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Dans son ouvrage intitulé Le personnel est politique. Médias, esthétique et politique de l’autofiction chez Christine Angot, Chloé Delaume et Nelly Arcan, Mercédès Baillargeon, professeure à l’Université du Maryland, se propose d’explorer les rapports de pouvoir qui s’immiscent tant dans la production littéraire des femmes que dans sa réception. Retenant trois écrivaines qui ont publié des oeuvres autofictionnelles, elle illustre comment le récit de soi porte une dimension politique, dimension trop souvent occultée dans les médias traditionnels et les critiques de masse. Pour penser la pratique d’écriture de ces trois femmes, Baillargeon emprunte deux avenues. Elle montre à la fois l’inscription de leurs oeuvres sur la scène médiatique, puis l’inscription du médiatique dans leurs oeuvres, reprise du discours qui marque l’agentivité des écrivaines. L’autrice affirme d’ailleurs dans son introduction que ces dernières « [p]articipent à réinventer et à redéfinir l’autofiction comme un genre faisant éclater les limites du livre et en l’inscrivant dans le monde des médias » (p. 6). À l’heure de l’apparition des écrivaines et des écrivains dans des espaces médiatiques de plus en plus diversifiés, les questionnements que soulève l’ouvrage de Baillargeon s’avèrent autant d’actualité qu’ils sont essentiels pour comprendre la place qu’occupent les écrivaines contemporaines dans le monde social d’aujourd’hui.

La recherche de Baillargeon repose sur l’idée que les trois écrivaines citées en titre se singularisent de la production littéraire des années 2000 par leur pratique autofictionnelle, par les thèmes explorés dans leurs oeuvres et par les réceptions controversées qu’elles ont suscitées. Le corpus retenu, soit deux publications d’Angot (L’inceste (1999) et Quitter la ville (2000)), trois publications de Delaume (Le cri du sablier (2000), Les mouflettes d’Atropos (2001) et La vanité des somnambules (2003)) ainsi que trois publications d’Arcan (Putain (2001), Folle (2004) et Burqa de chair (2011)) relate les expériences personnelles des trois autrices en explorant leur sexualité, la violence qu’elles ont subie et leurs traumatismes d’enfance. Le slogan qui titre l’ouvrage, « Le personnel est politique », trouve son sens dans ce large corpus qui ne sert pas tant à exacerber les expériences intimes par l’entremise du récit de soi, mais plutôt à dénoncer les structures sociales tributaires des expériences traumatisantes des autrices. C’est là que réside la grande force de Baillargeon : montrer que, dépassant la lecture autobiographique de ces oeuvres, on trouve des enjeux politiques à considérer dans leurs prises de parole. La richesse de l’ouvrage prend aussi tout son sens dans son approche interdisciplinaire qui allie « la critique sociale, la psychanalyse, la philosophie, la sémiotique et la narratologie, les études culturelles, les études féministes et les études queer » (p. 14). Il arrive toutefois que l’on se questionne sur la pertinence de l’approche psychanalytique, notamment en ce qui concerne les évocations de Lacan qui ne paraissent pas toujours assez détaillées pour bien appuyer et exemplifier le propos. La pulsion scopique qui anime le lecteur de L’inceste en est un bon exemple.

L’introduction et la conclusion de l’étude de Baillargeon encadrent trois parties – une par écrivaine – qui détaillent exhaustivement le pacte autofictionnel de chaque autrice, les oeuvres choisies, ainsi que le rapport qu’elles entretiennent avec les lectrices et les lecteurs de même que les médias. Par souci de cohérence, notre compte rendu suit la disposition des trois parties. Cependant, sans récuser le choix de l’autrice, nous regrettons parfois l’absence d’une lecture croisée, la structure de l’oeuvre donnant l’impression d’une lecture compartimentée. Certes, l’autrice profite d’une oeuvre pour faire écho à une autre, mais nous aurions voulu en lire davantage sur les similitudes entre les oeuvres. En effet, la réception de Quitter la ville n’est pas sans rappeler celle de Burqa de chair, deux oeuvres qui mettent en place une revanche du discursif sur le non-discursif par le discours tenu sur le médiatique, tandis que Les mouflettes d’Atropos et Putain relèguent leur autrice au stéréotype de la prostituée, ce qui montre ainsi les modalités de (dé)légitimation des oeuvres de l’intime. Il en va de même pour le choix des pseudonymes d’Arcan et de Delaume qui induisent une posture particulière dans la construction de l’image qu’elles présentent aux médias. Les autrices étudiées déjouent aussi les attentes des lectrices et des lecteurs. En effet, L’inceste traite de l’événement qu’annonce le titre seulement à la fin de l’oeuvre; Le cri du sablier, quant à lui, propose un niveau de lecture qui découragent celles et ceux qui sont déterminés à lire l’oeuvre pour le traumatisme qu’il raconte et non pour sa qualité littéraire; et Putain, contrairement à son titre, ne détaille pas d’actes sexuels ni de scènes avec les clients. Ces liens sont nommés dans l’introduction de Baillargeon et repris à quelques endroits, mais une mise en parallèle plus étoffée dans les chapitres aurait permis d’insister sur ces récurrences qui marquent ce corpus et, à plus grande échelle, l’autofiction contemporaine des femmes. Cela dit, bien que notre lecture préconise un croisement des oeuvres, le traitement des autrices une à la suite de l’autre tire aussi des avantages, dont une recherche détaillée et spécifique sur chaque corpus et les enjeux qui les animent.

Intitulée « Christine Angot : Victime ou martyre? », la première partie de l’ouvrage de Baillargeon montre qu’Angot cherche à provoquer son lectorat en jouant sur la limite entre réel et fiction. Son pacte autofictionnel se caractérise par l’ambiguïté qui traverse chacune de ses oeuvres, notamment en ce qui concerne ses métacommentaires, ce qui distingue son pacte autofictionnel de celui qu’engagent Delaume et Arcan. Baillargeon prend le temps de spécifier qu’Angot est l’écrivaine de son corpus qui « a fait couler le plus d’encre » (p. 25), ce qui illustre bien la capacité de cette dernière à susciter l’attention des médias.

Deux des trois chapitres de cette partie se concentrent sur L’inceste, tandis que le chapitre restant est consacré à Quitter la ville. Baillargeon avance sur L’inceste – oeuvre à laquelle elle a consacré un mémoire de maîtrise sous la direction de Martine Delvaux – qu’Angot se place dans une logique de la paranoïa alimentée par le brouillage entre les différentes instances du discours. Tout comme dans Quitter la ville, les métacommentaires n’éclaircissent pas le propos, mais ils mettent en valeur les « éléments paradoxaux » (p. 34) du projet angotien. L’impression de lecture donnée est donc que l’écrivaine, la narratrice et le personnage se confondent. Pour Baillargeon, Quitter la ville permet à Angot de poursuivre sa logique paranoïaque, en se référant à de réelles entrevues et à des critiques journalistiques et en faisant, ipso facto, coïncider l’autrice, l’inscriptrice et la personne. Plus qu’« un commentaire sur l’institution littéraire et sa réception » (p. 56), Quitter la ville se dessine comme une prise de position qui permet à Angot de participer à la construction de sa propre image médiatique. Si ses apparitions médiatiques la présentent comme hargneuse, c’est que le projet angotien veut, en montrant que l’inceste s’inscrit dans une logique du rejet et de l’exclusion de ce qui est considéré comme marginal, poser la division entre ce que la société juge humain et inhumain. En ce sens, le parallèle que Baillargeon soutient entre Angot et Antigone dans le dernier chapitre se révèle particulièrement lumineux puisqu’il souligne que l’autrice se sent reniée par la société, mais qu’elle s’indigne et résiste à la position que la structure sociale contemporaine tend à lui attribuer.

La deuxième partie de l’ouvrage, qui a pour titre « Chloé Delaume : La victime enfin bourreau », est celle qui permet d’aborder l’autofiction expérimentale, c’est-à-dire que Delaume se redéfinit sans cesse à travers ses oeuvres, mais aussi à travers ses sites Web, ses créations sonores, etc. Présentant le leitmotiv de l’écrivaine (« Je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction »; p. 79), Baillargeon illustre que l’oeuvre delaumienne devient le lieu d’un affranchissement des normes individuelles et collectives. Ces espaces que Delaume crée, elle les imagine pour se défaire des injonctions mises en place dans la société, des espaces sécuritaires (safe spaces) qui prônent la liberté du sujet. C’est de cette vision que résulte le choix d’arborer un pseudonyme. La parole de l’autrice se politise au fil de ses oeuvres qui abordent son statut d’ex-prostituée et son mariage (Les mouflettes d’Atropos), le meurtre de sa mère par son père, suivi du suicide de celui-ci (Le cri du sablier) et les traumatismes d’enfance, ainsi que la tension entre vérité et mensonge (La vanité des somnambules). La délivrance des individus chez Delaume passe souvent par la violence. À ce propos, le rapprochement souligné par Baillargeon entre l’oeuvre de Delaume et de Despentes est tout indiqué. Le récit de soi de Delaume a une visée libératrice, il ouvre également une porte à la lectrice et au lecteur en les invitant aussi à se questionner, à se défaire des standards et à se forger une identité qui leur serait propre. Baillargeon explore l’oeuvre delaumienne en illustrant sa capacité à proposer d’autres avenues aux modèles dominants en se réinventant. Résister au modèle hégémonique, voilà l’entreprise mise en lumière dans la deuxième partie.

La troisième et dernière partie, « Pari manqué? Nelly Arcan, les médias et le destin tragique d’une écrivaine », repose essentiellement sur la stigmatisation et la marginalisation qu’a subies Arcan. En effet, celle-ci se construit selon le stigmate de la pute – pour reprendre l’expression de Pheterson. On a parfois l’impression que le propos tourne en rond, puisque chaque chapitre en vient au même constat : « Le public refuse donc d’entendre le message de Nelly Arcan, et préfère la discréditer et la réduire à son statut de prostituée » (p. 179). L’autrice souligne tout de même les paradoxes qui animent la persona d’Arcan, tandis qu’elle dénonce sur la scène médiatique ce qu’elle incarne de l’intérieur. Selon Baillargeon, la fictionnalisation de soi chez Arcan s’ancre tant dans ses oeuvres que dans ses apparitions médiatiques. Véritable « mise en scène » (p. 143), Arcan se place comme objet de désir devant les médias alors qu’elle souhaite être considérée comme sujet pensant. Les chapitres consacrés à l’écrivaine montrent que Folle déploie un discours sur la réception critique de Putain, tandis que la nouvelle intitulée « La honte » cible une performance médiatique en particulier – le passage d’Arcan à l’émission Tout le monde en parle de la Société Radio-Canada en 2007 – et revient sur l’événement pour le critiquer, l’écriture prodiguant une certaine emprise sur ce qui semble avoir échappé à l’écrivaine à l’écran. La troisième partie de l’ouvrage se termine alors que Baillargeon en vient à la conclusion qu’Arcan était prisonnière des paradoxes qui animent toutes les femmes, c’est-à-dire « la résistance et l’aliénation » (p. 182). Cette conclusion, s’ajoutant au suicide d’Arcan, jette une ombre sur la carrière littéraire de cette dernière et sur la possibilité de s’affranchir des pressions sociales. Nous retenons tout de même la puissance de l’oeuvre arcanienne en ce sens qu’elle dénonce de l’intérieur et amène la lectrice et le lecteur à une prise de conscience.

L’ouvrage de Baillargeon se conclut par un retour sur ses trois parties et montre que la dimension politique des oeuvres se joue dans la volonté des autrices d’amener leur lectorat à réfléchir et à changer ses conduites et ses agissements. Baillargeon ouvre aussi sur l’intermédialité et sur l’exploration des nouveaux médias qui rendent la notion d’autrice ou d’auteur plus floue qu’elle ne l’est déjà, ce qui pourrait permettre à l’autofiction de s’éloigner de l’étiquette du narcissisme et d’être mieux comprise.

En somme, la recherche de Baillargeon repose sur un travail exhaustif et très bien mené. Elle offre, de manière accessible, de mieux comprendre les enjeux qui animent l’écriture autofictionnelle des femmes et ses enjeux politiques. Nul doute que cet ouvrage est et restera une contribution importante aux études sur la littérature des femmes.