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En Suisse, l’éducation relève principalement de la compétence des cantons. Ces derniers coordonnent leur travail sur le plan national au sein d’une instance politique : la Conférence suisse des directeurs et directrices de l’instruction publique (CDIP). En 1972 et en 1981, la CDIP formule des recommandations en matière d’égalité femmes-hommes en demandant une égalité de droit (même accès, même contenu de formation) dans un contexte où cette égalité n’est pas encore acquise dans tous les cantons[1]. En 1993, la CDIP va plus loin en attribuant « un rôle à l’école et à ses professionnel·le·s dans la lutte contre les stéréotypes liés au genre et dans la construction de l’égalité considérée ici en tant qu’égalité de traitement et d’opportunités » (Fassa, Rolle et Storari 2014 : 197)[2]. À ce titre, on peut estimer que la CDIP recommande une pédagogie inspirée d’un féminisme égalitaire, « c’est-à-dire celui qui a pour objectif l’égalité et comme stratégies “ le refus de la rupture avec l’ordre établi et une dénonciation des stéréotypes, du discours et de l’idéologie sexistes ” (Descarries-Bélanger et Roy 1988 : 8) » (Solar 1992 : 269). Ce projet d’égalité « dans et par l’école » (Fassa, Rolle et Storari 2014) reste toutefois au stade de la recommandation. Par la suite, la CDIP produit des accords intercantonaux juridiquement contraignants, tels que l’accord HarmoS qui régit la scolarité obligatoire. Au sein d’HarmoS, le Plan d’étude romand (PER), rédigé par la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP) de la Suisse romande et du Tessin, détermine le projet global de formation des élèves durant leur scolarité de 4 à 15 ans.

Je montrerai tout d’abord que ni HarmoS ni le PER ne font de l’égalité des sexes un objectif pédagogique. Le PER omet d’en définir les enjeux et relègue cette question dans le champ des « éducations à ». Or, bien que ces dernières portent en elles un projet d’émancipation, la manière dont l’éducation à l’égalité des sexes est mise en oeuvre, si elle est utile, ne permet pas d’instaurer un changement social.

Afin de dépasser les timides préconisations institutionnelles, je défends l’intérêt de mettre en oeuvre un cours de pédagogie de l’égalité auprès des enseignantes et des enseignants du primaire en formation initiale. Cette pédagogie de l’égalité est une pédagogie critique féministe, inspirée de Freire (1974), c’est-à-dire une pédagogie émancipatrice, radicalement engagée contre les inégalités, qui élabore des stratégies d’enseignement pour aider les étudiantes et les étudiants à acquérir les connaissances nécessaires pour fonctionner efficacement, sur le plan individuel et sur le plan professionnel dans une société inégalitaire, et leur donnent les outils qui leur permettent de contribuer avec leurs élèves « à créer une société juste, humaine et démocratique » (Banks McGee et Banks 1995 : 152).

Les pièges de l’« éducation à » l’égalité des sexes

Pour qu’un travail sur le genre puisse être porteur d’un changement social, il est insuffisant de considérer que ce concept se contente de désigner un sexe social, produisant de simples différences de même valeur. J’opte, dans le présent article, pour une définition sociomatérialiste du genre (Collet et Couchot-Schiex 2017). Le concept est réellement opératoire quand il désigne un système de normes sexuées produit par les rapports sociaux qui définissent et hiérarchisent le féminin et le masculin. Ce flou conceptuel est entretenu à travers le PER.

Un flou conceptuel : de quoi parle le PER?

Fassa, Rolle et Storari (2014) ont recensé dans le PER les occurrences des termes égalité, équité, femme, fille, genre, sexe ou stéréotype. Elles notent que « la faible importance numérique et le statut de ces termes révèlent la place très secondaire que les acteurs politiques de [l’Instruction publique] donnent au genre » (Fassa, Rolle et Storari 2014 : 205). Parmi ces substantifs, seul le terme équité possède une entrée propre dans le lexique de la formation générale (FG). Elle est ainsi définie[3] :

[Un] sentiment de justice, naturel et spontané, fondé sur la reconnaissance des droits et devoirs de chacun. Contrairement à l’égalité (dans son acception la plus large) qui tend à considérer que toute loi est valable pour tous indépendamment de ses caractéristiques, le principe d’équité permet de corriger les inégalités que subissent des personnes ou des groupes défavorisés. Dans le cadre scolaire, c’est par les situations d’iniquité repérées dans les interactions des élèves qu’un travail sur l’équité se doit d’être entrepris, notamment lié au genre.

Dans cet extrait, le terme égalité est défini relativement au terme équité, tandis que le genre n’est pas défini du tout.

Cette définition présente l’équité comme « naturelle et spontanée », c’est-à-dire inhérente à la nature humaine : il est donc inutile de l’enseigner. Sa mesure est personnelle, subjective, puisqu’il s’agit d’un « sentiment », elle ne nécessite ni connaissances scientifiques ni données statistiques pour s’expliquer. Devant l’équité, l’égalité apparaît artificielle (car elle est produite par la loi), mais aussi injuste et, paradoxalement, il faudra en corriger les effets. Quant au terme genre qui figure soudain à la fin de la citation, puisque aucune définition n’en est donnée, il est très probable qu’on l’emploie à la place de sexe[4]. Enfin, « la désignation des élèves comme acteurs et actrices prioritaires des iniquités suggère en outre que les relations entre les enseignant e s et les élèves sont neutres et dénuées de tout rapport de genre » (Fassa, Rolle et Storari 2014 : 205).

Cette définition, en se plaçant exclusivement sur le terrain du droit (et non des sciences psychologiques ou sociales, ni même de la biologie), voire des « sentiments », invite à des débats d’opinion autour de questions morales et politiques, certes importantes quand on parle d’égalité des sexes, mais qui omettent les savoirs scientifiques (biologique, psychologique, sociologique ou économique) sur les égalités et les inégalités, ainsi que les rapports de pouvoir qui en découlent. Elle cantonne l’égalité femmes-hommes aux questions socialement vives (Legardez et Simonneaux 2006), sans en faire un objet d’enseignement à part entière ou une pratique pédagogique.

En effet, le PER, subdivisé en objectifs didactiques et transversaux, n’emploie jamais les mots égalité ou inégalité dans la rédaction des objectifs. Un seul objectif du bloc de FG, situé dans le cycle 1, c’est-à-dire pour les élèves de 4 à 8 ans, comporte le mot genre : « FG 18 ‒ Se situer à la fois comme individu et comme membre de différents groupes […] en identifiant ses caractéristiques personnelles (genre, langue, famille, …)[5] ». Là encore, en l’absence de toute définition, genre semble être le terme à la mode pour remplacer sexe, et son interprétation est laissée à l’appréciation du lectorat. Toute question d’égalité ou même d’équité est neutralisée : il s’agit simplement d’apprendre aux enfants à catégoriser les personnes (en particulier leur propre personne) dans des groupes d’appartenance, sans réfléchir aux effets de la catégorisation, voire de l’étiquetage (Becker 1963). À noter que cet objectif est le seul qui, selon le PER, « n’est pas travaillé pour lui-même, mais se développe à travers d’autres apprentissages[6] ».

Par la suite, il faudra attendre le cycle 3 (élèves de 12 à 15 ans) pour y lire le mot genre, non pas dans le libellé de l’objectif lui-même, mais dans les « apprentissages à favoriser » : « FG 35 ‒ Reconnaître l’altérité et la situer dans son contexte culturel, historique et social[7] », par exemple, « Réflexion sur le droit à la différence (opinion, genre, religion, âge, physique, handicap…) ». Toutefois, cette réflexion sur la différence n’est pas supposée mener les élèves à une réflexion sur l’égalité puisque le PER place dans la même énumération des éléments qui sont de l’ordre du choix individuel (opinion, religion et éventuellement genre, s’il est employé au sens psychologique d’identité de genre[8]), et d’autres éléments qui s’imposent à l’individu en dehors de sa volonté (physique, âge, handicap et genre, s’il est employé à la place de sexe).

Ce que démontrent surtout ces objectifs, c’est la frilosité du PER à considérer que l’enseignement de l’égalité femmes-hommes est du ressort de l’école. Si l’on ne parle ni d’inégalité ni de discriminations, la question des rapports sociaux de sexe, de race ou de handicap semble relever du simple débat. Si l’on ne définit jamais genre, le terme est essentialisé et rabattu sur le sexe. Si l’on emploie interactions, les rapports sociaux sont individualisés et deviennent de simples relations sociales.

En plus du PER (qui est issu d’un accord intercantonal), les cantons gardent une autonomie en matière d’éducation, qui s’exprime, par exemple, par l’entremise de la Loi cantonale sur l’instruction publique. À Genève, l’article 12 signale que le Département [de l’instruction publique] « sensibilise à l’égalité entre filles et garçons et la promeut, notamment en matière d’information et d’orientation scolaires et professionnelles ». D’une part, la proposition introduite par « notamment » pointe principalement le monde du travail et marginalement l’école comme le lieu des inégalités; d’autre part, en ciblant les élèves uniquement, cet article de loi confine les questions d’égalité entre les sexes à l’« éducation à ».

Les « éducations à »

Depuis quelques années, un ensemble de thèmes regroupés sous la formule « éducation à » a fait son entrée à l’école. Ses domaines d’application sont nombreux et Lebeaume (2012) en compte une quarantaine : l’éducation à la santé, à la sexualité, à la citoyenneté, au développement durable, etc., et à l’égalité des sexes. À la différence des enseignements disciplinaires, les « éducations à » ne concernent pas des savoirs au sens strict, mais des valeurs éthiques ou politiques et des comportements. Elles cherchent à engager les élèves dans l’action sociale, à transformer les pratiques sociales grâce aux nouvelles générations (Lebeaume 2012). Elles ont une relation étroite avec des questions socialement vives, et interpellent les représentations sociales des actrices et des acteurs, parce qu’elles sont d’abord une réponse à une certaine forme de la demande sociale d’éducation (Alpe et Legardez 2013 : 6).

Le fait de considérer que les questions d’égalité à l’école doivent passer par une « éducation à » les positionne donc dans le champ des questions socialement vives. Selon Legardez et Simonneaux (2006), pour mériter l’appellation, une telle question doit être « vive » dans trois domaines :

  • dans la société : être considérée comme un enjeu majeur, connue par les acteurs et les actrices scolaires et renvoyer à leurs représentations sociales et à leur système de valeurs;

  • dans les savoirs de référence : faire l’objet de débats ou de controverses entre spécialistes;

  • dans les savoirs scolaires : être discuté au sein même de l’école, au niveau des contenus didactiques, par exemple (Legardez et Simonneaux 2006 : 21-22).

L’enjeu éducatif des « éducations à » renvoie à la formation des citoyennes et des citoyens, et vise à permettre aux élèves d’apprendre à se forger leur opinion, à faire des choix, à débattre (Legardez et Simonneaux 2006 : 13). Ainsi, on peut considérer avec Fabre (2014) que de telles éducations relèvent d’une pédagogie critique.

Toutefois, pour que l’opinion se détache du sens commun, des connaissances scientifiques relatives à de nombreux champs du savoir sont donc nécessaires en préalable à un débat éclairé. Or, si « le noyau scientifique et technique du problème s’avère négligé, il y a toutes les chances pour que ces positions soient traitées comme des opinions, toutes également valables, n’ayant nul besoin de se justifier autrement que comme des points de vue subjectifs » (Fabre 2014 : 5). Cette proposition trouve d’ailleurs un écho dans la position médiane de Paulo Freire entre la curiosité naïve et la curiosité épistémologique (Pereira 2017 : 41-42) : si la connaissance scientifique n’est pas un préalable à l’émancipation, celle-ci n’est pas non plus contenue entièrement dans la spontanéité initiale des élèves. En effet, au cours des débats sont fréquemment mobilisées des croyances de sens commun sur LA différence des sexes (Marro 2012). Celles-ci portent sur la nature des hommes et des femmes (le cerveau qui aurait un sexe, l’influence des hormones dites sexuelles, l’instinct maternel, l’autorité et la violence des hommes, etc.) et sont mobilisées pour affirmer l’illusion essentialiste. De plus, la méconnaissance des chiffres de l’égalité (comme les écarts de salaires entre femmes et hommes, le plafond de verre) permet de nier les processus de discriminations.

En effet, pour que la pratique devienne pleinement praxis, c’est-à-dire « une capacité de connaître le monde en intervenant sur lui » (Freire 2006 : 45), elle a besoin « d’un solide outillage conceptuel d’analyse liant ainsi technicité et élucidation cognitive de manière inséparable » (Lenoir 2007 : 14). Si l’on néglige la perspective épistémologique et le développement des savoirs scientifiques, comme le fait le PER, l’« éducation à » devient exclusivement ce que Fabre (2014 : 6) appelle une « pédagogie des bonnes pratiques » (par exemple, trier les déchets ou éviter de tenir des propos sexistes), l’aspect réflexif et émancipateur, qui est au centre des pédagogies critiques, risque bien d’être laissé au second plan.

De plus, l’éducation à l’égalité, telle qu’elle est d’ordinaire pratiquée, se réduit souvent à une lutte contre les stéréotypes, c’est-à-dire à une focalisation sur les conséquences du genre, sans réfléchir à son fonctionnement, en tant que système.

La lutte contre les stéréotypes

La CDIP envisage dans ses recommandations une prise en considération globale des questions d’égalité; cependant, le Service de la recherche en éducation du canton de Genève[9] n’y voit que « des recommandations pour venir à bout des stéréotypes sexuels en matière de formation ». De fait, les dispositifs d’éducation à l’égalité des sexes (tels que la journée Futur en tous genres en Suisse romande[10]) ont tendance à se restreindre à la lutte contre les stéréotypes, ceux-ci semblant être le principal verrou à faire sauter pour pouvoir progresser sur le chemin de l’égalité. Il s’agirait pour les élèves de prendre conscience des stéréotypes, de réfléchir à leurs conséquences et de s’en émanciper afin d’être capables de choix de vie plus ouverts et plus autonomes. Le message explicitement transmis est le suivant : « nous sommes tous et toutes victimes des stéréotypes de sexe, mais nous en sommes aussi tous et toutes les promoteurs involontaires : à nous de les reconnaître pour pouvoir nous en défaire ». Si le programme paraît séduisant, le postulat de départ est réducteur et une entrée unique par la lutte contre les stéréotypes se révèle au minimum peu efficace et possiblement contre-productive.

En préambule, reconnaissons qu’il est indispensable d’expliciter la dimension non naturelle des stéréotypes pour mettre à mal l’illusion essentialiste. Toutefois, cette démarche ne suffit pas à les rendre inopérants. Huguet et Régner (2009) montrent par exemple que les élèves qui affirment que les stéréotypes de sexe liés aux mathématiques sont infondés ne sont pas pour autant protégés contre la menace du stéréotype (Steele et Aronson 1995), quand on teste leurs compétences mathématiques.

Ensuite, l’entrée par la lutte contre les stéréotypes, précisément parce qu’elle est consensuelle et stratégique (« nous sommes tous et toutes responsables, et chaque personne a à y gagner »), introduit des biais idéologiques qui posent problème si le but à atteindre est la transformation du social :

  • Elle dilue les responsabilités en les distribuant à l’ensemble des personnes, car tout le monde a des stéréotypes et est responsable de leur propagation (les groupes dominants comme les groupes dominés);

  • Elle déresponsabilise les personnes en répétant qu’elles n’ont pas conscience d’agir selon les stéréotypes;

  • Elle nivelle la hiérarchie inhérente au genre en insistant le fait que les garçons comme les filles en souffrent;

  • Elle présente les stéréotypes comme un héritage d’un passé inégalitaire dont on doit se débarrasser. Elle donne alors à croire à une naturalité du progrès en marche : le présent occidental étant le moment et le lieu le plus égalitaire, oubliant que l’histoire de l’égalité a connu des marches arrière et que la répartition des inégalités est plus complexe que la binarité nord/sud;

  • Elle donne à penser que les stéréotypes sont les causes de l’inégalité entre les femmes et les hommes (il suffirait donc de les éradiquer pour obtenir l’égalité), et non leur conséquence.

Finalement, l’entrée « lutte contre les stéréotypes » fait porter une partie de la responsabilité de la discrimination par les personnes discriminées, et évite d’attaquer la source du problème (le système de genre) en ne s’occupant que de ses sous-produits, présentés comme premiers, obsolètes et désincarnés : les stéréotypes. Elle n’amène pas à réfléchir à la source du problème qu’elle prétend combattre.

La route vers un changement de paradigme

Certes, on pourrait plaider pour une éducation à l’égalité qui serait davantage qu’une lutte contre les stéréotypes et qui ne ferait ni l’économie de la réflexion ni celle de la science. Quand bien même ces écueils seraient évités, il resterait encore un obstacle de taille à la mise en oeuvre d’une pédagogie féministe par l’entremise de l’« éducation à » : sa légitimité. Selon Lebeaume (2012), l’essor des « éducations à » au cours des années 70 est dû à une transformation de la manière dont la scolarisation est prise en considération : il ne s’agit plus seulement d’enseigner les savoirs de base, mais aussi, avec l’allongement de la scolarité, d’éduquer, d’« apprendre à être » (Faure 1972). Ainsi, l’introduction à l’école des « éducations à » relance le débat entre éduquer et instruire, particulièrement vif en Suisse, où l’enseignement est du ressort des départements de l’instruction publique. Outre le débat sur les responsabilités respectives de la famille et de l’école, la pression évaluative constante et l’obligation de s’en tenir à un cursus compartimenté en disciplines repoussent les « éducations à » aux marges de l’enseignement, au risque de les faire passer pour une activité de détente, voire pour une perte de temps.

Enfin, une éducation qui se veut émancipatrice ne peut s’en tenir à une simple critique des contenus pédagogiques ou des productions culturelles de l’entourage des élèves, car « la façon même d’enseigner est une socialisation à la soumission ou à la libération » (Mozziconacci 2015 : 100).

C’est pourquoi après avoir formé pendant une dizaine d’années des enseignantes et des enseignants ou de futurs membres du personnel enseignant français puis genevois, au primaire comme au secondaire, après avoir moi aussi mis en oeuvre des stratégies, éventuellement plébiscitées par les personnes ainsi formées, mais finalement peu efficaces, j’ai décidé de me servir plus directement des outils des pédagogies critiques pour faire entrer les futurs enseignants et enseignantes du primaire qui suivent mes cours à Genève dans une pédagogie de l’égalité. Il ne s’agit pas de « chercher l’engagement des élèves dans l’action sociale comme c’est le cas pour les éducations à, même si tel peut être l’objet de certaines séquences d’enseignement » (Collet 2016 : 115). La pédagogie de l’égalité a pour cible les enseignantes et les enseignants ainsi que leur manière d’exercer leur métier et, à travers ces personnes, leurs élèves.

La pédagogie de l’égalité[11]

La place des cours sur le genre à l’Université de Genève

La pédagogie féministe a fait son entrée en sciences de l’éducation à l’Université de Genève en 1977, avec les enseignements de Rosiska Darcy de Oliveira. Ses cours étaient un prolongement du cours donné par Paulo Freire alors réfugié politique à Genève. Edmée Ollagnier (2010 : 18) estime que « Freire reste sans doute l’un des personnages les plus appréciés par les chercheuses féministes en éducation des adultes, parce qu’associé à l’éducation populaire destinée à développer la critique de la part de groupes discriminés en vue d’une libération et d’une émancipation ». Si ses premiers écrits omettaient la question du genre (Freire 1974), son dernier ouvrage précise ceci : « La pratique fondée sur des préjugés relatifs à la race, la classe, au genre offense la substantialité de l’être humain et nie radicalement la démocratie » (Freire 2006 : 53).

Par la suite, Martine Chaponnière puis Edmée Ollagnier ont continué à assurer ce cours au sein de la formation des adultes, tout en militant pour l’introduction de cette question dans la formation de tout le personnel enseignant et éducatif. Sous la pression des associations féministes de Genève et de la commission Égalité de l’enseignement postobligatoire[12], l’égalité des sexes à l’école est devenue une volonté politique, énoncée en 2005 par le conseiller d’État, responsable de l’Instruction publique qui en a fait une de ses priorités. Lors de la concrétisation du programme de formation des enseignantes et des enseignants, une chaire spécifique sur le genre a été créée. Elle intègre toujours dans son mandat ce cours historique de niveau master que peuvent suivre maintenant ceux et celles qui se destinent à l’enseignement au secondaire.

En ce qui concerne la formation en enseignement primaire (qui dure 4 ans), l’offre est multiple. Dans le tronc commun obligatoire, les étudiantes et les étudiants suivent 3 heures dans un module de formation « Éducation : approches transversales ». Cette entrée en matière leur permet de prendre conscience concrètement de la persistance des inégalités entre les sexes et de leurs conséquences en classe. Durant la formation, la question du genre est abordée également dans les cours obligatoires traitant du jeu en classe (sur la mixité dans les coins jeux), dans ceux de didactique du français (sur la sous-représentation des héroïnes dans les albums), de didactique de l’histoire (sur l’aspect genré des récits historiques). Le cours à option de 30 heures sur le genre en éducation et formation, qui peut être suivi durant les deux dernières années de formation, fait l’objet de la suite de mon article. Plus de la moitié de la population étudiante en enseignement primaire choisit ce cours.

La pluralité des entrées « genre » dans la formation, associée au fait que des cours à option « genre et éducation » figurent au plan d’étude depuis 2010, transforme cette question en une thématique comme une autre, dans l’ensemble du programme de formation. Contrairement à ce qui est relaté dans bien des récits sur la formation du personnel enseignant (Baurens et Schreiber 2010; Petrovic 2013), ce cours n’a pas besoin de défendre sa légitimité. Si certains étudiants ou étudiantes marquent évidemment de temps à autre des désaccords, leurs propos ne remettent pas en cause la pertinence du cours, et l’enseignement s’effectue tout du long dans une dynamique positive.

L’exercice d’une pédagogie de l’égalité à l’école primaire : une longue liste de paradoxes

Former les futurs enseignants et enseignantes dans une perspective de pédagogie féministe se révèle un exercice d’acrobatie à plus d’un titre : tout d’abord, même si le cours a été choisi, on ne peut pas tenir pour acquis « que les étudiantes sont toutes féministes ou veulent le devenir […] surtout quand on considère la perspective du changement social qui voudrait faire des étudiantes des militantes » (Solar 1992 : 277). En outre, leurs connaissances sur le genre ou les rapports sociaux de sexe sont embryonnaires : la majorité des étudiantes et des étudiants n’ont eu que trois heures de sensibilisation. Il leur faut donc acquérir un certain nombre de connaissances scientifiques produites par les sciences de l’éducation ou les études sur le genre, alors que c’est leur dernière année d’études et que plusieurs souhaitent avoir un cours pratique qui leur parle de ce que seront leurs tâches demain en classe.

Ensuite, les futurs enseignants et enseignantes doivent comprendre que leur action doit se situer sur trois plans :

  • sur le plan des élèves : c’est sur ce point que le PER peut être utilisé comme soutien, mais également l’article 12 de la Loi sur l’instruction publique, aussi imparfaits qu’ils puissent être. Ces textes fondent et légitiment leur action par rapport aux parents, aux collègues et même à l’institution;

  • sur le plan de leur propre positionnement de praticiennes et de praticiens : il leur faut ici trouver un équilibre entre le déni et la culpabilisation. Déni, car les enseignantes et les enseignants rejettent facilement la faute vers l’extérieur de l’école : relation entre collègues, famille, média, entreprise, monde politique, etc., toutes ces instances de socialisation sont vues comme plus sexistes que l’école (Collet et Grin : 2013). Il s’agirait alors de faire barrage aux mauvaises influences extérieures, l’école étant vue comme un sanctuaire d’égalité. Culpabilisation, car le discours sur les stéréotypes fait de ceux et celles qui enseignent la cause première du sexisme à l’école, en particulier en ce qui concerne les disciplines scientifiques. Ce discours comporte plusieurs dangers : il peut réactiver le déni en générant un sentiment d’injustice (l’école est quand même bien moins sexiste que la société en général et les médias en particulier), amener les membres du personnel enseignant à se tenir sur la défensive (on demande toujours plus à l’école, par exemple de se substituer aux parents et aux carences de la société), voire leur donner une fausse impression de puissance (« j’ai la capacité de faire et de défaire le sexisme par mes actions éducatives »);

  • sur le plan de l’institution : cette dimension est la plus délicate, car l’institution pointe des boucs émissaires du sexisme à l’école, à savoir les enseignantes et les enseignants ou les élèves, voire leurs parents, sans réellement se remettre elle-même en cause. À moins qu’elle ne nie tout simplement la responsabilité de l’école dans la perpétuation des inégalités entre les sexes. Pourtant, son fonctionnement et ses productions méritent d’être interrogés, qu’il s’agisse du PER, des moyens d’enseignement romands (MER), des processus d’évaluation et d’orientation, du discours sur l’excellence et la réussite, etc.

En somme, les enseignants et les enseignantes devront porter leur regard sur tous les aspects de l’institution éducative. Comme le dit Duru-Bellat (2008 : 142), « il suffit que l’école fonctionne comme un milieu “ normal ” [...] pour que les inégalités sexuées (comme d’ailleurs sociales) y soient continûment fabriquées », puisque les rapports de domination qui ont cours dans la société vont la traverser avec la même facilité qu’ils traversent les autres champs du social.

Le paradoxe le plus important est peut-être le fait que, une fois formés les enseignants et les enseignantes devront travailler pour l’égalité dans la même institution qui produit de manière structurelle des inégalités. Et l’on comprend la tentation de la pédagogie féministe égalitaire, « car elle ne revendique pas de changement radical [de l’institution], ne remet pas en cause la structure sociale ni la structure scolaire, s’applique à tous les contextes d’éducation, à tous les niveaux de formation et à toutes les disciplines » (Solar 1992 : 270).

La difficulté pour la formatrice que je suis sera de former des étudiantes et des étudiants qui, à leur tour, devront être capables de former des élèves, sachant qu’in fine « personne ne se libère seul, personne ne libère autrui, les [humains] se libèrent ensemble, par l’intermédiaire du monde » (Freire 1974 : 44) et la formatrice ne doit pas oublier qu’elle apprend par l’intermédiaire des personnes qu’elle forme.

Une prise de conscience[13] pour une praxis

La première étape pour les membres du personnel enseignant est de prendre conscience de l’existence des rapports sociaux de sexe et de leurs conséquences non seulement dans la société, mais aussi sur leur pratique professionnelle. Il s’agit de développer « une philosophie de la praxis, un processus d’éducation réflexif, critique et polémique, qui vise le dépassement de l’agir de sens commun et la réunion cohérente du discours et de l’action » (Gramsci (1975) cité dans Lenoir (2007 : 15)) dans le but de « dégenrer » le social pour permettre une égalité des sexes.

Le recours à l’expérience subjective demeurant le principe fondamental de la pédagogie à partir duquel doivent se construire les contenus et les méthodes d’enseignement féministe (Weiler 1991 : 465), je pars de l’expérience (même brève) de chacune des 61 personnes qui suivent le cours. Je leur demande de nommer une situation scolaire dans laquelle la question du genre se manifeste soit parce cette situation a des conséquences inégalitaires ou discriminantes, soit, au contraire, parce qu’elle est particulièrement respectueuse des rapports égalitaires entre les sexes. Je leur suggère ensuite des pistes d’observation : séquence pédagogique (contenu d’un manuel, d’un album, d’une évaluation, mise en place d’activité, etc.), échange avec la classe ou dans un groupe d’élèves, situation où des adultes de l’école sont engagés (parents, collègues, direction, etc.).

À l’annonce de la consigne, deux étudiantes sont venues me dire qu’elles n’avaient constaté aucune situation inégalitaire liée au genre dans leur école. Au cours des semaines suivantes, cinq étudiantes ont préféré me raconter leur observation avant de la rédiger, car elles n’étaient pas certaines d’avoir observé une inégalité, mais peut-être un simple différend relationnel entre filles et garçons (par exemple : un garçon de 5 ans qui refuse de donner la main à une fille en rang, par peur du ridicule). Quoi qu’il en soit, au bout de trois semaines, chaque étudiant et étudiante avait rédigé une observation et beaucoup ont signalé avoir dû choisir[14] parmi un vaste choix de situations répondant à la consigne.

J’ai collecté les observations que j’ai mises à la disposition de tout le groupe. La grande quantité d’observations, la vitesse à laquelle elles ont été recueillies et le fait qu’elles apparaissent dans des situations de classe vraiment ordinaires ont fonctionné comme des preuves de la banalité de l’inégalité des sexes à l’école primaire.

J’ai ventilé les 61 observations entre six catégories (quelques exemples sont donnés pour chacune) :

  • 11 situations relevaient du lien école-famille : père qui interdit à son fils de jouer à des jeux « de filles » ou qui refuse que son fils porte un legging pour le spectacle de danse, enfants qui apportent de la maison des jouets invariablement conformes aux stéréotypes de leur sexe;

  • 6 situations étaient liées aux coins jeux et à la manière dont les enfants les investissaient : usage non mixte des coins, garçons interdisant certains coins aux filles ou inversement;

  • 3 situations portaient sur le sexe de la personne enseignante : présence d’un panneau humoristique indiquant « 100 % macho » à côté du bureau d’un enseignant, étudiants accueillis comme des sauveurs d’un monde trop féminin;

  • 7 situations ont été observées dans la cour, souvent en rapport avec la pratique du foot (soccer), discriminantes pour les filles;

  • 15 situations mettaient en évidence un double standard dans la manière d’envisager des comportements de filles ou de garçons : séparation filles/garçons dans des activités ou dans les signalétiques, propos généralisateurs leur assignant des stéréotypes sexués, filles utilisées comme assistantes pédagogiques pour calmer les garçons, perceptions différenciées des aptitudes des filles et des garçons (filles plus matures, soigneuses, bavardes; garçons sportifs, peu attentifs);

  • 19 situations étaient directement liées à l’apprentissage scolaire (refus de colorier en rose pour un garçon, lecture d’un album stéréotypé aux élèves, obsession de la compétition entre garçons qui nuit finalement à l’apprentissage), dont 9 situations liées précisément aux activités physiques (refus de faire certaines activités sportives de la part des garçons ou, au contraire, mainmise de la part des garçons sur certaines activités).

En considérant l’ensemble des observations collectées, les étudiantes et les étudiants constatent alors que les situations d’inégalité émanent des élèves, du personnel enseignant, plus marginalement des familles, et aussi d’un usage non critique des moyens d’enseignement officiels. Si ce sont surtout les élèves qui en sont les victimes, certaines observations leur montrent que leur statut d’enseignante ou d’enseignant ne les épargne pas pour autant. En somme, les 61 personnes visées ont observé la nature genrée de l’expérience humaine, pour elles-mêmes comme pour leurs élèves.

Toutefois, « le savoir que la pratique enseignante spontanée […] produit indiscutablement est un savoir naïf, un savoir fait de l’expérience auquel il manque la rigueur méthodologique caractéristique de la curiosité [critique]) » (Freire 2006 : 56). Parmi les six principes énoncés par Freire (2006), pour que la formation à l’enseignement ait pour objet la transformation de l’école et des pratiques pédagogiques, elle doit intégrer les avancées de la recherche scientifique. Le cours met donc à disposition de ceux et celles qui le suivent des textes scientifiques permettant d’analyser les situations collectées. Toutefois, aucun texte ne sera précisément travaillé en présentiel : ce sera aux étudiantes et aux étudiants de passer en revue les textes à leur disposition sur un espace numérique et d’en tirer l’apport nécessaire à la compréhension des situations.

En présentiel, j’amène d’abord les étudiantes et les étudiants à réfléchir à leur propre manière de définir le masculin et le féminin, mais aussi à la manière dont ces représentations produisent des attitudes pédagogiques et des contenus didactiques genrés. Puis, je tente de leur faire prendre également conscience de leurs privilèges sociaux, dans le sens où cette population étudiante est très homogène : ce sont majoritairement des jeunes femmes blanches, issues de milieux socioprofessionnels supérieurs (Collet et Delcroix à paraître).

Enfin, je mets à la disposition des étudiantes et des étudiants des outils pour mettre en place une éducation à l’égalité et je leur demande d’en pointer les avantages et les limites. À l’aide de la collection d’observations et aussi de leurs lectures, je leur propose de recenser l’ensemble des domaines dans lesquels l’égalité est prise en défaut et de déterminer les points de vigilance (Baurens et Schreiber 2010) qu’il faut garder à l’esprit en tant que personne enseignante.

Je propose ensuite aux étudiants et aux étudiantes de ventiler leurs actions sur une toile de l’égalité, très largement inspirée de la toile de l’équité (Solar 1998 : 42) qui cartographiait les pratiques de pédagogies féministes en formation d’adultes, réinterprétée ici à destination d’élèves du primaire.

La toile de l’égalité dans l’enseignement primaire

La toile de l’égalité dans l’enseignement primaire

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Pour conclure : à partir de cette réflexion tirée de leur quotidien, les futurs enseignants et enseignantes doivent maintenant devenir des sujets de leur pratique, la comprendre et la recréer (Freire (2006) cité dans Pereira (2017 : 60)). En effet, ces personnes formées aujourd’hui deviendront demain des formateurs ou des formatrices qui devront pouvoir convertir les savoirs et les pratiques nouvellement acquis sur l’égalité des sexes en nouvelles pratiques pédagogiques égalitaires à destination d’élèves.

En ce sens, je demande aux étudiantes et aux étudiants de prendre en charge une famille d’observations et de proposer une activité pédagogique (une séquence didactique, un support de cours, une sortie scolaire, une création artistique, un jeu, etc.) permettant de remédier à la situation inégalitaire. Pour éviter de se cantonner dans l’anecdotique, il leur faut placer leur activité sur la toile de l’égalité, de sorte que l’ensemble des activités proposées dessinent une première esquisse d’une pédagogie de l’égalité. Je leur demande également de rattacher l’activité à des objectifs et à des compétences du PER (qui ne sont donc pas directement de l’ordre de l’égalité des sexes) afin de comprendre que l’enseignement égalitaire ne se fait pas en marge du programme officiel, bien que celui-ci ne parle pratiquement pas d’égalité des sexes.

Ces activités sont conçues en groupe de quatre ou cinq personnes et sont présentées à l’ensemble de la classe. Les étudiantes et les étudiants ont ainsi créé des activités de didactique du français, de l’histoire ou de l’éducation physique, ont proposé des débats entre élèves, ont réfléchi à des aménagements plus égalitaires de l’espace de la classe ou de la cour, ont décloisonné les classes pour que des élèves plus âgés viennent lire aux plus jeunes les histoires respectueuses des rapports égalitaires qu’elles et ils avaient inventées, ont amendé la manière dont l’école prépare d’ordinaire la fête des Mères. Dans l’esprit de la pédagogie critique, un groupe a proposé que ce soit les élèves qui, à travers la présentation de leurs travaux, forment leur équipe enseignante à l’égalités des sexes. Ce dispositif est un exemple de « l’effort méthodique critique déployé par le professeur pour dévoiler la compréhension de quelque chose, et celui de l’élève dans son application également critique pour entrer en tant que sujet dans l’apprentissage » (Freire 2006 : 131).

Les limites de la méthode

L’évaluation remplie par les étudiantes et les étudiants à la fin du semestre permet de connaître leur niveau de satisfaction (plutôt élevé, une moyenne de 3,7/4 répartie sur une vingtaine de questions). On apprécie notamment le lien avec la pratique, la possibilité de débattre durant le cours, le fait de mettre en commun toute une palette d’interventions possibles, créées par les membres des autres groupes, par exemple : « utilisation des observations concrètes des étudiants questionnant le genre », « discussions, échanges et contenu enrichissants et en lien avec l’actualité et la réalité du terrain », « les présentations orales permettent d’avoir des idées d’un panel de leçon à donner à propos du genre ». Toutefois, ces commentaires ne permettent pas de savoir si ces étudiantes et ces étudiants mettront réellement en oeuvre ces pratiques une fois titulaires de classe, si le cours a réellement permis de les transformer en enseignantes ou en enseignants critiques plus égalitaires.

Il est en revanche plus facile de pointer déjà des limites. Si les observations des futurs enseignants et enseignantes balaient un grand nombre de domaines, et pas seulement les relations entre les élèves contrairement à ce que pense le PER, il reste des points qui n’ont pas été abordés, comme la violence de genre (sexiste ou homophobe) ou la répartition des interactions verbales en classe. D’autres points sont surreprésentés, tels les comportements problématiques des garçons (voire des pères) et leurs conséquences sur la scolarité. Si le système de genre est bien vu comme la cause du problème : c’est l’injonction à devenir un homme au sens de Stoltenberg (2013) qui nuit à la scolarité des garçons, ceux-ci tendent à devenir les premières victimes du genre à l’école (alors que les filles seraient les premières victimes du genre dans le monde professionnel). L’approche n’est pas inintéressante : si les garçons renoncent aux comportements antiscolaires, les filles n’auront pas besoin d’apprendre à se défendre contre ces comportements. Toutefois, cette attention accordée aux garçons a des conséquences sur les filles qui, finalement, reçoivent moins d’attention puisqu’elles posent moins de problèmes et dont la réussite est vue comme banale. En outre, désarticuler les rapports sociaux de sexe en ne considérant qu’un seul sexe (que ce soit les filles ou les garçons) a directement un effet essentialisant, en réactivant la bicatégorisation.

À l’instar des observations, les activités proposées par les étudiantes et les étudiants comportent aussi des points aveugles, même s’il faut saluer leur créativité. En particulier, les questions liées à la division sexuée des savoirs (Mosconi 1994) sont souvent laissées de côté : on les détecte, mais on ne s’en saisit pas. Les étudiantes et les étudiants sont également très frileux à l’idée de faire participer les familles soit directement (discuter du choix des déguisements pour le défilé de décembre, du choix des jouets avec lesquels les enfants peuvent jouer), soit indirectement (parler de la répartition des tâches ménagères, des métiers pratiqués dans l’entourage de l’élève, etc.).

L’entourage familial des élèves est vu comme une source majeure de stéréotypes et d’inégalité, mais aussi comme une zone privée dans laquelle l’enseignante ou l’enseignant n’a pas le droit d’intervenir. Si le respect des valeurs des parents perçus comme plus traditionnels, souvent dans un réflexe de racialisation du sexisme (Hamel 2005) leur tient à coeur, les futurs enseignants et enseignantes perdent parfois de vue qu’il est tout aussi important de respecter les valeurs des parents attachés au respect des rapports égalitaires. Il ne s’agit pas d’un manque de courage par rapport aux familles ou à l’institution puisqu’un tiers des activités proposées traitait d’homophobie à l’école primaire ou de familles « arc-en-ciel », thème qui paraît plus sensible que la répartition des tâches ménagères, mais pour lequel les étudiantes et les étudiants disent vouloir s’engager. L’homophobie est une violence qui doit être bannie de l’école, au même titre que le racisme (à partir du moment où le personnel enseignant a la capacité de la reconnaître), mais les injonctions qui limitent les filles à la sphère domestique ne sont pas toujours perçues comme une discrimination : elles sont parfois vues comme un choix éducatif ou une valeur familiale.

Une dernière critique nécessaire rejoint les critiques féministes poststructuralistes de ces pédagogies (par exemple, Mathieu (2002)) et sur « la tension […] bien réelle, entre d’un côté une volonté de respecter la lecture du monde des opprimé·e·s et de l’autre une prise de conscience prédéfinie par celles et ceux qui enseignent » (Mozziconacci 2015).

Enfin, deux éléments entrent en contradiction avec le principe pédagogique lui-même : les règles institutionnelles qui imposent de planifier au préalable les séances et l’obligation d’avoir des critères d’évaluation formelle. En effet pour être légitime, ce cours doit avoir le même statut que n’importe quel autre cours du programme d’étude et à ce titre, doit être évalué de manière similaire. Mais aussi formative et participative que cette évaluation puisse être, il reste que l’existence même d’une note sanction, décernée par la formatrice fait à la fois obstacle au partage du pouvoir et à la possibilité de développer sans contrainte une pensée critique. On peut alors se demander s’il est possible de mettre en place une vraie pédagogie féministe à l’université ou si on peut seulement s’en approcher.

Un nouvel article serait nécessaire pour éclairer l’ambivalence de cette position.

Conclusion

Il est évidemment difficile d’évaluer la portée et l’efficacité d’un tel cours et 30 heures ne suffisent pas pour permettre aux futurs enseignants et enseignantes de réaliser pleinement la portée des propos de Freire (2006 : 112) : « Jamais l’éducation ne fut, n’est ou ne peut être neutre […] C’est déjà une erreur de la décréter comme une tâche simplement reproductrice de l’idéologie dominante, mais c’est encore une erreur de la considérer comme une force d’explication de la réalité, agissant librement, sans obstacles, ni difficultés. »

Le cours décrit a comme seule prétention de fournir au futur personnel enseignant un outillage critique sur le genre et les rapports sociaux de sexe. Le dispositif a aussi pour avantage de faire travailler ensemble et de manière interactive un grand groupe d’étudiantes et d’étudiants (tous les ans, une quarantaine), en ayant recours le moins possible à un cours magistral. Leur perception d’un cours se trouve bousculée, car j’annonce d’emblée que je ne leur enseignerai pas une didactique de l’éducation à l’égalité : si des outils de ce type seront présentés, le propos ne sera pas d’expliquer comment mécaniquement les mettre en oeuvre. De plus, l’entrée axée sur le genre doit leur permettre ensuite de se déplacer vers une analyse des différentes oppressions, sans les hiérarchiser.

Les attentes sont élevées puisque ces futurs enseignants et enseignantes doivent atteindre, par des pratiques originales, une transformation sociale. Quant à la formatrice, elle est amenée à créer et à recréer sa pratique, en se confrontant à la variété des expériences de la population étudiante qui façonnent chaque fois différemment les multiples briques qui constituent le cours.