Corps de l’article
Depuis la Seconde Guerre mondiale, un exode important sévit dans les campagnes. La jeunesse canadienne normalement employée dans les fermes maraîchères émigre alors vers les villes et laisse derrière elle un besoin énorme de main-d’oeuvre. En réponse à cette situation critique, des pays fournisseurs se sont engagés à élargir le bassin de recrutement proposant « de “ meilleurs ” travailleurs […] plus soumis et plus corvéables » (Preibisch 2007 : 438). En effet, pour réussir à maintenir sa production agricole, le Canada fait appel depuis 1974 à des travailleuses et à des travailleurs saisonniers pour venir combler le grand manque de main-d’oeuvre dans les fermes canadiennes. Cette main-d’oeuvre prend notamment forme grâce au Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) par lequel des travailleuses et des travailleurs étrangers qualifiés pour l’agriculture s’engagent à venir travailler de manière temporaire au Canada.
L’ouvrage de Marie-France Labrecque La migration saisonnière des Mayas du Yucatán au Canada s’intéresse plus particulièrement à la situation de la main-d’oeuvre mexicaine dans le contexte du PTAS. Élaboré à partir d’ententes bilatérales entre les différents gouvernements, le PTAS est soutenu et justifié par plusieurs grâce à un argument comme quoi il est « trois fois gagnant » (p. 60), faisant référence aux trois parties, soit le pays d’accueil, le pays d’origine et la main-d’oeuvre. C’est par l’intermédiaire du PTAS que Labrecque se propose d’observer non pas sa structure ou son efficacité, mais bien « la texture complexe de [la] vie quotidienne » (McCall 2005 : 1782) de ses nombreux travailleurs et travailleuses mexicains temporaires et de leur entourage. Plus précisément, Labrecque propose, à travers une ethnographie réalisée au point d’origine, « d’analyser son influence sur la reconfiguration, dans [l’État du Yucatán], des inégalités de genre, de classe et de “ race ” » (p. 5). S’inscrivant dans la même lignée que son ouvrage de 2013 intitulé « Avec une touche d’équité et de genre... » : les politiques publiques dans les champs de la santé et du développement au Yucatan, et celui de 2010, Migration, environnement, violence et mouvements sociaux au Mexique. Dynamiques régionales en contexte d’économie globalisée, l’auteure s’intéresse aux réalités des Mayas, plus particulièrement aux femmes mayas, et rend ainsi compte de la participation des différents vecteurs d’inégalité sociale dans ce processus migratoire.
Dans le présent compte rendu, nous traiterons des éléments centraux de la recherche menée par Labrecque, tentant de mettre en avant la participation de ce type de migration, qui repose sur le PTAS, à la transformation (ou non) des constructions de la féminité et de la masculinité des personnes visées. Nous présenterons donc ci-dessous de manière succincte les cadres contextuel, théorique et méthodologique de la recherche de Labrecque, avant de nous pencher sur les données collectées par cette chercheuse et son équipe de recherche.
En guise de cadre contextuel, l’auteure offre un panorama de la situation démographique et socioéconomique de l’État du Yucatán, qui en 2010 comptait 985 549 Autochtones, soit 50,39 % de sa population totale. Elle en trace le portrait en circonscrivant l’importance de la production agraire, l’augmentation de la pauvreté, le bas niveau d’intensité migratoire, le degré de retard social et la marginalisation. Dans le premier chapitre de son ouvrage, Labrecque met également en lumière la situation particulière des femmes dans cet état rural mexicain, ainsi qu’une description des trois principaux types de migration, soit la migration interne (habituellement vers la capitale de l’État ou une grande ville), la migration interétatique (entre les États) et la migration internationale (principalement vers les États-Unis et bien souvent sans papiers). Dans tous ces modèles de migration, il n’est pas rare de voir le projet de migration devenir définitif. Cependant, une migration circulaire (nommée également « temporaire » ou « pendulaire » pour son retour au point d’origine de manière fréquente) est normalement associée aux migrations interne et interétatique. Le deuxième chapitre replace le contexte de naissance des programmes de main-d’oeuvre étrangère temporaire au Canada, tout en décrivant les limites du PTAS. On comprend alors que ce dernier crée un nouvel espace de migration circulaire où le travailleur ou la travailleuse en situation de migration internationale retournera à son point d’origine après une durée préalablement fixée. Cela crée donc une relation particulière entre le point d’origine et le point de destination qui sont alors inextricablement liés tout au long des séjours de migration et même en dehors de ces périodes. Le troisième chapitre, quant à lui, tente de replacer l’importance de cette ethnographie dans les recherches déjà produites sur le PTAS en sciences sociales. L’auteure en vient à la conclusion que ce n’est pas un programme de développement, mais bien un programme d’allégement de la pauvreté et que celui-ci, par sa structure rigide, menace sourdement la main-d’oeuvre temporaire d’une potentielle « déportabilité » (Basok 2007). Cette notion critique donc le rôle du PTAS en tant qu’outil de renforcement des inégalités sociales.
Par la suite, Labrecque place son cadre conceptuel dans le quatrième chapitre en reprenant le paradigme de la mobilité (Urry 2007). Labrecque en extirpe trois dimensions principales, soit le temps et l’espace, l’immobilité au coeur de la mobilité et le pouvoir. Selon la première dimension, le « mouvement sous différentes formes est un processus temporel par lequel les personnes, les idées et les choses se transforment » (p. 93) au gré des besoins d’une mondialisation néolibérale. Quant à l’espace, l’auteure met en avant la notion d’espace transnational (Blunt 2007), mais également de territoire (Giménez 1999) impliquant différentes échelles (la maison, la ville, la région, le « vaste » monde) à travers lesquelles les migrants et les migrantes ainsi que leur entourage naviguent constamment. La deuxième dimension porte sur un des éléments fort intéressants du paradigme de la mobilité, soit son rapport étroit avec l’immobilité. Principalement, la mobilité se crée en réponse à l’insatisfaction de l’immobilité et s’inscrit dans une structure elle-même immobile. L’immobilité s’incarne par des frontières, par des institutions, par la conjointe ou le conjoint toujours au pays ou encore par le migrant ou la migrante qui subit des restrictions importantes quant à sa mobilité au point de destination. Finalement, et c’est ici la troisième dimension exposée par Labrecque, le paradigme de la mobilité est modelé par le pouvoir de mobilité ou son absence. En ce sens, l’auteure souligne que non seulement « la mobilité se concrétisera et s’exprimera de façon différente selon le statut social et/ou les différents axes d’inégalité sociale » (p. 99), mais « elle ne sera pas non plus vécue de la même façon selon ces différents axes » (Cresswell 2012 : 649). L’importance d’observer les phénomènes de mobilité à travers une grille de lecture intersectionnelle s’impose donc.
Outillée de ce paradigme de la mobilité, Labrecque présente dans le cinquième chapitre son cadre méthodologique. Elle y décrit les approches employées par l’équipe de recherche selon les municipalités visitées, présente la structure du recrutement dans le PTAS et souligne la situation des Mayas dans ces régions. Les données recueillies proviennent d’entrevues qui ont été réalisées en 2011 et en 2012 avec 54 travailleurs et 4 travailleuses du PTAS venant de sept municipalités de l’État du Yucatán, plus précisément au point d’origine de la migration. Labrecque et son équipe de recherche ont cependant tenu à interviewer également 40 conjointes de migrants temporaires et quelques fonctionnaires du programme afin de rendre compte de la diversité des vécus.
Au sixième et dernier chapitre, Labrecque regroupe différents éléments clés émergeant des entrevues sous quatre grands thèmes : la comparaison du PTAS avec la migration sans papiers aux États-Unis; les questions de droits, les conditions de travail et la solidarité; le développement local au point d’origine; et les sentiments, les émotions par rapport à l’absence et à la solitude.
Selon nous, quatre composantes ressortent de manière transversale de ces quatre thèmes : elles marquent, mais de manière différente, les expériences tant des travailleurs et des travailleuses que des conjointes. Première composante, la peur semble omniprésente au coeur du processus de mobilité de la population migrante : une peur liée à la traversée de la frontière à l’occasion d’une migration sans papiers vers les États-Unis, une peur du migrant ou de la migrante et de son entourage rattachée à l’inconnu que représente ce territoire abstrait qu’est le Canada, une peur entretenue par la conjointe (et parfois soutenue par les propos de la famille ou de la communauté) que le travailleur ne revienne pas et, finalement, la peur de cette dernière de se retrouver seule à la maison durant ces longues durées d’immobilité. Il est important de souligner que, en raison de sa structure rigide et formelle, le PTAS suscite moins de peurs et de craintes familiales que la migration illégale vers les États-Unis. La deuxième composante serait la diversité des expériences chez les migrants et les migrantes, autant dans les conditions d’arrivée et les conditions de travail que dans les conditions de vie (logement et alimentation) conformément au PTAS, ce qui nécessite, dans la plupart des cas, une grande capacité d’adaptation. La troisième composante serait l’importance de la famille à chacune des étapes de ce processus de mobilité. Que ce soit à travers l’objectif derrière la participation au PTAS d’offrir une meilleure qualité de vie à sa famille (une nouvelle maison, des biens de consommation, des études pour les enfants, etc.) ou encore le vécu quotidien de la distance touchant émotionnellement les travailleurs et les travailleuses de même que leur famille, l’importance de l’unité familiale est fortement transcrite dans la texture des expériences de la mobilité. Finalement, la quatrième composante du processus de migration rassemblerait les transformations qu’elle produit ou semble produire. Tous les acteurs et actrices vivront des changements plus ou moins forts et permanents. Par exemple, bien que les travailleurs tentent de maintenir une autorité parentale et de répondre à leur part de responsabilité familiale, bien souvent, la conjointe prend le relais et se trouve à acquérir davantage de liberté, d’autonomie, de responsabilités. Cependant, Labrecque souligne que ce type de migration donne parfois l’impression d’une acquisition de pouvoir, qui serait plutôt un pouvoir par défaut, un pouvoir temporaire ou encore une illusion de pouvoir lorsque la famille ou la communauté au point d’origine reprend le rôle du contrôle masculin. Ces transformations viennent donc modifier les relations (conjugales, familiales, communautaires) et la vision que l’on développe de soi et du monde.
À notre avis, cet ouvrage décrit avec habileté et sensibilité la diversité des expériences autochtones, tant masculines que féminines, du processus de migration qu’entraîne le PTAS dans l’État du Yucatán. La recherche de Labrecque repose sur une structure intelligible et est présentée dans un vocabulaire clair et accessible. Outre qu’il met en lumière un phénomène migratoire temporaire particulier au Canada, cet ouvrage souligne les inégalités de genre, de classe et de « race » présentes au coeur de cette migration tant au point d’origine (l’État du Yucatán) qu’au point de destination (les fermes canadiennes). La lecture intersectionnelle privilégiée par Labrecque permet, de manière novatrice, de rendre visible le parcours de femmes, tant travailleuses que conjointes, dans toute sa profondeur et sa complexité. Enfin, il ressort de cet ouvrage une lecture critique du PTAS, « produit du néolibéralisme et des inégalités structurelles entre le Nord et le Sud » (p. 237). Celui-ci met en place un type de migration temporaire réservant le revenu le plus élevé pour les migrants et les migrantes venant du Mexique et génère des changements aux impacts variables sur les divers acteurs et actrices, tout en les immobilisant physiquement et en renforçant les inégalités sociales et culturelles, et ce, dans une structure bénéficiant aux fermes agricoles et au gouvernement en sol canadien.
Parties annexes
Références
- BASOK, Tanya, 2007 « Canada’s Temporary Migration Program: A Model Despite Flaws », Migration Information Source, Washington, Migration Policy Institute, [En ligne], [www.migrationinformation.org/Feature/display.cfm?id=650] (20 novembre 2018).
- BLUNT, Alison, 2007 « Cultural Geographies of Migration: Mobility, Transnationality and Diaspora », Progress inHuman Geography, 31, 5 : 684-694.
- CRESSWELL, Tim, 2012 « Mobilities II: Still », Progress inHuman Geography, 36, 5 : 645-653.
- GIMÉNEZ, Gilberto, 1999 « Territorio, cultura e identidades. La región socio-cultural », Estudios sobre las Culturas Contemporáneas, Época II, 5, 9 : 25-57.
- LABRECQUE, Marie-France, 2013 « Avec une touche d’équité et de genre… » : les politiques publiques dans les champs de la santé et du développement au Yucatán. Québec, Presses de l’Université Laval.
- LABRECQUE, Marie-France, 2010 Migration, environnement, violence et mouvements sociaux au Mexique. Dynamiques régionales en contexte d’économie globalisée. Québec, Presses de l’Université Laval.
- MCCALL, Leslie, 2005 « The Complexity of Intersectionality », Signs: Journal of Women in Culture and Society, 30, 3 : 1771-1800.
- PREIBISCH, Kerry L., 2007 « Local Produce, Foreign Labor: Labor Mobility Programs and Global Trade Competitiveness in Canada », Rural Sociology, 72, 3 : 418-449.
- URRY, John, 2007 Mobilities. Cambridge, Polity Press.