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Les femmes immigrantes de différentes origines culturelles et religieuses qui s’insèrent dans le milieu du travail ont de tout temps rencontré des obstacles à leur participation à la société. Une donne particulièrement cruciale dans les régions urbaines peu denses en fait d’immigration, où la question de leur différence émerge comme un facteur contraignant qui s’ajoute aux embûches discriminatoires structurelles ou de genre qui sont le lot du quotidien d’insertion socioprofessionnelle de leurs consoeurs membres du groupe culturel majoritaire. Les effets de la Charte canadienne des droits et libertés en faveur des droits de la personne, de l’égalité et de la justice sociale restant encore limités pour certains groupes au Canada ; le problème d’injustice sociale persiste. Les données des recensements de 1981, 1986, 1991 et 1996 montrent en effet que les membres des minorités dites « visibles » (particulièrement les Canadiens et les Canadiennes d’origine africaine) y ont des revenus inférieurs à la moyenne et des niveaux de chômage supérieurs, et ce, même en tenant compte de leur qualification et de leur expérience ainsi que des caractéristiques régionales de l’emploi (Pendakur et Pendakur 1998 ; Lian et Matthews 1998). Dans ce contexte, on note que les travailleuses immigrantes auraient elles-mêmes des revenus inférieurs aux femmes d’origine, et que les femmes appartenant aux minorités dites visibles, immigrantes ou de souche, quant à elles, vivraient une réalité de discrimination salariale de 67 % en moyenne (Statistique Canada 2000b : 140). Au Québec, si l’on prend le cas général des femmes, on observe que, malgré leur arrivée massive sur le marché du travail depuis vingt ans, celles-ci sont toujours aux prises avec la pauvreté, une précarité accrue des emplois, leur homogénéité professionnelle et la discrimination systémique. En 1991, les femmes occupaient 54 % des emplois dits précaires, « qui ne constitueraient pas non plus une étape vers des emplois plus stables pour elles » (Comité aviseur-femmes 1997 : 6). Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 1996, leur revenu moyen au Québec pour un emploi à temps plein était de 26 734 $ comparativement à 38 201 $ pour les hommes, soit 70 % du salaire moyen des hommes (Comité aviseur-femmes 1997 : 24). Pour les immigrantes jeunes et fortement scolarisées, le taux de chômage est de 17 % comparé à 4 % pour les Canadiennes en général. Pour un emploi à temps plein, le revenu moyen des immigrantes est de 66 % inférieur à celui des autres Canadiennes en général.

Dans ce contexte, nous présentons ici quelques résultats globaux colligés lors d’entrevues menées auprès d’immigrantes en processus d’insertion socioprofessionnelle à Québec : la recherche que nous y avons entreprise porte principalement sur les groupes d’appartenance identitaire (ethnoculturel, professionnel, religieux, de genre, de parent (mère)) qui participent à leur définition de Soi dans ce processus, aux obstacles que ces femmes doivent franchir et aux moyens qu’elles mettent en oeuvre pour y faire face. À travers l’analyse de leurs représentations identitaires, nous traitons aussi de la question de la dissociation de l’identité personnelle et collective de genre, dans le processus d’appropriation d’un Nous nouveau, marquant l’enracinement en terre d’accueil. L’ensemble des représentations produites renvoie à l’intériorisation des relations que le Soi entretient avec des alters significatifs et qui constituent une partie de son identité psychosociale. La théorie de l’identité psychosociale (Zavalloni et Louis-Guérin 1984, 1988) conçoit l’identité comme une construction motivée reflétant un projet individuel et une vision du monde. Elle nous a servi de cadre de référence pour l’analyse des données recueillies auprès d’une population d’immigrantes à la recherche d’un emploi, dans la région de Québec. Les femmes que nous avons rencontrées y mettent en place des stratégies de contournement des obstacles discriminatoires qui marquent leur trajectoire professionnelle et d’insertion sociale : nous en présentons ici quelques-unes.

L’identité, la culture et l’insertion socioprofessionnelle : quelques éléments théoriques

Être femme et s’insérer dans un milieu culturel nouveau implique des transformations sur le plan de l’identité psychosociale, différentes formes de rupture et certaines stratégies identitaires. Ce que nous entendons par ces quatre éléments mérite au départ d’être précisé.

Être femme et s’insérer dans un milieu culturel nouveau

L’insertion culturelle en pays d’accueil peut entraîner des modifications profondes sur le plan identitaire. L’insertion professionnelle désigne un processus lors duquel une personne, à partir de son arrivée en terre d’accueil, s’inscrit ou cherche à s’inscrire activement sur le marché du travail, par l’exercice d’un emploi (Vincens 1998 ; Vernières 1993 ; Trottier 1995).

Pour les femmes, l’immigration entraîne une coupure parfois radicale par rapport au monde des références habituelles qui peuvent être profondément modifiées et influer sur leur insertion sociale et professionnelle : les relations à autrui se transforment (redéfinition des rôles de chaque membre de la famille (Bertot et Jacob 1991), elles peuvent vivre des phases d’isolement, elles intègrent des statuts nouveaux et font face à la dévalorisation de statuts anciens (par exemple, le rôle de mère à la maison), elles subissent souvent une perte criante de capital social lorsqu’elles sont issues de sociétés plus traditionalistes (dont les sociétés africaines et plus précisément, musulmanes) tout en étant placées, lors de leur processus d’insertion sur le marché du travail et dans les lieux de recherche d’un emploi, devant un contact interculturel nouveau.

Le profil sociodémographique des immigrantes de la région de Québec nous indique qu’elles sont relativement jeunes et fort scolarisées. Alors que le facteur de l’âge peut constituer un indicateur de leur capacité d’adaptation, il n’en va pas de même pour leur niveau de scolarisation très élevé, et l’on peut se demander si elles doivent affronter la déqualification tout en s’interrogeant sur les obstacles qui parsèment leur insertion professionnelle.

Dans ce contexte, nous nous sommes interrogées sur le rôle que jouait leur conscience identitaire ethnoculturelle et de genre dans leur insertion sociale (relation à autrui) et professionnelle (insertion sur le marché du travail). Nous nous sommes demandées si ces modifications sont cause de fragilisation ou d’isolement, des questions qui nous ont menées à explorer les trajectoires socioprofessionnelles d’immigrantes, à partir d’une analyse de leurs représentations identitaires liées au travail et à la société d’accueil.

L’identité psychosociale

Nous adoptons pour cette exploration une conception égo-écologique de l’identité (Zavalloni et Louis-Guérin 1984 ; Zavalloni 1987). Selon Zavalloni (1987 : 14‑15) :

Le point de départ de l’égo-écologie est de considérer l’individu dans son rapport au monde comme situé objectivement dans une matrice sociale. Les éléments de cette matrice sont, d’une part, les différents groupes auxquels l’individu appartient de fait et par affiliation comme membre d’une société et d’une culture données, et d’autre part, les groupes ou individus significatifs avec lesquels il entretient des relations symboliques ou réelles. Les éléments de cette matrice sociale élémentaire sont parties constituantes d’un individu en tant qu’acteur social et, en même temps, représentent un milieu au sens écologique qui recouvre une large part de la réalité en tant qu’environnement socio-culturel. Les représentations que se fait l’individu des divers éléments de cette matrice en constituent la contrepartie subjective. L’égo-écologie s’est développée en tant qu’approche pour l’étude spécifique de cette double interaction entre l’identité personnelle et collective.

Dans cette perspective, l’identité psychosociale est une construction : les représentations qui composent le système identitaire témoignent de l’appropriation subjective de différents groupes sociaux d’appartenance (nation, sexe, profession, âge). Dans notre recherche, nous avons voulu explorer l’identité à partir de ce réservoir d’expériences affectivement chargées qui, à travers les mots ou représentations, guide le discours sur Soi, sur les Autres, sur la société.

Notre analyse a pour point de départ les représentations des groupes d’appartenance qui font partie de l’identité psychosociale des individus : dans cette optique, pour étudier comment la rupture culturelle (et aussi sociale et professionnelle) intervient sur la structure du système identitaire des personnes, nous explorons la représentation des groupes d’identité que s’en font les personnes ayant immigré dans la région de la ville de Québec. Nous avons adopté un modèle d’analyse (adapté de Zavalloni et Louis-Guérin (1984)) de l’identité en mouvance qui a pour point de départ le contenu des groupes d’identité liés aux sphères nationale, professionnelle et touchant aussi à la religion, à la région et à des groupes subjectifs jugés importants. Ces contenus renvoient à un modèle de l’identité qui a la particularité de permettre de circonscrire les représentations identitaires à l’oeuvre dans le phénomène d’insertion et, également, de comparer le rôle des différentes dimensions de la structure de l’identité (Soi/Non-Soi, versant positif ou négatif de l’association au Soi ou de la dissociation du Soi de certains contenus liés à la représentation du monde social et du monde du travail, etc.) qui témoignent du processus de re-construction identitaire des immigrantes en processus d’insertion professionnelle.

La relation entre l’identité et différentes formes de ruptures

La migration et le choc culturel qu’elle entraîne (en fait d’accommodements postmigratoires) appellent à un changement important de statut personnel et social qui occasionne une nouvelle dynamique dans le sentiment d’appartenance sociale et professionnelle. En effet, la reconnaissance sociale ou professionnelle, qui a contribué au sentiment d’identité professionnelle et à la construction d’un Soi « compétent », est mise en cause par les conditions d’insertion particulière des immigrantes dans une région donnée.

On se doute que cette nouvelle position sociale objective, qui transforme la résonance aux appartenances antérieures (à l’organisation du travail, à la profession et à l’expérience professionnelle, comme femme autonome, comme mère pourvoyeuse), toutes des dimensions identitaires simultanément touchées, peut provoquer la fragilisation des femmes qui cherchent à s’insérer sur le marché du travail. Élément d’importance dans ce processus, les contextes de migration et des expériences de travail antérieures, à travers les attentes ou les automatismes qu’ils ont engendrés, façonnent l’interprétation de la confrontation à un milieu social et professionnel nouveau.

La notion d’identité psychosociale renvoie ici à la dynamique liée à la représentation qui accompagne la transformation des croyances et valeurs d’origine au contact de celles de la société d’accueil : l’identité est ici conceptualisée comme un système d’interrelations dynamiques des représentations de Soi et d’autrui, appelé « environnement intérieur » (Zavalloni et Louis-Guérin 1989). En transformant ses représentations de Soi, la personne cherche à construire une représentation intégrée d’elle-même et, en même temps, à obtenir la reconnaissance d’autrui, ce qui nécessite chez elle des capacités stratégiques. Un décalage probant caractérise également, selon nous, les identités de genre ou ethnoculturelles qui contribuent elles aussi à la définition de Soi. Car être femme, mère, âgée, éduquée ou non, ce sont là des caractéristiques identitaires objectives qui marquent déjà l’accès au système économique de l’emploi. Cependant, le majoritaire n’est pas que masculin, il est aussi culturel et peut refuser l’intégration à la fois sociale et professionnelle à certains groupes minoritaires en leur assignant une forme de continuité identitaire « essentialisée » : on fait alors face aux frontières ethniques (Barth 1969) dont le majoritaire s’entoure afin d’accentuer le phénomène d’ethnicisation (et la menace qui lui est sous-jacente, en matière de différences culturelles, donc liée à la xénophobie) par un ravivement continu de certains stigmates dévalorisants attribués à différents groupes minoritaires. Ce sont en particulier les caractéristiques « saillantes » (ou différentes de celles qui confrontent le majoritaire) qui accentuent ce type de réaction du majoritaire : or celles-ci émergent d’autant comme des marqueurs d’interaction qui peuvent brimer l’insertion sociale et professionnelle. Double stigmate pour les immigrantes ? C’est à travers l’analyse de la re-construction identitaire en mouvance que nous avons choisi de poser notre regard sur le phénomène.

En s’attardant sur la dimension du genre, plusieurs ont documenté chez les immigrantes la dichotomie entre l’image de Soi construite et renvoyée par l’Autre et l’image de Soi réelle, comme femme (Weinreich 1983 ; Lalonde, Taylor et Moghaddam 1992 ; Cohen Emerique 1990 ; Kasterztein 1990 ; Wittebrood et Robertson 1991). En terre d’accueil, les immigrantes vivent fréquemment une surexploitation du milieu de travail et la réalité de la double tâche, ce qui amène souvent la conciliation travail-famille à l’épuisement (Labelle et autres 1987). De plus, parmi les attitudes qui rendent difficile le processus d’insertion, notons que la méfiance, la discrimination et le racisme freinent l’accès ou à l’emploi ou au logement. On comprend donc que certaines personnes comparent le phénomène d’insertion à celui du deuil et associent un sentiment d’aliénation aux difficultés multiples éprouvées en terre d’accueil (perte de statut, non-reconnaissance des diplômes, perte du sentiment de contrôle, pauvreté, anomie sociale) (Jacob et Blais 1992 ; Bernier 1993), d’où l’importance pour plusieurs des réseaux de soutien communautaires, ethniques ou familiaux dans ce processus. À cet effet, nombre d’études montrent que, lors du début de la transition culturelle, on assiste souvent à un repli sur la communauté ethnique d’origine, l’identité ethnoculturelle et les réseaux de soutien ethnoculturels devenant d’une importance primordiale (Vasquez et Araujo 1988 ; Jacob et Blais 1992).

Enfin, dans la société d’accueil, les personnes immigrantes, de façon générale, expérimentent une chute de statut professionnel et donc une rupture de leur identité professionnelle (Renaud et Carpentier 1994). Un niveau de scolarité élevé est associé pour ces personnes à de plus grandes difficultés lors des premières années dans la société d’accueil (Bertot et Jacob 1991), car leur formation et leur expérience professionnelle n’y sont souvent pas reconnues. En outre, des études montrent que plusieurs immigrantes sont aux prises avec une multitude de difficultés initiales dans la recherche d’un emploi, et sont désavantagées devant de nouveaux employeurs et lors d’entrevues de qualification à l’emploi (Borgen et Amundson 1985). D’autres facteurs comme les politiques d’orientation et de formation professionnelle, les règlements concernant la reconnaissance des études ou l’agrément professionnel sont tous des éléments pouvant aussi favoriser ou défavoriser l’insertion. Le soutien dont ces femmes peuvent bénéficier lors de leur insertion devient donc capital.

Or, dans la région urbaine de Québec, ces réseaux de soutien (du type ethnoculturel) sont peu nombreux et embryonnaires : on s’attend donc que le phénomène d’insertion soit lié à des stratégies individuelles. Alors qu’à Montréal le pluralisme culturel a pu éliminer un certain coût économique généralement associé à la volonté de maintien de la culture d’origine dans la société d’accueil, par l’entremise de niches économiques ethnoculturelles favorisant l’emploi à travers un réseau de solidarité associé à la culture d’origine (aussi appelées « enclaves ethniques » et constituant des filières d’emploi et d’entrepreneuriat) (Dansereau 1989), à Québec, ces niches économiques ne sont pas structurées en un réseau solide d’intégration professionnelle, cette dernière, se faisant de façon isolée (Labelle et Lévy 1995). Il s’agit d’une situation qui y caractérise avec acuité la trajectoire professionnelle des immigrantes, alors qu’elles rencontrent de nombreux obstacles avant de pouvoir développer ou faire reconnaître leur formation et leurs compétences : c’est donc une trajectoire souvent caractérisée par la précarité et l’isolement. Les travaux de plusieurs auteurs et auteures vont en ce sens (Vatz Laaroussi, Simard et Baccouche 1997 ; Fall, Hadj-Moussa et Simeoni 1996). À notre avis, cet isolement devrait marquer les représentations identitaires.

Les stratégies identitaires

Les stratégies identitaires délimitent des conduites axées vers des finalités. Elles se définissent comme des « procédures mises en oeuvre de façon consciente ou inconsciente par un acteur, individuel ou collectif pour atteindre une, ou des, finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient) » (Taboada-Léonetti 1990 ; Camilleri et autres 1990 : 24), stratégies élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction de certaines déterminations (sociohistoriques, culturelles, psychologiques) de cette situation.

Les finalités, ici, résident dans l’insertion et la reconnaissance, dans la continuité, et ce, malgré les barrières. Cependant, ces dernières sont nombreuses : dans leur nouvelle société, les immigrantes se trouvent à exercer des emplois peu qualifiés, et leur statut traditionnel de mère et d’éducatrice est peu reconnu. Boyd (1985) a souligné combien être femme et immigrante constitue un « double handicap » : au Canada, les femmes immigrantes occupent un statut occupationnel inférieur à celui des femmes canadiennes, souvent à temps partiel et à rémunération peu élevée. Almquist et Wehrle-Einhorn (1978) vont dans le même sens : l’appartenance au genre féminin serait un facteur désavantageant l’insertion professionnelle, particulièrement chez les femmes d’origine chinoise ou japonaise. Les immigrantes affronteraient aussi de nombreux obstacles qui ne sont pas présents dans le processus d’intégration des immigrants : elles changeraient souvent d’emploi, feraient face à de moins bonnes conditions de travail que leurs homologues masculins et vivraient des difficultés d’avancement. Cette irrégularité du parcours professionnel conséquent à la transition a pour effet de retarder l’insertion ou de la marquer d’emplois à temps partiel, souvent précaires.

La reconstruction identitaire implique donc de multiples stratégies de réaction, de confrontation, d’accommodation qui se rattachent aux trajectoires socioprofessionnelles et aux motivations liées à la transition culturelle et à l’insertion (Wittebrood et Robertson 1991 ; Taboada-Léonetti 1990 ; Boyd 1985 ; Schmitz 1992 ; Mak 1991). On a modélisé ces stratégies identitaires comme des ponts entre les deux cultures destinés à diminuer les sentiments de vulnérabilité, maintenir un lien continu avec des personnes familières, une continuité des rôles, favoriser l’émergence de rôles nouveaux, consolider des liens de soutien, etc. (Warren 1986). Pour sa part, Camilleri (1996) a parlé de la stratégie de conversion symbolique du culturel, où l’on décèle la volonté d’évitement des tensions avec la société d’accueil, par l’adoption de valeurs de cette dernière et par une quête d’harmonisation des relations avec chacun des deux groupes. Enfin, d’autres ont modelisé les stratégies d’insertion sociale à travers des notions qualifiant les conduites stratégiques adoptées dans ce processus : savoir-faire et cohérence (Vatz-Laaroussi et Tremblay 1998).

La méthode retenue

Comment ces parcours d’emploi sont-ils marqués sur le plan identitaire et, ce faisant, quel est le rôle de l’appartenance de genre ? En procédant à partir d’entrevues et en adoptant une approche méthodologique fondée sur la perspective « égo-écologique » (Zavalloni et Louis-Guérin 1984 et 1989 ; Zavalloni 1986 et 1990), nous avons mis en évidence les dimensions émergentes du discours associé à l’identité en tant que système de représentations de Soi et d’Autrui et de leur contexte, sous un axe triple : genre, ethnicité, profession.

Nous avons adapté des formes d’entretien portant sur les représentations identitaires (et leur contexte) de sujets féminins, en particulier les représentations de leur cheminement professionnel, leur insertion sociale et professionnelle, les obstacles rencontrés, les stratégies identitaires favorisées. Nous décrivons ici comment différents niveaux de culture (l’appartenance simultanée à plusieurs groupes d’identité), particulièrement les axes mentionnés plus haut (appartenance d’origine et d’accueil, genre et profession) agissent sur les représentations et donc sur les conduites en situation nouvelle, soit l’insertion socioprofessionnelle dans le cas de notre recherche.

Un portrait des répondantes de notre recherche

Les immigrantes à Québec

À Québec, en 2000, les statistiques indiquent que 2,6 % de la population de la région métropolitaine de Québec est d’origine étrangère contre 9,4 % pour l’ensemble de la province et 17,8 % pour la région de Montréal. Les femmes composent 48 % de cette population et les hommes, 52 %. Au total, 24,5 % des immigrantes y sont d’origine américaine, 46,5 %, d’origine européenne, 18,5 %, d’origine asiatique et 10,2 % sont originaires du continent africain. Elles sont plus scolarisées que les natives de la région et que l’ensemble de la population immigrante du Québec. Concernant l’emploi, 94,2 % de ces femmes travaillent dans le secteur tertiaire. Notons que l’enseignement (16,1 %), l’hébergement et la restauration (13,6 %) ainsi que les services gouvernementaux et le commerce (15,2 %) fournissent de l’emploi à plus de 60 % de la population active immigrée à Québec. Les immigrantes se regroupent à 70 % dans les cinq catégories professionnelles suivantes : travail de bureau (20 %), services (17 %), direction et administration (13 %), enseignement (11 %) et domaine scientifique (10 %) (Ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration : statistiques pour l’année 2000 pour la région de Québec fournies aux auteures aux fins de la présente recherche ; voir aussi Statistique Canada 2000b : 140).

Le profil des immigrantes de Québec ayant participé à la recherche

Pour notre recherche, 82 immigrantes de la région de la ville de Québec ont été rencontrées. Toutes devaient être établies au Canada depuis au moins trois ans et avoir ainsi dépassé les difficultés initiales de la phase du « choc », notre intérêt portant plutôt sur les problématiques d’adaptation à plus long terme, ce sur quoi devrait nous informer l’analyse des trajectoires professionnelles de ces femmes. Nous avons établi des échantillons raisonnés, en suivant les règles de l’approche biographique, soit en établissant une typologie des itinéraires de travail (temps plein, temps partiel, sur appel, en chômage) et en adaptant l’échantillon en fonction de variables sociodémographiques et socioprofessionnelles (durée de séjour, âge, diplôme obtenu, domaine d’études et de formation, etc.). Par ailleurs, il s’agit aussi d’un échantillon théorique au sens que lui donne Mucchielli (1996), car nous avons également sélectionné un certain nombre d’événements considérés comme représentatifs en partie des difficultés d’insertion à Québec. Notre but étant de relever le plus grand nombre possible de formes de ces difficultés, nous avons colligé les données à partir d’entrevues, qu’il convenait d’orienter dans le sens d’un éclaircissement des phénomènes d’exclusion, d’obstacles, etc. Le tableau 1 illustre la répartition de nos répondantes selon leur continent (et pays) d’origine.

Tableau 1

Répartition de nos répondantes selon leur continent (et pays) d’origine

Répartition de nos répondantes selon leur continent (et pays) d’origine

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Les répondantes ont été jointes par la voie des associations du type ethnoculturel, des centres communautaires, culturels et d’insertion professionnelle, des centres de formation professionnelle et de francisation des immigrants et des immigrantes. Des affiches ont été installées dans divers pavillons de l’Université Laval, dans plusieurs consulats de la ville de Québec et des répondantes ont aussi été jointes par la technique dite « boule de neige ». Enfin, dans nos démarches, nous avons bénéficié du réseau de l’Institut de recherche et de formation interculturelles de Québec (IRFIQ) et, entre autres, du soutien de l’Association des étudiants musulmans de l’Université Laval, du Centre culturel islamique de Québec, du Service d’orientation et d’intégration au travail de Québec, du Service d’aide à l’adaptation des immigrants et immigrantes, du Centre international des femmes, du Centre RIRE (Rapprochement-Intégration-Rattrapage scolaire-Éveil à la réalité multiculturelle et aux technologies de l’information), de l’Association des Polonais de Québec, de la Casa latino-américaine et de différentes maisons d’hébergement pour femmes.

Parmi nos répondantes, 15,9 % sont des réfugiées, le reste, soit 84,1 %, étant composé de femmes ayant immigré de façon individuelle ou en famille, dans l’espoir de trouver à Québec un emploi. La première lecture des données globales recueillies auprès de ces femmes laisse entrevoir une expérience de déqualification pour 31,7 % d’entre elles, un fait qui frappe plus précisement les femmes originaires d’Amérique centrale et latine, de même que les femmes d’Europe occidentale. Le tableau 2 illustre le pourcentage respectif de l’expérience de déqualification vécue par nos répondantes.

Tableau 2

La déqualification selon le continent d’origine

La déqualification selon le continent d’origine

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Les outils et le déroulement de la recherche

Pour étudier la construction identitaire selon la méthode de la contextualisation représentationnelle, l’investigateur multistade de l’identité sociale (IMIS), élaboré par Zavalloni et Louis-Guérin (1984) pour l’étude de l’interaction entre l’identité sociale et personnelle, a été utilisé à la première étape de notre recherche. L’IMIS est un outil permettant de colliger les représentations spontanées des groupes d’identité correspondant aux conditions « Nous, les [groupe], et Eux-Elles, les [groupe] sont [représentation produite ou mot identitaire] ». Par exemple, une répondante pourra décrire son groupe ethnoculturel d’origine à partir : de « Nous, les Colombiens, nous sommes : solidaires, axés sur la famille, travaillants, etc. » L’exercice entraîne la répondante à évaluer dans quelle mesure ces représentations la caractérisent aussi en tant que personne (Soi) ou ne la caractérisent pas (Non-Soi), si ces représentations sont positives, négatives ou neutres et jugées essentielles. Pour chaque groupe d’identité, dix représentations spontanées sont sollicitées, soit cinq dans la condition « Nous » et cinq dans la condition « Eux-Elles ». Dans notre projet, nous avons ainsi recueilli chez chaque répondante dix représentations ou mots identitaires liés à l’identité ethnoculturelle d’origine, cinq représentations se rapportant à la société d’accueil (« les Québécois » ou « les Canadiens », selon leur choix), dix représentations liées au groupe des femmes (« Nous, les femmes », « Elles, les femmes ») et dix représentations liées à l’identité professionnelle. Au total, pour les groupes d’identité ethnoculturelle, de genre, professionnelle et pour la société d’accueil, nous avons donc recueilli 35 représentations chez chaque répondante. Nous avons aussi exploré à quels référents renvoient ces groupes dans les conditions « Nous » et « Eux-Elles ». Les données recueillies constituent le répertoire sémantique de l’identité, constitué par les représentations identitaires qui deviennent, à leur tour, inducteurs de la phase méthodologique suivante.

Lors de la deuxième étape de notre recherche, nous avons demandé aux répondantes, pour chaque représentation identitaire produite, si celle-ci s’appliquait ou non au Soi (Soi/Non-Soi), sa valeur affective (positive, négative ou neutre) et son importance (très importante ou non). On peut alors constituer l’espace élémentaire de l’identité sociale des répondantes selon deux axes : l’axe d’applicabilité au Soi (Soi/Non-Soi) et l’axe d’affectivité (+/-) (voir figure 1). Ces données nous fournissent un indice de l’investissement par le Soi des représentations identitaires produites pour décrire les groupes d’identité et d’altérité, témoignant (ou non) d’un sentiment d’appartenance.

Figure 1

L’espace élémentaire de l’identité

L’espace élémentaire de l’identité

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Enfin, nous décrivons ci-dessous la troisième étape de notre recherche, où nous avons employé la méthode appelée « contextualisation représentationnelle ». Celle-ci renvoie à l’exploration du contexte expérientiel et imagé des représentations produites pour décrire la réalité sociale. Dans la perspective « égo-écologique », on postule que chaque représentation identitaire est associée en pensée de fond à un réseau d’expériences, de souvenirs, d’images, d’affects qui forment la trame de sens de la représentation et lui donnent sa valeur. Notons que la façon d’accéder à la pensée de fond est fonction d’un protocole d’entrevue préétabli et que nous nous intéressons plus particulièrement ici à la question des stratégies identitaires de réaction au milieu mises en oeuvre par les répondantes lors de leur parcours d’insertion socioprofessionnelle. Ainsi, pour chaque représentation, nous posons des questions qui se rapportent à la valeur de la représentation, aux modèles d’identification qui lui sont attachés, aux images référentielles qui y sont liées, soit aux souvenirs qui sont attachés à la représentation, et aux stratégies ou moyens mis en oeuvre pour réagir à l’environnement. Par exemple, une femme pourra décrire le groupe identitaire des femmes à travers la représentation « les femmes sont adaptables » et se référer à un souvenir particulier dans son parcours d’intégration. Ce sont ces éléments biographiques qui nous intéressent : tout particulièrement, ils nous donnent accès aux stratégies identitaires et d’insertion socioprofessionnelle privilégiées dans le parcours d’intégration des femmes que nous avons rencontrées, en fonction de leur expérience propre.

D’une façon générale, la procédure consiste à reprendre chaque représentation de Soi et du monde produite, dans notre cas, par une répondante et selon un protocole thématique précis, d’élucider le parcours collectif de la représentation (histoire du groupe, projets et privations au niveau social, relations avec d’autres groupes) et son parcours individuel (réalisations, projets et manques au niveau personnel, stratégies d’adaptation et de défense, modèles d’identification, d’opposition ou de différenciation, relation avec les autres comme source de gratification, de privation ou de « victimisation »). Alors que, dans une approche traditionnelle qui procède par entretien, la méthode consiste à appliquer l’analyse de contenu à un discours, et à aboutir à des catégories de sens plus ou moins générales, par cette méthode, on part plutôt des représentations produites par la personne elle-même pour décrire sa propre réalité sociale.

Les résultats obtenus et leur interprétation

Nous présentons ici quelques résultats portant sur la représentation de Soi des immigrantes, la perception qu’elles se font des obstacles rencontrés, leurs modes d’insertion professionnelle privilégiés et la présence de soutien et, ce faisant, de formes d’entraide. Enfin, nous exposons quelques stratégies identitaires émergeant du discours sur le Soi et le groupe en contexte d’insertion professionnelle.

La première catégorie de résultats, quantitatifs et reflétant la structure identitaire de l’identité collective de nos répondantes, est présentée ci-dessous.

La représentation de Soi des immigrantes : un regard sur la structure « Nous » et « Eux-Elles » des groupes ethnoculturels (groupe d’origine et d’accueil), de genre et professionnel

Les représentations de Soi et du groupe renvoient aux identités sociale et collective des immigrantes. Nous nous sommes intéressées ici aux modèles d’identification et d’opposition auxquels se réfèrent nos répondantes lorsqu’elles décrivent leur groupe d’appartenance nationale ou ethnoculturelle (« les Albanais », « les Brésiliens », « les Français », etc.), leur groupe d’appartenance de genre (« les femmes »), leur groupe d’appartenance occupationnel ou professionnel (« les secrétaires », « les enseignants », « les préposés aux bénéficiaires », « les intervenants », « les étudiants », etc.). Par exemple, lorsqu’une femme nous dit : « Eux les Colombiens, ils sont… », fait-elle référence à l’ensemble du groupe, aux Colombiens de Colombie, à ceux de Québec, à sa famille ? Lorsqu’elle décrit les femmes dans la condition « Nous les femmes, nous sommes », fait-elle référence aux Colombiennes, aux Québécoises, aux femmes jeunes ? Ces données nous permettent de mieux cibler le sentiment d’appartenance, à partir des images référentielles qui y renvoient.

La figure 2 illustre les modèles en cause pour les conditions « Nous » et « Eux-Elles » chez nos répondantes.

Figure 2

Les modèles d’identification et d’opposition auxquels renvoient les représentations des groupes identitaires dans les conditions Nous et Eux-Elles

Les modèles d’identification et d’opposition auxquels renvoient les représentations des groupes identitaires dans les conditions Nous et Eux-Elles

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Nous constatons ici que les images référentielles ou modèles associés aux groupes d’identité de la nation (ou ethnoculturel), du genre (les femmes), de la profession ou de l’occupation (« chercheuse », « préposée », « vendeuse », « pâtissière », etc.), de la société d’accueil (le Québec et le Canada) diffèrent selon que les représentations sont produites dans la condition « Nous » ou la condition « Eux-Elles ». Il est intéressant de noter que la condition « Nous » pour ce qui est de l’identité de genre renvoie aux femmes dans la culture d’origine, tandis que la condition « Elles » fait référence aux femmes québécoises et nord-américaines en général.

Les représentations de l’identité ethnoculturelle

Ces données se rapportent à la description spontanée du groupe d’identité nationale (groupe ethnoculturel d’origine et groupe de la société d’accueil) qu’ont produite les immigrantes de Québec. Nous avons regroupé nos données en catégories selon l’origine : Europe occidentale, Europe orientale et Asie, Amérique du Nord, Amérique centrale et latine, Afrique (deux catégories principales regroupent les répondantes : Afrique du Nord (pays du Maghreb) et « Centre-Afrique »).

Les différenciations des conditions « Nous » et « Eux-Elles » liées à l’origine ethnoculturelle nous permettent un premier constat : l’importance de l’identification à une diaspora, réelle ou imaginaire, caractérisant le « Nous » et liée à une appartenance culturelle en terre d’accueil : par exemple, « Nous les Français du Québec », « Nous les Bosniaques de Québec », « Nous les Rwandais d’ici », « Nous les Colombiens de Québec ». Ce recodage ou cette traduction de la réalité du groupe en signifiants réels renvoie à l’image de gens connus, à la famille, au conjoint, aux amis et amies de même origine. Les données structurelles de l’identité nous montrent que les représentations identitaires émergentes du groupe ethnoculturel dans la condition « Nous » sont très positives, oscillant de 93 % pour les représentations caractérisant le Soi + des femmes latino-américaines à 65 % pour la même donnée chez les femmes d’Europe centrale. Les femmes originaires d’Asie ont produit des représentations investies par le Soi et positives dans un ordre de 90 % et les femmes venant d’Europe occidentale et du continent africain, respectivement, dans un ordre de 70 % et 88 %. Nous présentons ci-dessous les thèmes issus d’une analyse de contenu sur l’ensemble de ces représentations pour chaque groupe identitaire : ces thèmes ont été placés dans les quadrants de l’espace élémentaire de l’identité. Notons qu’une absence de représentations renvoie à un quadrant vide. Par exemple, si aucune représentation n’a été évaluée comme faisant partie du Non-Soi+ (zone de l’Idéal), ce quadrant se retrouve vide.

Figure 3

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Asie

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Asie

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Nous retrouvons ici 10 femmes, soit 12 % de notre échantillon, qui viennent du Japon, de la Corée du Sud, de la Chine et des Phillipines. Parmi ces femmes, 3 ont subi une déqualification. Elles sont titulaires d’un diplôme universitaire dans une proportion de 10 %. Ici, les représentations sont positives à 90 % dans les conditions « Nous » et « Eux », ce qui témoigne d’une vision très positive du groupe et de Soi. Remarquons les valeurs du travail et de la loyauté, considérées comme très importantes dans le discours décrivant le groupe (et le Soi).

Figure 4

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Afrique

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Afrique

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Les Africaines composent 28 % des femmes de notre échantillon : elles sont au nombre de 23. Elles viennent du Maroc, de l’Algérie, du Burundi, du Rwanda, du Congo et de la Tunisie. Deux de ces femmes ont subi une déqualification. Elles ont un diplôme universitaire dans 39 % des cas. La proportion des représentations du groupe d’identité nationale associées au Soi est très élevée et positive (90 %) ; s’y trouvent des caractéristiques liées à la motivation et à la résistance.

Figure 5

Les représentations de l’identité etnoculturelle-Femmes d’Amérique centrale et du Sud

Les représentations de l’identité etnoculturelle-Femmes d’Amérique centrale et du Sud

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Dans ce groupe, on compte 8 femmes d’Amérique centrale et 15 femmes d’Amérique du Sud (28 % de notre échantillon) : elles viennent du Chili, de la Colombie, du Brésil, du Mexique, de l’Argentine, du Venezuela, du Salvador, du Guatemala, du Costa Rica et de Cuba. Parmi elles, 11 ont subi une déqualification, soit 48 % du groupe ; précisons qu’elles sont titulaires d’un diplôme universitaire dans 65 % des cas. Les représentations du groupe et de Soi renvoient à des thèmes liés à l’entraide, à la coopération et à la solidarité, alors que le contenu du Non-Soi négatif témoigne de caractéristiques associées aux politiques et aux conflits civils.

Figure 6

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Europe orientale

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Europe orientale

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D’Europe orientale, nous dénombrons 8 femmes, soit environ 10 % du groupe de répondantes. Elles viennent de la Bosnie, de la Russie, de la Pologne, de l’Albanie et de la Slovaquie. La moitié de ces femmes, soit 4, ont subi une déqualification. Elles sont majoritairement titulaires d’un diplôme universitaire (88 %). Les représentations du groupe attribuées aussi au Soi sont positives dans une mesure de 65 %, la capacité de faire face aux contraintes étant valorisée et des caractéristiques telles que le conservatisme étant attribuées au Soi, mais jugées négativement.

Figure 7

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Europe occidentale

Les représentations de l’identité ethnoculturelle-Femmes d’Europe occidentale

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Dans ce groupe, on trouve 18 femmes, soit environ 22 % de notre échantillon. Elles viennent, par ordre décroissant, de la France, des Pays-Bas, de la Belgique et de l’Italie. Le tiers de ces femmes ont subi une déqualification. Elles ont majoritairement un diplôme universitaire. La proportion des représentations de l’identité ethnoculturelle associée au Soi et positive dans la condition « Nous » est de 70 % et dans la condition « Eux » et « Elles » de 30,6 %. Quelque 40 % des représentations produites pour décrire le groupe sont négatives (Non-Soi-).

Chez l’ensemble des répondantes, on remarque une appartenance identitaire duelle, qui caractérise le contenu de la culture d’origine : cette dualité témoigne d’une première reconstruction des groupes d’identité de référence, à travers le « Nous » ou le « Eux-Elles ». Ainsi, chez les femmes que nous avons rencontrées, il y a une première caractérisation de l’identité collective d’origine qui renvoie aux groupes du pays d’origine (par exemple : « Eux les Algériens de là-bas », « Ceux qui sont restés en Algérie »), d’une part, de même qu’au groupe ethnoculturel, dans son insertion dans la société d’accueil (par exemple : « Nous les Algériens de Québec », « Nous les Algériens d’ici »), d’autre part. Nos données indiquent que ces groupes d’identité (« Nous les Algériens d’ici », « Eux les Algériens de là-bas ») sont investis également par le Soi, ce qui nous fait croire que cette appartenance duelle constitue un premier pas dans l’« enculturation » en terre d’accueil. Il y a là une recomposition culturelle qui s’effectue en fonction des croyances.

Les représentations font référence au thème du travail (dynamiques, curieuses, persévérantes, travaillantes) à l’ouverture (accueillantes, non discriminantes, hospitalières) et à l’adaptation (compréhensives, coopérantes) pour les Africaines et les femmes des Amériques (latine et centrale), les Asiatiques et les Européennes. La solidarité constitue un thème plus important pour les femmes des Amériques et d’ex-Europe de l’Est que pour les autres et renvoie à la fierté d’appartenance. Enfin, des caractéristiques d’être telles que la loyauté, l’honnêteté, l’engagement et le respect sont exprimées plus souvent par le groupe des Asiatiques.

Les représentations de la société d’accueil, du genre et de l’identité professionnelle

La vision de la société d’accueil renvoie à des thèmes fort semblables pour les répondantes des différents continents : ce sont l’ouverture, la bienveillance et la générosité, le respect et la compétence au travail oscillant jusqu’à 70 % ; le versant négatif (altérité) des représentations émergentes pour décrire le groupe renvoie à l’individualisme et à la méfiance, à la xénophobie et à l’intolérance et est plus élevé chez les Latino-Américaines et les Africaines, oscillant respectivement entre 30 % et 18 %.

Les représentations des femmes dans la condition « Nous, les femmes, nous sommes… » se réfèrent au rôle de mère et à la solidarité du groupe. À partir d’un recodage pour la condition « Elles », nos répondantes font alors référence aux Québécoises, à l’indépendance, à l’individualisme et à l’importance de l’apparence (image), et ce, peu importe leur continent d’origine (30 %). Alors que l’individualisme et le diktat de l’image sont jugés comme des valeurs caractérisant négativement le groupe d’altérité (« Elles, les femmes québécoises »), il n’en est pas de même pour l’indépendance, qui est investie par le Soi, et ce, pour les femmes de toutes régions (20 %).

Les représentations identitaires produites par les répondantes concernant le groupe d’identité occupationnelle ou professionnelle sont positives à 83 % dans la condition « Nous » : les thèmes de la compétence, de la responsabilité et de l’engagement au travail y figurent principalement.

D’autre part, dans la condition « Eux », on trouve encore un fort investissement du Soi (90 %) dans la description du groupe d’appartenance. C’est souvent le cas sans même qu’apparaissent des différenciations marquées entre l’expérience actuelle (dans la condition « Nous ») et l’expérience professionnelle antérieure (dans la condition « Eux »).

Des données issues du contexte associé aux représentations identitaires professionnelles, examinées selon la région d’origine, nous laissent entrevoir que l’appartenance qui paraît la plus importante pour les femmes d’Europe orientale et de Russie, soit en particulier chez les femmes bosniaques, polonaises, albanaises, slovènes et russes, semble être celle du genre. En d’autres termes, la conception culturelle de « la » femme les définit d’abord selon leur rôle social de mère et, ensuite, comme personne pouvant s’investir aussi sur le plan professionnel.

Cette conception plus traditionnelle de leur rôle comme femme émerge aussi des entretiens que nous avons menés auprès de femmes musulmanes, soit lorsqu’elles relatent l’importance de la famille, de l’éducation des enfants et de l’insertion dans la communauté, qui passent bien avant l’exercice du rôle professionnel. Ce groupe de femmes musulmanes vit aussi des difficultés fort particulières d’insertion dont nous parlerons plus loin.

Enfin, chez le groupe des femmes de « Centre-Afrique », il existe une nette différenciation entre la représentation professionnelle de Soi émergeant de la condition « Nous » et se référant à la condition actuelle et la représentation professionnelle de Soi issue de la catégorie « Eux-Elles » faisant référence à l’occupation antérieure : ces représentations, bien qu’elles soient codées différemment, sont par ailleurs très positives et en rapport avec un engagement dans la formation scolaire ou professionnelle plus fréquente chez ces immigrantes.

C’est le groupe des femmes d’Europe occidentale qui a produit le plus de représentations se référant à une différenciation négative entre la condition « Nous » et « Eux-Elles », pour le groupe professionnel. D’intérêt ici, les représentations dans la condition « Nous » se reportent à l’activité professionnelle antérieure, alors que les représentations produites dans la condition « Eux-Elles », renvoient au vécu actuel et sont plus négatives. Certains extraits des entretiens que nous avons eus avec ces femmes montrent aussi qu’elles font partie d’un des groupes ayant eu à subir le plus fortement une déqualification, ce qui viendrait expliquer la dimension affective négative liée à ces représentations, qui sont souvent associées à des stratégies identitaires de repli et de colère. Ce sentiment négatif associé à la déqualification pourrait provenir d’attentes de reconnaissance plus fortes chez ces dernières, dues à une grande similitude culturelle du marché du travail et de leur société d’origine avec le Québec.

Nous avons regroupé le contenu de la représentation de l’identité professionnelle en thèmes : la compétence, la responsabilité, le fait d’être travaillante, consciencieuse. L’ambition constitue un thème important émergeant du discours sur le Soi professionnel. Dans la condition « Eux-Elles » se trouvent les qualités de persistance, d’endurance, de courage devant la compétitivité, des moyens liés à l’espoir d’un parcours professionnel réussi. Ces qualités expriment la mise en oeuvre d’une résistance aux difficultés inhérentes à l’insertion sur le marché du travail par l’utilisation de ressources symboliques (dignité, courage, persévérance) dans ce processus. Ces données nous renvoient aux stratégies identitaires individuelles privilégiées lors de l’intégration dans la société d’accueil. La figure 8 regroupe les thèmes émergents selon l’appartenance identitaire pour l’ensemble des immigrantes. On y note les différenciations qui caractérisent la dynamique identitaire chez nos répondantes. Le Soi des immigrantes est posé en opposition avec ce qui est dévalorisé dans la société d’accueil : en particulier, l’individualisme et le diktat de l’image pour les Nord-Américaines, qui sont vues comme moins axées sur la famille mais aussi comme autonomes et courageuses. La discrimination et la compétition sont des thèmes qui témoignent des obstacles rencontrés dans le cas de l’insertion professionnelle, alors que la méfiance et le racisme renvoient aux obstacles à l’insertion sociale et communautaire.

Figure 8

Les thèmes émergents du discours sur le Soi et le groupe selon l’appartenance identitaire

Les thèmes émergents du discours sur le Soi et le groupe selon l’appartenance identitaire

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Les obstacles à l’insertion sociale et professionnelle

Les répondantes sont presque unanimes quant aux obstacles qui parsèment leur insertion sur le marché du travail. Dans la section qui suit, nous exposons certains de ces obstacles.

Mentionnons d’abord que, parmi le groupe de femmes que nous avons rencontrées, émergent deux sous-groupes : le premier réunit des immigrantes très scolarisées, qui ressentent plus fortement les obstacles, et le second, où la scolarité est moins élevée, est formé en majorité de femmes venant d’Asie et du Moyen-Orient. Pour ce dernier groupe, qui n’a pas à subir de déqualification, l’insertion semble facilitée. Pour leur part, les femmes venant du continent africain possèdent des diplômes universitaires qui parfois, paradoxalement, briment leur insertion, étant donné que souvent la formation acquise dans leur pays d’origine n’est pas reconnue ou est considérée avec méfiance par les employeurs. Pour survivre, s’ensuit alors le lot des emplois précaires et sans lien direct avec la formation (par exemple, nous avons rencontré une professeure d’université dans son pays d’origine qui travaille à Québec dans une pâtisserie, une médecin qui a un emploi comme préposée au stationnement). Parmi les femmes ayant subi une déqualification (31,7%), certaines ont vécu cet événement de façon très marquée, en particulier les femmes d’Europe et venant d’Amérique centrale et latine. Pour ces femmes, le rapport aux différentes institutions gouvernementales ou au marché du travail se complique du fait d’un manque d’information sur la structure de ce marché et sur les ressources d’aide à l’emploi disponibles dans la région de Québec, et ce, malgré leur nombre relativement grand. Ce manque de connaissance du marché du travail, auquel s’ajoute parfois un manque de moyens matériels appropriés pour la recherche d’un emploi, constitue un autre obstacle pour les immigrantes à Québec. L’isolement et la pauvreté, plus que la formation comme telle, briment leur insertion professionnelle, entraînant alors des stratégies identitaires individuelles de réaction déployées en réponse à des obstacles particuliers, dans un contexte d’adaptation à une culture sociale et professionnelle nouvelle, régie par des codes encore méconnus. Examinons maintenant les obstacles qui sont ressortis avec le plus de netteté des entrevues réalisées.

La perte de soutien

Pour les répondantes de tous les continents mais de façon quelque peu moins probante pour les femmes venant d’Europe occidentale, la perte de soutien de la famille dans la possibilité d’exercer une activité professionnelle se fait sentir de façon criante, en particulier parce que ce type de soutien assuré par la famille élargie et les réseaux d’entraide informel (les amis et amies, et la communauté) a été perdu lors de la migration. Les femmes arrivent donc en terre d’accueil dépouillées de cette forme d’entraide. Celle-ci existe à Québec par l’entremise des services de garde ou d’aide domestique, pour lesquels il y a des listes d’attente et des frais. Ainsi, la façon de pouvoir s’insérer sur le plan professionnel implique, pour ces femmes, d’établir des demandes auprès d’organismes institutionnels (garderie, service de garde des écoles) pour la prise en charge des enfants et, ce faisant, une redéfinition de son rôle comme éducatrice dans la famille : cette capacité à bénéficier des services aura un impact sur l’insertion professionnelle et donc économique des immigrantes. Nous remarquons aussi que, à la suite de la déqualification subie par plusieurs d’entre elles, un retour aux études semble une stratégie d’insertion permettant de contrer les obstacles ponctuels auxquels elles se heurtent sur le marché du travail (non-reconnaissance de l’équivalence de la scolarité d’origine, fermeture des ordres professionnels, méfiance quant aux compétences techniques acquises dans leur pays d’origine et quant à la transférabilité de celles-ci dans l’entreprise du pays d’accueil).

Ce manque de reconnaissance des acquis s’ajoute à l’expérience, fréquente pour ces femmes, d’attentes préjudiciables des employeurs qui se traduisent par leur manque de certitude quant aux capacités des personnes immigrées par rapport aux besoins de l’emploi.

À ces obstacles structurels propres à l’immigration s’ajoutent ceux du genre et de la maternité, qui ne sont pas précisément culturels, c’est-à-dire que toutes les femmes peuvent avoir à y faire face, quelle que soit leur origine. Les modalités mises en oeuvre par les immigrantes à cet égard peuvent cependant changer, du fait de leur fragilisation due à la perte des repères culturels et de leur méconnaissance de leurs droits.

S’insérer sur le marché du travail. Oui, mais après le conjoint et les enfants

Les immigrantes privilégient souvent leur famille et l’insertion socioprofessionnelle de leur conjoint, avant de commencer leurs propres recherches de travail. En mettant l’accent sur leur rôle de mère, elles accusent un retard non seulement dans leur intégration sociale mais aussi dans leur progression de carrière :

[…] j’ai occupé le poste de secrétaire médicale. Je l’ai occupé pendant vingt ans, à peu près, jusqu’à ce que j’arrive ici […] les premiers temps, j’ai pas cherché parce que ma fille était petite. Et puis… mon mari était plutôt à la recherche. Il voulait savoir si c’était possible pour lui.

Albanie

À mon arrivée à Québec, je n’ai pas cherché. C’est parce que… le bébé avait des problèmes de santé, donc… j’étais plus… comment dire, j’avais choisi de m’occuper du bébé. On devait voyager souvent entre Montréal, à Sainte-Justine, et puis Québec, pour aller le faire soigner […] Souvent je suis allée seule parce que mon… mon mari avait donc son poste qui commençait donc… je voulais pas trop l’embêter avec ça.

Algérie

Les immigrantes doivent souvent concilier responsabilités familiales et professionnelles, la première dimension constituant un obstacle très important à la façon de s’investir pour chercher un emploi. Dans cette foulée, elles affrontent un obstacle structurel de taille : les listes d’attente pour accéder aux services de garde qui entraînent aussi un retard dans l’insertion professionnelle. Les services de garde sont d’autant cruciaux pour ces femmes qu’elles souffrent d’un manque de capital humain et monétaire, ce qui les empêche de confier leurs enfants à des parents ou à des services privés.

Par contre, la majorité de ces femmes auparavant actives sur le marché du travail dans leur pays d’origine finissent par vivre un sentiment d’isolement qui les amène à vouloir tôt ou tard réintégrer le marché du travail :

À partir de deux ans, je commençais à m’ennuyer. Donc, j’avais quelques contrats, mais c’était pas… c’était pas suffisant intellectuellement. Pas assez de défi.

Algérie

La langue

Un autre obstacle, et souvent même le premier, vécu par plusieurs immigrantes est celui de la langue : ainsi, elles se butent fréquemment à l’incompréhension et à la méfiance en raison de leur origine et de leur accent. De plus, elles doivent voir à s’organiser afin de pouvoir améliorer ou apprendre, dans certains cas, une langue nouvelle, ce qui implique une disponibilité afin de suivre des cours de français :

Oui. C’était très difficile parler. Et… je… je pensais… ah ! mon Dieu ! Apprendre une autre langue… commencer de zéro… parce que j’avais appris l’anglais, et c’était très… c’était difficile… je pensais… ah ! Mon Dieu ! après… après 40 (ans), recommencer une autre langue… ah non, non ! moi je… mais ça c’était un problème personnel, hein. C’était émotionnel, c’était personnel.

Brésil

La visibilité religieuse

Selon plusieurs de nos répondantes, Québec est une ville monoculturelle où la différence n’est pas acceptée. Il s’ensuit des différences qui caractérisent l’intégration professionnelle à Québec, précisément, par rapport à Montréal. Cette réalité est vécue de façon sensible par les femmes du Moyen-Orient (Liban) et d’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie) lorsqu’elles sont de confession musulmane :

Par exemple, au niveau… de la discrimination. Parce que, je précise, avant je portais le voile. OK. Donc j’étais une minorité visible […] Et à Montréal, je n’ai pas eu aucune difficulté. Des difficultés que j’ai vécues ici. C’est pour ça que je suis restée là-bas trois ans et demi. J’ai porté mon voile. J’ai été chargée de cours. J’enseignais à un amphithéâtre d’étudiants, et puis je faisais ma recherche, et tout ça, et je n’ai eu aucun problème. Mais quand je suis arrivée à Québec, ça a commencé.

Algérie

Bon, il y avait des remarques désobligeantes, des choses comme ça. C’était dans les parcs […] dans les centres commerciaux ou dans les entreprises dans lesquelles je passais des entrevues pour obtenir des postes.

Liban

Au niveau de l’insertion de… l’emploi. Je pense ça va être à long terme. C’est pas aujourd’hui que ça va changer. Mais je ne connais pas une seule… femme qui portait un voile… Qui travaille ici, à Québec. Elles sont étudiantes. Donc là, plus ou moins, on les tolère. Mais… une femme qui travaille avec son voile […] J’ai eu une amie qui était gérante de magasin. Elle avait un magasin de [...] Tant que son mari était gérant de la boutique, c’était correct, ça marchait, ça tournait très bien. Et à un moment donné, son mari a été obligé de voyager souvent, ça fait qu’elle a pris la place de son mari, en tant que gérante, puis… elle a dû fermer au bout d’une année. Il n’y avait plus de clients. C’est des métiers comme ça, où… il faut encore plus…

Tunisie

Le port du voile peut parfois constituer un obstacle à l’insertion :

Pour mon expérience, au point de vue insertion… C’est difficile, c’est toujours difficile de s’intégrer mais au point de vue professionnel, ce n’est pas une question de qualification, ni du diplôme, c’est à cause du voile. Quand vous n’êtes pas acceptée à cause du voile que tu portes, alors vous vous dites : « si tu enlèves ça, peut-être tu vas être intégrée, tu vas être comme les autres ».

Algérie

Oui, tant qu’on ne s’approche pas du travail ; il n’y a pas de problèmes, mais dès qu’on demande des applications, tout ça, lorsqu’on vous parle au téléphone, sur place, moi, je n’ai pas vécu ça, mais beaucoup de gens autour de moi, qui ont vécu ça, dès que la personne entre [...] « Est-ce que vous allez garder le foulard sur la tête ? Vous ne pouvez pas juste l’enlever pendant le travail, le remettre après ? » [...] quelque chose qu’on ne peut pas faire ; c’est dans le coeur, dans le [...] C’est juste à Québec, parce que les gens aux États-Unis, moi, j’ai des amies, qui sont parties dans les provinces anglaises, aux États-Unis, tout le monde travaille sans problème parce que là-bas, il voit ce que tu as comme bagages et non ce que tu as sur la tête. C’est des gens, qui sont à la hauteur... des gens, qui sont excellents dans leur…, c’est des gens, qui travaillent, ils font des merveilles dans leur société, dans l’enseignement, ils sont très satisfaits. C’est juste ici à Québec. Il y a une méfiance.

Algérie

Nous retenons que les obstacles rencontrés sont liés à un manque de connaissance des codes appropriés pour pouvoir effectivement s’insérer sur le marché du travail, auquel s’ajoute un manque de connaissance du marché du travail et de ses débouchés à moyen terme. Le processus du déroulement de l’embauche dans l’entreprise constitue aussi un obstacle de par la xénophobie latente des employeurs qui parfois expriment leurs peurs d’engager une « étrangère ». D’autres difficultés rejoignent la dimension familiale de l’insertion socioprofessionnelle des femmes immigrantes : les listes d’attente (parfois jusqu’à un an) pour la garde des enfants, le fait que l’emploi rémunéré du conjoint est plus souvent favorisé aux dépens de leur propre autonomie.

En conclusion de cette section, nous présentons quelques données sur l’origine des femmes ayant rencontré des obstacles. Les réactions négatives à la couleur de la peau sont mentionnées par 27 % des Africaines, 25 % des Asiatiques et seulement 4 % des Latino-Américaines. La différence de culture engendrant des réactions négatives est mentionnée par tous les groupes de femmes : une donnée que l’on trouve chez 59 % des Africaines, 26 % des femmes des Amériques (confondues), 25 % des Asiatiques et 44 % des Européennes. L’accent est aussi un obstacle dans la communication pour 36 % des Africaines, 34 % des Américaines, 50 % des Asiatiques et 43 % des Européennes. Le port du voile est caractéristique de l’expérience des Africaines : 31 % d’entre elles le mentionnent, dont 85 % des femmes d’Afrique du Nord. La consonance du nom de famille et l’habillement ne sont mentionnés que par une seule femme (originaire d’Afrique centrale), alors que la faible maîtrise de la langue du pays est un obstacle vécu par 49 % de toutes les femmes que nous avons rencontrées.

Comment réagir ? Les modes d’insertion professionnelle privilégiés

S’adapter à l’écart caractérisant le marché du travail québécois par rapport au milieu d’origine peut se révéler une tâche difficile, d’autant que les expériences antérieures d’autres immigrants et immigrantes sonnent le glas de la phase du « rêve » lors du processus d’insertion professionnelle. La confrontation avec des modes de vie nouveaux et la mouvance des repères antérieurs, alliées à la non-reconnaissance des diplômes et à l’expérience conséquente de déqualification, sont vécues de façon particulièrement difficile par les femmes d’Europe occidentale, notamment à cause des attentes que suscitait chez elles leur intégration dans une société qu’elles considèrent comme faiblement distante sur le plan culturel de la leur (France, Suisse, Italie) :

Au début ? C’est difficile, parce que […] souvent quand on arrive et qu’on fréquente les gens, ceux qui ont l’expérience, des mauvaises, surtout des mauvaises expériences finalement, hein, ceux qui ont des expériences, ils disent : « Oui, c’est difficile… ah non, ils vont pas… ah non ! ils vont pas t’embaucher toi, ils vont embaucher une Québécoise », puis… des choses comme ça…

Italie

Cependant, plusieurs des immigrantes que nous avons rencontrées privilégient des stratégies actives d’insertion professionnelle et se tournent vers les réseaux officiels d’aide à cet égard. Par exemple, elles utilisent fréquemment les services de centres d’aide au placement et de recherche d’emploi. Elles se dirigent, pour la majorité, vers des centres spécialisés destinés à favoriser l’insertion des immigrants et des immigrantes ou visant l’aide aux femmes et à la famille :

J’ai fait une… comment on appelle ça ?… comme une école d’entraînement, mais on y fait du travail virtuel, pour nous réinsérer dans le marché ou pour trouver du travail… et… On faisait tout […] on travaillait comme si on était vraiment dans une entreprise, mais elle n’existait pas. Seulement, elle n’existait pas. On faisait des… des lettres, pour des marchés ou… Mais elle n’existait pas, ça… c’était une bonne chose pour m’entraîner, avoir confiance en moi, et puis… sachant qu’il n’y avait pas quelqu’un pour me dire non, c’est pas ça, c’est pas… C’est plutôt pour nous aider. Là ça… quelque chose qui m’a redonné beaucoup confiance en moi.

Brésil

Parfois aussi, le retour aux études leur semble indiqué :

… je voulais étudier encore. Je voulais refaire mon secondaire V en fait […] Et puis j’ai trouvé une école ici pour… bien qui est affiliée à la commission scolaire. C’était… c’est une école pilote. Ça ne faisait pas longtemps qu’elle avait commencé, qui prenait les adultes et… les gens travaillaient tout seuls, finalement, travaillaient tout seuls, mais sous la supervision de… profs de maths, profs de français, profs de géo, et tout ça. Donc, je me suis inscrite, ils m’ont acceptée. Entre-temps, je… j’ai… j’ai eu la chance de chercher… ici, à l’hôpital. Quelqu’un m’avait dit : « Fais ta demande, et puis on verra ». Donc trois mois que je faisais ça. Le jour où j’ai passé, j’ai commencé à travailler le jour où je devais passer l’examen pour le secondaire V. Et… mon examen, je me rappelle, c’était un lundi, j’avais travaillé la journée, je suis allée le passer à Louis-Jolliet, justement. Et puis, le soir, j’ai passé l’examen, donc je l’ai eu. Avec « Très bon ». J’étais contente de moi, tu ne peux pas savoir, ça ça m’a… beaucoup revalorisée. Beaucoup.

Anonyme

Alors j’ai commencé à chercher du travail ici. J’étudie un cours… (Centre Étape) c’est de… des amis qui l’ont suivi, ils l’ont dit, ils m’ont référée, un cours de groupe d’aide d’un centre d’orientation ou… d’aide à trouver du travail. C’est sur… trois semaines, on nous apprend comment rédiger nos CV. Et puis comment… préparer nos entrevues… et puis à la fin on mettait nos CV dans une banque de données pour pouvoir… le fournir à des employeurs de la région. Mais tout au long de la… de la formation, c’était pour connaître un peu les… les entreprises, les entrepreneurs, et comment préparer une entrevue. Mais c’était pas pour les… pour les… étrangères mais enfin, les immigrantes, mais pour tout le monde, toutes les femmes.

Chili

Des femmes musulmanes envisagent stratégiquement d’enlever leur voile afin de faciliter leur insertion sur le plan professionnel. Certaines ne le portent plus, ce qui a facilité l’intégration de leurs enfants à l’école et, par ricochet, leur propre intégration à la vie communautaire et à leur voisinage.

Trouver du travail, pour survivre économiquement, pour se réaliser (ou les deux), est un processus long, parfois difficile à traverser : les immigrantes, dans cette situation, recherchent un soutien, particulièrement auprès de leurs proches. Pour s’insérer sur le plan professionnel, un contact avec les réseaux officiels d’aide est souvent nécessaire, une donnée différente de l’intégration sociale et communautaire, qui se fait souvent par des réseaux officieux de familles organisées en noyaux d’entraide. Pour certaines, ce soutien est trouvé tout particulièrement auprès de la communauté d’accueil, alors que, pour d’autres, elles sont accueillies, en famille, par des associations de personnes de leur origine. Ce dernier cas se rencontre particulièrement chez les familles africaines et musulmanes migrant à Québec, ce qui facilite d’autant leur insertion sociale, à travers les réseaux déjà tissés par les membres de leurs communautés. Sans faire office de ghettoïsation, la communauté d’origine, religieuse, nationale ou « continentale », permet aux familles nouvellement arrivées de trouver des lieux de culte, de rencontre et d’échange qui sont décrits comme précieux pour faciliter l’apprentissage des codes de la communauté d’accueil. Des associations cherchent cependant aussi de plus en plus à établir des contacts interculturels solides avec les membres de la société d’accueil (au-delà du folklore) :

Au début, on ne connaissait pas grand-monde. On connaissait du monde, mais c’était… souvent des gens comme nous et qui ne… qui pouvaient pas nous aider plus que ça. Et c’est surtout la… les gens de… les Québécois là, finalement, la société québécoise, évidemment l’État, mais par le biais de… de gens… Il y en a une qui travaillait dans les… dans les affaires comme Emmaüs, par exemple, les… elle faisait… elle… du linge, elle nous donnait beaucoup de linge. Elle nous le donnait. Une personne m’amenait dans les endroits où il fallait. Elle m’amenait. Elle faisait des kilomètres avec moi, pour m’amener dans les institutions où on pouvait avoir de l’aide. Donc c’est l’État, mais par le biais de personnes impliquées pour nous aider.

Costa Rica

On ne connaissait personne. On a connu… les gens… [de notre communauté]. Parce qu’il y a une communauté musulmane. C’est donc… un peu comme ça […] En fait, oui, c’est ça. C’est le centre islamique de Québec, qui se charge plus ou moins, avec une infrastructure… ad hoc, d’accueillir les nouveaux arrivants, de les orienter, oui. Puis depuis, moi je travaille à pouvoir structurer cette… cette institution, pour mieux arriver à accueillir les gens, oui oui oui. Je m’implique. Puis là, on a rencontré le maire, pour… nous aider un plus facilement. Pour pouvoir construire un centre culturel en tant que tel et puis aider les gens… à trouver du travail.

Algérie

On a connu du monde, on a connu des Québécoises, qui nous ont beaucoup aidés. Elle nous a mis à l’aise, elle venait chez moi, j’allais chez eux, et puis… elle nous aidait pour aller faire des recherches par-ci, pour… au début, bon, il fallait, à un moment donné… fallait avoir des… des… de l’aide, l’aide… qu’elle soit alimentaire ou vestimentaire, ou tout ça. Donc… les gens qu’on a connus nous ont aidé.

Brésil

L’insertion professionnelle est parfois facilitée par l’aide de personnes proches, immigrantes elles aussi :

Après, quand j’ai trouvé du travail, il y a une dame qui m’a… une Marocaine qui avait une garderie là, elle m’a aidée. Elle m’a permis de payer… par étapes. Et puis… même, bien après qu’on soit venus ici, j’ai continué à la payer. Ça… ça aussi ça a été vraiment… elle m’a beaucoup aidée cette dame. Elle m’a permis d’aller travailler là. C’était le salaire minimum, mais… quand même, ça m’a permis d’être dans le milieu professionnel. Ça c’était…

Slovénie

Le soutien d’organismes ayant pour objet l’intégration des immigrants et des immigrantes s’avère aussi décisif et constitue le premier chaînon d’une trajectoire professionnelle nouvelle à construire. Parfois aussi, les immigrantes font face à la discrimination lors de la recherche d’un emploi et à plusieurs injustices en milieu de travail. Elles ont donc à user de créativité et de patience afin de démontrer leurs compétences pour le poste convoité et doivent faire valoir leur présence dans leur emploi, lorsqu’elles sont intégrées à un milieu de travail. Car souvent leur formation et leur expérience ne sont pas considérées ici. Fréquemment, on leur demande de reprendre leur formation initiale, en totalité ou en partie :

Alors, cette fois-ci, j’étais capable de donner une réponse. J’ai dit : « […] c’est que c’est vraiment un grand privilège, pour le Québec, d’avoir une personne comme moi… [rires] Je suis arrivée ici… Et je… j’apporte une vie, j’apporte mes expériences… j’apporte une… presque deux bac, parce que un c’est fini, un autre c’est pas fini, c’était pas fini, alors… c’est un privilège pour vous de me… de m’avoir ici. »

Brésil

Nous avons vu plus haut que la stratégie identitaire repose sur la notion de conscience de Soi qui provient de l’interaction sociale : elle constitue une façon de s’adapter en délimitant des conduites axées vers des finalités. Nos analyses nous ont conduites à constater la mise en oeuvre de stratégies d’accommodation pour s’insérer sur le marché du travail : celles-ci permettent de diminuer les sentiments de vulnérabilité liés au réaménagement identitaire dû à l’assimilation de codes culturels nouveaux, de maintenir un lien continu avec des personnes familières et, aussi, de pouvoir assumer une certaine continuité de rôles dans un contexte de turbulences.

Parmi ces stratégies, notons la prévalence de la représentation d’origine de la femme-mère (ou éducatrice), pour les femmes des pays d’ex-Europe de l’Est, le contournement et la mobilisation contre la discrimination.

Chez les femmes venant d’Europe centrale, de même que chez le groupe de Latino-Américaines, nous retrouvons une prévalence de l’identité comme mère sur tout autre rôle assumé mais en particulier posé en opposition avec l’identité professionnelle. Voici un témoignage d’une femme originaire d’Albanie :

Le sens de la famille est de sacrifier toi-même pour cette famille que tu as créée, il faut sacrifier tout pour l’enfant, il faut donner du temps, parler, pas seulement l’argent. La femme va travailler aussi, mais c’est elle qui est responsable de la famille.

Albanie

Subissant une déqualification et de nombreuses pertes de repères identitaires sur le plan culturel, quelques-unes des immigrantes que nous avons rencontrées se confinent dans des stratégies de repli afin de faciliter leur insertion professionnelle. Nous avons vu plus haut que certaines iront jusqu’à chercher à se rendre « invisibles » aux yeux de la majorité en enlevant leur voile, souvent associé à une marque de soumission à l’Islam et perçu comme un frein à l’autonomie des femmes. Stigmate d’autant exacerbé par les événements du 11 septembre 2001 qui ont contribué à entourer la communauté arabe de Québec d’une aura de méfiance. Pour reprendre les termes de Manço (2002), on peut déceler chez ces femmes la mise en oeuvre d’une stratégie de gestion défensive, issue du processus de négociation et de confrontation avec l’environnement socioculturel, ce dernier étant majoritairement réfractaire à toute négociation de différences culturelles dans ce contexte. Cette stratégie aboutira, s’il y a ouverture et négociation possible, au développement de relations plus souples avec l’environnement :

J’ai des copines qui ne sont pas sorties de chez elles pendant trois jours. Elles étaient terrorisées. Pourtant, j’ai une amie qui est là depuis vingt ans, ses voisins la connaissent depuis vingt ans, mais on dirait que, depuis le 11 septembre, ils la redécouvraient, ils la voyaient sous un autre visage. Elle a été menacée.

Algérie

Mes enfants étaient les seuls étrangers de l’école. Et c’était dur pour eux, de voir arriver leur mère… Je pense que les enfants les taquinaient aussi. Ma fille au début, c’était dur pour elle de… se faire remarquer. Pourquoi sa mère est habillée comme ça ? Pourquoi elle n’est pas comme leurs mamans ? Et puis il y a eu ce qui s’est passé en Algérie, les tueries liées à l’islamisme, puis l’image tellement négative que… la femme voilée renvoyait tout autour de… de soi. Donc, toutes ces choses, je voyais la petite tellement malheureuse et puis, ces choses… ont fait que je me suis dit : « Bon, si c’est ça qui fait que notre intégration est difficile, on va l’enlever, et puis on verra après ». Après, ça a changé, énormément.

Algérie

Chez les Africaines, les représentations de l’identité professionnelle sont fortement liées à des thèmes de résistance à l’environnement socioculturel. Exposées à la xénophobie et à la discrimination au quotidien, subissant une déqualification et stigmatisées par rapport à une image souvent dévalorisante de leur être, elles mettent en place des qualités d’être et de faire pour aller de l’avant malgré les obstacles. Dans cette logique, pour affronter la discrimination, la compétition et le rythme différent du travail, dans un climat de non-reconnaissance, elles affrontent le quotidien en se basant sur des stratégies d’ordre motivationnel et des ressources symboliques (la dignité, la loyauté au mode de faire d’origine). Refusant de s’ériger en victimes, elles posent résolument les jalons de leur expérience nouvelle, mais elles rencontrent aussi plusieurs réticences et contraintes discriminatoires de la part des employeurs québécois :

Il faut pas toujours… s’ériger en victime et dire : « Oui, mais moi, parce que je suis étrangère, ils vont pas donner. » C’est pas vrai, parce qu’il y a quand même, moi je crois, il y a… des gens qui travaillent. Moi-même, je travaille maintenant à l’hôpital. Donc… au début, c’est comme ça. C’est ça. Les gens, ceux qui ont vécu des mauvaises expériences, ne racontent que les mauvaises expériences. Donc… ça… ça ça, même si ça ne bloque pas tout à fait, ça… ça diminue le… l’enthousiasme. Oui, l’enthousiasme et puis… [La motivation ?] La motivation, exact. C’est ça. C’est-à-dire que si vous avez envie, vous, de foncer, d’essayer de trouver, tout ça, ça vous refrène un petit peu.

Anonyme

Ainsi, nous raconte une Africaine :

Les obstacles, je les ai vécus au niveau de la sélection, dans divers endroits où j’ai postulé pour un emploi, quand arrive le temps des entrevues, c’est à ce moment-là que j’ai senti ce que, moi, je considérais comme de la discrimination, par la couleur de ma peau. Par exemple, pour un emploi dans un centre, on m’a appelée pour me convoquer à une entrevue, mais sans me donner la date. J’ai dû rappeler, on ne retournait pas mes appels, et c’est quand j’ai demandé le numéro de la personne présidente du conseil d’administration de cet organisme pour pouvoir la contacter, c’est à ce moment-là qu’on m’a rappelée pour me dire que je devais passer l’entrevue deux jours après. Je n’avais pas le temps de me préparer. J’y suis allée, ça s’est très bien passé, mais on m’a envoyé après une lettre me disant que je n’avais pas assez d’expérience. Or je considère qu’avec mon CV dans les mains, avant même de me convoquer, ils auraient pu voir que je n’avais pas suffisamment d’expérience pour ne pas me retenir, alors j’ai compris qu’ils cherchaient un moyen pur et simple de m’écarter. Il y a des petits cas comme ça. Même à l’Assemblée nationale : nous étions deux à avoir postulé pour un emploi, mais j’étais la seule à avoir passé l’examen et à ma grande surprise, cette personne qui m’est proche a reçu la même lettre avec le même contenu, comme quoi nous n’avions pas réussi à passer l’examen… Donc, ce sont des lettres types, déjà préparées d’avance, peut-être même on avait déjà décidé qui allait être engagé… Comment on peut dire que quelqu’un a échoué à un examen qu’elle n’a jamais passé ? Je considère cela comme une preuve de discrimination. On est allées se plaindre au responsable à l’Assemblée nationale, et tout ce qu’on a reçu, c’est une lettre d’excuse.

J’en suis arrivée à la conclusion qu’il faut plus que les qualifications, il faut des recommandations, quelqu’un qui vous connaît, qui puisse dire : « cette personne-là vaut la peine d’être embauchée ».

Il faut des personnes originaires d’ici puisqu’elles ont la confiance de leurs compères, comparativement à nous qui venons d’ailleurs. Il faut trouver ces quelques personnes qui ont appris à vivre avec vous, qui vous connaissent, qui puissent vous aider. Il faut aller vers eux.

Rwanda

En raison de la démotivation qui fait suite aux obstacles rencontrés, on constate que de multiples stratégies sont adoptées : utilisation des réseaux officiels et officieux d’aide à l’insertion professionnelle, retour aux études, abandon de traditions (comme le port du voile), recours aux réseaux de leur communauté d’origine, de concert avec une survalorisation de la culture d’origine et des rôles intégrés, souvent celui d’éducatrice des enfants dans lequel elles se confinent parfois en attendant de trouver… (ainsi parle une enseignante venant du Chili, recevant des prestations de la sécurité du revenu).

Conclusion

La richesse des entrevues réalisées dans le contexte de notre recherche donnera lieu dans un proche avenir à des analyses plus poussées. Nous sommes bien conscientes de présenter ici des résultats fragmentaires. Ils témoignent néanmoins, à un niveau global, des thèmes liés à la reconstruction identitaire à l’oeuvre chez les immigrantes qui cherchent à s’insérer sur le marché du travail dans la région de Québec. Nous avons pu constater que leurs représentations identitaires caractérisant les groupes d’appartenance ethnoculturelle et de genre montrent des différences importantes entre leurs expériences respectives et une différence nette entre leur perception du « Nous » et celle des femmes de la société d’accueil (« Elles »).

Les immigrantes qui s’installent à Québec sont placées devant un contexte particulier, dans lequel la différence de leur culture d’origine, donc leur visibilité, est d’autant accentuée qu’elles y sont en très petit nombre. Une visibilité liée aux frontières dont nous parlions plus haut et imposées par le majoritaire qui, souvent, décode l’étrangeté (altérité) en fonction de catégories stéréotypées. Le pluralisme embryonnaire ambiant est une réalité avec laquelle les immigrantes doivent composer, malgré qu’elles possèdent pour la majorité des compétences et un niveau de scolarité supérieurs à ceux de la population en général. L’exploration de nos données permet de dégager les représentations de modes d’être individuels et collectifs participant de la lutte pour l’insertion professionnelle : l’intégrité, la loyauté, le respect, donc la force intérieure, chez les femmes asiatiques, la force, le courage et la persévérance chez les Africaines, la solidarité, l’entraide et la coopération chez les Latino-Américaines, l’autonomie, la persistance et l’entraide chez les femmes originaires d’Europe orientale, l’ambition, le professionnalisme et l’autonomie chez les femmes d’Europe occidentale, la compétence, la détermination et le respect chez les femmes du Proche-Orient et du Maghreb. Pour l’ensemble de nos répondantes, le travail fait office (ou encore elles projettent qu’il puisse le faire) d’instrument de réalisation de soi et de défi, tout en conservant sa fonction économique, dans un environnement où elles envisagent s’enraciner à moyen et à long terme. L’affrontement d’obstacles divers et à différents degrés ne permet pas de généraliser le recours à des stratégies types en fonction des situations ou des groupes de communauté. Cependant, il faut reconnaître que certaines caractéristiques identitaires communes semblent liées au choix de stratégies pour certaines : plus la frontière érigée est liée à une visibilité « extérieure » (voile, couleur de la peau), et plus le mode de réaction privilégié sera de l’ordre de la confrontation ou de la négociation, lié à des stratégies d’ordre collectif (en vue de protéger la communauté et, ce faisant, le Soi). Cela pourrait se rattacher aux stratégies de lutte contre le racisme privilégiées par les femmes d’Afrique (tenter de faire reconnaître leurs droits lorsqu’ils sont brimés) ou de conformité quant au « non-port » du voile, pour les femmes arabes. Devant les obstacles qu’elles rencontrent et qui renvoient beaucoup à l’expérience de déqualification, les femmes d’Europe occidentale sont celles qui expriment le plus de démotivation et de découragement, ce qui les amène à poser l’environnement socioculturel (la société d’accueil) en opposition (froids, méfiants, xénophobes) et à privilégier des stratégies de repli, plus « individuantes ».

Le refuge vers les valeurs d’origine et le mode de vie qui s’y rattache permet de pallier le choc de l’insertion professionnelle, où des stratégies d’accommodation, parfois par la conformité (publique) avec la société majoritaire, sont nécessaires pour compenser la méfiance qu’engendre leur différence. Cependant, il s’agit aussi pour plusieurs d’un choix où l’affirmation de repères connus permet d’alléger la menace associée au changement.

Les valeurs de solidarité et de force sont alors nécessaires, les femmes étant de plus portées à utiliser les nombreux services dont elles peuvent disposer dans la région, et étant généralement dirigées vers ces organismes par des personnes elles aussi immigrantes. Cependant, elles doivent composer avec les préjugés et un manque criant de capital social qui leur permettrait de pouvoir s’insérer plus facilement sur le marché du travail, par l’entremise des réseaux d’entreprises. Nous pouvons constater que la famille constitue un refuge pour ces femmes, un refuge qui pourtant se révèle parfois un piège étant donné que la famille entraîne souvent un retard dans l’insertion à la fois sociale (elles apprennent la langue de la société d’accueil plus tardivement) et professionnelle (elles cherchent un emploi plus tardivement et la progression de leur carrière en est d’autant ralentie, bien que cet élément ne soit pas propre à l’immigration). Par les établissements scolaires et leurs enfants, les immigrantes vivent donc leur intégration sociale à travers une prise de conscience tranquille de la nécessité de mettre en oeuvre des stratégies de conformité publique pour interagir avec le majoritaire.

Nous avons exploré ci-dessus quelques-uns des résultats de la recherche que nous avons menée auprès d’immigrantes de la région de Québec. On constate que ces femmes, qui sont très scolarisées, ont, malgré les obstacles auxquels elles se heurtent, une représentation très positive d’elles-mêmes et de la société d’accueil. Elles valorisent aussi beaucoup leurs racines culturelles et les thèmes qui émergent de leurs représentations identitaires sont actualisés de façon concrète. L’analyse de leur histoire de vie montre qu’elles mettent en oeuvre des ressources symboliques pour affronter la réalité mouvante du quotidien. La cellule familiale agit aussi souvent comme une valeur refuge pour beaucoup de ces femmes qui travaillent dans des occupations qui ne correspondent pas à leur qualification. Par leurs fonctions d’éducatrice et de liaison avec la communauté, elles peuvent consolider les liens identitaires qui ont été rompus par la migration et garder un sens de continuité par rapport aux valeurs adverses et à la non-reconnaissance véhiculées par la société québécoise.