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Advenir sage-femme, devenir sage-femme, être sage-femme : trois modes d’incarnation d’une fonction qui devient profession. La matrone advient au hasard d’un premier accouchement de voisinage, l’élève devient par la fréquentation du cours et le contrôle de son savoir, mais des deux, seule la seconde peut, à partir de 1803, être sage-femme aux yeux de la loi. Le tournant des xviiie et xixe siècles est temps d’institution de la sage-femme, au double sens du terme : enseignement de l’élève et installation sociale, publique de la sage-femme. Ce processus scientifique et législatif crée un modèle.
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Ces lignes, tirées de l’ouvrage intitulé L’école des sages-femmes. Naissance d’un corps professionnel, 1786-1917, donnent d’entrée de jeu un bon aperçu de son contenu. L’historienne Nathalie Sage Pranchère y rend compte de la trajectoire des sages-femmes françaises durant la période qui s’étend de 1786 à 1917. En mettant l’accent sur l’éducation comme pivot de l’identité et de la reconnaissance nouvelle que les sages-femmes acquièrent alors, l’auteure fait oeuvre utile, car elle attire l’attention sur une pièce maîtresse, indispensable à la compréhension de leur passé et de leur devenir. Sa recherche est basée sur une gamme étendue de sources historiques primaires constituée de documents manuscrits (conservés dans 65 dépôts d’archives nationales, départementales et municipales), de publications institutionnelles (lois, règlements, etc.), d’ouvrages spécialisés (médicaux, obstétricaux, encyclopédiques, etc.) et de récits autobiographiques. Ces documents ont été soumis à une analyse croisée, courante en histoire; certains éléments de la recherche ont bénéficié d’une analyse statistique. Les neuf chapitres du livre suivent une trame à la fois thématique et chronologique.
Le mouvement de « scientifisation » et de médicalisation de l’accouchement amorcé à la fin du xviie siècle reprend de plus belle durant les années 1730 alors qu’administrateurs et philosophes des Lumières, préoccupés par une dépopulation anticipée, mêlent leurs voix à celles des médecins et des chirurgiens pour dénoncer les matrones jugées inaptes. Ils trouvent solution dans l’interdiction de pratique aux femmes exerçant déjà l’art des accouchements, ou leur formation. Rapidement, recevoir une instruction obstétricale devient une obligation morale pour celles qui offrent assistance aux femmes qui accouchent (chapitre 1). De 1759 à 1783, la sage-femme Angélique du Coudray forme des milliers d’élèves en donnant des cours itinérants, à l’échelle de presque toute la France. Bien qu’ils soient appréciés de l’administration royale et des intervenants médicaux, le coût élevé et l’insuffisance de la formation forcent l’abandon de la formule. Bientôt, pour le nouveau gouvernement révolutionnaire qui s’installe au tournant du xixe siècle, l’objectif consiste à organiser l’encadrement légal devant permettre l’épanouissement de la praticienne idéale, c’est-à-dire la sage-femme bien formée, disposant d’une exclusivité dans l’exercice de son art (chapitre 2).
En lui donnant une définition et en fixant ses modalités d’instruction, la loi sur l’exercice de la médecine du 19 ventôse an xi (10 mars 1803) signe l’acte de naissance de la sage-femme française. Durant les premières décennies du siècle, les débats se concentrent sur la manière d’instruire et le lieu de formation des sages-femmes. Créée en 1802, l’école de l’Hospice de la maternité de Paris jouit d’une grande réputation qui doit beaucoup aux « deux plus belles figures de l’obstétrique française » (p. 129) du temps, Jean-Louis Baudelocque, chirurgien-accoucheur en chef, et Marie-Louise Lachapelle, maîtresse sage-femme. Dépassant le strict cadre de l’assistance à l’accouchement normal, l’enseignement y est élargi aux soins prénatals et postnatals et à des domaines habituellement réservés à d’autres acteurs médicaux : vaccination, saignée, prescription de plantes aux vertus médicinales et, jusqu’à un certain point, assistance aux accouchements laborieux. En dépit du combat de Baudelocque en vue de faire de l’Hospice l’unique institution nationale de formation, les autorités ministérielles imposent en parallèle un modèle décentralisé d’enseignement départemental. Ce choix engendre deux classes de praticiennes, la première ayant droit d’exercice national (accordé à la diplômée ayant reçu le plus haut niveau de formation à Paris), la seconde étant restreinte à une pratique locale (chapitre 3). Dans cette foulée, un foisonnement d’écoles départementales originales voit le jour. Les programmes sont organisés selon deux principales formes : l’une sans internat, se traduisant par une formation clinique minimale; l’autre avec internat en hospice ou au sein d’une école d’accouchement rattachée à un établissement (chapitre 4).
Comme elles privilégient les boursières dans le recrutement, les écoles déterminent en même temps leur réserve, les jeunes filles issues de milieux modestes ayant à subvenir à leurs besoins (chapitre 5). Pour les parents, l’instruction obstétricale est « l’échappatoire rêvée, le moyen [...] de “ donner une profession ”, c’est-à-dire tout à la fois un savoir, une nourriture et un état » (p. 214). L’élève boursière est sélectionnée selon des attributs correspondant à un modèle particulier de sage-femme, soit la femme jeune, célibataire, vertueuse, se distinguant par ses nobles motivations et un nombre infini d’autres qualités. Le pensionnat est considéré comme la solution pour optimiser le contrôle et la formation des aspirantes. Cet idéal ne pouvant être offert à toutes, élèves externes et élèves internes coexistent. Ces dernières ont droit à un traitement différent : soumises à un encadrement quasi monastique, elles bénéficient en contrepartie d’un accès privilégié à la formation clinique (chapitre 6).
Le décret impérial du 22 août 1854, qui établit les obligations légales de la sage-femme, détermine la nature de la formation devant être donnée. Ses responsabilités consistent à déclarer les naissances, à offrir une assistance médicale aux femmes qui accouchent, à donner des soins en puériculture et à vacciner les enfants, à voir à la protection primo-infantile (enfants assistés, contrôle des nourrices) et à exercer le rôle d’experte judiciaire dans les cas de suspicion d’avortement ou d’infanticide. Des fonctions qui, en somme, rendent la sage-femme responsable de surveiller la naissance et de sauvegarder les enfants, déjà nés ou au stade de foetus (chapitre 6)…
L’institutionnalisation de la formation obstétricale multiplie le nombre de personnes qui interviennent en la matière. Dans les écoles se côtoient membres du personnel enseignant et non enseignant (devant s’occuper du bien-être matériel et de l’encadrement moral des élèves) et d’autres actrices ou acteurs nommés par l’État (éventuellement élus) devant exercer une surveillance générale (chapitre 7). À la tête de la transmission du savoir se trouvent le médecin-professeur, responsable de l’enseignement théorique, et la sage-femme en chef qui dirige la formation pratique et clinique, deux protagonistes qui « se complètent sans officiellement s’équivaloir » (p. 275). En dépit des inégalités de genre, souligne l’historienne, cette période est florissante (p. 307) :
Le xixe siècle est jusqu’aux années 1870 pour le personnel obstétrical féminin le temps d’une conquête. Les cours publics d’accouchement font aux sages-femmes une place inédite et leur ouvre les portes de l’hôpital [...] Dans le processus de professionnalisation, la sage-femme a perdu le bénéfice d’intertransmission d’un savoir-faire, pour obtenir une part de la transmission d’un savoir.
Au fil du siècle, les principaux éléments faisant obstacle à une formation de qualité sont surmontés par les progrès de l’instruction primaire et l’allongement des cours. Dès 1893, le nouveau cursus de la formation pose comme exigence d’entrée à la formation de sage-femme de première classe d’être titulaire d’un diplôme ayant valeur de qualification professionnelle (chapitre 8). Ce rehaussement ouvre la porte à la présence d’institutrices dans les programmes destinés aux sages-femmes et « esquisse entre ce métier et celui d’accoucheuse un rapprochement bénéfique au prestige scientifique et social des sages-femmes » (p. 312).
Le passage de l’art des accouchements à l’obstétrique scientifique influe sur la formation des sages-femmes sur le plan quantitatif, par l’accroissement du nombre de cours, et qualitatif, par la transmission de connaissances plus poussées et diversifiées. Si l’apprentissage clinique demeure le maillon faible de la formation, les élèves bénéficient en contrepartie d’un enseignement théorique à la pointe des savoirs obstétricaux et sont formées pour mettre en oeuvre les techniques les plus modernes. La vaste étendue des connaissances qu’elles acquièrent – touchant la gynécologie, la puériculture, la pédiatrie et les soins aux malades – façonne un modèle de sage-femme devant agir comme « agent médical multifonction, généralement indépendante dans l’exercice de sa profession » (p. 326).
Dans tout ce processus, les sages-femmes ont continué d’être les objets de critiques ponctuelles de la part de personnes qui travaillent dans les milieux médical et administratif, qui s’en prennent à l’inconstance de la qualité des cours, à la polyvalence professionnelle des sages-femmes et à l’admission d’élèves à la « moralité peu et mal contrôlée » (p. 354), ce qui ouvre la voie à des ignominies (au premier chef, avortements et abandons d’enfants). Leurs objections trouvent aboutissement en 1892 lorsqu’une nouvelle loi limite les conditions d’exercice des sages-femmes à qui il est formellement interdit d’utiliser des instruments et de prescrire des médicaments. Il leur est également imposé d’en référer à un médecin au moment d’accouchements difficiles (p. 366) :
[La loi] confirme les exceptions concernant l’ergot de seigle [suspect en raison de son pouvoir abortif] [...] L’objectif est de faire entrer dans le champ de l’exceptionnel tout ce qui ne relève pas de l’obstétrique physiologique, de manière à mettre sous le contrôle de l’Académie de médecine tout élargissement futur des attributions de la sage-femme.
À l’issue de ce parcours, au tournant du xxe siècle, les sages-femmes sont plus nombreuses que jamais : « elles sont alors la seule profession médicale à pouvoir rivaliser en termes numériques avec les médecins » (p. 387). Dès le dernier quart du xixe siècle, la création des premières associations mutuelles d’accoucheuses, puis l’uniformisation de la formation après 1893, rapproche les sages-femmes de première et de seconde classe, ce qui contribue à la formation d’une conscience professionnelle. Leurs demandes répétées d’unification se concrétisent en 1916 dans le contexte d’une loi. S’ensuit une adaptation de la scolarité alignant l’enseignement sur les exigences de l’ancienne première classe (chapitre 9).
Sans l’ombre d’un doute, L’école des sages-femmes est une contribution majeure à l’histoire des sages-femmes et à celle de la naissance. Cet ouvrage a également une valeur incontournable pour qui s’intéresse au genre, à l’histoire de la médecine (obstétrique, enseignement médical), des professions de la santé, de l’éducation et du travail des femmes. Tout en donnant accès à une grande somme de données et de connaissances utiles et inédites, l’auteure y retrace l’histoire des sages-femmes à une époque relativement peu explorée. Apport à la fois significatif et symbolique, L’école des sages-femmes constitue un remarquable enrichissement à l’histoire de l’obstétrique, marquée du sceau de l’androcentrisme dans son courant classique. D’ailleurs, on doit remercier Sage Pranchère d’avoir inventorié dans son annexe 2 les publications de sages-femmes françaises au xixe siècle, ce qui permet de découvrir près de 30 auteures différentes (ayant à leur compte un total de 42 titres)!
Si l’ouvrage est susceptible de servir aux chercheuses et aux chercheurs spécialisés dans les domaines énumérés plus haut, il pourrait également profiter aux diverses personnes préoccupées par le devenir des sages-femmes. Ainsi, l’observation des tribulations des sages-femmes françaises en voie de professionnalisation au xixe siècle incite à s’arrêter sur les enjeux actuels de la formation des sages-femmes au Canada où la profession est encore jeune. Concernant le cas québécois, on peut se demander, par exemple, dans quelle mesure et de quelle manière l’institutionnalisation de la formation a transformé l’identité professionnelle des sages-femmes. Les attentes de l’État à l’égard des sages-femmes, en tant qu’instruments de la mise en oeuvre des politiques de santé, ont-elles accru leur médicalisation? Le cas échéant, jusqu’à quel point et avec quels effets?