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L’ouvrage Travail invisible. Portraits d’une lutte féministe inachevée est sous la direction de deux chercheuses, appartenant à deux générations différentes, qui ont déjà à leur crédit un ouvrage consacré à la question litigieuse du travail ménager. Ainsi, Louise Toupin a publié en 2014, aux éditions du remue-ménage, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), ouvrage essentiel sur un chapitre oublié du féminisme des années 70. Cet ouvrage vient tout juste d’être traduit en anglais. Pour sa part, Camille Robert a publié en 2017, chez Somme toute, Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager. Les textes qui servent d’introduction et de conclusion à ce nouvel ouvrage proposent un cadre d’analyse permettant de saisir la fonction du travail de reproduction sociale assignée aux femmes dans les sociétés et mettant en évidence l’enjeu collectif que constitue le travail invisible aujourd’hui. On découvre que le travail gratuit, invisible, qui caractérise le travail ménager, représente le noeud gordien de l’organisation sociale, rien de moins. Dans l’esprit des militantes du mouvement international pour le salaire au travail ménager, ce salaire n’a jamais été pensé comme une revendication, mais comme une perspective globale d’analyse qui permettait de rendre visible la gratuité du travail. Plusieurs concepts utilisés couramment maintenant, la discrimination systémique et l’équité salariale notamment, sont issus directement des analyses des premières militantes du salaire au travail ménager. Le concept de reproduction sociale vient précisément de ces analyses.
La reproduction sociale (production et reproduction de la force de travail) dans les sociétés où se déploie dorénavant le capitalisme (autrement dit, partout) expose désormais ce modèle faussement attribué à la nature, provenant de la division sexuelle du travail, soit la gratuité du travail domestique et reproductif. Qui plus est, la relation des femmes au travail domestique est traversée par des rapports raciaux, culturels et de classe qui incluent des situations d’exploitation entre femmes. Et, de ce fait, elles n’ont pas les mêmes expériences de l’oppression (p. 9). C’est donc à un approfondissement et à un élargissement de la question que les chercheuses convient le lectorat. Car les militantes du courant du salaire au travail ménager ont dévoilé, à partir de leur analyse du travail gratuit de la reproduction sociale, la face cachée de la division internationale du travail, soit le travail des sans salaire (p. 15). Elles affirment qu’un processus d’invisibilisation graduelle du travail en général est à l’oeuvre. Le travail gratuit et invisible constitue le ciment économique de la reproduction sociale. Avec cet ouvrage collectif, Robert et Toupin nourrissent l’espoir de voir « cet enjeu de lutte réinscrit au programme des mouvements des femmes [et espèrent] ainsi donner […] des outils tant pour nourrir la réflexion collective que pour l’action » (p. 18). L’équipe qu’elles ont réunie pour ce livre sur le travail invisible poursuit l’analyse de cette réalité, dans certains lieux où il s’est immiscé, et met en lumière des aspects souvent occultés par le mouvement des femmes.
L’ouvrage propose d’abord un commode résumé, par Camille Robert, de la lutte des Québécoises sur la question de la gratuité du travail ménager, objet de son mémoire de maîtrise, depuis le début du xxe siècle : Du travail d’amour au travail exploité. Ce rappel est important puisque les féministes ont parfois la mémoire courte. Cette auteure sort de l’ombre des analyses de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste au début du xxe siècle et souligne les trois avenues proposées durant les années 70 : la socialisation des activités domestiques et familiales, le salaire au travail ménager et différentes réformes gouvernementales.
Le texte suivant, par Hélène Cornellier, militante de longue date de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (Afeas) s’intitule « Le travail invisible, ça compte à l’AFEAS depuis 1966 ». Elle expose l’action persévérante de cette association, depuis plus de 50 ans : son mémoire à la commission Bird en 1968; son action pour la reconnaissance des femmes collaboratrices en 1976; la mise à jour permanente des études sur les comparaisons entre le travail des femmes et celui des hommes et la demande (jamais entendue) d’une journée, le premier mardi d’avril, pour souligner la journée du travail invisible en 2001.
Annabelle Seery, qui a consacré un mémoire en sciences politiques aux perceptions et aux propositions de jeunes féministes quant au travail de reproduction sociale, et qui poursuit actuellement des études doctorales sur la question de la gestion de l’argent dans les couples à faibles revenus, aborde l’épineuse question des arrangements intimes pour le partage des tâches : « Des luttes intimes, des luttes collectives ». Elle démontre que les femmes ne sont pas égales pour négocier leurs responsabilités (car elles leur appartiennent); pas égales entre elles, car la classe sociale, qui détermine souvent l’emploi qu’elles occupent, joue ici un rôle certain; et pas égales devant leur conjoint qui n’envisage pas la tâche avec les mêmes lunettes (les lunettes de la responsabilité!). Notamment, la charge mentale de l’éventail des responsabilités échoit presque toujours aux femmes. L’auteure évoque à plusieurs reprises sa propre expérience au sein du texte (les lectrices vont se reconnaître!), ce qui ajoute à la vérité du propos.
Sonia Bel Soltane, qui a produit de nombreuses études sur les Maghrébines, en France et au Québec, amène les lectrices et les lecteurs « Dans l’intimité familiale des immigrantes. Le travail domestique d’intégration des femmes maghrébines ». Adoptant une approche postcoloniale, cette auteure tient, elle aussi, à relater son expérience personnelle. Proposant des témoignages, elle affirme que le plus souvent l’intégration d’une famille passe par le sacrifice de l’épouse. Elle soutient que l’intégration de la population immigrante doit aménager des avenues pour que cette insertion dans le pays d’accueil ne se fasse pas sur le dos des épouses.
Irène Demczuk, figure bien connue des chercheuses féministes, notamment dans la communauté lesbienne, gaie, bisexuelle et trans (LGBT), aborde la question des soi-disant aidantes et aidants naturels : « Prendre soin d’un proche, plus que jamais un enjeu féministe ». Elle aussi parle de son expérience personnelle. Ce chapitre est sans doute le plus percutant de tous, car l’auteure accepte de se situer en dehors de tout sentimentalisme et appelle un chat un chat. Elle tient à employer l’expression « prendre soin » plutôt que le fameux care qui inonde la littérature sur la question. Après avoir décrit la situation globale de la question au Québec, elle démontre que l’ensemble des mesures prises ont pour effet de privatiser le soutien et d’accroître le fardeau. Demczuk énonce cinq remarques : prendre soin d’un ou d’une proche est un travail; les personnes aidantes effectuent plus d’heures de soutien et de soin que n’en procure le personnel soignant des établissements du réseau de la santé au Québec; le travail des proches aidants est un travail non libre; il existe un continuum sexué du travail de soutien et de soins à domicile. Elle estime que ces soins sont donnés à 85 % par des femmes; prendre soin d’une personne à domicile est un travail déqualifié et dévalué. Selon Demczuk, il faut de toute urgence politiser ce travail.
Myriam Dumont-Robillard, avocate qui a longtemps présidé l’Association des aides familiales, propose une brève analyse de cette dernière : « “ Brisons les chaînes! ” Quarante ans de lutte pour les aides familiales ». Après avoir rappelé l’histoire de cette association, elle démontre que les conditions de travail ont changé depuis que la majorité de ses membres sont issues de l’immigration et que la nature des lois qui régissent les conditions d’intégration des immigrantes empêche la mise en place de conditions de travail décentes. Ces lois doivent être modifiées : c’est à ce prix que les travailleuses pourront enfin négocier de meilleures conditions de travail. Son texte et celui de Demczuk enfoncent le même clou, histoire de convaincre le lectorat.
Widia Larivière, militante du mouvement « Idle No More », propose un texte intitulé « Les femmes autochtones sortent de l’ombre. Pour une reprise du pouvoir des femmes autochtones et le respect de leurs droits économiques et sociaux ». Elle y rappelle que la colonisation des Premières Nations a produit une invisibilisation de leur rôle au sein des communautés et, surtout, a entraîné des conditions de vie difficiles pour les femmes, telles que la monoparentalité, la pauvreté et le décrochage scolaire, ce qui rend encore plus problématique leur participation au processus de décolonisation. La réflexion sur le processus de décolonisation pose des défis particulièrement difficiles aux femmes autochtones dont la tradition est matriarcale et qui se heurtent aux structures profondément patriarcales de la colonisation.
Les femmes racisées trouvent leur place dans cet ouvrage par la voix de Stella Adjokê, travailleuse sociale qui est aussi artiste et oeuvre auprès des communautés marginalisées : « Êtres invisibilisés, à nous de vous voir, de sentir votre souffle. Slam sur le travail invisible ». Dans son texte, elle raconte son expérience personnelle ainsi que des conversations avec, d’une part, des Québécoises dites de souche et, d’autre part, des Québécoises racisées, et découvre que se positionner sur la question du travail invisible « [est] un privilège que [les femmes racisées n’ont pas] […] La survie n’a pas de genre et te déracine de tout repère » (p. 136). Elle regrette que le mouvement des femmes soit si timide devant leurs conditions de vie et que les femmes racisées doivent rompre le silence à leurs risques et périls. Le chapitre se termine par un slam bouleversant.
Trois étudiantes, qui comptent à elles seules plus de 3 000 heures de stage non rémunérées, Sandrine Belley, Annabelle Berthiaume et Valérie Simard, proposent une analyse du conflit qui se déroule en ce moment dans le milieu universitaire, soit la rémunération des stages étudiants : « L’exploitation n’est pas une vocation! Pour la rémunération des stages et la fin du travail étudiant gratuit ». Elles posent la question : pourquoi les stages en médecine, en droit, en génie ou en gestion sont-ils rémunérés, alors que les stages en sciences infirmières, en travail social ou en éducation ne le sont pas? La division genrée du travail apparaît comme une réponse évidente à cette question. Dans certaines organisations, la main-d’oeuvre est remplacée par des stagiaires non rémunérés. Voilà une autre question qui mérite d’être politisée. Ce faisant, le mouvement CUTE (comités unitaires sur le travail étudiant) se trouve en rupture avec la philosophie dominante du mouvement étudiant québécois qui, parce qu’il entretient un rapport nostalgique avec l’institution scolaire, tend à évacuer toute critique à l’égard du mécanisme de reproduction sociale que constitue l’éducation. L’analyse menée par ce mouvement le conduit à réclamer un salaire pour aller à l’école.
Les témoignages de quatre travailleuses du sexe jettent un éclairage inédit sur ce travail et constituent l’essentiel du chapitre intitulé « Travailleuses du sexe, deboutte! Des travailleuses du sexe parlent ». Leurs propos sont commentés par Jenn Clamen, militante de Stella, l’organisme qui défend les droits des travailleuses du sexe à Montréal. (Abolitionnistes, tentez l’empathie quelques minutes!) Les commentaires de cette auteure démontrent que les lois actuelles ne permettent pas à ces femmes de vivre en sécurité et qu’il faut de toute urgence les modifier. Leurs conditions de travail sont risquées : en effet, ces femmes n’ont pas la possibilité d’avoir recours aux forces policières et doivent, par conséquent, vivre dangereusement.
Enfin, le bijou de ce petit livre est un texte sensible et touchant de Valérie Lefebvre-Faucher, confient les deux directrices, texte qui propose de réfléchir sur ce que fait la maternité à la politique : « Les maisons ouvertes ». Cette auteure a aussi été éditrice, notamment aux éditions du remue-ménage pendant plusieurs années. Ce chapitre bouleversant a été écrit à partir d’une allocution prononcée en contexte de grève étudiante en 2015 (p. 182 et 184) :
Je refuse, écrit-elle, d’écouter quiconque parle d’économie sans reconnaître la valeur de ce qui n’est pas payé […] Faire la grève de la reproduction, c’est refuser la frontière entre privé et politique, c’est agir en maîtresse de notre corps, c’est se saisir ensemble de ce pouvoir de la fertilité. Gardons les fenêtres ouvertes pour montrer l’envers du monde. Parlons de nos grossesses, de nos responsabilités de marraines. La deuxième condition de la lutte, c’est de la faire voir et entendre.
Les deux directrices proposent, en conclusion, de faire du travail invisible un enjeu transversal de luttes : cette stratégie contribuera, on peut l’espérer, à dissoudre les divisions entre les féministes.