Corps de l’article

Le trio de sociologues de la culture à l’origine de l’ouvrage collectif Du genre dans la critique d’art/Gender in Art Criticism s’est associé à dix autres spécialistes (huit chercheuses et deux chercheurs) afin d’explorer les répercussions du genre dans l’appréciation critique de productions culturelles contemporaines. Relativement bref, le recueil comprend, outre une introduction commune de ses trois directrices, une douzaine de textes (six en français et six en anglais) répartis en quatre sections, ainsi qu’une remarquable synthèse, en forme de postface, par la sociologue Christine Détrez (École normale supérieure de Lyon)[1]. L’ensemble est le fruit du Programme international de coopération scientifique financé par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de 2013 à 2015.

Le livre pose la question du « genre dans la critique d’art », sujet étonnamment peu abordé par la recherche récente[2]. Ce choix d’un intitulé aussi large indique le caractère général de l’ensemble, ainsi que la volonté de s’attacher au caractère éminemment « genré » de la réception des pratiques culturelles au cours des 30 ou 40 dernières années. Marie Buscatto (Université Paris I), Mary Leontsini (Université d’Athènes) et Delphine Naudier (CNRS-Université Paris 8) proposent une réflexion interdisciplinaire sur ce qu’elles estiment être « un point aveugle des analyses de la réception critique » (quatrième de couverture). Leur double expertise en sociologie culturelle et en études de genre les a amenées à constater que l’« institution communément appelée “ critique d’art ” » a produit – et continue de produire – des discours déterminés par des questions de genre, celui-ci étant défini comme « principe de partition et opérateur de hiérarchie » (p. viii). À leurs yeux, la réception de la culture demeure soumise à des catégorisations sexuées, le plus souvent binaires, qui affectent négativement la manière dont sont perçues et commentées les contributions d’artistes de sexe féminin. Ce constat, démontré par leurs propres travaux respectifs en terrain musical (le jazz pour Buscatto) ou littéraire (les romans « roses » grecs ciblés par Leontsini; les prix Goncourt revisités par Naudier), sous-tend leur essai introductif, dont le titre indique bien la direction éditoriale : « Genrer la critique d’art : la fabrication d’une reconnaissance minorée des femmes artistes et de leurs oeuvres. »

Une série d’analyses spécifiques permet ensuite d’étayer la démonstration. Ces études de cas empiriques ont été menées dans plusieurs aires culturelles – France, Grèce et, mais dans une mesure moindre, Israël, Angleterre, Allemagne, Canada, États-Unis, Argentine. Chaque analyse met en lumière des modalités de discours et de réception d’oeuvres produites par des femmes, ainsi que certains processus de reconnaissance des créatrices au sein de ce que Howard S. Baker (1982) a appelé « les mondes de l’art ». Le genre même des chroniqueurs et des chroniqueuses est d’abord scruté à la loupe (section I : « Du genre des critiques d’art »). Les deux essais de cette partie démontrent, statistiques comparées à l’appui, la prépondérance des hommes qui s’adonnent à la critique musicale. Forte de plusieurs travaux sur l’univers du jazz, Buscatto signe un essai percutant, montrant que ce style génère une critique obstinément masculine. Très peu de femmes ont été intronisées en cette chapelle singulière, véritable chasse gardée masculine (men’s club) que serait resté en France, et sur la longue durée, le discours spécialisé sur le jazz. Le problème semble particulièrement persistant à l’échelle plus vaste des formes associées à la musique pop. André Doehring (Kunstuniversität Graz) parvient à des conclusions analogues à celles de Buscatto lorsqu’il se penche sur la « production idéologique » inhérente au contenu du magazine trimestriel Electronic Beats, dans sa version conçue pour la sphère germanophone.

Les causes et les effets de ce type de différenciation en fonction du sexe des critiques sont bien sûr complexes. Ils tiennent à des éléments d’ordre divers, auxquels s’intéressent les deux sections suivantes. La section II, consacrée aux « Modes genrés de réception critique », met en outre l’accent sur l’objet des textes de critique d’art. Du discours sur la danse contemporaine publié dans des périodiques reconnus[3], à la rubrique littéraire des grands quotidiens (la réception française du roman Confidence de Paule Constant pour Naudier; les sections « Livres » des journaux pour Lori Saint-Martin (Université du Québec à Montréal)), les textes analysés tendent à privilégier les créateurs aux créatrices, notamment en raison de préjugés inconscients et de stéréotypes associés au sexe. La méthode comparatiste donne des résultats convaincants : Saint-Martin fait ressortir l’inégalité de la représentation féminine dans les cahiers littéraires de six journaux généralistes, touchant trois aires linguistiques et cinq pays (Le Monde des livres, Le Devoir, The New York Times, The Globe and Mail, El País et Clarín), tandis que Graciela Trajtenberg (Academic College of Tel Aviv-Yaffo) se sert habilement d’un corpus historique des années 40 à 60 pour situer la voix des femmes critiques d’art en Israël aujourd’hui.

Le genre opère également dans la nature et le contenu des chroniques sur l’art, dont un nombre significatif peine à reconnaître l’apport culturel des femmes, en particulier dans les domaines « légitimes » ou « élevés ». La section III (« Le genre à l’oeuvre dans la critique d’art ») souligne de quelle manière bon nombre d’organes de diffusion de la culture tendent à réduire, parfois systématiquement, l’apport et le prestige des artistes femmes par rapport à ceux de leurs collègues masculins. Karim Hammou (CNRS) l’établit clairement pour le rappeur Booba, mieux valorisé que la rappeuse Diam’s par la critique française, à l’aube des années 2000. Depuis la naissance de la critique d’art, les types de création sont soumis à des classements qui avantagent rarement les femmes. À l’instar des critiques d’autrefois, qui considéraient comme essentiellement féminine la nature morte de fleurs, située tout au bas de la hiérarchie des genres picturaux, les romans dits de gare (observés par Leontsini), ou les pratiques populaires en Grèce, comme la chanson (Reguina Hatzipetrou-Andronikou, École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris) et la danse (Daphne Mourelou, Université d’Athènes), peuvent devenir des « sous-genres », dans les deux sens du mot « genre ». À cette dévalorisation s’ajoutent des déterminations qui renforcent les conceptions simplificatrices, souvent sexistes, hétéronormées, ou les deux à la fois.

Sur un mode transversal, le recueil fait la part belle au journalisme culturel dans la presse écrite. C’est, de fait, le principal terrain d’investigation de la plupart des études de cas qu’il rassemble. Or l’usage de l’expression « critique d’art » génère une certaine ambiguïté et semble même un peu décalé au vu du contenu de certaines analyses. D’une part, la notion de critique d’art ne sied que partiellement à la diversité des types de réception envisagés. On admettra qu’elle convient peu à la situation spécifique des membres des cercles de lecture, à Lyon (Viviane Albenga, Institut universitaire de technologie (IUT) Bordeaux Montaigne) ou à Athènes (Danai Tselenti, Université d’Athènes), pourtant évoqués avec à-propos à la section IV : « Les réceptions genrées par les lecteurs et les lectrices ». D’autre part, l’acception de l’appellation « critique d’art » se veut englobante et intègre donc plusieurs formes artistiques; par ordre décroissant de représentation dans ces pages, ce sont la littérature (5), la musique (4), la danse (2) et la peinture (1). Les arts plastiques se révèlent très minoritaires, ce qui peut surprendre le lectorat habitué à un emploi plus restrictif de l’idée de critique d’art[4]. Un tel choix n’est pas problématique, à condition toutefois d’être explicité, ce qui aurait incidemment permis de rendre plus opérant le concept de critique d’art, insuffisamment défini en amont.

Il aurait aussi été utile de distinguer, et de préférence dès l’introduction, plusieurs dimensions ou niveaux de discours à l’intérieur même de la catégorie « critique d’art », trop aisément prise comme un synonyme de « chronique culturelle » ou de réception, au sens large. Critique d’art et journalisme culturel peuvent se rejoindre, mais pas toujours. Il existe en effet des variations considérables de contenus, de formes et d’intentions entre les discours spécialisés, voire érudits, élaborés par des expertes et des experts (journalistes, professionnels ou professionnelles des milieux culturels ou universitaires)[5] pour un public plus ou moins restreint, et les chroniques diffusées par les médias de masse, dont certains sont peu convoqués dans l’ouvrage, alors même qu’ils occupent une part prépondérante de la critique actuelle : radio, télévision, publications Web, blogues, etc. Du reste, il aurait été possible d’exploiter davantage la distinction bourdieusienne, encore pertinente, qui hiérarchise l’appréciation de la culture selon une opposition entre des pratiques jugées proprement « artistiques » (au sens étroit du mot) et les productions d’une « industrie culturelle », qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis l’époque de ses premières théorisations par l’École de Francfort. De plus, le chroniqueur ou la chroniqueuse n’est qu’un des rouages du cycle « légitimant » de la réception culturelle : en littérature, sur la scène, au musée, d’autres protagonistes – éditeurs ou éditrices, directeurs ou directrices de théâtres, conservateurs ou conservatrices, galeristes, organismes subventionnaires, etc. – se sont chargés, bien avant celui ou celle qui rédige un compte rendu, d’exercer des choix qui orientent forcément ses jugements esthétiques. Au demeurant, « le critique d’art influent » de naguère, caricaturé au xixe siècle par le spirituel Daumier, a lui-même perdu de son lustre. Cause ou conséquence de ce phénomène, sa profession s’est indéniablement féminisée, complexifiée, précarisée. Enfin, le recul de la presse écrite à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle favorise la montée des influenceurs et influenceuses, blogueurs et blogueuses, ou simples quidams qui, avec les critiques ou à leur place, font et défont, du bout de leur clavier, les réputations des créateurs et des créatrices.

En dépit de ces quelques réserves de fond[6], il faut saluer l’ambition d’un projet qui ouvre délibérément le domaine de la critique d’art, trop souvent limité à la culture « savante » des élites, aux autres sphères de la production culturelle. Cette ouverture vient opportunément renforcer la thèse centrale de l’opus, puisque l’existence d’une réception « genrée » des pratiques culturelles récentes ou actuelles paraîtra d’autant plus probante qu’elle aura été démontrée (et démontée…) grâce à des analyses portant sur plusieurs champs d’expression. En revanche, le risque de la généralisation abusive guette le ou la sociologue qui souhaite embrasser un corpus par trop hétérogène. Il est a priori difficile de formuler des conclusions générales sur des objets aussi divers qu’éloignés, dans l’espace géographique, culturel, social, etc. Par exemple, les débats sur la musique et la danse populaires en Grèce, pays donnant lieu à quatre contributions (soit le tiers du livre), peuvent-ils se comparer à ceux qui animent les milieux littéraires « légitimes » à Paris, Montréal, Toronto, New York ou Lima? Si oui, sur quelles bases? Comment rapprocher des réalités aussi différentes que la réception du rébétiko, du jazz ou du rap, la critique de la production picturale israélienne et le lectorat d’un club athénien d’adeptes de polars? Il n’est certes pas simple de comparer les discours de l’univers médiatique lié à l’industrie de la culture pop, avec des critiques issues de canaux de diffusion associés tantôt aux formes d’expression traditionnelles (par exemple, la chanson grecque par l’entremise des revues Ntefi et Difono), tantôt aux pratiques confirmées que sont, sur le plan du capital symbolique, les romans primés par l’Académie Goncourt ou les chorégraphies légitimées par des périodiques et des journaux ayant pignon sur rue.

Cependant, cette entreprise ardue valait assurément d’être tentée, ne serait-ce que parce que la vision prismatique qui s’en dégage ouvre des perspectives stimulantes et des pistes originales. Le terreau d’expérimentation demeure riche et prometteur, même si la cohésion de l’ensemble aurait pu être resserrée. À l’évidence, ce volume renouvelle intelligemment l’étude des manifestations du genre dans la réception des productions culturelles de notre époque.