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L’ouvrage Des musulmanes ouest-africaines au Québec. Entre subversion et conformité rend compte de manière détaillée de travaux de recherche menés par Diahara Traoré dans une perspective ethnographique. Il se veut une fenêtre sur des femmes que l’auteure qualifie de peu entendues, peu connues, voire invisibles, alors qu’elles font par ailleurs partie de ce qu’on désigne comme des minorités visibles. C’est le premier paradoxe qu’elle soulève dans son ouvrage en s’intéressant aux parcours de 24 femmes musulmanes originaires de l’Afrique de l’Ouest qui résident au Québec. Porteuses de marqueurs identitaires multiples, femmes, musulmanes, immigrantes, nées et éduquées dans des pays de l’ouest du continent africain (Mali, Sénégal, Guinée et Niger), vivant dans des quartiers montréalais, elles sont à la croisée de multiples pratiques culturelles, religieuses, spatiales et temporelles. L’auteure étudie la manière dont ces femmes sont des agentes actives dans ces croisements et bricolages qui touchent les pratiques et les savoirs religieux ainsi que les communautés religieuses, plus ou moins structurées auxquelles elles se réfèrent implicitement ou explicitement. Selon Traoré, ce système de savoir, « dissimulé derrière des couches de silence […] met en jeu des tensions entre savoirs officiels légitimés et savoirs apocryphes, entre savoir public et savoir privé et enfin entre savoirs sacrés et savoir profanes » (p. 8). Elle cherche dans son ouvrage à décrypter le rapport de ces migrantes au savoir islamique non pas autour du texte sacré, mais plutôt à travers leurs pratiques, leur incorporation (au sens du corps) et leurs reconstructions sémantiques et spirituelles.

Traoré situe d’entrée de jeu la pertinence de son approche :

  1. dans une perspective féministe, en visant à documenter la place des femmes dans la production, la construction et le discours religieux;

  2. dans le domaine de l’islamologie, en s’intéressant à la spiritualité de femmes musulmanes non originaires de l’Orient ou du monde arabe dans un contexte migratoire;

  3. dans le champ des migrations, en approchant le parcours de ce groupe de femmes au Québec et son influence sur leurs savoirs religieux;

  4. et finalement dans la visée de mieux comprendre la diversité religieuse croissante au Québec et au Canada.

L’auteure veut ainsi redonner une place aux femmes, plus précisément à ces femmes dans l’épistémologie du savoir religieux, le plus souvent une affaire d’hommes, et contester « les catégorisations pré-établies du savoir […] définies et classées selon un discours précis : patriarcal et occidental-européen […] dans une logique d’opposition binaire » (p. 13).

Si les objectifs de l’ouvrage sont multiples et recoupent les approches théologiques, sociologiques et psychosociales, l’auteure a dû mener un exercice rigoureux de structuration de ses données et des analyses afin de permettre à ses lectrices et à ses lecteurs de suivre son fil conducteur, soit le rapport à l’islam de ces femmes au travers de leurs parcours migratoires et leur agentivité dans ses productions et transmissions.

L’introduction rend bien compte des motivations de l’auteure à s’intéresser à ce groupe de femmes dont elle partage les origines. Traoré y décrit avec clarté les spécificités des parcours migratoires de ces femmes. Son cadre épistémologique y est présenté, de manière bien articulée bien que ce soit parfois un peu touffu. Dans le premier chapitre, elle s’intéresse aux pays d’origine de ces femmes et à la place qu’y prend l’islam : ils sont francophones, anciennement colonisés par la France, à forte majorité musulmane et avec une constitution laïque. Colonisation, indépendances, rapports majoritaires-minoritaires, relations géopolitiques et quête identitaire marquent les développements de l’islam en Afrique de l’Ouest. Ce chapitre ouvre aussi sur le contexte des migrations de ces pays de l’Afrique de l’Ouest vers le Québec, immigration qui date de la fin des années 80 et 90 et qui a été marquée à l’égard de la population musulmane par la stigmatisation et le racisme qui ont suivi les attaques du 11 septembre 2001.

Dès le deuxième chapitre, l’auteure rend compte des récits que ces 24 femmes lui ont fait de leur cheminement migratoire et spirituel ainsi que de leurs pratiques religieuses, qu’elle a pu aussi observer de manière fine dans diverses activités de leur vie quotidienne dans les espaces tant privés que publics. Quatre récits illustrent les trajectoires migratoires et religieuses de femmes qui donnent au quotidien et par leur narration des sens nouveaux à leur migration, mais également à leurs savoirs religieux. Ces illustrations fort intéressantes rendent ces femmes vivantes et proches du lectorat et amènent à saisir les bricolages qu’elles mettent en oeuvre durant leur migration pour à la fois changer, transmettre et produire de nouvelles pratiques tenant compte de la diversité de leurs expériences.

Le troisième chapitre aborde, de manière plus précise et transversale relativement aux divers parcours, les rapports de ces femmes aux dimensions formelles, cultuelles et textuelles de l’islam, et ce, en s’appuyant sur les rituels religieux et les croyances qu’elles développent dans le contexte migratoire montréalais. En décrivant ces pratiques et leur sens pour les 24 femmes rencontrées, Traoré analyse les appropriations, les remises en question, et aussi les subversions qu’elles mettent en oeuvre à partir des savoirs islamiques que l’auteure dit « hégémoniques légitimés » (p. 46). Cette partie repose sur une connaissance des textes et des pratiques de l’islam et aborde aussi certains débats qui se déroulent dans le monde musulman. L’auteure se penche sur les pratiques renouvelées de la prière ou du jeûne du ramadan par exemple, des horaires, des lieux pour comprendre comment le fait d’être en minorité, d’être une femme d’origine africaine au Québec, de travailler, etc., influence le rapport aux dogmes officiels. Elle aborde aussi le port du hijab, et son enquête montre que les femmes ouest-africaines de Montréal ont un rapport particulier à cette pratique : 3 seulement des 24 femmes interviewées le portaient quotidiennement. Pour les autres, « il pouvait être en contradiction avec leur identité ethnonationale, ce qui pourrait aussi être lié à la volonté de se distinguer des arabomusulmans dans le contexte de l’après 11 septembre ». Pour plusieurs, le hijab ne fait pas partie de leur culture (p. 53).

Ce chapitre propose de nombreuses informations sur la vie quotidienne de ces femmes à Montréal et sur leur manière d’y pratiquer leur religion. Une partie est consacrée au lien qu’elles entretiennent avec les institutions musulmanes de Montréal, et l’auteure rapporte que plusieurs d’entre elles se sentent exclues des espaces institués, comme les mosquées ou les activités musulmanes collectives, ces institutions semblant plus tournées vers les populations arabes ou indo-pakistanaises. Des obstacles raciaux et linguistiques se dressent devant les femmes originaires de l’Afrique de l’Ouest dans la fréquentation de ces groupes et de ces institutions musulmanes montréalaises. Finalement, Traoré remet en question le rapport de ces femmes aux sources du savoir islamique, et plusieurs en réfutent les interprétations élitistes et intellectuelles. Ces femmes ont en commun de vivre leur religion de manière plutôt privée, personnelle et invisible, tout en respectant certains principes essentiels à leurs yeux, dont la prière et le jeûne. Et l’auteure parle d’un islam de résistance devant les discours dominants et officiels, eux aussi multiples (p. 68).

Le quatrième chapitre, pour mieux circonscrire encore les rapports au savoir islamique développé par ces femmes, analyse les savoirs licites et les savoirs secrets sur les rituels et les dogmes musulmans. En particulier là encore, Traoré observe les bricolages qu’elles produisent entre les savoirs issus de leur éducation religieuse, comme la lecture du Coran, et les savoirs culturels traditionnels, telles les pratiques de magie divinatoire et de guérison. Au travers de trois récits, l’auteure rend compte des conceptions différentes du savoir islamique que ces femmes ont acquis durant leur enfance, au fil de leur parcours migratoire, en rapport avec leur condition de femmes, de migrantes et de citoyennes originaires de communautés de l’Afrique de l’Ouest. De la pratique transmise par la mère au savoir livresque ou encore à la quête spirituelle individuelle, ces récits mettent en scène les diverses polarisations et contradictions qui forment le rapport au savoir religieux de ces femmes : les différences entre les sexes, les référents traditionnels versus modernes, les pratiques culturelles africaines versus arabes versus occidentales… L’auteure présente ensuite ce qu’elle nomme les « savoirs secrets » détenus et développés par ces femmes, tout en montrant leur articulation avec leur parcours religieux de même que leurs croyances et pratiques islamiques. Une fois de plus, ce sont de nouvelles configurations du savoir qui, le plus souvent, s’effectuent de manière privée mais aussi entre femmes, comme la prédiction de l’avenir ou les rituels de guérison. Traoré décrit ainsi un islam syncrétique propre à l’Afrique de l’Ouest, mais plus encore remanié, redéfini et particulier à ces migrantes installées à Montréal.

Le cinquième chapitre ouvre une perspective nouvelle, celui des femmes mourides de Montréal, et ce, afin de mieux déterminer l’agentivité féminine au travers d’un cadre communautaire religieux structuré. L’auteure effectue cette étude de cas ethnographique avec finesse et force détails, ce qui permet ainsi de comprendre la manière dont ces femmes « entretiennent et transforment leur rapport à la hiérarchie et au savoir islamique légitime » (p. 95). En particulier, elle s’intéresse à leurs rapports parfois concurrentiels, parfois parallèles, voire dominants avec le monde des hommes et leurs savoirs et pratiques patriarcaux dans cette communauté. Traoré y envisage aussi les liens transnationaux mis en oeuvre au sein de la communauté avec les régions d’origine, ici plus précisément le Sénégal, et aborde la place et l’agentivité qu’y développent les femmes. Les récits recueillis et les rencontres avec ces femmes illustrent le propos et donnent substance et nuances à une analyse qui pourrait paraître aride, parfois uniquement théologique, même ethnoculturaliste.

La conclusion permet à Traoré d’illustrer la pertinence du titre de son ouvrage. Elle y insiste sur l’agentivité de ces femmes qui oscillent entre conformité aux normes islamiques contemporaines et formes de subversion ancrées dans des religiosités individualistes et utilitaristes. Elle revient aussi sur le contexte migratoire qui amène ces femmes à s’éloigner des références de leurs sociétés d’origine, absentes à Montréal.

Cet ouvrage de Traoré est bien mené et répond à l’objectif de donner de la visibilité à des femmes peu connues à Montréal ainsi que de montrer qu’elles sont proactives dans leur vie religieuse et sociale. Cependant, le titre peut créer une certaine confusion en laissant croire que l’aspect social justement des stratégies et des pratiques dites de conformité et de subversion serait plus présent. Le contenu de l’ouvrage est plutôt organisé autour de la compréhension du savoir religieux, de sa mise en pratique et des nouvelles reconfigurations entre normes conventionnelles de l’islam et pratiques religieuses revisitées de manière individuelle et privée. Dans le domaine de la recherche interculturelle, de nombreux travaux s’attachent à décrire les bricolages identitaires et culturels dans différents domaines et pour plusieurs populations (Vatz Laaroussi et autres 2013). L’approche qualitative, la recherche ethnographique, la perspective constructiviste, les récits de vie et de pratique y sont privilégiés (Vatz Laaroussi 2016a). D’autres études cherchent à comprendre les réseaux sociaux développés par des personnes immigrantes et à préciser leur influence sur les nouveaux savoirs, les pratiques et les références culturelles mis en oeuvre (Bolzman et Vatz Laaroussi 2010; Vatz Laaroussi 2016b; Setién et autres 2015). D’autres, enfin, s’intéressent au rapport au savoir, comme processus qui se produit, se reproduit et se transforme dans la transmission et le changement liés à la migration et au cheminement de vie des personnes et des familles (Vatz Laaroussi et autres 2012). L’originalité de l’ouvrage de Traoré, mais aussi une de ses limites, est de se centrer sur le savoir religieux de ces femmes défini au travers de leurs pratiques, connaissances et convictions. Par contre, et ce pourrait être l’objet d’une prochaine publication de l’auteure, il serait intéressant et pertinent de saisir comment cette reconfiguration des savoirs religieux joue sur leurs stratégies d’insertion, d’intégration et de citoyenneté ainsi que sur la place qui leur est faite tant dans la société québécoise que par rapport à leur pays d’origine et dans leurs réseaux transnationaux. Une telle perspective permettrait de situer cette étude dans le champ interdisciplinaire de l’interculturalité.

Par ailleurs, et l’auteure insiste sur ces points, ces femmes se définissent par des caractéristiques de genre, d’ethnicité, de culture, de religion, d’origine et de statut social qui les mettent en situation d’invisibilité, parfois d’exclusion de divers groupes sociaux (la société québécoise, leur groupe religieux, leur société d’origine, etc.). Il serait certainement très pertinent d’aborder leurs stratégies dans une perspective intersectionnelle pour à la fois situer chacune comme actrice qui peut résister et innover sur l’une ou l’autre de ces facettes, mais qui est aussi aux prises avec les oppressions, les stigmatisations et les iniquités multipliées par ces diverses dimensions (Vatz Laaroussi et équipe Québec Femmes et féminismes en dialogue 2018). Cette perspective, absente de l’analyse, nous semble manquer pour développer pleinement la perspective féministe qui ici apparaît de manière différentialiste, au travers des spécificités de ces femmes : cependant, elle pourrait être renforcée par une compréhension de ce que ces femmes partagent et des liens de solidarité qu’elles peuvent entretenir avec d’autres minorités, par l’entremise de certaines de ces dimensions et oppressions, par exemple avec d’autres femmes musulmanes du Québec ou d’autres immigrantes (Doré et autres 2019). La démonstration effectuée d’un rapport à l’islam individualisé et privé pourrait ainsi être nuancée et complexifiée.

Cet ouvrage dense et original ouvre la voie pour continuer à croiser divers champs de recherche et pour penser aussi dans une perspective féministe au développement de nouvelles solidarités.