés) durant les dernières décennies dans le secteur et des butées de la professionnalisation des emplois domestiques. La seconde tension se révèle dans les récits de vie à travers l’opposition symbolique des registres du soin (care) et du service domestique, alors même que ces logiques sont intimement imbriquées dans les pratiques concrètes des travailleuses. Nous examinerons ce paradoxe en traitant la question du positionnement professionnel et de la modulation des statuts sociaux entre travailleuses du bas de l’échelle dans le secteur domestique. Tout d’abord, après une courte discussion méthodologique, voyons la manière dont se pose la question du travail domestique rémunéré à la fin du xxe siècle, dans un contexte de transformation rapide du rapport des femmes au travail et à l’emploi.

Un aperçu de la démarche méthodologique

Notre article s’appuie sur la recherche doctorale que nous avons terminée en 2015, qui portait sur les figures contemporaines du salariat domestique. À partir d’une enquête orale réalisée auprès d’une trentaine de femmes de la région de Québec, nées avant 1960, nous y avons exploré les trajectoires de travail domestique rémunéré, en rapport avec les parcours de vie. Les femmes ayant participé à notre enquête ont expérimenté diverses formes de travail domestique rémunéré, à différents moments de leur vie[3]. Ces pratiques, fort variées au demeurant, ont en commun d’être rémunérées, de s’exercer dans le contexte d’un milieu de vie, d’être associées au travail domestique effectué gratuitement par les femmes dans la famille (entretien des lieux et soin des personnes) et d’être non professionnalisées, c’est-à-dire qu’elles ne nécessitent généralement pas l’obtention d’un diplôme ou la reconnaissance d’une formation particulière[4]. Incidemment, mentionnons que les milieux de travail fréquentés par les participantes à notre enquête dans leur parcours de travail domestique ont toujours été non syndiqués. Il faut dire que, hormis dans certains secteurs plus institutionnalisés (centres de la petite enfance, résidences pour personnes âgées), les syndicats sont très peu présents dans le secteur domestique, a fortiori lorsque le travail s’exerce dans une résidence privée. Le champ de pratiques qui fait l’objet de notre article est essentiellement informel. En outre, s’il existe des associations de travailleuses domestiques, celles-ci regroupent plutôt des travailleuses d’origine étrangère ayant immigré en vertu d’un programme spécifique de recrutement, et pour qui les enjeux de citoyenneté sont au premier plan[5]. Les femmes que nous avons rencontrées ont eu un rapport beaucoup plus insaisissable à l’emploi domestique, qui prend le plus souvent l’allure d’activités informelles se nichant dans les interstices de leur parcours, et où il n’est jamais question de représentation ni de défense collective des droits.

L’approche par les récits de vie s’avère un choix pertinent pour explorer un univers de travail largement invisible à l’oeil statistique. Les récits mettent d’abord en lumière l’ancrage familial et le relais dans la communauté de la socialisation au service domestique des femmes de milieu populaire. Ils permettent de voir comment le travail domestique rémunéré se niche dans les interstices des parcours professionnels, entre deux emplois précaires ou après une absence prolongée du marché du travail, que ce soit à la suite d’un divorce ou d’une maladie. Ce parti pris qualitatif nous a permis de dépasser le clivage entre travail et non-travail, et de faire ressortir la continuité, tout au long de la vie, entre le travail domestique gratuit et familial ‒ historiquement construit comme l’envers du « vrai » travail, soit l’emploi salarié – et le service domestique. Au final, ce contact intime avec les narrations biographiques permet de prendre toute la mesure de la « logique domestique du don » (Dussuet 2005) qui s’impose dans l’ensemble de la nébuleuse du travail domestique rémunéré et continue de le maintenir à la marge de la norme salariale jusqu’au tournant du xixe siècle.

La nouvelle donne du marché de l’emploi domestique à la fin du xxe siècle : contexte et historiographie

Après la Seconde Guerre mondiale, le monde du travail connaît une période de transformations majeures : celles-ci toucheront l’ensemble de la main-d’oeuvre et tout particulièrement les femmes. Le déclin des secteurs primaire et secondaire ainsi que l’accroissement accéléré du secteur tertiaire s’accompagnent d’une mutation non moins importante sur le plan socioéconomique et culturel, soit la féminisation rapide de la main-d’oeuvre (Sangster 2010). Cette réalité, qui devient particulièrement visible d’un point de vue statistique à partir des années 60, s’explique essentiellement par la hausse de la présence des femmes mariées dans le salariat. Cependant, malgré l’abaissement de certaines barrières à l’emploi des femmes durant cette période, la ségrégation professionnelle se maintient et plus encore, de nouveaux ghettos d’emplois sexués apparaissent (Descarries-Bélanger 1980). L’étude des trajectoires de travail domestique rémunéré révèle le développement, au cours des dernières décennies, d’un véritable sous-marché du travail où sont canalisées, ou même littéralement confinées, certaines femmes exclues des autres marchés de l’emploi, dans un contexte socioéconomique caractérisé par le réalignement néolibéral et postfordiste du monde du travail : « la job qui arrive quand on n’a pas d’argent », pour paraphraser une participante à l’enquête à la base de notre recherche.

L’essor du secteur des emplois domestiques depuis les années 60, dans un contexte par ailleurs d’élargissement des horizons professionnels des femmes, met donc en évidence une dynamique paradoxale de l’intégration des femmes au salariat, entre accès à l’emploi et confinement dans certaines filières. Notre objet d’étude constitue ainsi un angle privilégié pour saisir la segmentation du salariat, résultat d’une reconfiguration des inégalités de genre et de classe sur le terrain du travail. Il est en outre révélateur de la polarisation, voire de la dualisation de la main-d’oeuvre féminine (Fudge et Vosko 2003). Étudier le travail domestique rémunéré, c’est se placer sur une plaque tournante de la division sexuelle du travail, à cheval entre mode de production capitaliste et domestique (Delphy 1998), au coeur d’un nouveau « modèle de délégation » (Hirata et Kergoat 2007) qui, de fait, contribue au creusement des inégalités entre femmes et soulève, parmi les féministes, le sujet délicat des conditions matérielles de la « réussite » des unes. Une perspective politique et critique sous-tend l’exposé de nature plutôt sociohistorique qui suit.

Première tension : l’emploi domestique, une contradiction dans les termes?

À cheval entre sphères publique et privée, familiale et marchande, le travail domestique même rémunéré ne s’inscrit que problématiquement dans le cadre salarial. La référence plus ou moins implicite à la norme domestique ‒ gratuite ‒ demeure structurante dans l’ensemble de cette nébuleuse d’activités rémunérées, d’autant plus que les pratiques en question se situent souvent quelque part sur le continuum entre entraide et emploi.

Un noyau dur de polyvalence déqualifiée

L’image de l’archipel, utilisée par Liane Mozère (2000 : 87) dans son article sur les petits métiers urbains au féminin, convient bien aux boulots domestiques, chaque « filière » (ménage, soins, enfants, personnes âgées) émergeant comme une île reliée aux autres par une commune déqualification. L’historiographie a abondamment démontré que la division sexuelle du travail ‒ dont l’axe principal dans les sociétés industrielles a consisté en l’exclusion du travail domestique de la norme salariale et de son assignation aux femmes ‒ est à l’origine de cette déqualification. Il appert que les transformations récentes touchant le secteur domestique, notamment l’apparition de nouveaux intermédiaires dans la relation de travail, n’ont pas brisé cette continuité historique. Ainsi une participante à notre enquête décrit-elle son occupation, non comme une activité professionnelle, mais comme s’inscrivant d’abord dans des relations interpersonnelles de soutien :

[Ma] voisine, elle avait un petit bonhomme… il devait avoir 3 ans à peu près [elle était] enceinte d’un autre pis… elle avait une garderie […] elle s’en vient me trouver un soir, puis là elle me dit ça, elle me dit […] : « Faut que je ferme ma garderie, ça a pas de bon sens, je vais perdre mon bébé autrement. Le médecin, il veut pas que je continue. » Elle dit : « Tu me dépannerais-tu? » Ça fait que là… ouin… Elle en gardait cinq ou six, il y avait trois petits bébés, dans des couchettes là… [Chez moi,] c’était pas un problème parce que je pouvais mettre des couchettes dans ma chambre puis… tu sais j’avais pas de conjoint, ça fait que ça allait bien [rire], c’était moins de contraintes… Puis les parents de la garderie, bien ils me connaissaient parce qu’on était juste à côté, puis je les connaissais tous quasiment […] Là j’ai fait ça pendant… ah presque un an […] Puis après qu’elle a repris sa garderie… elle l’a gardée pendant je sais pas comment de temps… Puis là elle est allée étudier à Shawinigan après ça elle… Ça fait que là son mari… il enseignait à Sainte-Foy au cégep…. Ça fait que moi le matin […] je traversais chez eux garder la petite… je faisais son ménage, puis en tout cas…

Mme Giguère, née en 1949

La proximité de l’entraide et de l’emploi domestique s’inscrit dans les trajectoires des femmes bien avant l’âge adulte. La majorité des femmes interrogées au cours de notre recherche ont débuté dans le « secteur » de façon informelle, en gardant des enfants ou en aidant des membres de la famille contre un salaire souvent « symbolique ». Le placement domestique des filles par leur mère est une pratique ancienne et très répandue. Celle-ci contribue à entretenir les liens familiaux et communautaires, tout en participant pleinement à la socialisation des jeunes filles. Cet apprentissage imposé aux filles de milieux populaires est destiné à servir autant dans la famille que sur le marché de l’emploi (Taylor 1979). Chez les femmes nées avant les années 40, le travail domestique rémunéré est fortement concentré dans la période prémaritale du cycle de vie. En revanche, plusieurs femmes de la génération de l’après-guerre ont continué toute leur vie à exercer par intermittence des activités domestiques informelles rémunérées, tout en occupant parallèlement des emplois dans d’autres secteurs ou en combinant leurs tâches avec des emplois plus institutionnalisés dans le domaine domestique.

Les récits de vie montrent bien que les pratiques informelles demeurent prédominantes sur toute la toile des services domestiques. En milieu populaire, les échanges de gré à gré impliquent les femmes de l’entourage, qui organisent la distribution du travail domestique, que ce soit sur le mode de l’entraide, de l’emploi ou à mi-chemin entre les deux. Les réseaux féminins, qu’ils soient familiaux ou communautaires, procurent aux femmes des ressources personnelles et professionnelles, des occasions de travail et du soutien, mais paradoxalement, comme les études sur les solidarités familiales l’illustrent pertinemment, le recours aux réseaux de proximité contribue à la confirmation des clivages de classe et de genre existants (Déchaux 1994). Les portes ouvertes par les contacts donnent toujours plus ou moins vers le même genre de boulots. En effet, la plupart des parcours de travail documentés dans notre recherche apparaissent modulés au fil d’occasions qui surgissent dans un univers d’interconnaissance, dans un va-et-vient entre différentes formes d’emplois plus ou moins institutionnalisées, et dans des filières qui s’entrecroisent continuellement.

S’il existe bien dans le secteur domestique certains créneaux d’emplois ‒ ou de « champs du care » (Guimarães, Hirata et Sugita 2011 : 14) ‒ selon le type de population visée (personnes âgées, enfants ou encore couples professionnels) et le type de tâches principales (ménage, soins, surveillance, cuisine, etc.), les frontières entre les emplois sont toujours poreuses. Même dans le cas d’un échange salarié, la polyvalence et la disponibilité, attributs associés à la mère de famille et à la servante d’autrefois, demeurent les principales qualités attendues des travailleuses domestiques.

Ainsi, pour les travailleuses dans l’univers non professionnalisé du travail domestique ou des soins rémunérés, il s’agit, la plupart du temps, de « tout faire » ou, du moins, d’adapter leur prestation de travail aux besoins et aux demandes de la personne qui les emploie. Ces éléments sont rarement fixés d’avance et ils évoluent parfois bien au-delà des attentes initialement exprimées. Les glissements ne surviennent pas seulement dans les relations d’emploi de gré à gré entre prestataire et bénéficiaire du service, mais également dans certains emplois plus institutionnalisés. Mme Charest (née en 1945) explique, par exemple, que son travail de préposée aux soins, à la fin des années 70, implique « toutes les autres jobs qu’il y a à faire » auprès des malades, hormis les gestes médicaux accomplis par le personnel infirmier, gestes qui, eux, sont mieux circonscrits. Une autre participante à notre enquête nous précise que, ayant été embauchée pour l’entretien ménager dans une résidence privée pour personnes âgées, elle s’est retrouvée à surveiller des résidentes et même à accomplir des tâches d’hygiène personnelle pour certaines. Que la relation d’emploi dans le domaine domestique soit si fortement réfractaire à une définition claire des tâches n’est pas sans lien avec le fait que le travail se déroule dans des milieux de vie où la frontière symbolique entre le registre personnel et le registre professionnel est floue. Cependant, force nous est de constater qu’il y a plus dans le service domestique qu’une réponse technique ou mécanique à des besoins clairement indiqués. Comme le suggère l’historienne belge Éliane Gubin (2001 : 6), le principal écueil de la professionnalisation des métiers domestiques ne serait-il pas lié au fait que, aujourd’hui comme hier, « les employeurs recherchent avant tout des aides polyvalentes, corvéables, disponibles et bon marché, bien plus que des aides spécialisées »?

De nouveaux intermédiaires dans la relation de service domestique

Si la polyvalence déqualifiée des femmes apparaît comme un lourd héritage de la division sexuelle instaurée depuis la révolution industrielle, la reconfiguration du marché des emplois domestiques durant les dernières décennies du xxe siècle s’est traduite aussi par l’apparition de nouvelles dynamiques d’institutionnalisation[6]. Les politiques publiques d’un État social en pleine élaboration depuis les années 60 (notamment en matière de soins et de services à domicile) et l’émergence de nouveaux acteurs dans l’économie des services domestiques ‒ garderies, système de santé et de services sociaux, agences privées de placement, organismes communautaires ‒ ont complexifié un paysage où figurent toujours les acteurs traditionnels que sont les réseaux féminins familiaux et communautaires. De nouveaux modes de contractualisation sont apparus, « dés-individualisant » en partie le rapport de travail par la présence d’un intermédiaire employeur ou de la collectivisation des services. Comment se sont structurées certaines pratiques ou filières de service domestique? Comment comprendre la persistance de zones d’informalité en parallèle, voire en apparente symbiose avec de nouvelles niches d’emploi, par exemple dans le secteur de l’économie sociale? Quel est le rôle de l’État dans cette recomposition sexuée de l’organisation sociale globale du travail domestique[7]?

Dans le champ des services à domicile destinés aux personnes âgées, la participation de l’État date du début des années 80, avec la première politique gouvernementale à ce sujet déposée en 1979. Les centres locaux de services communautaires (CLSC), par le travail de leurs intervenants et intervenantes, notamment les auxiliaires familiales et sociales, ont constitué l’armature primaire de mise en oeuvre de cette politique (Bourque 1991). Cependant, les besoins se sont vite révélés infiniment plus importants que les ressources investies dans le réseau public pour y répondre. À l’heure actuelle, différentes formes d’embauche et de réseaux de services coexistent dans le domaine de l’aide à domicile pour des personnes âgées : CLSC, coopératives, agences privées de placement de personnel, chèque emploi-service, gré à gré (Boivin 2013). Depuis plus d’une quinzaine d’années, les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD) ‒ souvent des coopératives ‒ ont récupéré une partie du champ de pratique des auxiliaires familiales des CLSC, soit la partie « aide domestique », dans une logique de développement d’un réseau de services à moindre coût parallèlement au secteur public. Le secteur des services domestiques à domicile, par l’entremise du réseau des EESAD, a ainsi été ciblé, dans un contexte de fort chômage, par le gouvernement pour favoriser l’insertion en emploi des femmes jugées à faible degré d’employabilité.

Quant au secteur de l’entretien ménager hors contexte de dépendance reconnue, il a été saisi par des dynamiques capitalistes au cours des dernières décennies, et les entreprises privées de toutes tailles, dont certaines multinationales, se sont multipliées. Si les grandes firmes proposent un univers de travail fortement régulé sur le plan temporel, tout en misant sur un discours de professionnalisation qui passe par une dépersonnalisation complète du rapport entre la clientèle et la travailleuse, le mode de fonctionnement d’un grand nombre de petites entreprises se rapproche davantage d’un rapport personnalisé tel qu’il existe dans l’univers du gré à gré. De façon générale, et bien qu’il n’y ait pas de portrait précis du secteur de l’entretien ménager résidentiel ‒ très largement situé dans l’économie informelle ‒, nous pouvons affirmer que les réseaux d’interconnaissance constituent toujours un mode privilégié de mise en relation en matière de services domestiques. De plus, les récits de vie montrent bien que les femmes s’inscrivent souvent en parallèle dans différentes relations d’emploi, formelles et informelles.

Finalement, la multiplication des modèles – dont plusieurs comprennent des intermédiaires privés, publics ou parapublics – qui rompent avec les pratiques de gré à gré suffit-elle à éliminer les obstacles à la « normalisation » de l’emploi domestique qui perdurent depuis les débuts de l’ère industrielle? La présence d’un intermédiaire-employeur permet-elle l’objectivation de la prestation de travail, alors que « l’indistinction entre travail et personne » a constitué l’écueil principal de l’intégration du travail domestique à la norme salariale (Dussuet 2005 : 120)? À ces questions, la lunette biographique permet d’apporter des réponses nuancées. D’abord, peu importe la filière, la présence d’un intermédiaire-employeur ou encore une forme ou une autre de collectivisation des services permet une certaine dépersonnalisation du travail, notamment une reconnaissance du rapport salarial en jeu. Conséquemment, les travailleuses sont plus susceptibles de poser un regard critique sur les formes d’exploitation dont elles sont victimes. À l’inverse, le caractère informel de l’emploi de gré à gré brouille le rapport professionnel qui se vit davantage selon un mode ambigu (Dussuet et Lecompte 2001). En ce qui concerne le rapport subjectif au travail, par contre, la dépersonnalisation peut être ressentie comme une déshumanisation du rapport de travail, dans ce secteur a priori fortement dévalorisé socialement. Autrement dit, l’institutionnalisation du rapport de travail, en brisant la dyade « patronne-employée », permet d’éloigner le spectre de la servitude, qui est associé à une relation de domination de proximité. En revanche, la formalisation du rapport de travail est susceptible, paradoxalement, d’accentuer le sentiment d’invisibilité et de non-valeur du travail et des travailleuses domestiques. Surtout, en fin de compte, le degré d’institutionnalisation du rapport de travail a peu d’effets sur la qualification des femmes comme travailleuses (Devetter et Rousseau 2006). Le travail domestique, même dans ses formes plus institutionnalisées et dépersonnalisées, continue d’être considéré comme un travail formellement non qualifié, dont les compétences s’acquièrent plutôt par un ensemble d’expériences de vie, avérées ou imaginées en raison du sexe, de l’âge et de la condition sociale.

La longue histoire des tentatives de professionnalisation du travail domestique

Les tentatives de professionnalisation du service domestique ne datent pas d’hier. Au tournant du xxe siècle, en période de « crise de la domesticité », des mouvements féminins en Europe et en Amérique du Nord cherchent alors à trouver une façon de « moderniser » le travail domestique, notamment en mettant en avant des initiatives de formation et de placement d’employées domestiques (Charron 2007). Les tentatives de professionnalisation ont toutes largement échoué, le service domestique demeurant, jusqu’à ce jour, un travail déqualifié et le lot des femmes exclues des autres marchés du travail.

Pour certaines auteures, le rehaussement de la qualification demeure néanmoins l’avenue la plus prometteuse vers l’amélioration des conditions de travail et la reconnaissance sociale des travailleuses domestiques. Selon Brigitte Croff (1994 : 251), « une telle reconnaissance des compétences requises pour exercer ce travail est indispensable pour conférer à celui-ci un statut professionnel, pour le sortir de l’invisibilité dans laquelle le maintient la croyance qu’il ne s’agit pas là de compétences mais de qualités naturelles chez les femmes ». Au Québec, dans les EESAD, la mise en valeur d’une nouvelle « norme professionnelle » (Beaudoin 2011) traduit la volonté de conduire ces emplois sur la voie de la reconnaissance professionnelle. Une telle démarche s’appuie sur une « analyse de métier », qui comprend une nomenclature des compétences nécessaires à son exercice, dans le but de concevoir un programme de formation spécifique. Cette dernière demeure à ce jour facultative pour occuper un emploi dans une EESAD, et vu les difficultés actuelles de recrutement et le fort taux de roulement constatés par les entreprises elles-mêmes, il n’y a pas véritablement d’avantages pour les femmes à s’investir dans un tel processus.

De façon générale, les projets de professionnalisation des travailleuses domestiques sont porteurs d’une vision individuelle des compétences et reposent sur une méconnaissance des ancrages sociohistoriques de la déqualification des emplois domestiques : « De fait, la professionnalisation de l’aide à domicile – et plus largement des services auprès des personnes fragiles – se voit attribuer le rôle d’une nouvelle idéologie, élément parmi d’autres de la doctrine prophétique du marché, plutôt qu’un espace professionnel négocié où le bien-être de la personne bénéficiaire du service et les conditions de travail et d’emploi de celle qui le dispense sont conçus conjointement et de manière dynamique » (Devetter, Jany-Catrice et Ribaud 2009 : 83). En outre, la difficulté de trouver une définition professionnelle à ces savoirs profanes n’est pas sans lien avec le fait que celle-ci oscille continuellement entre la réduction technique (vision instrumentale dans le discours de la modernisation et de la dépersonnalisation) et la transfiguration par le care (discours vocationnel du don de soi). D’un côté ou de l’autre, il est tentant d’y voir des stratégies ‒ individuelles ou collectives ‒ pour surmonter la déqualification, voire la disqualification sociale du travail et des travailleuses domestiques.

Seconde tension : au bas de l’échelle, l’antagonisme du care et du ménage

Les historiographies états-unienne et canadienne ont bien montré que, depuis le xixe siècle, le service domestique a servi à galvaniser les rapports de genre, de classe et de race sur le continent américain[8]. Il a été à la fois modelé par les différents clivages sociaux et profondément cimenté par l’assignation collective des femmes au travail domestique, contribuant à la reconduction des rapports de pouvoir dans leurs dimensions matérielle et symbolique. Une problématisation sociologique matérialiste permet d’appréhender les catégories sociales à partir des rapports sociaux qui les produisent : les femmes que nous avons rencontrées ont été, au cours de leur vie, de diverses façons et par l’intermédiaire de différentes institutions, canalisées vers le travail domestique rémunéré. En revanche, une perspective laissant une plus grande place aux dimensions éthique et identitaire, comme celle que plusieurs chercheuses et chercheurs féministes ont développé autour de la notion de care[9], permet de mieux saisir les ancrages culturels et les ambivalences vécues à l’égard du travail domestique et donc, dans le contexte d’une enquête par récits de vie, les déterminants parfois contradictoires des parcours de vie. La lunette du care apporte en effet un éclairage particulier sur les enjeux symboliques de la division du travail domestique, entre femmes, mais elle constitue également un point de vue privilégié pour appréhender l’imbrication et la codétermination des rapports de domination. En d’autres termes, le care apparaît à la fois comme pivot de l’édification identitaire du genre et noeud (nexus) des rapports inégalitaires entre femmes (Dorlin 2005 : 90) :

[L’]économie du soin, effectuée par certaines femmes, est la condition matérielle de l’éthique du care, incarnée par d’autres. Ce dispositif produit des tensions et des injonctions contradictoires relativement aux normes de genre, faisant de la féminité un enjeu politique de pouvoir qui marque une hiérarchisation entre les femmes elles-mêmes.

L’histoire des tentatives de professionnalisation du service domestique est éclairante à ce sujet. Au début du xxe siècle, les patronnes affirmaient leur autorité morale à travers leurs fonctions de care (qu’elles se représentaient exercer également auprès de leurs servantes) (Charron 2007); aujourd’hui, la supériorité professionnelle des travailleuses du care s’impose par rapport à celles dont les fonctions sont définies comme « instrumentales », soit les employées d’entretien ménager. Ce constat s’est manifesté de façon frappante au cours de notre enquête.

Pour les sociologues Geneviève Cresson et Nicole Gadrey (2004 : 40), « le care délégué aux personnes les moins qualifiées, en cascade, dans le sens descendant des hiérarchies sociales, peut être considéré comme un “ sale boulot ” (au sens donné par Hughes[10]) auquel tous et toutes tenteraient d’échapper, mais seules y parviennent les personnes les mieux dotées scolairement ou économiquement ». Même au sein des univers de travail explorés dans notre enquête, où les travailleuses du care et du domestique partagent la même polyvalence déqualifiée, des lignes de démarcation apparaissent entre certaines pratiques ou filières selon qu’elles sont définies comme le fait de « prendre soin » ou simplement du « ménage ». D’ailleurs, les discours de professionnalisation qui s’élaborent dans le champ parapublic des services à domicile concernent invariablement des travailleuses qui sont « davantage » que des femmes de ménage, puisque leur prestation se situe dans le registre du care. Les écrits sur le sujet révèlent que, à travers les tentatives de qualification, le principal écueil appréhendé par les travailleuses elles-mêmes est de renforcer « la proximité de ces emplois [de care] avec “ les emplois de maison ” », les premiers risquant de « se trouver refoulés du côté de la branche domestique » (Cresson et Gadrey 2004 : 30).

Dans notre enquête, les tensions entre les premiers échelons de cette hiérarchie du salariat domestique ont clairement ressorti, en particulier à travers les récits de l’auxiliaire familiale du CLSC qui cherche à se distancier de l’aide à domicile, et de l’aide à domicile qui ne veut surtout pas être confondue avec une femme de ménage. Chacune de ces expressions témoigne d’une volonté d’affirmer la supériorité symbolique du care par rapport au travail ménager jugé bassement instrumental, dans une logique de positionnement social et parfois professionnel, comme l’exprime clairement Mme Gosselin, qui a fait carrière comme auxiliaire familiale et sociale dans un CLSC, lorsqu’elle se rappelle l’époque où une part des tâches ménagères ont été déléguées aux employées des EESAD :

[Un] moment donné le bassin est devenu trop important [pour les CLSC]… En proportion du personnel à fournir. Là là, on ne pouvait pas éteindre tous les feux, alors… l’entretien ménager a été donné à des… des sous-traitants… et ça devenait plus… un petit peu plus raffiné, un petit peu plus pointu, […] ça pouvait être juste passer une petite moppe humide, mais c’était plus la balayeuse, puis laver les vitres, puis tout le kit… non non non non, regarde…

CC : Ça, est-ce que… Vous étiez contente de ce changement-là?

Mets-en. Oui. Parce que moi… regarde là… j’étais pas une femme de ménage là… J’avais pas fait toutes ces études-là, puis… mettre le temps et l’énergie là-dessus pour juste passer la balayeuse, non merci là… Engagez-vous une femme de ménage, ça va être correct là…

Mme Gosselin, née en 1948

Du point de vue de l’auxiliaire familiale, l’aide à domicile est simplement une « femme de ménage », mais pour les aides à domicile elles-mêmes, le travail ménager représente en quelque sorte la face honteuse de leurs pratiques, et la « femme de ménage » apparaît également comme une figure repoussoir dans leurs témoignages. Même si l’essentiel de leur définition de tâche consiste en de l’entretien ménager, elles préfèrent insister sur la dimension relationnelle de leur travail auprès des personnes âgées et leur investissement affectif auprès de cette population fragilisée, comme l’ont constaté également Elsa Galerand (2004 : 88) et Annie Dussuet (2005 : 112) dans leurs enquêtes réalisées respectivement au Québec et en France, dans lesquelles ces deux chercheuses ont relevé la préoccupation des travailleuses en question de ne pas être « confondues avec des “ femmes de ménage ” » (Dussuet 2005 : 112)[11].

Dans les récits des « simples » femmes de ménage, à l’inverse, l’impossibilité de trouver un refuge identitaire dans le care et la difficulté de se désigner socialement comme travailleuse domestique laisse transparaître le stigmate du service domestique. Si le travail domestique rémunéré ne confère aucun statut social, l’étiquette qui lui est associée se révèle lourde à porter :

J’aurais jamais fait ça ici. Parce qu’ici tu sais… c’est mon standing… Alors qu’aux États-Unis mon standing, regarde… il a descendu… puis c’est pas juste qu’il a descendu, c’est que moi, dans ma tête, je me suis dis : « Dans le fond, là… le monde qui fait ça, sont aussi corrects que les intellectuels…. Ou que moi j’étais quand…. dans mes fonctions de professionnelle. » Sauf que le statut social est très différent, OK? Très différent. Puis tu es vue… de façon différente par ton entourage, ta famille, tes amis… : « Hein..? Tu fais de l’entretien…? »

Mme Martel, née en 1952

De tels propos ont été déclinés de différentes manières par les participantes à notre enquête. Souvent, le malaise exprimé était associé aux diverses dénominations les désignant comme travailleuses. L’évolution du vocabulaire ‒ « domestique », « servante », « bonne », « femme de ménage » ‒ est toujours un enjeu pour les femmes qui doivent porter le titre. Cependant, le stigmate du service domestique ne constitue que le symptôme d’un problème plus profond, soit l’existence d’un salariat domestique comme sous-marché de l’emploi féminin au sein de la société contemporaine.

Au-delà de la relation d’emploi : la division sociale du travail domestique

Les mécanismes de division du travail ménager et de care dépassent bien évidemment la sphère du travail salarié. Historiquement, le service domestique a été une marque distinctive de la bourgeoisie (Welter 1966), et il demeure aujourd’hui, dans ses formes ordinaires comme plus somptuaires, un vecteur de confirmation des rapports sociaux. Au plus fort de l’époque industrielle, la présence des servantes était nécessaire au maintien à la fois du mode de vie des familles bourgeoises et du statut social de la maîtresse de maison. À la fin du xxe siècle, une nouveauté est que les classes moyennes et supérieures délèguent la charge de leur entretien matériel à des employées, notamment pour préserver l’harmonie au sein du couple et éviter, justement, les « scènes de ménage », comme l’a analysé Molinier (2009 : 121) au sujet des féministes françaises et de « leurs femmes de ménage[12] ». Les configurations contemporaines du service domestique témoignent de l’actualité de la division sexuelle du travail et de la stabilité de ses principes : séparation et hiérarchie (Kergoat 2004).

Dépassant à la fois le cadre normatif de la définition marchande des « métiers » et l’échelle sociologique de l’interaction, la question de la délégation du « sale boulot » dans le secteur du travail domestique rémunéré implique de réfléchir en termes de division sociale du travail (rémunéré et non rémunéré) et de s’intéresser aux nouveaux modèles de délégation du travail domestique (Hirata et Kergoat 2007) qui sont partie prenante des formes récentes de l’économie familiale comme de l’économie marchande. Constatons d’abord que cette délégation se conjugue aujourd’hui encore au féminin, les femmes étant toujours très largement responsables ‒ en pratique comme dans les représentations ‒ de la charge mentale et physique de l’organisation et de l’entretien du foyer domestique, bien qu’elles soient, au tournant du xxie siècle, massivement actives sur le marché de l’emploi[13]. Ensuite, soulignons une fois de plus que la délégation en cascade du « sale boulot » fait apparaître les lignes de faille d’un système de genre et de classe autour de l’enjeu de la division du travail. Les travaux réalisés par Nicky Greyson et Michelle Lowe en Grande-Bretagne (1994 : 234) montrent par exemple que, dans les familles des classes moyennes supérieures, le partage inégal du travail domestique révèle une hiérarchie des tâches à trois niveaux : les activités conçues comme plus agréables et valorisantes, généralement non payées, sont de plus en plus partagées entre les parents (activités avec les enfants, grande cuisine, magasinage); les tâches parentales du quotidien (bains, cuisine quotidienne) sont en partie réalisées par la mère, et en partie par une employée; les tâches les plus pénibles et « instrumentales » (nettoyage et entretien), quant à elles, sont confiées aux femmes des classes populaires (et souvent racisées) embauchées comme femmes de ménage[14]. Dans le Québec du tournant du xxie siècle, la nébuleuse des boulots domestiques forme aussi un marché périphérique de l’emploi où sont confinées ou refoulées certaines catégories de travailleuses. Les dynamiques genrées à l’oeuvre se trouvent à cheval entre le marché du travail et la famille : elles maintiennent ces pratiques dans la précarité et l’invisibilité, tout en contribuant au renouvellement de leur naturalisation. Le salariat domestique est, à l’époque contemporaine, un vecteur du maintien de l’ordre social, de l’ordre de genre tout particulièrement. L’enjeu primordial est donc non pas celui de la professionnalisation ou de la valorisation des métiers domestiques, mais bien celui de la différenciation sociale des sexes et des classes ainsi que le partage inégal entre femmes de cet héritage de servitude féminine au foyer.