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À n’en point douter, Florence Rochefort se donne ici un défi pour le moins ambitieux, soit de brosser une histoire, non pas « du » mais des féminismes, et ce, à l’échelle du monde, le tout en 127 pages – diktats éditoriaux de la collection « Que sais-je? » obligent. Je dois reconnaître que l’auteure, historienne affiliée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) fort respectée au sein du très concurrentiel marché intellectuel français, réussit son pari – du moins, ses références à une cinquantaine de pays plaident en ce sens.

Rochefort définit les féminismes « comme des combats en faveur des droits des femmes et de leurs libertés de penser et d’agir » (p. 4) Cette définition, pour le moins consensuelle en raison de son minimalisme, a le mérite de positionner le féminisme dans ses rapports avec l’État (comme l’obtention des droits à l’égalité) et avec la société civile (par exemple, la liberté de s’affranchir de la tutelle mâle et de choisir son devenir). En d’autres mots, une telle compréhension permet de saisir les féminismes tels qu’ils se manifestent dans divers contextes analytiques, historiques, culturels et politiques. Par contre, et cela est malheureux, l’argumentaire reste prisonnier d’une polarisation entre réformisme et radicalisme, alors même que ces approches me semblent insuffisantes à décrypter certaines mobilisations féministes contemporaines (comme le mouvement « #MoiAussi »).

Le regard de Rochefort est chronologique plutôt que géographique. En effet, l’ouvrage repose sur trois périodes historiques (et autant de chapitres) plutôt qu’il n’explore des aires géographiques (telles que l’Afrique ou l’Asie). Le premier chapitre, « Revendiquer l’égalité des sexes, affranchir les femmes », englobe les années 1789 à 1860. Cette période est celle des revendications de l’égalité civile (par exemple, les droits des femmes dans le mariage ou leur droit à l’éducation) et politique (notamment le droit au suffrage censitaire – dont ont d’ailleurs bénéficié certaines femmes au Bas-Canada) des femmes sur fond de constitution des États libéraux en Occident, mais aussi des luttes contre l’esclavage et des promesses des socialismes utopiques. Le premier chapitre, « Revendiquer l’égalité des sexes, affranchir les femmes » est l’occasion de croiser des figures emblématiques du féminisme (comme Olympe de Gouges, Sojourner Truth ou Mary Wollstonecraft, certes, mais aussi des personnages plus discrets tel Querrat al-Ayn, poétesse et théologienne perse de la première moitié du xixe siècle), de mettre en évidence quelques-uns des textes qui ont véhiculé les appels à l’égalité et à la liberté des femmes (pensons à l’Appel à la moitié du genre humain, les femmes, contre les prétentions de l’autre moitié, les hommes, signé par l’Irlandais William Thompson en 1825), de signaler quelques événements marquants (en particulier, la formation de clubs de citoyennes, la sans-culotterie féminine ou encore des protestations de femmes contre leur exclusion d’une citoyenneté politique en définition).

Le deuxième chapitre, « Le temps de l’internationalisation », examine les années 1860 à 1945. Pour l’essentiel, cette période est en continuité avec la précédente, tout en innovant avec des problématiques de son temps. Sa toile de fond est celle des États-nations en formation, d’un colonialisme débridé mais périclitant (sans disparaître pour autant, ainsi que l’Histoire l’enseigne bien) et de l’internationalisme (par exemple, de nombreuses organisations internationales à saveur féministe sont mises sur pied). Continuité, en cela que cette période est marquée par des luttes pour l’acquisition de droits civils, socioéconomiques et politiques. Si les luttes suffragistes marquent profondément cette période, c’est au prix de jeter une ombre sur d’autres luttes tout aussi importantes, spécialement celles pour le contrôle par les femmes de leur fécondité. Période innovante, en cela qu’elle se révèle le théâtre de grandes transformations dans les structures culturelles, socioéconomiques et politiques qui, entre autres, rendent possible, dans certains milieux, l’affirmation d’une « nouvelle femme », une femme indépendante, libre, qui se joue des normes de genre. Une chambre à soi et Trois guinées de Virginia Woolf témoignent de ces remises en question et de ces changements.

Le troisième chapitre, « Pour l’égalité des sexes et la libération des femmes », commence en 1945 et se rend aux années 2000. De manière claire, ce titre pose réformisme et radicalisme en tension : si des revendications chères au courant réformiste marquent toujours l’ordre du jour des luttes féministes (comme l’égalité professionnelle ou l’accès à la représentation politique), d’autres réclamations identifiées aux mouvements de libération des femmes interrogent les rapports de genre. Pour faire une allégorie : il n’est plus question de réclamer le droit de participer à des institutions définies par (et pour) les hommes, mais de penser de nouvelles institutions véritablement égalitaires (c’est-à-dire où le mâle n’est plus l’étalon de mesure à imiter), voire par et pour les femmes. Cet âge d’or du féminisme dit « radical » (animé par tout un bouquet de convictions telles que le féminisme noir (Black feminism) et le lesbianisme) est marqué par des auteures dont les pensées restent d’une cuisante actualité : les Ti-Grace Atkinson, Christine Delphy, Andrea Dworkin, Colette Guillaumin, Kate Millett, Adrienne Rich, Monique Wittig et, bien sûr, Simone de Beauvoir (qui ne peut être classée dans le tiroir des radicales, mais dont les écrits les ont inspirées). Héritière des luttes féministes passées, cette période est témoin de nouvelles formes de mobilisation en réponse à de récentes conditions d’oppression des femmes (par exemple, le cybersexe).

L’ouvrage de Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, est venu conforter (si besoin était!) une conviction qui me berce depuis toujours – du moins, aussi loin que me mène ma mémoire : celle que le féminisme (au sens générique) constitue l’un des plus importants courants de pensée et d’action de la modernité. Il se veut un plaidoyer pour l’égalité, certes, mais plus encore pour la liberté et la capacité (sur le plan juridique et surtout pratique) dont chaque femme doit disposer afin de pouvoir décider de sa vie à sa guise. Hier comme aujourd’hui, le féminisme est porteur d’un message simple : les femmes sont des personnes à part entière et, ce faisant, dotées de raison et capables de décision et d’autodétermination. Or, ce message simple génère encore beaucoup de résistances, voire d’hostilité, ainsi qu’en témoignent la citoyenneté de seconde catégorie qui colle encore à la peau des femmes, la haine qui les frappe, les fémicides qui s’accumulent… C’est ce long combat contre le mépris des femmes et pour leur humanité que Rochefort relate avec brio dans son opuscule. À inscrire au programme de lectures de toutes les classes!