Corps de l’article

Depuis le milieu du xxe siècle, peu d’oeuvres de science-fiction ont eu une aussi grande incidence sur la culture populaire que la saga Star Wars (Ethis 2007). Pourtant, le qualificatif de science-fiction apposé à la saga de George Lucas[2] est discuté. Certaines personnes objectent que celle-ci « emploie des décors et des costumes empruntés à la [science-fiction] […] sans aucune problématique » (Bréan et Klein 2012). D’autres déplorent la « vacuité conceptuelle » de la saga, dans laquelle les effets spéciaux masquent une intrigue dérivée « de l’époque féodale tardive » (Freedman 2015).

Répondant à ces critiques, nous voulons montrer dans quelle mesure la saga Star Wars illustre l’ambition féministe de la science-fiction en tant qu’un « des courants majeurs de la pensée féministe contemporaine » (Barr 1981 : 4). Comme le soulignait déjà il y a plus de 20 ans Veronica Hollinger (1999), la science-fiction élabore des formes de résistance symbolique aux limites posées en termes de représentation des genres. Ce faisant, elle exprime les anxiétés de la condition postmoderne (Palmer 2014), notamment à travers la place centrale progressivement accordée aux protagonistes féminines et à leur leadership. À l’instar d’autres oeuvres de science-fiction, mais aussi de l’ensemble des oeuvres de culture populaire qu’elle a influencées, la saga Star Wars fait ainsi office de « baromètre de changement social » (Inness 1999) qui produit des univers révisant les modèles conventionnels de personnages féminins.

Dans notre article, nous souhaitons considérer cette saga au travers des modèles de rôle (role models) féminins étudiés par ailleurs (Lockwook et Kunda 1997), en particulier au cinéma (Caillé 2004). L’influence évidente de ces modèles de rôle sur les aspirations personnelles des jeunes filles (Rieunier-Duval 2005; Collins 2011), sur leur émancipation politique et sur la possibilité d’un leadership féminin n’est plus à démontrer (Vartian 2014).

À la croisée du cinéma et du genre (Caillé 2004), la question de la figure féminine permet de considérer dans ce « conte spatial[3] » qu’est Star Wars (Allard 2017 : 141; Aknin 2015; Gordon 1995; Leroy 2015) la trajectoire des protagonistes féminines tout au long des neuf productions cinématographiques, ou épisodes[4]. Cet angle genré n’est pas absent de la littérature scientifique, tant les sciences sociales ont fait de cette saga l’archétype du « film institution » à étudier « dans sa totalité sociologique » (Ethis 2007 : 16). Toutefois, notre article vient combler le faible intérêt manifesté du côté universitaire (Berthomieu 2006; Henderson 2005; Jullier 2015; Labrousse et Schall 2007 et 2015; Paris et Stoecklin 2012) sur ce qui, selon nous, a fini par constituer l’essence même de la série. En effet, la saga présente l’émancipation progressive de protagonistes féminines, chaque héroïne reprenant le flambeau là où l’avait laissé, nolens volens, sa prédécesseure. Elle promeut ainsi l’affirmation, devenue inéluctable, de femmes qui se libèrent des entraves que peuvent faire peser sur elles la religion, la politique mais aussi l’amour courtois ou le mariage bourgeois.

Notre réflexion prend pour appui le cadre théorique de Gilbert Durand (2016) qui, dans son ouvrage intitulé Les structures anthropologiques de l’imaginaire, a proposé une triple classification isotopique des images, utile pour analyser les oeuvres cinématographiques. Durand groupe cette tripartition autour d’un régime diurne et d’un régime nocturne des récits héroïques : il met ainsi en lumière les grands schèmes sous-tendant les représentations humaines dans les contes, les légendes et les rites. Nous appliquons cette tripartition organisée en deux régimes aux différents personnages de la saga. Pour ce faire, à l’instar de Spencer Harrison, Arne Carlsen et Miha Skerlavaj (2019) dans leur étude portant sur l’univers cinématographique de Marvel, nous nous sommes livrés à une analyse structuraliste des représentations enrichie par l’exploitation de plus d’une centaine de documents (articles, journalistiques ou universitaires, et monographies).

Notre article est structuré autour d’une approche chronologique intradiégétique. Analyser les films dans l’ordre du récit des épisodes et non dans celui de leur production (et de leur sortie en salle) nous permet de nous concentrer sur l’examen et l’interprétation des trajectoires des protagonistes telles qu’elles se donnent à voir et à comprendre au sein de la diégèse de Star Wars[5].

La prélogie (épisodes i-iii[6]) : la femme comme allégorie de la démocratie, victime du totalitarisme religieux et de l’amour courtois

Réalisée plus de 20 ans après la trilogie qu’elle est censée précéder, la prélogie illustre une longue analepse cinématographique. Par ce procédé, Lucas pose les fondations de l’univers qu’il a lui-même créé et montre de manière concomitante :

  • la faiblesse des démocraties devant la montée du populisme politique;

  • la radicalisation d’une religion;

  • l’avènement d’un régime théocratique militaire.

La démonstration est faite au travers du récit d’un enfant surdoué, Anakin Skywalker, qui, orphelin de père, ne parvient pas à se débarrasser de ses peurs ni de ses démons.

Depuis les premiers épisodes, certains auteurs ou auteures considèrent Star Wars comme une « apologie contre la montée de tous les totalitarismes » (Ethis 2007 : 17), qu’ils soient politiques ou religieux. À partir de l’analyse d’Hannah Arendt (2002), nous pouvons considérer les leaders féminines de la saga comme des incarnations de l’humanité, héritières d’un ordre prétotalitaire, en butte au totalitarisme religieux. La dimension religieuse est une évidence dans une saga où la foi en la « Force » tient lieu de pouvoir (Gordon 1995). Conformément au mythe aryen, la particularité de Star Wars réside dans une volonté totalitaire de domination politique ou, pire, de destruction totale portée à son paroxysme par des hommes blancs. De manière obvie, l’influence philosophique apparaît avec force dans la saga (Cailleba 2017a et 2017b; Vervisch 2015). Concrètement, Star Wars présente l’affrontement de deux camps qui prétendent obéir à la Force, celle-ci tenant lieu de religion naturelle.

D’un côté, les adeptes du « côté obscur » (dark side of the force) souhaitent asservir l’ensemble des êtres vivants en se basant sur un projet totalitaire théocratique. Hommes blancs, ils s’appuient sur des soldats vêtus d’uniformes blancs. Hommes secrets, ils manipulent et sacrifient des races extraterrestres pour parvenir au pouvoir. Les disciples du côté obscur se fondent ainsi sur la Force pour diriger et dominer, tout en évangélisant. Dans leurs rangs, l’absence de femmes est notable, même si elle s’érode au fil du temps[7]. Les femmes sont en fait les premières victimes du côté obscur : de l’épisode i à l’épisode iii en particulier, les deux protagonistes féminines ont un funeste destin, victimes de violences masculines. La mère du héros[8], esclave qui a à peine connu le père de son enfant Anakin Skywalker, est enlevée et torturée. Épouse d’Anakin, la reine Padmé est tuée par son propre mari, rebaptisé « Darth Vader ».

De l’autre côté, des moines soldats, les chevaliers Jedi, veillent à préserver l’équilibre entre bien et mal dans l’univers. Le récit renoue avec une trame narrative classique (Aknin 2015; Henderson 2005) : il offre à une religion (la Force) un clergé qui reprend les codes (la robe de bure, la méditation comme prière et l’épée) ainsi que les figures des moines soldats de Bernard de Clairvaux (Demurger 2010). Les mêmes chevaliers défendent des valeurs démocratiques, loin de l’autoritarisme théocratique du côté obscur. Après moult trahisons, cet ordre religieux finit par sombrer. La lutte, au sens propre comme au sens figuré, s’incarne dans le duel final au sabre laser entre les deux tenants de la religion : une version théocratique (l’empereur Palpatine, représentant les Siths) prend alors le dessus sur une version démocratique (le maître Yoda, représentant les Jedi). Durand (2016 : 162-163) souligne que dans les contes de fées « l’acception phallique de l’arme, chère à la psychanalyse, n’est que secondaire » : « l’arme incarne plutôt la notion de justice, à savoir le schème de la séparation tranchante entre le bien et le mal », dans la mesure où elle symbolise « la force de spiritualisation et de sublimation ». Or, dans la prélogie, la maîtrise de l’arme échoue à rendre justice. A contrario, c’est la maîtrise du côté obscur de la Force qui permet de vaincre.

Au milieu, le combat pour la liberté et pour une république séculière est porté par Amidala Padmé. Élue reine, elle est affublée à la fois des attributs du pouvoir et de ceux qui sont classiquement accordés aux femmes dans les contes de fées : beauté, résilience et idéalisme. Ce leadership féminin s’exprime au plus fort dans sa mort, qui marque également la fin de la République. Prenant le contrepied du mythe antique d’Orphée et Eurydice (Allard 2017) et de la tradition héroïque chevaleresque, la reine devenue sénatrice rejoint son époux criminel en fuite. Lors de cette catabase, la femme – enceinte – tente de sauver son mari… qui finit par la tuer.

Dans cet environnement d’inspiration féodale, il n’est pas anodin qu’apparaisse une relation d’amour courtois entre un chevalier, Anakin, et sa reine, Amidala. Bien qu’elle reprenne les qualités de l’amoureuse et de l’aimée (Doudet 2009), Amidala incarne également la leader politique en personnifiant les valeurs démocratiques. Le passage à l’acte sexuel sonne le glas de cet amour courtois (Lauru 2018) et précipite la perte du chevalier dans ses propres turpitudes. Allégories respectives de la théocratie et de la démocratie, l’amant et l’amante finissent par s’affronter. En conclusion de cette prélogie, la démocratie est étranglée par la religion, et la reine est tuée par son chevalier.

Rappelons que Durand mène une description phénoménologique des contenus de l’imagination. Ses analyses mettent au jour trois archétypes qui sont autant de schèmes permettant de révéler la « totalité du trajet anthropologique » imaginaire (Durand 2016 : 407). Cette tripartition permet de mettre en évidence deux régimes (diurne ou nocturne) dans les images illustrant les contes ou véhiculées dans ces derniers. Appliqués à la saga Star Wars, ces archétypes recoupent notre analyse précédente et se répartissent de la manière suivante (voir plus loin le tableau répartissant les structures anthropologiques) :

  • les schèmes diaïrétiques, polémiques et verticalisants du régime diurne : ils concernent le côté obscur de la Force et de ses protagonistes;

  • les schèmes de la descente et de l’intériorisation du régime nocturne mystique : ils englobent l’ordre Jedi, ses maîtres et ses chevaliers;

  • les schèmes rythmiques, cycliques ou progressistes, du régime nocturne synthétique : ils qualifient le comportement et la trajectoire des héroïnes au fil des épisodes (Amidala Padmé, Léia et Rey).

En distinguant les régimes diurnes et nocturnes, Durand éclaire les ressorts et les fonctions des structures héroïques, en même temps que la lutte qui s’engage entre eux. Sur les deux schèmes qui composent le régime nocturne (synthétique et mystique), l’ordre Jedi, qui représente le schème de l’intériorisation mystique, finit par disparaître tragiquement. C’est la première et grande victoire du côté obscur qui amène le héros « diurne », apôtre de la violence, à se tourner vers l’héroïne progressiste et républicaine. Ce qui était une tripartition devient une opposition frontale, sans être pour autant binaire[9].

Le final de la prélogie oppose en effet le régime nocturne synthétique au régime diurne qui constituent « les deux aspects des symboles de la libido » (Durand 2016 : 201). Dans la prélogie, on peut voir « l’agressivité, la négativité, transférée et objectivée, de l’instinct de mort [c’est-à-dire le régime héroïque diurne] […] combattre l’Eros nocturne et féminoïde [le régime héroïque nocturne] » (ibid.). Darth Vader caractérise le régime diurne par une forte idéalisation de son combat en même temps qu’un enfermement « autistique », selon le terme de Durand. À ce repli sur lui-même et sur ses propres peurs s’ajoutent sa volonté de domination sur son maître et sur Padmé (« symétrisme »), son besoin essentiel de se battre et sa difficulté à admettre une opinion contraire (« diaïrétisme »). De l’autre côté, la reine Padmé et toutes ses successeures sont liées au sein d’un régime nocturne caractérisé par un schème dramatique, dont la progression émancipatrice individuelle (en tant que femme) et collective (la protection de la République) est la seule ambition.

De fait se dégagent dans cette prélogie les prémices de l’essence de la trajectoire de la saga : montrer l’avènement du totalitarisme religieux par l’élimination d’une leader politique dont la chute entraîne avec elle, en même temps que la République, les adeptes d’une religion sécularisée (la communauté Jedi). Dans l’épisode iii, le plus sombre de la saga, le totalitarisme religieux fait de la condition féminine sa première victime en promettant de la protéger. Le régime diurne héroïque a temporairement triomphé de l’autre régime (mystique et synthétique). Des enfants de Darth Vader et de la princesse Padmé, c’est la fille qui hérite de la fibre politique et qui se pose en leader, non sans avoir à s’imposer jusqu’au sein de sa famille, comme femme parmi les hommes. D’incarnation d’une démocratie victime, la figure féminine devient progressivement l’incarnation de la résistance et du combat politique, l’orpheline reprenant le combat de sa mère défunte.

La trilogie (épisodes iv-vi[10]) : la femme comme allégorie de la République résistante, victorieuse provisoire du totalitarisme religieux mais asservie dans le mariage bourgeois

La trilogie fondatrice du succès de la saga Star Wars met en scène un seul personnage principal féminin, Léia, princesse-guerrière, au coeur d’un triangle amoureux. Elle est caractérisée par sa filiation : « fille de », « soeur de », « femme de ». À l’exception de Léia, dont l’attitude guerrière singulière est soulignée de manière récurrente par ses acolytes masculins et finalement expliquée par sa famille, les femmes restent relativement invisibles dans cette trilogie[11].

L’épisode iv s’ouvre in media res : le spectateur ou la spectatrice plonge immédiatement au milieu d’une guerre qui prolonge celle qui a été amorcée dans la prélogie. Le rôle dévolu à l’héroïne Léia, qui apparaît d’entrée comme un personnage fort et insoumis, se révèle singulier. Bien qu’elle ne soit pas le personnage principal de la trilogie ni la principale figure héroïque, elle demeure la seule à incarner des valeurs politiques positives.

De fait, l’aspiration démocratique continue de s’incarner, à travers la princesse Léia, dans un personnage féminin. Dans la trilogie, contrairement à la prélogie, les protagonistes masculins demeurent incomplets. En effet, ils ont fondamentalement besoin d’autres personnages – choisis par Léia – pour accomplir leur mission : celle-ci est la seule à recruter les hommes qui l’aideront dans sa tâche afin d’éliminer l’Empire théocratique. Ainsi incarne-t-elle le lien entre toutes les figures héroïques masculines qu’elle mène au combat contre l’Empire et contre son père. Dans cette trilogie, drapée de blanc virginal, la princesse Léia incarne l’espoir inflexible de la vestale gardienne du temple démocratique, au-dessus des bassesses humaines : « La transcendance, comme la clarté, semble toujours exiger un effort de distinction » (Durand 2016 : 172).

Néanmoins, après avoir créé le lien entre les hommes du récit, Léia s’efface du terrain de l’action, laissant à son frère et à son père la responsabilité de se combattre. De même, bien qu’elle dirige la Résistance, elle laisse à son frère et à son futur mari la gestion des opérations in situ. Utilisant les apprêts de la comédie romantique, le plus classique des patriarcats circonscrit progressivement le rôle de la princesse. Dès lors, elle est amenée à incarner une nouvelle résistance, également contre toute forme de domination masculine.

Par ailleurs, le corps de Léia fait autant l’objet de leur protection qu’il suscite le désir des hommes. Dans l’épisode vi, bien qu’elle soit dénudée et enchaînée[12], réduite au rang d’esclave, elle étrangle celui qui l’a asservie. L’écho de la strangulation dont a pâti sa mère est clair, le renversement de la perspective patent : l’émancipation féminine conditionne le succès du combat politique, au prix d’une action violence si nécessaire.

Ainsi, se construit le paradoxe de cette trilogie : en lutte contre la théocratie impériale, la princesse Léia doit progressivement accepter une forme de patriarcat qui l’amène à trouver un époux, puis un frère pour tuer le père. La dernière image de l’épisode vi s’avère symbolique à cet égard : lors du mariage que consacre le dénouement heureux (happy end), la princesse Léia est, entre autres, entourée de son frère et de son époux Han Solo. L’héroïne féminine, tout en étant victorieuse de la théocratie politique, n’échappe pas à une normalisation et à un repositionnement imposés par le patriarcat.

En effet, même si le dénouement de la trilogie amène une issue conventionnelle – apparemment heureuse – au travers du mariage, celui-ci ne mettra pas fin à la lutte contre les adversaires de la République, ni à l’émancipation des protagonistes féminines. Dans cette famille dysfonctionnelle que sont les Skywalker, le mariage bourgeois (Alzon 1977; Favier 2015) consacre le patriarcat omniprésent et prolonge l’inégalité dans les rapports de genre. De fait, le régime nocturne de l’action mis en évidence par Durand (2016 : 201) ramène la figure héroïque féminine – ici Léia – à la libido qui renverse « de l’intérieur le régime affectif des images de la mort, de la chair et de la nuit » et la réduit à une figure maternelle traditionnelle : elle est la leader qui protège et lie entre eux les héros masculins. Transposée à la saga Star Wars, l’héroïne nocturne ou lunaire de Durand, figure féminine par excellence, est une résignée, tandis que le héros diurne – ici Darth Vader, par la suite Kylo Ren – « est toujours un guerrier violent » (Durand 2016 : 161). La dialectique des protagonistes antagoniques en place oppose alors une représentation hétérogénéisante et polémique du monde (la volonté de Darth Vader de soumettre l’univers) à une vision diachronique (la lutte quotidienne de la Résistance) qui relie les contradictions et les échecs dans le temps au travers d’un projet d’émancipation (la volonté de Léia de ressusciter la République).

Dans la trilogie, la résignation de l’héroïne du régime nocturne (synthétique) amène néanmoins à considérer une inversion par rapport aux trois premiers épisodes. En effet, dans la prélogie, le régime nocturne mystique (l’ordre Jedi) est défait : l’héroïne du régime nocturne synthétique (Amidala) se retrouvera quasiment seule pour affronter son adversaire et en mourra. À l’inverse, dans la trilogie, la nouvelle héroïne en proie à une lutte personnelle contre un patriarcat qui ne dit pas son nom doit céder sur le terrain de l’action. C’est son frère, néochevalier et porte-étendard de l’ordre Jedi (le régime nocturne mystique) qui mène le combat et finit par triompher... temporairement. Les schèmes de l’analyse durandienne permettent ainsi de lever le voile sur une confrontation apparemment frontale et binaire : si le bien et le mal s’affrontent continuellement, les régimes héroïques qui les composent ne sont pas les mêmes au sein de la dialectique qui les lie.

En guise d’illustration synthétique, nous appliquons, dans le tableau ci-dessous, les caractéristiques des structures anthropologiques durandiennes de l’imaginaire aux protagonistes de la saga.

Les structures anthropologiques de l’imaginaire dans la saga Star Wars

Les structures anthropologiques de l’imaginaire dans la saga Star Wars

*Le terme signifie l’incapacité « à comprendre un autre état que le sien » dans un « naturel prolongement vers le cosmique, le religieux » (Durand 2016 : 286). Cela renvoie à l’aveuglement des Jedi sur le déroulement des évènements.

Source : adaptation de Durand (2016 : 470-471).

-> Voir la liste des tableaux

Cependant, à l’image de l’amour courtois dans la prélogie, le mariage bourgeois que circonscrit le patriarcat[13] dans la trilogie va faire long feu, en même temps que la victoire apparente contre l’empereur Palpatine. La postlogie montre comment cet échec permet à Léia de s’émanciper définitivement et à la leader politique qui s’en dégage de s’affirmer totalement. Elle entraîne alors à sa suite les autres femmes qui, selon le cas, l’épauleront ou la remplaceront dans son combat.

La postlogie (épisodes vii-ix[14]) : des femmes leaders dégagées du mariage bourgeois mais toujours en lutte contre le totalitarisme religieux

L’épisode vi clôt la trilogie en bouclant l’intrigue ouverte par l’enfantement de Padmé (épisode iii). Pourtant, la prophétie annonçant la fin des Siths par l’Élu ne s’est pas réalisée : le côté obscur subsiste et parvient à recouvrir ses forces. La lutte des deux régimes diurne et nocturne se poursuit par conséquent. Devant l’échec des figures héroïques masculines, les épisodes vii à ix de la postlogie approfondissent la veine féministe : les héroïnes se multiplient et se battent, non seulement parce que c’est un jeu de guerre (Bourdieu 1998) ou un récit d’initiation (Bellakhdar 2006), mais aussi parce qu’elles incarnent seules des valeurs (celles de la République démocratique) qui font successivement écho au combat majeur de l’histoire qu’elles servent (Rieunier-Duval 2005).

De nouveau, la postlogie débute par une ellipse. Bis repetita placent : des archontes du côté obscur de la Force ont mis en place un pouvoir théocratique, le Premier Ordre, sur les cendres de l’Empire. Le processus d’émancipation féminine à l’égard d’une théocratie radicalisée peut se lire là encore à travers l’analyse arendtienne des origines du totalitarisme (Arendt 2002 et 2010) : l’évolution de l’impérialisme vers le totalitarisme religieux renvoie, dans sa variante sociale, à l’évolution individuelle des protagonistes. Émancipées de tout type de patriarcat, les protagonistes féminines s’imposent alors au fil de leur combat comme leaders contre un système totalitaire religieux.

Dans la postlogie, il n’y a plus de prophétie qui fasse la part belle à un héros pour rétablir l’équilibre dans la Force et incarner des valeurs démocratiques. Pis, dans l’épisode vii, le complexe oedipien contrarié de l’épisode vi (Luke Skywalker versus Darth Vader, c’est-à-dire Anakin Skywalker) trouve un écho dans un nouveau conflit oedipien où, cette fois, un autre fils tue son père (Kylo « Ben » Ren versus Han Solo) et affiche de facto l’échec du leadership masculin à fédérer et à diriger pacifiquement. On constate dès lors que les luttes précédentes ont échoué et qu’il revient à des femmes – qui ne sont plus reine ni princesse, mais soldate, chevaleresse[15] Jedi ou générale – d’achever la lutte. L’absence de mise en abyme est claire et contraste avec ce qui précède : s’il n’y a plus de légende (prophétique) dans le conte de science-fiction qu’est la saga Star Wars, alors l’avenir appartient aux femmes d’action.

Dans la postlogie, le totalitarisme religieux reste à combattre au travers du Premier Ordre, avatar de l’Empire qui prend les traits du pouvoir nazi (Allard 2017; Cailleba 2017a et 2017b). La déshérence des héros tout comme l’échec du mariage bourgeois favorisent, de fait, l’émergence de leaders féminines. Luke Skywalker n’a pas pris la place de son père, ni dans l’ordre Jedi, ni dans l’organisation politique de la Résistance. La postlogie le confirme dans ce statut : anachorète, il est devenu gardien du temple Jedi des origines et reste marqué par son échec à former de nouveaux chevaliers. Parallèlement, l’autre héros de la trilogie, Han Solo, désormais divorcé de la princesse Léia, est redevenu le contrebandier qu’il était avant de la rencontrer. Les revers successifs de ces deux figures masculines de la trilogie obligent Léia à assumer le rôle incontestable de leader politique dans la postlogie : elle est définitivement libérée de la base du système patriarcal – son père, son frère, son mari – qui circonscrivaient son action et son ambition[16].

Malgré cela, la postlogie affirme son ambition féministe, en substituant au traditionnel chevalier chargé de vaincre le Premier Ordre une femme anonyme, Rey. Loin d’être recueillie et formée, la jeune orpheline quitte sa planète par ses propres moyens et doit faire son chemin, seule, jusqu’à la Résistance. Non reconnue comme Jedi, elle est même dénigrée un temps par Luke Skywalker, le dernier d’entre eux. Seul un ex-apprenti chevalier passé du côté obscur, Kylo Ren, voit Rey comme une menace. Ces deux jeunes gens, qui rejettent l’amour courtois autant que le mariage bourgeois des deux premières trilogies, s’affrontent dans une lutte opposant deux conceptions de leadership : une théocratie militaire masculine (Kylo Ren au service du côté obscur) versus une république résistante et féministe (Rey au service de la générale et princesse Léia).

Porte-étendards de la République ou de la résistance, les femmes constituent dorénavant des leaders incontestées : de sang royal ou non, seules ou divorcées, élues démocratiquement ou choisies pour leurs compétences propres, Jedi ou simples soldates de la Nouvelle République, elles sont les clés d’une communauté plurielle en proie à un ennemi religieux et totalitaire. Considérer que ce sont des leaders – sauf exception de Léia et de Rey – qui n’ont pas de maîtrise directe de la Force en dit long sur la place de cette religion dans leur société. Conformément à l’étymologie de la religion (ce qui lie et rapproche), la Force n’est pas au centre du projet de la Résistance et demeure sécularisée sous l’égide de cheffes politiques. Dans la postlogie, les femmes incarnent toutes ces dimensions, jouent avec les codes du pouvoir, font preuve de manipulation, de sacrifice et de courage[17]. Le féminisme à l’oeuvre dans la postlogie ne montre pas des héroïnes « victimes de leur supposée libération, obligées de s’accommoder d’une nouvelle position sociale » (Cervulle 2009 : 36). Il met en avant des héroïnes désexualisées dépassant une forme de masculinité féminine (female masculinity) qui n’ont pas besoin de faire montre d’une forme de violence masculine ou de grossièreté pour affirmer leur pouvoir. La maternité n’est même plus invoquée pour justifier certains comportements[18].

Un nouveau palier est par conséquent franchi. Les femmes n’ont plus besoin d’un homme pour vaincre, ni d’être de bonnes mères pour parachever leur statut de princesse-générale. Au contraire, chacune en impose à son alter ego masculin : que ce soit pour le leadership politique (Léia versus Han Solo), pour le combat physique (Rey versus Luke Skywalker ou Kylo Ren), pour la tactique militaire (Amilyn Holdo versus Poe Dameron) ou pour l’héroïsme au combat (Rose Tico ou Paige Tico versus Finn). Dès lors, elles enrichissent les attributs stéréotypés féminins, Léia et Rey conservant en plus ceux de la magicienne (Durand 2006; Rieunier-Duval 2005; Rager 2003) du fait de leur maîtrise de la Force.

Jusqu’à récemment, la littérature de science-fiction (Klein 2016; Hottois 2017) se distinguait par la faible place accordée aux femmes (Barr 2000). En fait, répondant à un modèle patriarcal (Norton 1985), ces oeuvres ont présenté traditionnellement les rôles féminins archétypiques (Durand 2016) suivant :

  • la sorcière (Chollet 2018);

  • la femme mystérieuse, amoureuse ou aimée, ou les deux à la fois;

  • la figure, voire l’allégorie (soit la nature) de la maternité;

  • plus rarement, la guerrière (Davis-Kimball 2001; Vartian 2014), de l’Athéna grecque aux Walkyries scandinaves jusqu’aux héroïnes de fictions contemporaines (Bertho 2009; Fouillet 2009).

Avant qu’apparaisse une science-fiction féministe (DeRose 2005), le personnage féminin restait attaché à un homme qui demeurait le protagoniste, qu’il soit héros ou antihéros. Dans la saga Star Wars, au contraire, la femme amoureuse ou aimée s’illustre par « l’adoption d’un comportement violent […] une acculturation, une acclimatation dans un monde étranger et hostile : celui des hommes » (Rieunier-Duval 2005 : 95), sans pour autant avoir les attributs d’un certain postféminisme au travers de femmes armées, violentes, sexualisées ou hypersexualisées (Cervulle 2009). Ainsi, le corps des femmes (comme celui des hommes) n’est quasiment jamais mis en valeur dans la saga Star Wars. En outre, aucune femme n’apparaît dévêtue dans la postlogie[19]. Au contraire, dans l’épisode viii, Rey demande à un homme au torse nu de se rhabiller. Les femmes font plutôt prévaloir leurs responsabilités (de soldate ou de cheffe) pour assumer, jusqu’au bout, un rôle qu’elles se sont choisi.

Dans la saga Star Wars, le leadership moral s’affirme progressivement comme une caractéristique féminine. Les femmes savent quelles sont les valeurs pour lesquelles se battre. Elles s’entourent, fédèrent et développent un projet en même temps que des idées. Les hommes, de leur côté, cherchent toujours un père, un maître, un ou une leader à suivre (Bellakhdar 2006; Leroy 2015; Paris et Stoecklin 2012; Snégaroff 2015)[20]. Seule la Force, ou une femme, permet de canaliser ces hommes souvent victimes de leurs instincts et de leur aveuglement, qui apparaissent, par conséquent, défaillants. Ces figures masculines sont des aventuriers, des moines soldats qui passent progressivement au second rang. Au fil des épisodes, les diverses facettes d’une « crise de la masculinité » (Molinier 2004 : 24) qui se sert de la religion et du politique contre les femmes (Dupuis-Déri 2012) conduisent à l’affirmation inéluctable de ces dernières.

À la fin de l’épisode viii, l’ordre Jedi semble disparaître avec la destruction du premier temple Jedi et l’autodafé des textes sacrés. À ce moment-là, une femme choisie par le sabre même d’Anakin Skywalker prend le relais et est adoubée par les gardiens du temple. Cet évènement renvoie à la question de la filiation dans la saga : si elle a déjà été commentée (Macheret et Mandelbaum 2019; Sotinel 2019), il convient d’ajouter que les hommes la subissent, alors que les femmes la choisissent.

Ce choix amène Rey à accepter la dyade bien/mal qui la lie, dans une tension mêlée de rivalité et de désir, à Kylo Ren. Tout au long de la postlogie, la figure du mal/mâle reconnaissable à son uniforme noir est opposée à la figure féminine habillée de blanc. Le caractère dialectique de cette opposition (la coïncidentia oppositorum de Durand (2006)) est résolu brutalement : Rey tue Kylo Ren, avec l’aide de la propre mère de ce dernier, avant de le ressusciter aussitôt. Une fois cette dialectique dépassée, Rey peut livrer son ultime combat. Le dénouement de la saga est rendu possible grâce à la maîtrise de deux sabres lasers qui renvoient à une autre dyade (Léia et Luke Skywalker). Rey, encouragée par les Jedi et les femmes, anéantit l’empereur Palpatine, leader du côté obscur, et rétablit l’équilibre dans la Force… avant de s’éteindre à son tour. Elle rejoint alors l’archétype des figures héroïques nocturnes, principalement féminines, qui dépassent « la totalité de l’ambiguïté libidineuse […] en une liturgie qui totalise l’amour, le devenir et la mort » (Durand 2016 : 201).

Néanmoins, cette figure héroïque féminine est appelée à revivre : Kylo Ren qu’elle avait ressuscité la ressuscite à son tour dans un rebondissement final. Si le chevalier, qui n’a rien de preux, redonne vie à la belle chevaleresse, celle-ci ne parvient pas à lui rendre la pareille une seconde fois. Le mystère reste alors entier sur les véritables sentiments de cette dernière : émulation, gratitude ou désir? À la fin de la saga, le retour sur la terre des origines des Skywalker montre l’héroïne seule, en paix avec elle-même, ayant atteint ses objectifs personnel (connaître sa filiation) et politique (s’en émanciper en même temps qu’en libérer le reste de la galaxie).

Conclusion

En raison des cinq décennies traversées par la production de la saga Star Wars, celle-ci appartient inévitablement à ces « oeuvres orientées […] par les attentes et les compétences des spectateurs [et des spectatrices] » (Ethis 2007 : 19). Indéniablement, l’intervention active des fans dans sa distribution et sa réception a favorisé « l’attribution d’une identité science-fictionnelle » (Rieder 2013). Pourtant, nous avons voulu montrer dans notre article que la saga est allée plus loin.

Dans l’ordre chronologique intradiégétique (de l’épisode i à l’épisode ix), la saga offre le spectacle d’une émancipation féminine progressive qui a su prendre le dessus sur l’influence totalisante de la religion, tout en se libérant du patriarcat. En cela, dans cette saga, la science-fiction et le féminisme interrogent et remettent en cause le statu quo politique (Lefanu 1988; Bréan et Klein 2012). À rebours des figures traditionnelles féminines, les femmes de la saga Star Wars ont, progressivement, « gagné le droit à l’inélégance » (Rieunier-Duval 2005 : 90). De fait, ces dernières s’arrogent des attributs traditionnellement genrés masculins pour finalement dépasser et diriger les combattants (Vartian 2014). Ce faisant, le message féministe délivré est plutôt différencialiste et non pas simplement postféministe (Coppock, Haydon et Richter 1995). Tout au long de la saga, les femmes transcendent les stéréotypes genrés quant aux compétences différenciées des femmes et des hommes en matière de leadership (Reeves 2010; Powell 2011), pour incarner un leadership éthique au féminin, comme l’ont exposé Jennifer Centeno, Claire Lapointe et Lyse Langlois (2013). Ce leadership dépasse la figure patriarcale de la guerrière vertueuse qui se sacrifie pour s’accomplir (pensons à Jeanne d’Arc)… avant de laisser la place à des hommes.

À la différence des contes de fées dans lesquels Bruno Bettelheim (1999) fait ressortir le rôle du « fiancé animal » (transformé par l’amour, le monstre redevient un prince en se ré-humanisant), la saga Star Wars propose un antagonisme indépassable. La « Bête », que ce soit Darth Vader, Kylo Ren ou Palpatine, reste immonde : respectivement ni sa femme (Padmé), ni sa mère (Léia), ni sa petite fille (Rey), toutes trois les « Belle » de la saga, ne peuvent la changer. Cependant, c’est la dernière Belle (Rey, l’héritière des Jedi) qui en délivre l’univers. Il n’est définitivement plus question de se débarrasser d’une marâtre ou d’une sorcière (Durand 2016) grâce à l’aide d’un homme. Il faut dorénavant tuer l’homme qui asservit. La dimension féministe de la saga Star Wars (Holt 2017; Smith 2017) est là, rejetant toute substitution de la métaphysique théologique au politique et renversant la domination masculine, religieuse autant que politique, courtoise autant que bourgeoise.

Toutefois, la saga Star Wars ne représente pas le pouvoir féminin uniquement sous les traits d’un « simple retournement des rapports de pouvoir genrés », comme peut le faire le postféminisme (Cervulle 2009 : 37). Elle ne disqualifie pas le combat féministe pour l’égalité. Au contraire, elle le promeut concrètement et l’actualise même, dans la mesure où elle finit par mêler, dans la postlogie, sororité et fraternité en permettant aux femmes[21] de choisir leur filiation et leur destin. Comme dans les analyses de Durand, les attributs genrés n’apparaissent plus vraiment clairs à la fin de la saga : « pas plus que les images ne coïncident avec le rôle ou le comportement psycho-social, elles ne recoupent le consensus sexuel […] [un] indéterminisme sexuel régit pratiquement le choix des archétypes » (Durand 2016 : 411-412). L’héritage de la saga Star Wars est clair : l’oeuvre de fiction la plus populaire des 50 dernières années est aussi emblématique de la trajectoire féministe qu’elle illustre. Les schèmes héroïques ne correspondent désormais plus à une représentation traditionnelle genrée devenue indistincte.