Résumés
Résumé
Les critères de beauté âgistes et sexistes qui règnent dans les sociétés occidentales peuvent influer négativement sur les femmes âgées, mais leurs effets sur la vie intime restent inexplorés. À partir d’entrevues individuelles avec 25 femmes âgées de 64 à 82 ans, hétérosexuelles et lesbiennes, les auteures explorent l’emprise des normes corporelles dans la sphère intime et sexuelle. Alors que les recherches féministes analysent souvent la pression exercée sur les femmes relativement à leur apparence en termes d’objectification, les auteures privilégient l’approche théorique de la philosophe Ann J. Cahill, qui place au coeur de son modèle la notion de dérivatisation. Elles mettent ainsi en lumière que les effets des normes de beauté peuvent se trouver amplifiés dans les contextes où les partenaires cherchent à réduire les femmes âgées à leurs propres standards, mais minimisés dans les relations intimes reposant sur une acceptation de leur subjectivité corporelle ou sur des expériences incarnées sensorielles et sexuelles.
Mots-clés :
- beauté,
- femmes âgées,
- image corporelle,
- lesbiennes,
- sexualité
Abstract
Western societies ageism and sexist beauty norms may negatively impact older women, but the effects on their intimate life are still unexplored. Based on 25 individual interviews with older heterosexual women and lesbian aged between 64 and 82, the authors explore the hold of bodily norms on their intimate and sexual life. While feminist approaches often analyze beauty pressure as an objectification of women, the authors instead mobilize philosopher Ann J. Cahill theoretical approach in which derivatization is central. They highlight that the effect of beauty norms may be amplified in context where partners seek to subject older women to their own beauty standards, but minimize in intimate relationships based on an acceptation of older women bodily subjectivity or on sensorial and sexual embodied experiences.
Resumen
Los cánones de belleza que discriminan por edad y sexo en las sociedades occidentales pueden influir negativamente en las mujeres adultas mayores, pero sus efectos en la vida íntima permanecen inexplorados. Basándose en entrevistas individuales con 25 mujeres de entre 64 y 82 años, tanto heterosexuales como lesbianas, las autoras exploran la influencia de los estándares corporales en la esfera íntima y sexual. Si bien las investigaciones feministas suelen analizar la presión ejercida sobre las mujeres en relación con su apariencia en términos de objetivación, las autoras se inclinan por el enfoque teórico de la filósofa Ann J. Cahill, quien sitúa la noción de derivatization (derivatización) en el centro de su modelo. Por lo tanto, destacan que los efectos de las normas de belleza pueden verse amplificados en contextos donde las parejas tratan de reducir a las mujeres adultas mayores a sus propios estándares, pero minimizados en relaciones íntimas basadas en la aceptación de su subjetividad corporal o en experiencias sensoriales y sexuales encarnadas.
Palabras clave:
- belleza,
- mujeres adultas mayores,
- imagen corporal,
- lesbianas,
- sexualidad
Corps de l’article
Les normes de beauté qui règnent dans les sociétés occidentales reposent sur des critères âgistes et sexistes largement dénoncés par les chercheuses féministes. Axés sur la jeunesse, la minceur et la tonicité (Hurd Clarke 2011), ces idéaux corporels sont impossibles à atteindre pour les femmes âgées et peuvent influer négativement sur les perceptions et les sentiments qu’elles nourrissent à propos de leur apparence corporelle. Nombre de femmes âgées hétérosexuelles éprouveraient ainsi une insatisfaction à l’égard de leur corps et des sentiments d’insécurité, de honte ou d’échec en raison de leur incapacité à se conformer aux normes de beauté prédominantes (Twigg 2004; Hurd Clarke 2011), même si certaines tendraient à mettre à distance ces normes ou l’importance qu’elles accordent à l’apparence en vieillissant (Liechty 2012; Wallach 2012).
Les rares études sur les lesbiennes âgées révèlent des résultats contradictoires, certains suggérant que les idéaux corporels de minceur et de jeunesse pourraient aussi exercer une influence négative sur celles-ci (Huxley, Clarke et Halliwell 2014), alors que d’autres indiquent qu’elles en subiraient moins l’influence que les femmes âgées hétérosexuelles (Slevin 2006; Hurd Clarke et Griffin 2008). Les effets des normes corporelles sur les perceptions des femmes âgées, tant hétérosexuelles que lesbiennes, sont cependant le plus souvent appréhendés de façon globale, sans prendre en considération leurs variations selon le contexte ou les situations.
Nous nous proposons, dans le présent article, d’examiner précisément l’influence des normes de beauté sur les relations intimes et sexuelles des femmes âgées, un contexte sous-exploré en raison des préjugés âgistes qui tendent à désexualiser la population féminine âgée. À cet effet, nous nous appuierons sur les données d’une étude qualitative que nous avons conduite auprès de femmes âgées hétérosexuelles et lesbiennes. Après avoir exposé la problématique ayant guidé notre recherche et le cadre théorique mobilisé, à savoir la théorie de la dérivatisation d’Ann J. Cahill (2011), nous décrirons notre démarche méthodologique et les résultats issus de la collecte des données. Enfin, nous discuterons des résultats à la lumière de la théorie de Cahill.
La problématique
Des études récentes nous invitent à jeter un regard nuancé sur l’influence des normes corporelles prédominantes sur les femmes âgées, en mettant en avant la variabilité des perceptions de leurs corps selon les contextes et les situations (Thorpe et autres 2015; Krekula 2016). Le contexte des relations intimes pourrait tout particulièrement influencer les perceptions et les sentiments des femmes âgées à l’égard de leur apparence physique, ainsi que les effets des normes de beauté sur ces perceptions et sentiments. Se pose également la question de savoir si les expériences vécues par les femmes âgées relativement aux effets des normes corporelles prédominantes dans le contexte intime et sexuel pourraient varier selon leur orientation sexuelle.
L’étude qualitative de Rachel Thorpe et ses collègues (2015) montre que des femmes âgées hétérosexuelles engagées dans une relation à long terme, tout en ayant un regard critique sur leur corps vieillissant, sont peu préoccupées par leur apparence corporelle dans le contexte de l’intimité, car leur relation avec leur partenaire constitue un espace d’acceptation mutuelle du vieillissement corporel. Dans cette étude, on note également l’écart pouvant exister entre les perceptions négatives des femmes âgées quant à leur apparence physique et les expériences positives de plaisir et de sensualité qu’elles peuvent retirer de leur corps durant l’intimité sexuelle. Ces résultats contrastent cependant avec ceux d’une autre étude réalisée auprès de femmes hétérosexuelles de tout âge (y compris âgées), selon laquelle les normes de minceur et de jeunesse influeraient sur le confort des femmes à se montrer nues à leur(s) partenaire(s) et joueraient un rôle plus central dans la sexualité que les expériences sensuelles ou les émotions (Montemurro et Gillen 2013). Bien qu’aucune étude à notre connaissance n’ait exploré l’influence des normes corporelles prédominantes dans le contexte des relations intimes des lesbiennes âgées, un phénomène d’inconfort à montrer son corps nu à sa ou ses partenaires intimes en raison de l’intériorisation des normes de beauté prédominantes est également décrite dans une étude réalisée auprès de lesbiennes adultes (Kelly 2007). Une autre étude, conduite auprès de femmes lesbiennes et bisexuelles adultes, souligne l’influence des idéaux de beauté prédominants sur les critères d’attractivité dans les rapports de séduction, mais aussi la pression exercée par les normes physiques propres aux communautés lesbiennes, en rapport avec les normes relatives au genre butch/femme (au niveau du style vestimentaire par exemple) (Huxley, Clarke et Halliwell 2011).
Alors que l’apparence apparaît centrale dans la construction sociale de la désirabilité féminine, peu de recherches se sont penchées sur l’emprise des normes corporelles prédominantes sur les femmes âgées dans la sphère intime et sexuelle. Or, en dépit de préjugés âgistes selon lesquelles les femmes deviendraient asexuées en vieillissant, beaucoup d’entre elles restent actives sexuellement leur vie durant et sont à la recherche de partenaire(s) intime(s) à un âge avancé (Watson et Stelle 2011; Fileborn et autres 2015). La question de savoir si les normes de beauté viennent s’ingérer dans la vie intime et sexuelle des femmes âgées et si cette influence varie selon leur orientation sexuelle apparaît donc cruciale. À partir d’une étude qualitative réalisée au Québec auprès de femmes âgées hétérosexuelles et lesbiennes, nous nous proposons par conséquent d’explorer l’influence des normes de beauté prédominantes sur le plan social dans leur vie intime et sexuelle.
Le cadre théorique
Les idéaux corporels féminins qui sont valorisés dans les sociétés nord-américaines reposent sur des critères âgistes et sexistes, ce qui reflète la hiérarchie des genres et de la domination masculine (Bordo 2003; Bartky 2014). La pression sociale exercée sur les femmes pour qu’elles se conforment à des idéaux de beauté afin de répondre aux désirs des hommes et l’évaluation constante de leur corps par le regard masculin sont généralement décrits par les autrices féministes comme un phénomène d’objectification, qui se doit d’être dénoncé (Mackinnon 1983; Bordo 2003; Bartky 2014). Ce regard masculin peut, en outre, être intériorisé et donner lieu à un processus constant d’autosurveillance de leur corps par les femmes, interprété comme une forme d’auto-objectification (Fredrickson et Roberts 1997). Bien que les recherches s’intéressant aux perceptions des femmes relativement à leur apparence s’appuient généralement sur les concepts d’objectification et d’auto-objectification, nous privilégierons ici une autre approche théorique.
Pour sa part, Cahill (2011) déconstruit le concept d’objectification et affirme qu’il est possible d’être simultanément sujet et objet. Ainsi, ce n’est pas tant le fait d’être l’objet du regard de l’autre ou d’être un objet sexuel qui se révèle problématique, mais plutôt la relation qui unit la personne regardée à l’autre et l’intention derrière ce regard : reconnaître ou non la subjectivité de la personne associée au corps sexualisé. L’autrice critique les théories féministes de l’objectification basées sur une hiérarchie corps/esprit, qui déprécient la valeur du corps (vu comme un objet) et du monde naturel et qui considèrent que le statut de sujet ne peut être atteint qu’en coupant l’être humain de sa matérialité (sa corporéité). Pour Cahill (2011), le corps constitue en fait le siège de la subjectivité; sur le plan phénoménologique, elle considère la subjectivité comme incarnée (embodied subjectivity). Elle propose par conséquent de dépasser la notion d’objectification pour lui substituer le concept de dérivatisation (derivatization), qui déplace les enjeux éthiques liés à la domination, habituellement associés au clivage entre les postures de sujet et d’objet. Selon les propos de Cahill (2011 : 32), « if “ objectify ” means to “ turn into an object ”, then “ derivatize ” means to “ turn into a derivative ”. To derivatize is to portray, render, understand, or approach a being solely or primarily as the reflection, projection, or expression of another being’s identity, desires... » Ainsi, le regard de l’autre sur le corps et l’importance accordée à l’apparence ne sont pas nocifs en soi : c’est une manière de percevoir l’autre à titre de partenaire possible sur le plan sexuel. Un phénomène de dérivatisation se produirait uniquement lorsqu’une personne se verrait imposer par une autre de se conformer aux standards et aux attentes de cette dernière en matière d’idéaux corporels. Par exemple, si une personne oblige son ou sa partenaire à subir une intervention chirurgicale pour diminuer les signes de l’âge ou pour ressembler à une vedette. L’imposition des idéaux de beauté à autrui nie la valeur de ses particularités et ainsi sa subjectivité corporelle. Cahill souligne que ressentir de l’attraction envers un ou une partenaire en raison d’un trait physique ne signifie pas qu’il y a dérivatisation, tant que ce trait ne constitue pas le seul élément à l’origine de l’attraction et que la subjectivité de cette ou de ce partenaire est reconnue. Selon cette perspective, le fait que l’attirance envers une autre personne repose sur un regard centré sur la matérialité du corps sexualisé (ce qui correspond en somme au concept d’objectification sexuelle tel qu’il est conçu dans la pensée féministe) n’est pas répréhensible en soi, bien au contraire : c’est une manière de valider cette personne en tant qu’être sexuel et potentielle partenaire. Pour Cahill (2011 : 85), ce serait à l’inverse « le fait de ne pas être l’objet des regards, de devenir invisible sexuellement aux yeux de la société, qui constituerait un déni de la personne[1] ». En fait, c’est là un déni de la subjectivité sexuelle de la personne car, si l’on ne capte pas sexuellement le regard d’autrui, il est difficile d’être considéré par les autres comme une ou un partenaire potentiel ou comme un être sexué. Aux yeux de Cahill, la subjectivité sexuelle est une part significative de l’être humain (personhood), et en priver une personne signifie qu’une part de son identité (de sa subjectivité) lui est dérobée.
La dérivatisation se produit généralement à travers les interactions entre deux personnes, à un niveau interindividuel, l’une des deux étant blessée par l’autre en étant traitée comme le « dérivatif » de l’autre. Cahill soutient cependant que le processus de dérivatisation peut aussi se produire entre des catégories de personnes, un groupe social imposant à un autre ses normes et ses standards. Ainsi, une personne pourrait être « dérivatisée » en raison de son appartenance à un groupe basé par exemple sur le genre, les incapacités, la race et/ou l’âge. Si nous transposons cette analyse aux enjeux relatifs à l’apparence corporelle, les standards de beauté sexistes et/ou âgistes, diffusés dans la société pourraient exercer ce que nous appelons une « dérivatisation structurelle » sur les femmes âgées en dénigrant leur apparence et leur subjectivité corporelle. Cette dérivatisation pourrait être intériorisée et conduire certaines d’entre elles à dévaloriser leur propre apparence et leur subjectivité corporelle. Dans la situation où une femme serait dépréciée par son ou sa partenaire intime parce que son corps ne correspond pas à certaines normes esthétiques, on pourrait parler d’une double forme de dérivatisation, soit interindividuelle et structurelle.
La démarche méthodologique
Notre recherche s’appuie sur une approche qualitative qui favorise le développement d’une compréhension approfondie des expériences de vie des personnes et des significations qu’elles accordent à ces expériences (Creswell 2012; Paillé et Mucchielli 2012).
Le recrutement et le profil des participantes
Le recrutement des participantes s’est déroulé à Montréal, dans des milieux à prédominance francophone, principalement au sein d’organismes communautaires mais également dans des réseaux plus informels. Les critères d’inclusion présentés dans l’annonce de recrutement étaient d’avoir 65 ans ou plus, de se reconnaître comme une femme hétérosexuelle ou lesbienne et de ne pas avoir de problème de santé majeur (la maladie pouvant exercer une influence importante sur les perceptions de l’apparence comme sur la vie intime). De plus, le projet portant sur les interactions entre les perceptions de l’apparence et la vie intime, l’assistante responsable du recrutement s’assurait, lors du premier contact téléphonique, que les femmes désireuses de participer au projet étaient actives sexuellement (y compris à travers des activités auto-érotiques) ou bien qu’elles avaient, souhaitaient avoir ou avaient eu depuis l’âge de 60 ans, un ou une partenaire intime (sur le plan affectif et/ou sexuel).
Notre échantillon se composait de 25 participantes, âgées de 64 à 82 ans (14 femmes hétérosexuelles et 11 femmes lesbiennes). En ce qui concerne la situation relationnelle, au moment de l’entrevue, 10 participantes étaient engagées dans une relation intime et/ou sexuelle stable, tandis que 5 se trouvant actuellement sans partenaire avaient eu une ou un partenaire au cours des cinq dernières années. Notons qu’aucune des participantes ne venait d’une minorité ethnique ou d’une population racisée.
La collecte des données et les considérations éthiques
Une entrevue individuelle semi-dirigée a été réalisée avec chacune des 25 participantes, dans les locaux de l’université d’affiliation des chercheuses. Chaque entrevue, d’une durée moyenne d’une heure et quarante-cinq minutes, a été enregistrée sur un support audio. Les participantes ont été invitées à lire le formulaire de consentement et à le signer après avoir obtenu, de la part de l’intervieweuse, des réponses à leurs questions. On les a notamment informées du caractère totalement anonyme et confidentiel de l’entrevue ainsi que de leurs droits à ne pas répondre aux questions sur lesquelles elles ne souhaitaient pas s’exprimer et à se retirer du projet à n’importe quel moment. Toutes les participantes ont reçu une somme de 30 dollars à titre compensatoire pour couvrir les frais occasionnés par leur présence à l’entrevue (déplacement, stationnement, repas, etc.).
Le canevas d’entrevue était divisé en trois sections : 1) les perceptions des femmes relativement à leur apparence corporelle; 2) leur vie intime et sexuelle; et 3) l’interaction entre l’apparence et la vie intime/sexuelle.
L’analyse des données
Toutes les entrevues ont été intégralement retranscrites et ont fait l’objet d’une analyse thématique suivant les six principales étapes proposées par Virginia Braun et Victoria Clarke (2006) : 1) se familiariser avec les données; 2) générer les codes initiaux; 3) chercher les thèmes; 4) réviser les thèmes; 5) définir et nommer les thèmes; 6) produire le rapport. Les étapes 1), 2) et 3) ont été appliquées aux quatre premières retranscriptions d’entrevues et nous ont permis de construire un premier arbre thématique à partir des thèmes et des sous-thèmes émergents. Cette arborescence a servi de base à la codification de ces entrevues et des 21 entrevues suivantes à l’aide du logiciel ATLAS.ti 7. Par la suite, nous sommes passées aux étapes 4) et 5), en relisant les extraits de discours associés aux différents thèmes afin de nous assurer que ces thèmes avaient été attribués de façon cohérente. Cette analyse continue nous a aussi permis de vérifier la pertinence des thèmes générés, de faire émerger de nouveaux thèmes, d’en fusionner ou d’en subdiviser d’autres (Paillé et Mucchielli 2012). Nous avons également vu à l’obtention d’un accord interjuge au sein de l’équipe de codification, en comparant la codification ligne par ligne de deux entrevues choisies pour leur richesse, afin de nous assurer que chaque code avait bien la même définition pour tous les membres de l’équipe. Les résultats exposés dans le présent article s’inscrivent dans la catégorie « Interactions normes de beauté et vie intime ». Nous avons remplacé les noms des participantes par des pseudonymes afin de garantir leur anonymat.
Les relations intimes comme amplificateur des normes corporelles prédominantes
Les discours de plusieurs participantes, hétérosexuelles et lesbiennes, révèlent que les normes physiques prédominantes, dans la société ou dans les communautés lesbiennes, peuvent s’immiscer dans leurs relations intimes. La présence de ces normes transparaît plus particulièrement dans les craintes que les participantes expriment à l’idée de vivre une situation d’intimité sexuelle avec de nouvelles ou nouveaux partenaires, et à travers les commentaires critiques que certaines reçoivent de la part de leur partenaire intime.
Des normes de beauté âgistes et sexistes intériorisées par les femmes âgées comme entrave dans l’intimité sexuelle
Plusieurs participantes, aussi bien hétérosexuelles que lesbiennes, font référence aux sentiments d’inconfort et d’insécurité relatifs à leur apparence corporelle, générés par la recherche d’un ou d’une partenaire ou par la perspective de se montrer nue devant cette personne, en raison des changements physiques associés au vieillissement. Les discours de ces femmes dénotent une tendance à déprécier l’apparence de leur corps âgé, ce qui met en lumière l’intériorisation des normes esthétiques corporelles âgistes omniprésentes dans la société. Les propos de Jacqueline, hétérosexuelle de 75 ans, illustrent ces sentiments négatifs à l’égard de son corps vieillissant : « Maintenant à mon âge, j’trouverais ça gênant un peu, t’sais connaître quelqu’un. Pour la question si j’aimerais avoir un partenaire sexuel, ça serait pas aussi simple que quand j’étais jeune. Parce que c’est sûr que… mon physique… j’serais gênée, un peu. »
Les discours de certaines participantes révèlent en outre un écart entre la perception générale de leur corps vieillissant, qu’elles acceptent globalement, et les sentiments négatifs suscités par la situation de recherche d’un ou d’une partenaire. Nicole, lesbienne de 69 ans, explique :
Bon, c’est sûr que, quand j’allais dans les bars et que je cherchais peut-être une compagne pour la nuit ou des trucs comme ça, peut-être que là les questions étaient plus…T’sais, est-ce que je vais lui plaire? À poil [nue], ça va donner quoi? Mais sinon, non. Dans la vie de tous les jours, ça [les changements physiques associés au vieillissement] m’a jamais vraiment préoccupée. Moi, j’ai travaillé 25 ans dans un CHSLD, donc des personnes âgées, j’en ai vues.
Les sentiments de malaise, voire de honte, à l’égard de son corps vieillissant, du fait de sa non-conformité aux idéaux corporels sexistes et âgistes peuvent, par ailleurs, avoir des répercussions sur le déroulement des relations sexuelles avec une ou un partenaire nouvellement dans sa vie. Une participante confie se restreindre dans le choix de ses positions sexuelles par peur d’exposer certaines parties de son corps à son nouveau partenaire. Bien que ce cas soit isolé, plusieurs participantes hétérosexuelles et lesbiennes rapportent, en revanche, se sentir préoccupées à l’idée de montrer les parties de leur corps qu’elles évaluent négativement et décrivent les moyens qui sont ou seraient mis en place pour les dissimuler, tels qu’une faible lumière ou l’usage de linge pour se couvrir (peignoir, sous-vêtements, couverture, etc.). Catherine, lesbienne de 66 ans, confie ainsi :
Quelqu’un que je ne connais pas avec qui je vais coucher pour la première fois, disons que ça serait pas la lumière allumée au néon [rires]. À la noirceur, on est toujours plus à l’aise. Les défauts paraissent moins! Parce que, en vieillissant la peau… J’aime pas mes cuisses, mes seins ça va encore, mais… Je suis un petit peu gênée par rapport à ça.
Si l’ensemble de ces discours font ressortir les effets de l’intériorisation des idéaux de beauté âgistes et sexistes sur le confort ressenti par les femmes âgées dans leurs relations intimes, il appert cependant que le contexte de l’intimité sexuelle avec une nouvelle partenaire ou un nouveau partenaire semble fortement contribuer à leur amplification.
Des regards critiques et des incitations à modifier l’apparence physique par les partenaires intimes
Certaines participantes, actuellement en relation avec une ou un partenaire stable ou l’ayant été depuis la soixantaine, rapportent avoir reçu des commentaires critiques de la part de leur(s) partenaire(s) intime(s) relativement à leur apparence, que ceux-ci portent sur leur corps ou sur leur présentation de soi (style vestimentaire, maquillage). Des différences entre les participantes hétérosexuelles et lesbiennes émergent quant aux normes esthétiques sous-jacentes à ces commentaires.
Les participantes hétérosexuelles font principalement état de commentaires négatifs en rapport avec la norme de la minceur qui ont pu être exprimés de façon directe ou indirecte par leur(s) partenaire(s) intime(s). Ces remarques critiques peuvent être à l’origine de sentiments d’insécurité et exercer une pression supplémentaire à se conformer à cette norme corporelle. Evelyne, hétérosexuelle de 66 ans en relation avec un nouveau partenaire depuis 9 mois, se dit par exemple convaincue que celui-ci la quitterait ou qu’il ne l’aurait pas choisie comme partenaire si son corps ne correspondait pas aux idéaux de minceur. Elle confie : « Pis si j’engraissais, j’penserais pas qui serait à côté de moi. J’suis presque sûre, parce que quand il voit des plus grosses, des grosses, il dit : “ Ah, c’était vraiment moche! ” » D’autres participantes racontent avoir subi des commentaires dépréciateurs plus directs de la part de partenaire(s) masculin(s) relativement à leur poids et en particulier à leur abdomen. Ces commentaires peuvent, dans certains cas, avoir des effets importants sur le sentiment de désirabilité et la confiance en soi lors de l’intimité sexuelle, comme le reflètent les propos d’Annick, hétérosexuelle de 64 ans : « Comme y disait que j’avais un peu de p’tit ventre, pis tout ça, j’me sentais mal à l’aise quand on faisait des choses physiques à cause qui m’avait dit ça. »
Une seule participante, Jocelyne, hétérosexuelle de 70 ans, rapporte avoir reçu des commentaires critiques de son partenaire en rapport avec les normes de beauté âgistes. Elle décrit ainsi les nombreuses remarques formulées par son partenaire pour qu’elle conserve une apparence jeune, que ce soit en lui conseillant de porter des vêtements la rajeunissant ou en l’encourageant à subir une chirurgie des paupières, qu’elle envisageait depuis plusieurs années sans oser franchir le pas. Certains de ces commentaires semblent accueillis positivement par la participante parce qu’elle considère que ces suggestions peuvent contribuer à son propre bien-être, comme le reflète cet extrait : « Lui, y’est très bon dans la mode puis tout ça. Pis il dit : “ T’es pas pour porter ça! Ça te vieillit! C’est pas bon. ” Tout ça. Puis, sans me laisser influencer, je m’aperçois un peu que c’est vrai, pis je me sens beaucoup mieux dans ça. Je me sens plus jeune comme ça. » D’autres commentaires critiques sont cependant vécus plus négativement par la participante, comme le reflète cet extrait d’entrevue :
Même hier on en parlait pis il dit : « J’suis arrivé chez vous une fois, t’étais pas maquillée, t’étais pas arrangée tout ça. » Pis, il dit il trouvait que j’avais l’air plus vieille. C’est sûr quand on s’arrange pas, regarde […] Il dit : « Oh! Boy! Tu ressemblais tellement à ta mère. » Il dit : « Ouais, t’étais pas arrangée, pas du tout! » Je dis : « Je sais. On peut pas toujours être arrangée aussi, là, t’sais? » Pis je pense y’a pas aimé ça. Mais là, regarde, à un moment donné, si on vit, on se lève pas maquillée non plus!
La différence de réactions devant ces deux types de commentaires est clairement perceptible. Si, dans le premier cas, la participante semble considérer que les conseils de son partenaire contribuent à son bien-être et à une amélioration de son apparence, dans le second, le discours est entendu comme dépréciateur et centré sur les exigences, jugées excessives, de son partenaire. À la lumière de la théorie de Cahill, on peut donc considérer que, tout en étant basés sur des normes sexistes et âgistes, ces deux commentaires divergent de par la nature du regard porté par le partenaire sur la participante. Le premier commentaire, ayant trait à l’habillement, peut être considéré comme contribuant, aux yeux de la participante, à l’enrichissement de sa subjectivité corporelle; le second, critiquant le fait qu’elle n’était pas maquillée, est perçu en revanche comme une forme de dérivatisation interindividuelle en ce sens qu’il dénie la subjectivité corporelle vieillissante de la participante pour qu’elle se conforme totalement à l’idéal de jeunesse désiré par son partenaire.
Pour finir, plusieurs participantes lesbiennes ont évoqué la pression exercée par des partenaires passées et présentes pour qu’elles modifient des aspects de leur apparence en rapport avec l’expression de genre. Ces suggestions prennent rarement la forme d’une critique frontale du style de présentation de soi et de l’expression de genre privilégiées, mais sont exprimées indirectement ou en s’appuyant sur des arguments qui s’inscrivent dans d’autres registres (bien-être, confort, santé, etc.). Geneviève, lesbienne de 65 ans, donne un exemple de cette formulation indirecte :
Ma dernière blonde a déjà essayé de me faire porter des jupes, raison de confort là, en disant qu’à l’été c’est mieux, t’es plus à l’aise […] C’est pas qu’elle aimait pas de quoi j’avais l’air, mais elle pensait que je pouvais être plus diversifiée là. Donc que j’aurais pu être un p’tit peu plus féminine, pas parce que j’étais trop masculine, c’était juste, t’sais regarde, tu pourrais... Pour ma blonde, c’était étendre un champ de possibilités.
Pour sa part, Nicole, lesbienne de 69 ans, raconte que sa partenaire sexuelle, avec qui elle est en relation depuis deux ans, a un jour formulé un commentaire sur le fait qu’elle ne s’était pas maquillé les yeux. La participante commente : « C’est peut-être son petit côté macho qui fait que, elle aime ça que je paraisse bien. Je le sens ça, t’sais, Mais, moi, je prends ça comme un jeu pis, t’sais, en autant que je ne porte pas de talons hauts et de robe et de ci et de ça, ça me va [Rires.] » Dans cet extrait de discours, on peut percevoir que la participante ne semble pas dérangée par les attentes de sa partenaire concernant son apparence physique. En effet, bien que la remarque reflète les préférences personnelles de sa partenaire en ce qui a trait aux normes esthétiques et de genre, les demandes de cette dernière ne paraissent pas dépasser les limites considérées comme acceptables par la participante et elles donnent le sentiment à celle-ci que sa subjectivité corporelle demeure suffisamment respectée. En outre, on peut émettre l’hypothèse que le fait de se sentir un objet de désir pour sa partenaire contribue à ce que la participante vive positivement ses remarques.
Nous venons de mettre l’accent sur l’influence négative exercée par les normes physiques présentes dans la société et dans les communautés lesbiennes sur les relations intimes des femmes âgées. Nous nous intéresserons maintenant aux éléments des relations intimes qui favorisent, au contraire, la mise à distance des normes de beauté prédominantes.
Des relations intimes et sexuelles favorisant une mise à distance des normes physiques prédominantes
Selon les discours des participantes, les relations intimes pourraient, dans certains cas, minimiser les effets négatifs des normes corporelles prédominantes sur les femmes âgées. Cette mise à distance peut trouver sa source dans la qualité et la proximité relationnelle entre les partenaires ou bien dans la dimension incarnée et sexuelle de la relation.
L’intimité et la reconnaissance de la subjectivité corporelle par les partenaires
Plusieurs participantes en relation stable décrivent des expériences où les partenaires intimes, par leurs attitudes ou leurs discours, contribuent à atténuer l’emprise des normes de beauté sexistes et âgistes. Le simple fait de vivre une relation avec un ou une partenaire stable semble constituer en soi un effet protecteur contre les préoccupations relatives à l’apparence physique. Questionnée sur les raisons expliquant qu’elle accorde moins d’importance aujourd’hui au fait de correspondre aux idéaux de beauté qu’avant, Colette, hétérosexuelle de 68 ans, explique par exemple : « Ben parce que j’ai quelqu’un dans ma vie. Fait que j’ai pas à toujours penser à, bon, t’sais “ faut que je m’arrange bien ”. »
Cependant, pour beaucoup, c’est la qualité de la relation qui contribuerait à atténuer la pression exercée par les normes de beauté âgistes et sexistes et l’inconfort à l’égard de son apparence corporelle. Plusieurs participantes qui étaient célibataires au moment de l’entrevue affirment qu’elles se sentiraient plus à l’aise de dévoiler leurs corps vieillissant à une ou un nouveau partenaire intime si leur relation était basée sur la confiance et la complicité. Catherine, lesbienne de 66 ans, affirme : « Il faudrait que je connaisse… que je sois vraiment très confortable avec la personne avec qui je suis. » Un sentiment semblable est exprimé par Jacqueline, hétérosexuelle de 75 ans : « Si on s’aime bien, si c’est amusant, ça me gênerait pas rendue dans les draps. »
L’impression que la ou le partenaire apprécie leur apparence corporelle ou ne porte pas de jugement négatif à ce sujet contribue aussi aux sentiments de confort des participantes à l’endroit de leur propre corps. Plusieurs attribuent cette acceptation de leur corps par leur partenaire à la relation qui les unit. Mireille, lesbienne de 65 ans, précise : « Entre Sylvie et moi, y’a aucune pression. Pis même, on se trouve belles les cheveux tout croches, le matin en se levant avec les traces d’oreiller dans la figure, on se trouve cutes. On se regarde pas à travers le filtre de la culture de la beauté. Pas du tout, pas du tout. » Dans cet exemple, l’accent est mis sur l’acceptation mutuelle du corps par les partenaires dans toute leur subjectivité corporelle, en dehors des normes de beauté prédominante, auxquelles les partenaires ne semblent pas nécessairement adhérer.
Un autre récit illustre que l’apparence peut parfois être appréciée en dépit de sa non-conformité à une norme physique à laquelle le partenaire adhérait initialement. Ginette, hétérosexuelle de 72 ans, dit que son partenaire avec qui elle est en couple depuis 32 ans et avec qui elle considère avoir une relation conjugale satisfaisante, l’a toujours trouvée séduisante, même à l’époque où son corps s’écartait de l’idéal de minceur auquel il adhérait :
Même quand j’étais, parce que j’ai été pas mal plus grosse que j’le suis là, y me racontait : « J’me disais : ‘ Jamais j’aurai une toutoune. ’ » Il dit : « Là, j’ai ma toutoune. » [Rires.] On trouvait ça ben drôle. Les gens à qui y racontait ça trouvait que c’tait insultant, mais moi j’trouvais ça ben drôle. C’était un dialecte d’amour finalement. J’pense y m’a toujours accepté. Sur mon corps, jamais y m’a fait des remarques négatives, je dirais.
Dans ce cas, l’adhésion du partenaire à l’idéal de la minceur et le constat initial que le corps de la participante s’en écarte laisse progressivement place à une acceptation de sa subjectivité corporelle en raison du lien amoureux qui les unit. Le corps de la participante est évalué comme ne correspondant pas à la norme de la minceur, mais il n’en est pas moins accepté, dans toute son unicité, du fait d’une acceptation plus globale de la subjectivité de la participante.
L’appréciation du corps en dépit de sa non-conformité aux normes de beauté prédominantes ne s’enracine cependant pas toujours dans un lien amoureux. Elle peut aussi trouver sa source dans l’adhésion des partenaires à des idéaux corporels alternatifs. Le témoignage de Francine, participante de 66 ans qui s’identifie comme lesbienne depuis deux ans, révèle une telle situation avec son précédent partenaire masculin :
Mon ami qui est décédé il m’aimait telle que j’étais là, avec mes rondeurs, pis, même ça m’a permis, moi, de commencer à m’apprécier davantage. Le fait qu’un homme puisse m’apprécier intégralement, telle que j’étais là […] Pis il dit : « Moi, une femme, les fesses plates là, j’suis pas capable. Faut qu’il y ait des rondeurs. » C’était la première fois qu’un homme me disait ça. Pis y était sincère.
Cet extrait d’entrevue montre comment l’appréciation de son apparence corporelle par le partenaire a atténué les effets d’une dérivatisation structurelle intériorisée depuis des années, même si cette appréciation reposait sur la conformité aux préférences du partenaire pour certains traits corporels. Ainsi, bien que cet attrait pour la participante, pour ses rondeurs, puisse être interprété comme une forme d’objectification, on peut percevoir ici que, loin d’être nocif, le sentiment d’être un objet de désir pour cet homme a, au contraire, aidé Francine à mieux accepter son propre corps.
La sensorialité et la sexualité comme vecteurs de mise à distance des normes de beauté âgistes et sexistes
La dernière dimension des relations intimes qui semble pouvoir minimiser les effets des normes de beauté prédominantes sur les femmes âgées est celle de l’expérience incarnée de la sexualité, à savoir tout ce qui relève de la sensorialité, de la sensualité ou du plaisir sexuel. Quelques participantes lesbiennes ont ainsi révélé que la dimension sexuelle de la relation avec leur partenaire leur permettait de mettre à distance les impératifs de se conformer aux idéaux de beauté axés sur la jeunesse ou la minceur. Nicole, lesbienne de 69 ans, explique ainsi la raison pour laquelle elle se sent à l’aise de montrer son corps nu à sa partenaire, bien qu’elle-même se juge « toute fripée » : « Ce qu’on fait avec notre corps quand on est ensemble c’est plus que de se pavaner juste pour dire admire mon corps […] Si je n’avais aucune relation sexuelle, mes réponses seraient, c’est sûr, totalement différentes. » L’effet de la connexion sensorielle sur l’augmentation du confort à montrer son corps vieillissant peut d’ailleurs se faire sentir dès les premiers temps de la relation entre les deux partenaires, comme en témoigne l’expérience de Sylvie, lesbienne de 65 ans :
La première fois, c’est toujours effrayant, parce que tu te dis : « Comment je suis physiquement? Est-ce que c’est bien reçu? Est-ce nos grains de peaux vont bien aller ensemble? Est-ce que nos odeurs vont bien se composer [ensemble]? » […] Puis si ça passe c’est correct. La deuxième fois, c’est tout à fait différent là. C’est comme plus léger, beaucoup plus agréable. Je vais faire plus de choses, je vais bouger plus, je vais prendre une autre position. Parce que la première fois que je fais l’amour avec quelqu’un, j’essaie de pas montrer toutes les parties de mon corps en même temps.
Dans cet extrait, Sylvie insiste sur le contraste entre les craintes associées à la première rencontre sexuelle, source d’insécurité quant à l’apparence de son corps vieillissant, et le confort ressenti lors de la deuxième rencontre sexuelle. La source de l’inquiétude initiale est ici de savoir si le corps dans sa globalité sera bien reçu par l’autre, y compris ses dimensions esthétiques mais aussi sensorielles. Cependant, l’enjeu dépasse la question de la seule acceptation de son corps par l’autre pour s’étendre à la question de savoir si les deux partenaires parviendront à former ensemble une relation incarnée harmonieuse. Dans cet exemple, c’est par conséquent l’acceptation mutuelle de la subjectivité corporelle par les partenaires, à la suite du partage d’une première expérience d’intimité sensorielle, qui permet la mise à distance des normes de beauté âgistes et sexistes et devient donc un moyen de contrer les effets de la dérivatisation structurelle.
Discussion et conclusion
Notre étude nous a permis de mettre en lumière l’influence variable des normes esthétiques prédominantes sur les femmes âgées dans le contexte de la vie intime et sexuelle. Alors que certaines situations et expériences vécues dans des relations intimes semblent propices à ce que ces normes exercent une influence néfaste sur les femmes âgées et amplifient leur sentiment d’insécurité à l’égard de leur apparence corporelle, d’autres, au contraire, atténuent l’effet de ces normes.
La recherche d’une ou d’un partenaire ou encore la perspective d’une relation intime ou sexuelle avec une nouvelle personne se sont révélées comme des situations exacerbant les effets des idéaux corporels sur les participantes, tant hétérosexuelles que lesbiennes. Ces situations où les partenaires et la relation intime restent dans le domaine de l’imaginaire, et n’ont pas encore un caractère incarné, sont propices à susciter les craintes des femmes âgées concernant le possible rejet ou le regard négatif qui pourrait être porté par ce ou cette partenaire sur leur corps âgé. Alors que ce type de dynamique est souvent analysé en termes d’objectification des femmes, nous arguons que le problème ne réside pas tant dans le fait que le corps des femmes est considéré comme un objet, mais plutôt dans l’idée qu’elles sont jugées désirables uniquement si elles se conforment aux désirs et normes de beauté établies par les hommes, et plus largement par la société, au risque de se faire rejeter ou encore d’être désexualisées. Si l’on peut s’étonner que les femmes âgées lesbiennes semblent ressentir les mêmes inquiétudes, il importe de ne pas oublier que celles-ci, et davantage encore les plus âgées, ont évolué dans un contexte historique et social hétéronormatif diffusant ces valeurs à l’ensemble de la population. La dérivatisation structurelle intériorisée par les femmes âgées, tant hétérosexuelles que lesbiennes, qui se révèle dans leurs craintes que leur corps soit jugé négativement par une nouvelle partenaire ou un nouveau partenaire, ne peut donc être comprise qu’à la lumière de la socialisation sexiste et hétérosexiste qui prédomine dans la société.
L’engagement dans une relation intime basée sur des liens affectifs s’est en revanche révélé propice à l’acceptation de la subjectivité corporelle par les partenaires et favorisant les sentiments de confiance des participantes relativement à leur apparence corporelle, ce qui rejoint les résultats de Thorpe et autres (2015). Ce type de relation vient, par conséquent, atténuer l’emprise des normes de beauté prédominantes et les effets de la dérivatisation structurelle. D’autres types de relations sont, au contraire, basées sur une volonté du ou de la partenaire de réduire la femme âgée à ses propres standards de beauté et désir, en niant sa subjectivité corporelle, selon un processus de dérivatisation interindividuelle et peut relayer et renforcer la dérivatisation structurelle vécue par les femmes âgées.
Soulignons également les différences à cet égard entre les expériences des participantes hétérosexuelles et lesbiennes. Seules les hétérosexuelles ont témoigné d’une pression exercée en rapport avec la norme de la minceur, corroborant les constats d’autres études relativement à une plus grande acceptation de la diversité corporelle dans les communautés lesbiennes, en particulier chez les plus âgées (Smith, Telford et Tree 2019). Nos résultats confirment aussi que les normes propres aux communautés lesbiennes concernant l’expression de genre peuvent exercer une pression sur les relations intimes (Huxley, Clarke et Halliwell 2011), comme en ont témoigné plusieurs participantes lesbiennes. Cependant, il faut noter que contrairement aux expériences des participantes hétérosexuelles, les commentaires critiques des partenaires des participantes lesbiennes semblaient moins s’inscrire dans un processus de dérivatisation interindividuelle dans la mesure où ils n’allaient jamais jusqu’à dénier leur subjectivité corporelle et de genre.
Enfin, notre étude met en évidence le rôle fondamental joué par la dimension sensorielle et sensuelle de la relation avec l’autre dans la mise à distance des normes de beauté prédominantes et le sentiment de confiance des femmes envers leur corps, corroborant les résultats de Thorpe et autres (2015). Ce constat rejoint la théorie de Cahill (2011), qui remet en question l’idée d’une dichotomie corps/esprit et revalorise le corps au sein de la relation. Nos données confirment ainsi l’intérêt de dépasser les analyses en termes d’objectification et de reconnaître les bénéfices que peuvent retirer les femmes âgées de leurs expériences corporelles et sexuelles. Le corps et ses expériences constituent les conditions de possibilité de leur subjectivité pleine et entière de même qu’une barrière à la dérivatisation structurelle de la société âgiste et sexiste.
Pour conclure, notre étude démontre que, loin d’être systématique, l’incidence des normes esthétiques prédominantes sur les femmes âgées est modulée par les expériences et les relations intimes qui peuvent être vectrices de reconnaissance comme de déni. Dans un contexte culturel âgiste, où les corps féminins âgés tendent à être invisibilisées et désexualisées, il est par conséquent primordial de distinguer l’objectification de la dérivatisation et de reconnaître aux femmes âgées le droit d’être simultanément des objets et des sujets de désir.
Parties annexes
Notes biographiques
Isabelle Wallach est anthropologue et professeure au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle est membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) et de la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres. Ses travaux de recherche portent sur la sexualité en contexte de vieillissement.
Julie Lavigne est historienne de l’art et professeure au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle est membre professeure du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) et de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Ses recherches portent sur la représentation de la sexualité des femmes en art visuel, dans les téléséries et dans la pornographie féministe.
Note
-
[1]
« To have that gaze skip over you, to be rendered sexually invisible by society at large, is to have your full personhood denied. »
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