Corps de l’article

La revue Recherches féministes publiait en 2000 un numéro sur la Marche mondiale des femmes, alors une initiative particulièrement importante pour le mouvement féministe québécois et également une expérience militante centrale dans beaucoup d’autres pays et régions du monde. Les féminismes de l’époque exploraient des formes transnationales de solidarité, remettaient en question la pertinence de l’idée de « sororité » universelle pour faire avancer la cause de toutes les femmes et prenaient la mesure de la nécessité d’élaborer des analyses féministes sur des enjeux jusque là non précisément rattachés à la cause des femmes, comme la mondialisation économique, les politiques du Fonds monétaire international ou la militarisation.

Depuis, de multiples changements ont contribué à transformer les mobilisations des femmes et le militantisme féministe. Ainsi, les conditions de mobilisations se sont souvent modifiées. Dans plusieurs pays au Nord comme au Sud, les organisations féministes, fer de lance des mobilisations, ont été marginalisées par les pouvoirs publics et les organisations elles-mêmes sont placées devant des défis de renouvellement et de recrutement. Parallèlement, on assiste à l’émergence de nouvelles actrices collectives, en particulier de mobilisations de femmes autochtones, rurales et paysannes dans les Suds, lesquelles entretiennent des rapports parfois francs, parfois compliqués au féminisme. Certaines thématiques féministes sont par endroits sous tension, voire connaissent des reculs importants (avortement, harcèlement sexuel, viols normalisés dans les situations de guerre). D’un autre côté, des enjeux plus larges ont émergé, tels que l’environnement et la justice sociale, ainsi que l’antiféminisme, le racisme et le (néo)colonialisme, ce qui force les militantes féministes à prendre position par rapport à ceux-ci. Les manières de pratiquer le militantisme féministe se sont aussi renouvelées, que ce soit à travers l’appropriation de nouveaux outils technologiques, la prise en considération d’identités multiples ou l’établissement d’alliances avec des organisations non mixtes. C’est pour prendre la mesure de ces transformations, renouvellements et continuités que le présent numéro de la revue Recherches féministes pose la question suivante : Où en est le militantisme féministe aujourd’hui? Telle est l’interrogation que nous proposons d’explorer.

Dans notre appel à textes, nous soumettions à la réflexion cinq axes qui nous apparaissaient alors particulièrement pertinents et qui avaient le potentiel de susciter des regards multidisciplinaires mettant à profit, notamment, la sociologie, les sciences politiques, la géographie, les arts, les communications et l’histoire. Pour chacun de ces axes, les questions sur lesquelles nous espérions recevoir des textes étaient les suivantes :

  1. Axe des mobilisations : Que veut dire être militante féministe aujourd’hui? Comment se sont transformés ou renouvelés les modes de penser, de faire et de vivre le militantisme féministe? Comment les mobilisations féministes autour de nouveaux enjeux, comme ceux de l’environnement, de la souveraineté alimentaire et autres, contribuent-elles à renouveler le militantisme et les solidarités féministes? Qu’est-il advenu des radicalismes – par exemple, du féminisme radical et du féminisme anarchiste? Et finalement, quel est aujourd’hui le rapport à l’État des mobilisations féministes?

  2. Axe du territoire/de la déterritorialisation : Que deviennent les ancrages territoriaux du féminisme à l’ère de la mondialisation? Comment se développe un militantisme féministe transnational et quelles en sont les conséquences pour les militantes des Nords et des Suds? De nouveaux types de solidarités se développent-ils entre les militantes féministes à l’échelle mondiale? Quelles sont les nouvelles lignes de clivage? Comment les territoires deviennent-ils objets de lutte – par exemple, dans le contexte des mobilisations des femmes autochtones ou paysannes?

  3. Axe des luttes intersectionnelles : Comment, par qui et dans quelle mesure l’intersectionnalité est-elle mobilisée dans les luttes féministes sur le terrain? Quelle place prennent les luttes des femmes handicapées, des femmes autochtones, des femmes racialisées, queer, trans, celles des femmes des Suds, ainsi que les mobilisations féministes anticoloniales et dé-coloniales dans le militantisme féministe aujourd’hui? Comment les luttes intersectionnelles remettent-elles en question le militantisme féministe des majoritaires et quels sont les effets en retour?

  4. Axe des coalitions et des alliances : Comment se porte le travail en coalition dans les mouvements féministes et quels sont ses obstacles et ses promesses? Qu’est-il advenu des alliances plus anciennes des mouvements de femmes avec les syndicats et la gauche? Que dire des relations avec le féminisme d’État, les élues et les chercheuses universitaires? Comment sont vécues les alliances plus récentes avec le mouvement anti/altermondialiste et le mouvement pour la justice sociale?

  5. Axe de l’art, de la culture et des nouvelles technologies : Comment le militantisme féministe se déploie-t-il dans les arts et la culture, ainsi que dans l’espace virtuel d’Internet, des mots-clics (hashtag) et des réseaux sociaux? De quelles voix ces expressions du féminisme se font-elles l’écho? Quelles formes de militantisme individuel et collectif la culture, les nouvelles technologies et l’art rendent-ils possibles? Que dire des conflits qui peuvent potentiellement en résulter?

Certains des axes et des questions que nous avions proposés ont connu plus d’engouement que d’autres parmi les propositions de textes reçues. Nous en offrons un aperçu dans la présentation des articles de ce numéro qui suit. En revanche, des questions posées à l’intérieur d’autres axes sont demeurées sans réponse ou encore sous-développées, bien qu’elles soient toujours pertinentes, à notre avis, pour comprendre les transformations du militantisme féministe. Il faudra sans aucun doute y revenir. Par exemple, les luttes intersectionnelles des femmes racialisées, handicapées, queer et trans n’ont trouvé que peu ou pas d’écho dans les textes de ce numéro. Par ailleurs, les questions concernant les coalitions et les alliances avec les mouvements non mixtes ont été à peine abordées alors que ces situations concernent directement les militantes au quotidien.

Malgré ces absences, les articles réunis dans ce numéro apportent plusieurs éléments de réponse à notre interrogation de départ : Où en est le militantisme féministe aujourd’hui? Nous avons organisé les textes en deux grandes sections, où sont aussi illustrés différents sous-thèmes indiqués dans notre appel.

La plus belle surprise offerte par nos collaboratrices et collaborateurs est sans nul doute le nombre de textes consacrés aux mobilisations de femmes et de féministes des Suds, que ce soit au Brésil, au Mexique, au Costa Rica, en Haïti ou dans les régions de l’Amérique latine et de l’Afrique où se déploie l’action de la Marche mondiale des femmes. Nous en avons fait l’objet de la première section de ce numéro. Parmi ces articles, plusieurs soulignent l’émergence de nouvelles actrices collectives – travailleuses rurales et paysannes, agricultrices urbaines et périurbaines, femmes autochtones – porteuses de nouveaux enjeux – l’agroécologie et l’environnement, l’économie sociale et solidaire, la souveraineté alimentaire, les territoires, l’extractivisme – et, parfois, de nouvelles façons d’être dans le monde et de vivre le militantisme.

Ainsi, Héloïse Prévost, dans son article sur le militantisme de féministes agroécologiques brésiliennes du Nordeste, examine les façons dont les pratiques et les analyses de celles-ci incarnent des formes de savoir et d’action fusionnant émotions et rationalité, coeur et corps, humains et non humains qui relèvent d’épistémologies politiques apparentées au sentipensar et au corazonar issues des cultures paysannes et des peuples autochtones et afrodescendants d’Amérique latine. Sur la base d’un riche terrain mené de 2014 à 2018 auprès de militantes du Mouvement des femmes travailleuses rurales (O Movimento da Mulher Trabalhadora Rural ou MMTR) du Nordeste brésilien engagées dans leur mouvement ainsi que dans l’organisation de la Marcha das Margaridas (MM), elle met en lumière l’existence chez ces femmes d’un rapport « sentipensé » à la militance agroécologique. En effet, les discours des militantes, les chants, les poèmes et les slogans s’élaborent dans un registre qui combine les affects – en particulier le « prendre soin » et l’amour pour la nature et pour la terre – dans une opposition à un agrocapitalisme vu comme mortifère, doublé de rapports patriarcaux et porteur de violences contre les femmes, la nature et l’environnement. L’analyse féministe de ces violences est approfondie par l’auteure qui y voit une « nécropolitique agrocapitaliste » enrôlant maris et paysans précarisés dans la violence conjugale, l’écocide, le féminicide et l’assassinat de leaders d’origine paysanne, hommes et femmes, dans un contexte d’impunité et de démantèlement, par les gouvernements conservateurs, des institutions qui avaient oeuvré jusque là à la réforme agraire. À travers l’analyse des slogans, des entretiens mais surtout des rituels de mística des travailleuses rurales agroécologiques du MMTR, l’auteure montre, sous l’angle du corazonar et du sentipensar, la manière dont les émotions produites par ces violences sont politisées, collectivisées et dépassées par les militantes dans une affirmation des solutions de rechange promues par leur lutte.

Pour sa part, Andrea Martinez s’attache à mieux faire comprendre la nature et le sens des mobilisations d’agricultrices urbaines et périurbaines (AUP) du Nordeste brésilien engagées dans des pratiques associatives d’économie sociale et solidaire (ESS). Ancrée dans un cadre théorique inspiré d’Axel Honneth et d’Alain Touraine, son analyse s’appuie sur des entretiens réalisés dans les États de Ceará et de Pernambouc auprès de 50 agricultrices, toutes aux prises avec des « discriminations croisées » sur la base de la classe et du genre, et dont une majorité s’identifie comme multiraciale ou métisse, noire ou quilombola (personnes descendant d’esclaves en fuite) ou encore indigena (autochtone). L’auteure soutient que l’engagement de ces femmes dans des collectifs d’économie sociale et solidaire agricoles a une portée qui dépasse la production de subsistance ou même la revendication de droits fonciers. En effet, productrices au départ d’autonomisation et d’estime de soi, les dynamiques associatives mises en branle par la participation aux projets d’ESS permettent à ces AUP de se constituer, selon l’auteure, en véritable mouvement social. Les façons dont leur militantisme répond aux impératifs tourainiens d’élaboration d’identité(s) à partir de situations à la fois communes et hétérogènes, d’identification d’adversaire(s) – dont le patriarcat, le racisme et l’agrocapitalisme – et de revendications répondant au principe d’historicité, c’est-à-dire de changement social, sont analysées. Martinez propose également une « cartographie des alliances » des collectifs d’agricultrices – avec les organisations non gouvernementales (ONG) féministes, les églises, les institutions publiques, les universités, les banques et autres associations d’AUP – axée sur leurs formes de contribution et leurs limites dans le Brésil contemporain.

Dans leur article, Pascale Dufour, Dominique Masson et Carmen Diaz soulignent elles aussi l’émergence d’un nouvel enjeu féministe – la souveraineté alimentaire – dans la foulée des luttes des femmes rurales et paysannes des Suds et des nouvelles alliances tissées avec des mouvements non mixtes. Au coeur de ce texte se trouve un questionnement sur la territorialité et les ancrages territoriaux du féminisme à l’heure de la mondialisation. À partir d’une interrogation sur « les saveurs » régionales de la Marche mondiale des femmes (MMF), les trois auteures montrent comment l’échelle régionale d’action, peu traitée par la littérature, est centrale pour comprendre la manière dont s’organise et se met en place la MMF. En adoptant comme point d’entrée les discours et les actions conçus autour des enjeux de souveraineté alimentaire au sein de la MMF, elles font valoir que des différences sont perceptibles et substantielles dans la manière dont le projet politique de la souveraineté alimentaire prend forme d’une région du monde à l’autre. Ces distinctions régionales sont liées à trois facteurs principaux :

  1. la façon dont la MMF est structurée à l’interne du point de vue organisationnel, modèle qui permet, voire encourage une autonomisation de la MMF à l’échelle régionale de même que des occasions de contact entre les militantes des différentes coordinations nationales situées sur le même territoire régional;

  2. la pertinence de la souveraineté alimentaire par rapport au quotidien, telle que la perçoivent les militantes et les groupes membres;

  3. les contacts (ou leur absence) avec les alliés de la souveraineté alimentaire à l’extérieur de la MMF.

Cette analyse permet de constater que l’échelle régionale est un outil heuristique pour comprendre la formation « des objets transnationaux complexes » (Dufour 2016 : 145) comme la MMF et la manière dont se construisent territorialement les solidarités transnationales.

C’est sous l’angle de la défense du territoire que la question de la territorialité se pose dans les mobilisations de femmes autochtones étudiées respectivement par Marie-Josée Massicotte (Mexique) et Naomie Léonard (Costa Rica). Marie-Josée Massicotte s’intéresse à la défense du territoire dans des communautés rurales autochtones mexicaines menacées par l’extractivisme – c’est-à-dire par l’extraction industrielle des ressources naturelles aux fins d’exportation – ainsi qu’à la place des femmes dans ces formes d’action collective. Sur le plan théorique, son texte souligne la contribution d’universitaires et de militantes féministes latino-américaines et autochtones, ainsi que des recherches en écologie politique féministe à la compréhension des mobilisations contre l’extractivisme et autres conflits environnementaux. L’analyse proposée par l’auteure s’appuie sur des séjours de terrain effectués annuellement depuis 2011 dans plusieurs communautés et régions du Mexique, d’observations et d’une cinquantaine d’entretiens ou de récits de vie. Massicotte s’attache d’abord à faire comprendre la signification du territoire pour les membres des communautés rurales autochtones et l’importance de sa défense. Puis, à l’aide d’une série d’exemples choisis, elle met en lumière le rôle central de la division sexuelle du travail concernant l’engagement des femmes autochtones dans les luttes anti-extractivistes de même que l’existence d’une domination masculine qui, bien qu’elle soit combattue par certaines et parfois avec succès, continue à poser des obstacles à une participation significative des femmes à la vie politique des communautés dans ces luttes et à l’issue de ces dernières. L’auteure conclut que, bien qu’elles gardent souvent leurs distances à l’égard d’un féminisme perçu comme urbain et occidentalo-centré, bon nombre de femmes autochtones interrogées sont conscientes des rapports de pouvoir qui marquent les rapports au territoire et les formes de gouvernance des communautés qu’elle défendent, et tentent de les modifier de l’intérieur.

Naomie Léonard, de son côté, désire faire mieux comprendre la place omniprésente du territoire dans les mobilisations contemporaines des femmes autochtones. Son texte est fondé sur une conception du territoire vu comme un espace où s’ancrent les rapports sociaux noués dans la production matérielle, l’organisation politique et l’organisation symbolique, et ce, dans un contexte dynamique où, du point de vue de la cosmologie autochtone, le territoire est aussi compris comme acteur non humain (sentient earth being : voir De la Cadena (2010 : 334)) participant étroitement de ces rapports. L’étude de Léonard repose sur l’analyse de discours militants produits au Costa Rica par l’Association des femmes autochtones de la région de Talamanca (Asociación Consejo de las Mujeres Indígenas de Talamanca ou ACOMUITA) et de la Commission des femmes Warë Kané du Bureau national autochtone, ainsi que sur des entretiens avec des femmes autochtones réalisés sur le terrain. L’auteure montre que la territorialité est à la fois un lieu d’identification pour les femmes autochtones – l’existence même de leurs collectivités autochtones étant vue comme indissociable de la production et de la reproduction de leurs rapports au territoire dans la vie quotidienne – et un lieu de tensions liées aux forces de dépossession coloniales et contemporaines qui touchent non seulement l’autodéfinition des peuples autochtones, mais aussi la relation traditionnelle et privilégiée des femmes autochtones au territoire. Ici, comme dans le texte de Marie-Josée Massicotte, la territorialité devient un objet de revendication mettant en cause autant les rapports de genre dans la prise de décision au sein des communautés que les relations de celles-ci avec l’État et avec les non-autochtones qui occupent illégalement les territoires. Évitant l’écueil de la folklorisation, Léonard permet au lectorat de mieux saisir l’enjeu du territoire comme source et objet des mobilisations des femmes autochtones, au Costa Rica et ailleurs.

La première section sur les mobilisations de femmes et féministes dans les Suds se termine par l’article de Stephen Baranyi et Hannah Champ. Dans un tout autre registre, celui-ci s’intéresse à l’importante question du rapport à l’État des mobilisations féministes, plus particulièrement au rôle des alliances entre mouvement féministe et fémocrates au sein de l’appareil d’État. Le texte propose une analyse de la mobilisation des féministes en Haïti autour de la Politique d’égalité femmes hommes 2014-2034, lancée publiquement en 2015, et du Plan d’action national d’égalité femmes hommes 2014-2020 qui a suivi, en 2017. On met en lumière la convergence survenue entre les fémocrates au sein de l’État, le plaidoyer des organisations féministes de la société civile et l’appui de certaines agences internationales dans le processus qui a permis l’adoption de cette politique. Si la convergence a porté des fruits sur le plan institutionnel, prévoyant la mise en place de mesures ambitieuses jusqu’en 2034, leur traduction concrète demeure cependant limitée à ce jour. En effet, l’analyse souligne plusieurs facteurs contraignant leur mise en oeuvre : les crises politiques qui se sont succédé en Haïti, les fortes contraintes budgétaires de cet État dit « fragile » et l’appui politique limité du plus haut niveau de l’État. Plus généralement, comme l’indiquent l’auteur et l’auteure, « [l’]écart entre les engagements politiques et les pratiques quotidiennes des institutions révèle l’ampleur des contraintes institutionnelles, structurelles et culturelles qui compliquent la transformation des relations genrées en Haïti ». Le cadre d’analyse féministe institutionnaliste adopté dans leur texte permet toutefois de prendre la mesure de l’agentivité des actrices, dans l’État et en-dehors de ce dernier, de saisir l’importance du travail d’alliances effectué par les féministes, ainsi que de noter certaines exclusions, en particulier celle des femmes handicapées, du processus et du cadre offert par la Politique d’égalité femmes hommes en Haïti.

La seconde section de ce numéro porte sur le militantisme féministe des femmes des Nords (surtout en France et au Québec), soulevant les tensions que les milieux féministes connaissent, et qui fonctionnent à la fois comme contraintes à l’action et comme porteuses de transformations positives. Ainsi, de nouvelles modalités et offres d’engagement s’ouvrent aux militantes, que ce soit par l’entremise des plateformes en ligne ou en raison de l’émergence de nouvelles luttes. Néanmoins, le rapport à l’État demeure difficile, surtout dans un contexte d’injonction à la professionnalisation pour les intervenantes des milieux associatifs et communautaires. Finalement, dans plusieurs textes, les alliances avec les milieux de l’enseignement et de la recherche universitaire apparaissent comme particulièrement fécondes pour permettre un renforcement des engagements et des solidarités féministes.

Sur la base d’entretiens avec des militantes francophones arrivées dans le mouvement féministe québécois au tournant du xxie siècle, Diane Lamoureux et Stéphanie Mayer mettent en lumière une série de transformations du militantisme féministe révélées par ces témoignages. Pour les deux auteures, ces transformations sont ancrées dans des changements des conditions de mobilisation, notamment celle d’une culture politique caractérisée par des recompositions des luttes féministes et la montée de nouveaux enjeux. Le militantisme féministe est donc marqué par de nouvelles offres d’engagement constituées tant par l’organisation des rassemblements de jeunes féministes (RebELLES) et la tenue de la MMF à différents moments que par les renouvellements portés par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) à l’occasion des États généraux du féminisme. Loin d’être exclusif, ce militantisme se caractériserait également par un multi-engagement, où l’analyse féministe alimente un engagement politique critique dans des luttes anti/altermondialistes, écologistes, étudiantes et autres. L’existence de cours et de programmes universitaires d’études féministes comme lieux d’apprentissage des concepts, des théories et des enjeux féministes aurait également une incidence, en particulier sur le développement de sensibilités féministes intersectionnelles qui incitent à s’ouvrir aux analyses et aux enjeux portés par les féministes non majoritaires, qu’elles soient racisées, autochtones, handicapées, queer ou trans. Ces dernières ne trouvent cependant pas nécessairement leur compte dans le mouvement féministe majoritaire québécois, et la solidarité tant recherchée demeure un défi. L’article relève le rôle important des nouvelles technologies de l’information dans le militantisme féministe du xxie siècle, tout en soulignant la violence exercée en ligne par ceux et celles qui s’y opposent. Enfin, la question du rapport à l’État et à la défense des droits reste contentieuse, prise entre des visions plus radicales du changement social et la nécessité de protéger des femmes à statut précaire.

Elena Waldispuehl, pour sa part, analyse les espaces socionumériques en ligne semi-privés et non mixtes créés par des militantes féministes. Elle pose l’hypothèse que l’utilisation de ces espaces serait une réponse aux attaques (en ligne) des antiféministes. Elle montre que si l’on peut bel et bien observer un déplacement de l’activisme en ligne des féministes des plateformes publiques vers des plateformes semi-privées et non mixtes, ces dernières ne représentent pas une garantie de sécurité pour toutes. S’appuyant sur des entrevues semi-dirigées et une ethnographie en ligne du groupe Facebook Sexualité féministe (non-mixte), elle souligne que cet espace est sous tension en raison de son caractère non entièrement privé à cause de l’impossibilité de filtrer complètement qui y adhère et de la nature non secrète du groupe, de la difficulté de contrôler le contenu des messages publiés et de la possibilité de diffusion hors du groupe des propos tenus. Les cyberféministes sont ainsi placées devant des choix cornéliens : demeurer présentes dans le cyberespace pour faire valoir leur parole et contrer les attaques antiféministes (et donc résister) ou créer des espaces de plus en plus secrets et confinés dans l’entre-soi pour évoluer dans des environnements sécuritaires. Cet enjeu se révèle particulièrement important pour les personnes minorisées, comme les personnes queer ou les personnes trans, qui ne se retrouvent pas forcément dans les groupes majoritairement investis par les femmes blanches hétérosexuelles, même si ceux-ci se sont déclarés ouverts à leur présence.

Dans la même veine, Anne-Marie Pilote et Lena A. Hübner discute des potentialités concrètes offertes par l’utilisation militante des réseaux sociaux. En se concentrant sur les mobilisations des femmes autochtones qui ont suivi la diffusion d’un reportage de l’émission Enquête (Radio-Canada) en octobre 2015, lesquelles dénonçaient les maltraitances physiques et sexuelles dont les femmes autochtones étaient victimes de la part des forces de l’ordre à Val-d’Or, les deux auteures montrent comment cet espace socionumérique en est venu à constituer un « espace de la cause des femmes autochtones », dans lequel les militantes autochtones et non autochtones ont pu s’allier pour obliger le gouvernement du Québec à mettre sur pied une commission d’enquête publique, la commission Viens, dont le rapport est paru le 30 septembre 2019. Par l’emploi de différentes stratégies (offrir un soutien aux victimes, encourager la participation aux actions collectives, influencer l’action gouvernementale et documenter la cause défendue), les militantes et les collectifs de défense des femmes autochtones se sont emparés des plateformes Twitter et Facebook pour créer un moment particulier. Néanmoins, ce succès est relatif dans la mesure où il s’accompagne de violences en ligne envers les militantes, qui peuvent conduire à des désaffections de l’espace socionumérique ou engendrer de fortes perturbations du quotidien. Dans cette perspective, il est particulièrement instructif de croiser les articles de Pilote et Hübner ainsi que de Waldispuehl, dans ce numéro, pour mieux comprendre ce que l’espace socionumérique fait au militantisme féministe, autochtone ou non.

L’article de Priscyll Anctil Avoine, Anne-Marie Veillette et Geneviève Pagé présente les résultats d’une recherche-action portant sur les efforts mis en oeuvre par les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) québécois afin d’intégrer une approche intersectionnelle dans leurs activités quotidiennes et dans leurs luttes politiques. Alors que l’adoption de l’intersectionnalité coule de source pour les organisations féministes des groupes minorisés en ce qu’elle leur permet de faire sens d’expériences vécues façonnées par plus d’un rapport de domination (Masson 2015), son intégration, soutiennent les trois auteures, relève du « changement de paradigme » pour les organisations féministes où dominent les majoritaires, celles-ci devant passer de l’« universalisation du genre » à une « solidarité intersectionnelle ». L’article met en lumière les éléments pertinents du contexte ayant guidé les efforts du Regroupement québécois des CALACS pour « intersectionnaliser » ses pratiques, ainsi que les stratégies concrètes adoptées en ce sens depuis 2014, dont le démarchage auprès de groupes cibles, l’amélioration de l’accessibilité et certains changements organisationnels. Les auteures font la part belle à l’analyse des obstacles à l’intégration de l’intersectionnalité, soulignant la dimension souvent politique des résistances individuelles et collectives, mais aussi l’effet de facteurs structurels majeurs, notamment le roulement de personnel, le manque de ressources humaines et financières, de même que la surcharge de travail qui en découle. Si la majorité des efforts à ce jour, concluent les auteures, restent timides, l’expérience soulève nombre de questions sur les conditions de mise en oeuvre à long terme d’une politique féministe intersectionnelle chez les majoritaires.

Alice Romerio, quant à elle, s’intéresse aux carrières militantes en se posant une question à rebours des thèses qui associent institutionnalisation des associations (féministes ou non) et dépolitisation des causes défendues (ici la cause des femmes). Elle se demande, en effet, dans quelles conditions le travail salarié dans une association féministe qui se singularise par le recours au salariat, la défense de savoirs et de savoir-faire professionnels peut conduire à des processus de politisation individuelle et de socialisation au féminisme. Selon son analyse, le projet politique féministe ne constituait pas le motif premier de l’entrée au Planning familial pour la majorité des salariées. C’est plutôt en travaillant que celles-ci sont devenues féministes. À partir d’une approche ethnographique auprès d’une association du planning familial d’une grande ville française, l’auteure présente la diffusion des discours féministes énoncés par une minorité de travailleuses, les formations au travail d’écoute offertes par l’organisme et les réunions hebdomadaires obligatoires pour l’ensemble des salariées, qui s’avèrent des instances de socialisation au féminisme. Par ailleurs, l’organisation même du travail permet le maintien de cette socialisation au féminisme. Il est intéressant de voir que ce « cercle vertueux » dépend fortement des ressources financières à la disposition de l’organisme. En cas de « crise financière », ces espaces de socialisation disparaissent et sont remplacés par des discussions sur des enjeux liés aux contraintes financières et non aux féminismes. Néanmoins, la recherche de Romerio illustre bien que le salariat ou l’institutionnalisation des organisations féministes et leur professionnalisation ne signifient pas mécaniquement la perte de la vocation militante. Celle-ci peut être entretenue et créée par des dispositions organisationnelles spécifiques et la présence d’actrices porteuses de la cause.

Julie Abbou, de son côté, analyse un sujet encore trop peu traité : les pratiques textuelles des féministes radicales ou anarchistes, que ce soit en ligne ou sur papier, comme des lieux de luttes. Ces pratiques dites « du tumulte », par leur hétérogénéité et leur irruption dans la vie publique, proposent des perturbations linguistiques qui attaquent de front le genre du langage. Trois types de pratiques sont répertoriées : la féminisation, le fait de rendre visible le féminin en le juxtaposant au masculin, l’annulation de la question du genre de la langue.

Selon les données récoltées sur la plateforme Infokiosques.net, qui rassemble des brochures dans l’espace anarchiste/squat/féministe, ces pratiques apparaissent de plus en plus partagées, et ce, au point de devenir des « normes mineures », c’est-à-dire que tout le monde ou presque les a déjà rencontrées, même si elles ne sont évidemment pas dominantes. L’institutionnalisation partielle de ces normes pose toutefois la question de leur force subversive, aujourd’hui et à l’avenir. Tout comme le féminisme, dans son histoire, a connu les dangers de la dépolitisation à la suite des avancées en matière de reconnaissance de droit, les pratiques textuelles du « tumulte » risquent de se figer lorsqu’elles deviennent diffusées et assimilées, notamment par des institutions.

Chantal Doré, Michèle Vatz Laaroussi, Myriame Martineau et Liliana Kremer proposent un compte rendu d’un processus innovateur de « recherche-action-médiation » intitulé « Femmes et féminismes en dialogue », où la recherche subventionnée est utilisée comme instrument de construction de mobilisations et de solidarités féministes. Ainsi, deux subventions « Connexion » du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada ont permis, de 2015 à 2018, l’expérimentation d’une démarche méthodologique de recherche-action-médiation inspirée des approches intersectionnelle et interculturelle et rassemblant des femmes et des féministes de douze pays des Suds et des Nords. Les quatre auteures présentent les différents moments et éléments de cette méthode où l’on vise, à travers le dialogue, à établir des passerelles entre des réseaux de femmes d’origines variées et ayant vécu des expériences diverses de l’oppression, entre féministes et femmes ne se disant pas féministes, entre chercheuses universitaires et militantes des réseaux associatifs. Ainsi, des rencontres de médiation, des forums et d’autres événements de mise en dialogue ont permis une meilleure connaissance mutuelle entre réseaux déjà établis, l’ouverture sur de nouveaux réseaux, de même qu’un travail permettant de nommer les situations partagées et d’analyser les différences et les tensions en les reliant aux différents contextes. Un des éléments les plus originaux est sans conteste le recours à l’expression artistique dans une perspective non seulement de dialogue, mais de cocréation de savoirs et de mobilisation autour des enjeux d’inégalités et d’injustices que vivent les femmes dans toute leur diversité.

Finalement, l’article de Véronique Billette, qui clôt ce numéro, revisite les résultats d’une recherche réalisée en 2007 auprès des centres de femmes du Québec concernant leur engagement et leurs apprentissages lors de leur participation aux mobilisations de la MMF. L’auteure explique la manière dont les centres de femmes ont littéralement traduit, par leurs pratiques notamment d’éducation populaire, les analyses de la pauvreté et de la violence portées par la MMF à l’échelle mondiale et dont ceux-ci ont permis à la MMF de s’implanter sur l’ensemble du territoire. Billette rappelle également à quel point les réponses politiques aux actions mondiales de 2000 ont été décevantes au Québec, au point que plusieurs des militantes qu’elle a rencontrées parlent de « traumatismes », de désillusion et de démobilisation. Néanmoins, l’auteure souligne cinq acquis mentionnés par les militantes des centres de femmes et tirés de l’expérience de la MMF en 2000 : la construction de nouvelles alliances au Québec, l’ouverture sur les luttes des femmes du monde, la création de solidarités dans ce contexte de diversité accrue du mouvement à l’interne et à l’externe, un renouvellement des pratiques militantes, ainsi qu’un renouvellement des analyses et des ressentis féministes. Dans les entrevues recueillies apparaît alors un « entremaillage » complexe et riche entre le « local » et le « mondial », le moi et le nous, l’individuel et le collectif, le personnel et le militant.

À travers ce tour d’horizon – évidemment partiel – de textes portant sur le militantisme féministe aujourd’hui, nous espérons que ce numéro offrira matière à réflexion pour toutes et tous, et surtout espoir! Enfin, nous ne pouvons clore cette présentation sans rappeler la pertinence du slogan rassembleur et incontournable de la MMF : « Tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous marcherons! »

Article hors thème

Signé par Isabelle Courcy, Lyne Kurtzman, Berthe Lacharité, Lucie Pelletier-Landry, Isabel Côté et Nathalie Lafranchise, un article hors thème s’ajoute aux textes du présent numéro thématique. Cet article porte sur la recherche partenariale féministe, soit des projets de recherche conjointement élaborés par des chercheuses et des groupes de femmes pour changer les structures d’inégalité et augmenter le pouvoir d’agir des femmes. Présentant les résultats d’une recherche empirique qui trace un portrait des pratiques de recherche partenariale féministe, les auteures contribuent, par leur texte, à une meilleure compréhension de la manière dont les chercheuses conçoivent et vivent ce type de recherche. Les résultats montrent que la recherche féministe partenariale est souvent privilégiée pour son potentiel de contribution à la société. Les auteures ont choisi de mettre en lumière les défis qui se rattachent au désir de contrer la hiérarchisation des savoirs et elles révèlent également les pratiques exemplaires en ce sens, notamment pour concrétiser la coconstruction des connaissances et pour développer des pratiques de résistance devant les inévitables dynamiques de pouvoir.