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On ne naît pas prédateur. On le devient. […] les êtres humains de sexe masculin ne naissent pas sadiques, haineux ou prédateurs. L’éducation et la culture, toutes deux renforcées par diverses récompenses sociales de conformité à la virilité, favorisent une construction identitaire qui mènera les plus fragiles et les plus inquiets d’entre eux dans un cul-de-sac de détestation.
Lamartine 2021 : 65
Thérèse Lamartine, connue notamment pour son ouvrage Le féminin au cinéma (2010), propose ici un essai essentiel et critique dans lequel elle examine méticuleusement la vague de contestations contre « l’intenable violence sexuée des hommes envers les femmes » (p. 10). Son texte entérine et amplifie les milliers de voix de femmes qui dénoncent les violences sexuelles dont elles sont victimes pour renverser le pouvoir qui les écrase. Pour ce faire, l’autrice revisite consciencieusement les tenants sociohistoriques et juridiques du mouvement #MoiAussi[1]. Plurielle, son analyse aborde une multiplicité de points de vue sur la violence sexuelle et les rapports de domination, y compris les problèmes de pédocriminalité, et souligne l’importance de la recherche et de l’identification des agresseurs[2].
Lamartine situe l’origine de ce phénomène de dénonciation collective au 5 octobre 2017, date de la publication d’un article dans The New York Times par les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey, comme le catalyseur du mouvement #MoiAussi : « le magnat du cinéma hollywoodien Harvey Weinstein [est accusé] de nombreux faits de harcèlement et d’agression sexuelle » (p. 15). Toutefois, l’article ne détruira pas seulement Weinstein (p. 166-170), personne puissante dans la société américaine, puisque ce dernier ne chutera pas isolément. Sa déchéance, reposant notamment sur sa dépravation, entraînera une multitude de figures influentes dans divers domaines vers une abyssale débâcle.
Lamartine met également en lumière qu’il n’y a pas que le statut social du harceleur qui incombe dans l’incidence qu’ont les dénonciations, mais également le statut des victimes. Si l’affaire Dominique Strauss-Khan (2011), qui prétendait à la présidence française, a eu moins de répercussions dans la presse, c’est fort probablement qu’une anonyme femme de chambre pauvre intéresse moins le grand public que les célébrités vêtues de paillettes comme Angelina Jolie, Salma Hayek et Cara Delevigne, qui se sont insurgées toutes trois contre Weinstein et sa pratique de la « promotion canapé » (casting couch[3]). À l’heure actuelle, les incendies des agressions sexuelles dépassent le monde médiatique et sont répandus dans toutes les institutions, de l’armée jusqu’à l’Église catholique : « Plus on y regarde de près, plus on distingue la proximité pour ne pas écrire la collusion des hommes dopés de privilèges qui exercent une coercition phallofaciste, déguisée ou affichée, à l’endroit des femmes » (p. 21).
Le deuxième chapitre de l’étude de Lamartine porte sur la pédocriminalité et révèle que, depuis 2017, on ne cesse de dénombrer le nombre d’agresseurs dénoncés partout au monde. On souligne l’intolérance marquée pour la pédo-apologie. Lamartine cite l’exemple du pédophile Gabriel Matzneff (p. 135-138), qui a ouvertement documenté ses multiples agressions sexuelles de personnes mineures dans ses livres autobiographiques sans qu’on réagisse[4]. Encore plus absurde, on a continué de le publier. S’il est vrai que les pédoprédateurs ont sévi longtemps sans qu’on les traduise en justice, l’autrice souligne le fait que, durant les années 70 et 80, « sous prétexte qu’il était interdit d’interdire, des intellectuels français ratiocinaient sur les possibles, voire les souhaitables relations sexuelles entre adultes et jeunes ou très jeunes enfants » (p. 31). L’ouvrage Le consentement (Springora 2020), écrit par une victime de Matzneff, met en lumière les mécanismes qui permettent aux abuseurs de sévir et les séquelles indélébiles infligées aux victimes. Pour sa part, Lamartine documente plusieurs exemples probants et actuels de pédo-apologie, dont les créations artistiques qui en font l’objet, comme la relation entre un homme mature et une fille de 15 ans dans le roman La vérité sur l’Affaire Harry Quebert (Dicker 2012), couronné de nombreux prix prestigieux et adapté à l’écran. Il y a là matière à réfléchir sur l’acceptation sociale de la pédocriminalité par le grand public.
Le troisième chapitre, intitulé « Women Lives Don’t Matter », aborde la recrudescence de la violence envers les femmes durant la récente pandémie de COVID-19 et l’augmentation des féminicides partout sur la planète. Lamartine y parle d’une industrie de la violence bien huilée par la brutalité que l’on inflige aux femmes par l’entremise de la pornographie et de la prostitution, ce qui banalise ainsi les agressions. Le féminicide est exacerbé par le peu d’importance, ou même la non-importance, accordée à ce phénomène social puisqu’il n’a pas son pendant masculin (p. 42) : « L’hominicide, soit des hommes qui sont tués parce qu’ils sont des hommes, n’existe pas[5]. » L’autrice estime que c’est à travers l’éducation des jeunes filles et des femmes qu’il est possible de changer les choses (p. 45) :
Il est de première nécessité de leur apprendre que les hommes ne sont pas des princes charmants, mais des êtres à qui l’on assigne, dès leur conception, des droits et des privilèges pour la seule et unique raison qu’ils naissent avec un phallus, droits et privilèges qu’ils conserveront jusqu’à leur dernier souffle.
En outre, les violeurs et les agresseurs ont des visages multiples et se cachent trop souvent sous de nobles professions en position de pouvoir (prêtres, professeurs, avocats, etc.). Tous les hommes, quelles que soient leurs façades professionnelles, ne sont pas à l’abri de commettre des gestes barbares, et il faut les dénoncer, même s’ils sont en position de pouvoir. Lamartine cite ensuite une myriade de noms d’hommes connus illustrant ainsi la variété des profils professionnels des agresseurs sexuels.
Le quatrième chapitre donne plusieurs exemples de l’inéquitable réalité des répercussions sur les agresseurs, souvent minimes en comparaison de l’ampleur des dommages irréparables subis par les victimes. Lamartine démontre la manière dont les nombreux délinquants sexuels se tirent d’affaire devant les tribunaux et poursuivent leur existence sans séquelles ni conséquences. Elle déploie les tenants d’un antimouvement « que nos voisin·e·s du Sud ont baptisé call-out culture ou cancel culture, cette culture du bannissement s’ébroue, tente d’invalider les dénonciations, de saper et de réduire à néant le premier palier de ce qui s’apparente à une révolution sexuée » (p. 56).
Le cinquième chapitre, qui clôt la première section de l’essai, met en évidence le besoin de recherche criant sur les violences sexuelles envers les femmes (p. 62) :
Maintenant, la question se pose. Comment porter à l’attention publique les cas majoritaires, on s’en doute, de celles qui ne sont pas des femmes puissantes ou des figures médiatiques? De celles qui émergent des couches moyennes ou défavorisées de la société comme les personnages romanes de Lola Lafon, toutes fillettes issues d’un milieu pauvre, exploitées sexuellement, et qui cherchent perpétuellement une porte de sortie?
Lamartine poursuit son essai avec des données empiriques percutantes sur les violences faites aux femmes à propos des mutilations génitales (excisions), les mariages forcés de fillettes et de filles mineures, les meurtres, les viols, etc. Puis elle offre une réflexion sur l’épineuse question des artistes masculins dont on glorifie le travail, mais qui sont à l’origine d’actes criminels. À ce titre, les crimes sexuels commis par le réalisateur Roman Polanski sont bien documentés et de notoriété publique (p. 129-132) : il s’est d’ailleurs enfui des États-Unis avant d’être incarcéré pour le viol d’une mineure en 1977, crime pour lequel il a plaidé coupable. Bien qu’il ne puisse remettre les pieds en sol américain sans être emprisonné, Polanski réalise toujours des longs-métrages de fiction et a même été couronné « meilleur réalisateur » à la cérémonie des Césars en 2020. L’autrice demande (p. 70) : « Un artiste peintre et un peintre en bâtiment sont-ils jugés selon les mêmes critères de justice? » On en doute et on dénonce ainsi le traitement privilégié d’hommes adulés pour leurs créations artistiques.
La deuxième section de l’ouvrage (p. 83-170) est, en quelque sorte, le petit dictionnaire des prédateurs sexuels contemporains colligés sous quatre catégories : 1) les profiteurs sans scrupules, 2) les opportunistes pugnaces, 3) les obsédés compulsifs et 4) les grands prédateurs. L’autrice documente soigneusement les profils de 60 hommes publics puissants aux professions variées. Elle y écrit leurs méfaits et les conséquences (ou l’absence notable de conséquences) liées aux violences qu’ils ont perpétrées. Plus choquantes les unes que les autres, ces histoires de méfaits sexuels tissent le portrait d’une société dans laquelle les femmes sont sous l’emprise sexuelle d’hommes en situation de pouvoir dans tous les corps de métiers prestigieux. L’étendue de la recension de Lamartine n’est malheureusement que la pointe de l’iceberg, si l’on considère les agressions commises par des hommes anonymes des classes moyennes et défavorisées. L’autrice laisse d’ailleurs en annexe une autre liste de cas à documenter (p. 191-196).
Quelles sont les pistes de solution? L’autrice propose ceci : « [l]’assainissement des rapports sexués doit s’inscrire au coeur de ce changement » (p. 12). Cependant, force est de constater les limites du système juridique patriarcal, même dans les sociétés dites démocratiques. Au Canada, par exemple, « [t]rois agressions sexuelles déclarées sur 1 000 se concluent par une condamnation » (p. 171). Les conclusions tirées de l’ouvrage Une planète en mal d’oestrogène (Lamartine 2020) sont ici réitérées par l’autrice pour expliquer la violence systémique des hommes envers les femmes dont le tout-puissant pouvoir masculin, l’impunité généralisée et la peur intériorisée des femmes (p. 172). Il y a tant à faire lorsqu’on réalise que même le président de la France, Emmanuel Macron[6], défend l’acteur Gérard Depardieu (p. 98-99) dans les médias relativement aux multiples dénonciations d’agressions dirigées vers ce dernier. Comment le système judiciaire peut-il réellement contribuer à l’incarcération des violeurs et des agresseurs si la classe dirigeante banalise les agissements déviants et favorise leur défense? Le titre de l’ouvrage de Lamartine résonne alors comme un écho : Justice sera-t-elle enfin rendue? Plus que jamais, il est essentiel, envers et contre tout, que les femmes puissent se servir du mot-clic #MoiAussi.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le mouvement #MoiAussi est internationalement connu sous l’appellation anglophone #MeToo; Lamartine estime que l’affaire de l’animateur Jian Ghomeshi de la CBC en 2014 en serait le précurseur avec le mot-clic #AgressionsNonDénoncées (#BeenRapedNeverReported).
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[2]
L’essai de Lamartine ne porte que sur les hommes, d’où le seul masculin pour les noms « agresseur » ou « harceleur ».
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[3]
Le casting couch, nommée en français par Lamartine comme « promotion canapé », fait référence aux hommes en position d’autorité dans le milieu du divertissement qui octroient des avantages professionnels aux femmes ou à d’autres hommes en échange de faveurs sexuelles.
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[4]
Sauf Denise Bombardier, qui a dénoncé Matzneff sur le plateau de l’émission Apostrophes, animée par Bernard Pivot, en 1990. De ce fait, Bombardier condamne la pédophilie de Matzneff trente ans plut tôt, ce qui lui vaut maintes insultes misogynes.
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[5]
L’androcide réfère à un crime haineux sur les garçons ou adultes masculins qui sont tués parce qu’ils sont des hommes : ces meurtres sont toutefois perpétrés dans les contextes publics spécifiques de guerres ou de génocides contrairement aux féminicides, qui se déroulent majoritairement dans l’espace privé.
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[6]
En décembre 2023, Emmanuel Macron a publiquement pris la défense de Gérard Depardieu, dont il est un « grand admirateur » et qui « rend fière la France » (Pennetier 2023).
Références
- DICKER, Joël, 2012 La vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Paris, Éditions de Fallois et Éditions L’Âge d’Homme.
- KANTOR, Jodi, et Megan TWOHEY, 2017 « Harvey Weinstein Paid Off Sexual Harassment Accusers for Decades », The New York Times, 5 octobre, [En ligne], [www.nytimes.com/2017/10/05/us/harvey-weinstein-harassment-allegations.html] (22 mars 2024).
- LAMARTINE, Thérèse, 2020 Une planète en mal d’oestrogène. Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur.
- LAMARTINE, Thérèse, 2010 Le féminin au cinéma. Montréal, Sisyphe.
- PENNETIER, Marine, 2023 « En France, les féministes consternées après la défense de Depardieu par le président Macron », Le Devoir, 23 décembre, [En ligne], [www.ledevoir.com/culture/cinema/804220/france-feministes-consternees-apres-defense-depardieu-president-macron] (22 mars 2024).
- SPRINGORA, Vanessa, 2020 Le consentement. Paris, Grasset.