Corps de l’article

Introduction

L’innovation représente un concept très populaire actuellement, qui réfère, de manière générale, à un changement issu d’un besoin d’amélioration (Conseil de la science et de la technologie [CST], 2000). D’ailleurs, le Québec s’est récemment muni d’une stratégie nommée Oser innover (Ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation [MÉSI], 2017). Par le biais de cette politique gouvernementale, la recherche et l’innovation sont valorisées, entre autres, via l’utilisation des technologies, la reconnaissance des chercheurs et innovateurs, une bonification des offres de financement pour la recherche et l’utilisation de données probantes. Les secteurs concernés sont variés et comprennent les industries, le domaine des sciences, la relève scientifique (de l’école primaire à l’université), de même que celui de la santé et des services sociaux. D’ailleurs, pour ce dernier secteur, la stratégie du MÉSI (2017) s’accorde avec la stratégie québécoise des sciences de la vie du Gouvernement du Québec (2017), afin de soutenir l’innovation dans ce domaine d’activités. Ainsi, l’intégration des meilleures pratiques est valorisée afin d’améliorer l’offre de services aux usagers. Parmi les initiatives mises en place, se retrouve le déploiement de l’intervention technoclinique dans le secteur de la déficience intellectuelle et du trouble du spectre de l’autisme (Lussier-Desrochers, 2017). La mise en place de cette pratique, définie comme une « modalité́ d’intervention utilisant les technologies numériques dans une visée d’adaptation ou de réadaptation auprès de personnes présentant des déficiences ou des incapacités » (Lussier-Desrochers, 2016, p. 14), est soutenue par le Centre de partage d’expertise en intervention technoclinique (CPEITC), équipe de recherche située à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Parmi les différentes stratégies déployées par le Gouvernement du Québec, la promotion de la recherche est mise en premier plan. Évidemment, il veut « mesurer et documenter les effets de l’introduction, rapide et encadrée, des innovations sur les performances du réseau de la santé et des services sociaux et de ses établissements » (Gouvernement du Québec, 2017, p. 57). C’est ce que souhaite réaliser le CPEITC via sa mission de « favoriser le transfert et l'utilisation des connaissances scientifiques en matière d'intervention technologique afin d'améliorer la qualité de vie et la participation sociale des personnes présentant une DI ou un TSA » (CPEITC, 2017). Mais une question se pose : « comment l’innovation peut-elle être soutenue par la recherche? ». Le propos présenté ci-dessous tentera de démontrer la nécessité de s’intéresser aux acteurs impliqués dans le processus d’innovation, dont les personnes présentant déficience intellectuelle (DI) ou un trouble du spectre de l’autisme (TSA) elles-mêmes. D’abord, l’évolution des perspectives concernant l’innovation sera détaillée. Puis, un rapprochement entre les sciences humaines et sociales et l’innovation sera réalisé. Par la suite, la pertinence d’utiliser la recherche qualitative pour comprendre la façon dont l’innovation est déployée sera argumentée. Enfin, quelques recommandations pour réaliser une recherche qualitative dans ce secteur d’activité seront proposées.

L’innovation perçue au fil du temps

Au fil du temps, l’innovation a été définie et présentée selon différentes perspectives. À ses débuts, le concept d’innovation a été associé à la technologie et s’inscrivait soit dans une logique de marché, soit dans une logique de science (Dandurand, 2005; Tremblay, 2014). Tremblay (2014) parle du modèle de la boîte noire pour illustrer la logique de la science, c’est-à-dire, qu’il y a un processus linéaire entre l’invention et l’innovation. Parmi les visions linéaires se retrouve celle de Schumpeter (1939) qui considérait les innovations comme la diffusion d’une invention. Ainsi, la science et les progrès techniques représentent les éléments déclencheurs au développement de nouveaux produits (Tremblay, 2014). La logique de marché, contrairement à celle de la science, représentée par Schmookler (1966), soutient que l’innovation survient suite aux besoins non comblés des utilisateurs (Tremblay, 2014). Ainsi, elle réfère davantage à des innovations technologiques de produits (mise au point ou commercialisation d’un produit plus performant) et de procédés (mise au point ou adoption de méthodes de travail améliorées; Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2005) Autrement dit, ce sont les demandes provenant des milieux qui amènent le développement de nouveaux produits.

L’acteur au centre de l’innovation

Ces premiers modèles, qui font un rapprochement étroit entre innovation et invention (Dandurand, 2005), n’accordent pratiquement aucune place aux processus liant les deux concepts, ni aux acteurs. En effet, tel que le mentionne Perani « avant d’être un événement matériel, biologique, physique, économique, technologique, le changement est un événement psychique ; avant d’être un événement objectif, il est un événement subjectif » (Arcand, 2007, p.13). Cette conception s’inscrit dans un courant qui a émergé au cours des années 1980 et reconnaît le caractère dynamique de l’innovation. On commence à parler d’un type d’innovation complémentaire à l’innovation technologique (CST, 2000), soit l’innovation sociale. Celle-ci se définit comme :

Toute approche, pratique, intervention ou encore tout produit ou service novateur ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations ou des communautés et dont la mise en oeuvre résout un problème, répond à un besoin ou à une aspiration.

Rollin et Vincent, 2007, p. 14

Cette nouvelle forme d’innovation tient ainsi compte du rôle prépondérant des acteurs car celle-ci est réussie uniquement si elle est adoptée et adaptée par les utilisateurs (CST, 2000). À ce titre, Rogers (2003), sociologue de formation, a contribué à la valorisation du rôle des acteurs en explorant les profils d’innovateurs, influençant le processus d’adoption d’une innovation. Il soulève l’importance de considérer la perspective des acteurs, car pour un même changement, celui-ci peut être vécu différemment par les individus impliqués. En effet, l’intégration des technologies numériques par exemple peut être la source d’un déséquilibre important chez une personne, de l’ordre de l’innovation (ébranlement/déstabilisation), en raison des nombreux ajustements et nouveaux apprentissages qu’elle doit réaliser avant de pouvoir les intégrer dans sa pratique. Pour d’autres, le changement de pratiques peut être réalisé plus aisément, en raison, par exemple, de leur intérêt élevé pour la technologie et/ou du fait qu’elles ont déjà effectué certaines expérimentations.

L’innovation conçue comme un processus plutôt que comme un événement isolé, constitue un mouvement permanent sollicitant l’ensemble des acteurs (Alter, 2000). Toutefois, ce processus d’adoption de l’innovation ne se fait pas sans heurts. Tout changement occasionne des résistances chez les individus et les organisations (Arcand, 2007; McShane et Benabou, 2008). Ces résistances peuvent être issues d’une peur de l’inconnu, d’un choc de valeurs entre les différents membres d’une organisation ou encore de la volonté de l'individu de défendre ses droits et sa position au sein même de son milieu de travail (McShane et Benabou, 2008). Des résistances au changement peuvent également être présentes chez les personnes présentant une DI ou un TSA qui, par définition, présentent des limites au niveau du comportement adaptatif et un manque de flexibilité face à la nouveauté (American Association on Intellectual and Developmental Disabilities, 2010; Bolduc, 2013). D’un point de vue plus global, on peut situer les résistances au changement au sein même de l’organisation en raison d’expériences collectives négatives, de pressions imposant le statu quo sur le groupe ou encore par une culture organisationnelle qui favoriserait l’immobilisme au détriment du changement (McShane et Benabou, 2008). D’ailleurs, la vision « organique » de l’organisation proposée par Morgan (2006) suggère que similairement à un organisme vivant, les besoins des individus et des groupes doivent être comblés pour qu’une organisation puisse fonctionner adéquatement. Ainsi, au même titre que le présentait Maslow avec sa théorie des besoins, les individus sont motivés par une hiérarchie de besoins au niveau professionnel, sur les plans physiologique (salaire et conditions de travail), social (activités sociales, interactions avec les collègues) et psychologique (autonomie, reconnaissance), qui une fois comblés, favorise l’atteinte des objectifs organisationnels. Dans cette conception organique, la reconnaissance des besoins du personnel et le style de leadership centré sur les employés sont vus comme des forces sur lesquelles l’organisation peut s'appuyer (Morgan, 2006). Les acteurs concernés par le changement, qu’ils agissent sur une base individuelle ou en groupe peuvent fortement influencer l’issue de la nouveauté que l’on souhaite implanter.

Dans le même sens, Alter (2000) relève que l’innovation ne correspond pas à une action rationnelle, il s’agit plutôt d’ « une trajectoire brisée, mouvementée, dans laquelle se rencontrent intérêts, croyances et comportements passionnels » (p. 9). Il ajoute également qu’aucun facteur prédéterminé ne permet de prévoir l’issue réussie ou manquée d’une innovation. Il s’agit d’un processus dynamique réunissant des acteurs en interaction et qui réalisent des apprentissages (Alter, 2000; OCDE, 2005). Ainsi, lors du déploiement d’une innovation, Gagnon (2012) rapporte que les dirigeants ne doivent pas être les seuls impliqués. Il importe de prioriser la dimension humaine non seulement en recherchant l’acceptation par les acteurs, mais en sollicitant une participation active du début à la fin du processus (Gagnon, 2012 ; Rogers, 2003) car « l’innovation est une création des acteurs » (Alter, 2000, p. 321). Les scientifiques s’intéressent désormais aux dimensions humaines et sociales de l’innovation, et contrairement à la signification initialement accordée au concept, la littérature la décrit comme une construction sociale qui évolue à travers les diverses interactions sociales (Tremblay, 2014).

Les sciences humaines et sociales et l’innovation

Le CST (2000) reconnaît la spontanéité que peuvent avoir certains acteurs de créer de nouvelles façons, issues de leurs expériences et de leur créativité, de répondre à des/leurs besoins non comblés. Il ajoute toutefois que ces solutions novatrices ne sont plus indissociables des connaissances scientifiques. Ainsi, il semble que la recherche en sciences humaines et sociales et l’innovation soient liées l’une à l’autre. La recherche a d’ailleurs une fonction de création et une fonction de reconnaissance de l’innovation (Dandurand, 2005). Finalement, les sciences humaines et sociales et l’innovation ont un autre point en commun, soit un intérêt marqué pour les acteurs et les interactions sociales.

L’innovation telle que perçue par la sociologie

La perspective sociologique trouve son sens à travers l'étude des relations. En effet, la pensée des sociologues est guidée par l’idée que les gens vivent en groupe et que lorsqu’il est question d’une situation en particulier, il est primordial de s’intéresser à toutes les personnes impliquées et les relations qu’elles ont entre elles (Becker, 2007). La vision collective de la situation est ainsi privilégiée. Les sociologues accordent également une place importante aux attitudes, car elles contribuent à expliquer les comportements des gens dans un contexte donné tel qu’un changement par exemple (Bourdon, 2007).

Parmi les différents groupes qu’il est possible de répertorier dans la société se retrouvent les organisations, dont la sociologie se fait une vision bien précise. De manière générale, elles sont définies comme étant :

Tout système de production, dans un environnement donné, regroupant deux ou plusieurs acteurs devant interagir, orienté par une mission formelle à accomplir, et dont la coordination est effectuée par un ou plusieurs acteurs à qui on a confié explicitement ce rôle.

Collerette, Delisle et Perron, 1997, p. 21

L’un des premiers sociologues à avoir exploré l’importance des relations humaines à l’intérieur d’une organisation est Elton Mayo. Se rendant dans une usine entre les années 1927 et 1932, il a observé la présence de normes, déterminées par les membres au sein d’un groupe, dictant son fonctionnement. Celles-ci dépendent entre autres, du niveau de production, des relations avec les supérieurs et du climat psychologique dans le milieu de travail (Daval, 2007). Mayo a conclu à une association entre une organisation et un « système social », dont les sentiments et motivations influencent directement les relations avec les pairs et supérieurs (Daval, 2007). L'étude sociologique des organisations atteste de la présence des relations d’interdépendance entre les acteurs et de la nécessité de s’y intéresser (Foudriat, 2011).

Lorsqu’il est question de changement ou d’innovation, l’intérêt se trouve également pour l’expérience des acteurs « dans l’appréhension de leurs activités sociales en tant que porteuses de significations » (Tremblay, 2014, p. 19). En sociologie de l’innovation, le changement est conçu comme un processus qui subit différentes influences (Gaglio, 2011). L’innovation ne peut pas être portée par une seule personne. Elle est davantage rattachée à un processus collectif au cours duquel la personne instigatrice de l’idée initiale doit s’entourer d’acteurs qui partagent ses idées (Gaglio, 2011). L’innovation suit un parcours imprévisible (Alter, 2000; Gaglio, 2011). Celle-ci s'implantera uniquement si elle est acceptée par les membres sans être imposée (Bourricau, 2007). L’innovation reflète donc le sens donné à un objet à travers les relations entre les acteurs (construction sociale) dans la réalité quotidienne (Tremblay, 2014). Ainsi, un téléphone intelligent est un :

Téléphone cellulaire qui, en plus d'offrir des fonctions téléphoniques, intègre un ordinateur personnel qui le transforme en un outil de communication hybride capable de gérer et de transmettre, par voie radioélectrique, des données informatiques ou multimédias, tout en permettant d'avoir accès à Internet.

Office québécois de la langue française, 2016, paragr.  1

Par contre, dans le domaine de la santé et des services sociaux, des acteurs l’utilisent par exemple, comme outil d’aide à la réalisation de tâches pour une personne présentant une déficience intellectuelle (Lachapelle, Lussier-Desrochers, Caouette et Therrien-Bélec, 2013), comme outil de suppléance à la communication pour une personne non verbale (Lussier-Desrochers, Caouette et Godin-Tremblay, 2016), etc. Cette technologie qui n’avait initialement aucune fonction « clinique » est désormais utilisée comme outil d’intervention suite à l’initiative d’un groupe d’innovateurs et à la pression d'une clientèle qui souhaite avoir accès à des outils d’intervention modernes et inclusifs (Lussier-Desrochers, 2017).

L’innovation est également influencée par les interactions qui se déroulent tout au cours de son processus de déploiement, car il est possible qu’elle occasionne des confrontations et qu’elle se bute à des résistances diverses (Gaglio, 2011). D’ailleurs, ces résistances représentent des controverses et elles sont présentes pendant toute la durée du processus de déploiement de l’innovation (Amblard, Bernoux et Herreros, 2005; Gaglio, 2011). Une controverse prend fin uniquement lorsqu’il y a une entente entre les acteurs impliqués dans celle-ci. Les étapes vers d’adoption du changement peuvent progresser uniquement lorsque les parties prenantes sont en accord les unes avec les autres (Amblard et al., 2005).

Un rapprochement entre la sociologie et la psychoéducation

Ces notions de la sociologie qui placent les acteurs et les interactions au centre du changement et de l’innovation se rapprochent grandement des croyances véhiculées par les psychoéducateurs et psychoéducatrices. La psychoéducation s’intéresse à l’accompagnement des personnes qui présentent des difficultés d’adaptation et ce, dans tous leurs milieux de vie (Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec [OPPQ], 2016). Le psychoéducateur considère que les comportements de la personne sont le résultat de facteurs biophysiologiques, cognitifs, affectifs et sociaux qui sont en interaction (Gendreau, 2001). Ainsi, lorsqu’il est question de l’adaptation d’un individu en contexte de changement, le psychoéducateur évalue l’interaction entre deux potentiels, soit le potentiel d’adaptation de la personne (PAD) et le potentiel expérientiel de son environnement (PEX; OPPQ, 2013). Le PAD réfère aux moyens dont dispose la personne pour répondre à ses propres besoins alors que le PEX concerne les occasions d’apprentissages qui lui sont offertes par l’entourage et l’environnement (Gendreau, 2001). Par exemple, lorsqu’il est question de l’utilisation des technologies numériques par les personnes présentant une DI ou un TSA, la prise en compte des facteurs personnels et environnementaux est nécessaire. En effet, Lussier-Desrochers, Normand et al. (2016), ont proposé une modélisation permettant entre autres, d’identifier des facteurs de risque et des pistes de solutions permettant d’influencer l’utilisation ou non de ces technologies. Ainsi, on s’intéresse à des informations telles que les habiletés cognitives de l’individu, ses habiletés sensori-motrices, la présence de soutien technique, financier ou autre dans son entourage.

Le profil des compétences du psychoéducateur comprend également une compétence liée au rôle-conseil auprès d’autres acteurs, que ce soit des individus, groupes ou organisations (OPPQ, 2003). Considérant les transformations des secteurs dans lesquels le psychoéducateur travaille de même que l’évolution de sa pratique, son rôle peut être amené à des niveaux différents de l’intervention auprès de la clientèle (Lussier-Desrochers et Godin-Tremblay, 2016). En effet, le psychoéducateur possède les compétences et les connaissances nécessaires pour conseiller et accompagner le personnel de l’organisation dans laquelle il travaille dans leur pratique. Ainsi, avec la place grandissante du concept d’innovation, il va de soi que le psychoéducateur peut être amené à accompagner l’organisation et ses acteurs dans leur démarche d’adaptation face à une nouvelle réalité, qu’elle soit issue d’une réorganisation, de coupures budgétaires, d’une nouvelle pratique basée sur les données probantes ou encore d’une innovation sociale. Étant à la source d’un déséquilibre important et de possibles résistances, il semble que le psychoéducateur puisse jouer un rôle de premier plan pour accompagner l’organisation dans sa transformation, en considérant les potentiels présents au sein de celle-ci et ceux dans son environnement (Lussier-Desrochers et Godin-Tremblay, 2016).

L’adoption d’un regard psychoéducatif et sociologique permet ainsi de s’intéresser au vécu des acteurs en situation de déséquilibre et à leurs interactions. Les échanges par rapport à cette situation peuvent contribuer à résoudre les controverses et permettre de cheminer vers une cohésion autour de l’innovation.

La recherche qualitative pour soutenir l’innovation

La recherche qualitative, contrairement à la recherche quantitative qui constitue un processus formel et systématique se centrant sur les données objectives en considérant les faits comme des choses (Fortin et Gagnon, 2016; Gingras, 2004), accorde une importance particulière à l’expérience des acteurs. Elle remet ainsi en question la hiérarchie dans le processus de recherche (Groulx, 1998). En effet, ce paradigme de recherche est itératif, étant donné que les êtres humains sont vus comme des participants actifs, amenant le chercheur à ne pas nécessairement suivre dans l’ordre, les étapes préétablies d’une recherche (Fortin et Gagnon, 2016; Maxwell, 2005). La recherche qualitative est utilisée dans le domaine de l’intervention, car elle permet de mieux comprendre l’expérience et le vécu des clientèles (Groulx, 1998) ou encore des intervenants. En effet, il s’agit d’une méthode « subjectiviste » qui, en plus de relater certains faits observables, s’attarde au sens de la réalité sociale dans l’action (Gingras, 2004). Cette double posture occupe d’ailleurs une place de plus en plus importante au sein de la recherche en sciences sociales. En effet, on a longtemps cru que la recherche devait être entièrement objective et faire abstraction de toutes sources de biais possibles. De ce fait, toutes formes d’expériences antérieures ou de croyances devaient être éliminées de la recherche (Maxwell, 2005). Cette conception s’est modifiée à travers les années, étant donné que le chercheur lui-même est considéré comme un instrument de recherche dans les recherches qualitatives (Maxwell, 2005). Ainsi, on trouve des chercheurs adoptant une posture « hybride », c’est-à-dire, qu’ils oscillent entre un engagement social dans le milieu de recherche et l’analyse scientifique (Dumais, 2017). Toutefois, bien que les recherches qualitatives soient décrites comme « subjectives », rappelons qu’elles restent guidées par des critères de scientificité qui impliquent de « juger du bien-fondé d’une recherche quant à sa capacité à rendre compte d’un phénomène, à le décrire, à le comprendre » (Gohier, 2004, p. 6). Ces critères sont : 1) la crédibilité, c'est-à-dire que le sens attribué au phénomène doit être plausible et corroboré par diverses instances; 2) la transférabilité, c'est-à-dire que les résultats de l’étude peuvent être appliqués à d’autres contextes; 3) la fiabilité, c’est-à-dire, qu’il doit y avoir une cohérence entre le déroulement de l’étude et les résultats; et 4) la confirmation, c'est-à-dire que les données produites doivent avoir été objectivées (Gohier, 2004).

La méthodologie qualitative s’est développée jusqu’à la fin des années 1960, en grande partie au sein du département de sociologie de l’École de Chicago (Poupart, 2011). À cette période, la région de Chicago se trouvait dans une phase intense d’industrialisation et d’urbanisation. Les sociologues avaient ainsi pris comme objet d’étude les problèmes sociaux causés par cette société en transformation majeure (Poupart, 2011). Dans ce contexte, on a assisté à une émergence importante du courant interactionniste dont les représentants se sont attachés à « rendre compte » de la perspective des acteurs sociaux face à des réalités sociales et à « tenir compte » de cette perspective (Poupart, 2011). Ainsi, le focus ne se situe pas sur l’individu, mais sur les conduites humaines dans leurs liens avec le contexte d’interaction (Morrissette, 2010). À cela s’ajoute la prise en compte du contexte dans lequel les actions se déroulent qui, du point de vue des interactionnistes, est indissociable de la manière dont les acteurs perçoivent leur réalité (Poupart, 2011). Cette tradition de recherche a rassemblé et rassemble encore des chercheurs qui ont un intérêt marqué pour l’expérience quotidienne des acteurs, laquelle se renouvelle constamment. Ces chercheurs ont été amenés à descendre assez rapidement sur le terrain d’investigation (Morrissette, 2010) considérant que « la meilleure façon de connaître les réalités sociales était de s’en imprégner » (Park, 1915, cité dans Poupart, 2011, p. 186).

Bref, il semble de plus en plus évident en sciences sociales qu’une collaboration entre chercheurs et acteurs offre un accès à des formes variées et complémentaires de savoirs. D’ailleurs, Rhéaume (2012) identifie trois formes distinctes de savoirs dans la pratique sociale de la recherche en intervention : 1) le savoir académique ou scientifique des chercheurs universitaires; 2) le savoir pratiqué des professionnels de l’intervention ou des gestionnaires; et 3) le savoir d’expérience et de sens commun des « usagers » ou « consommateurs » de biens et services, ou simplement, des membres de la population. Il s’agit d’une épistémologie pluraliste des savoirs (Rhéaume, 2012) qui doit amener le chercheur à se positionner en tant que traducteur des savoirs pratiques (Guignon et Morrissette, 2006; Schön, 1994) et non en tant qu’expert de l’objet (Morrissette, 2010). Il s’agit pour le chercheur d’oeuvrer le plus près possible du vécu des acteurs, lors de la construction des objets d'étude ou des méthodes d’investigation (De Gaujelac, 2012). Il en va de même lorsqu’il est question d'une innovation à implanter dans une organisation.

La recherche qualitative dans les sciences de la gestion

Dans les sciences de la gestion, et plus exactement dans le domaine de la gestion du changement, « le contexte et l’action sont inséparables » (Pettigrew, Gauvin et Menvielle, 2001, p. 697). Ainsi, la démarche qualitative semble se tailler une place de plus en plus importante, voire même être revendiquée, car elle offre l’opportunité d’explorer de nouvelles pratiques vues de l’intérieur (Audet et Parissier, 2013; Groulx, 1998). Depuis quelque temps, une compréhension subjective et contextuelle d’une situation donnée est de plus en plus valorisée (Lalonde, 2013). D’ailleurs, c’est à partir des travaux produits par l’École de Chicago qu’a été soulignée l’importance que le chercheur puisse participer et s’immiscer au sein du phénomène étudié dans les sciences de la gestion (Augé et Colleyn, 2004; Lalonde, 2013).

Ainsi, en plus d’étudier l’organisation et ses changements comme un objet, des investigations complémentaires doivent être réalisées afin de comprendre la trajectoire de changement (Alter, 2000). En effet, lors d’une demande de changement, des déséquilibres surviennent inévitablement obligeant ainsi à identifier les forces actives et réactives (Moisdon, 2010; OPPQ, 2013). Il s’agit donc pour le chercheur de travailler de façon systématique avec les acteurs au sein de l’organisation pour mieux saisir les leviers d’action (Moisdon, 2010). D’ailleurs, selon la recension d'Autissier et Giraud (2012), la compréhension du processus de changement figure parmi les principaux sujets traités dans la littérature sur la gestion du changement. L’utilisation de la recherche qualitative est pertinente dans ce contexte, compte tenu du fait qu’elle peut être utilisée pour comprendre des phénomènes nouveaux occasionnés par une demande de changement dont les répercussions sont peu connues (Groulx, 1998), à l’image d’une innovation organisationnelle. En effet, rappelons que les recherches qualitatives « visent à cerner, selon le point de vue des divers acteurs, les enjeux que font surgir les modifications du contexte organisationnel et institutionnel » (Groulx, 1998, p. 20).

De plus, dans un contexte sociétal de plus en plus dynamique et complexe, Roth et Kleiner (1998, cités dans Béliveau, Parent et Roch, 2006) soutiennent que « les organisations se doivent d’apprendre à survivre en employant des mécanismes pour réfléchir collectivement à leurs expériences passées, en saisir la signification et évaluer leur investissement dans les efforts d’apprentissage » (p. 41). Ainsi, certains auteurs suggèrent que la recherche qualitative présente une sensibilité au contexte, permettant de mieux cerner la gestion des connaissances et les apprentissages qui sont réalisés (Easterby-Smith et Lyles, 2013; Scholl et al.,  2004, cités dans Béliveau et al., 2006).

Bref, le chercheur étant une partie prenante de l’étude, s’est progressivement imposé comme une position de recherche valide en sciences de la gestion (Lalonde, 2013). C’est la méthode Get your hands dirty qui est choisie pour faire de la recherche (Morrissette, 2010). Ainsi, il est possible de faire des rapprochements entre l’utilisation de la recherche qualitative en sciences sociales et en sciences de la gestion. C’est d’ailleurs dans un contexte de changement au sein d’une organisation que les sociologues de l’École de Chicago ont réalisé leurs premières recherches qualitatives, en s’intéressant aux déséquilibres vécus par les acteurs dans un contexte de changement. Encore aujourd’hui, l’adoption d’un regard subjectif en recherche permettant de s’intéresser à la perspective des acteurs semble fort pertinente pour un chercheur qui souhaite soutenir une organisation dans sa trajectoire de déploiement d’une innovation. Concrètement, c’est à travers les méthodes employées (échantillonnage de participants, choix des outils de production de données, stratégie d’analyse, etc.) que le chercheur sera en mesure d’obtenir un portrait le plus représentatif possible du changement à l’étude. Quelques stratégies sont d’ailleurs décrites dans la section suivante.

La recherche qualitative et le déploiement d’une innovation au sein d’une organisation : quelques recommandations

La recherche qualitative dans un contexte de changement organisationnel semble avoir un apport fort pertinent. Il a été présenté plus haut que l’innovation suscite son lot de controverses chez les différentes parties prenantes impliquées, ce qui influence sa trajectoire (Alter, 2000; Amblard et al., 2005). Ainsi, plusieurs stratégies peuvent être utilisées par les chercheurs afin d’observer, décrire, comprendre voire même élaborer une théorie sur les phénomènes sociaux qui se déroulent dans un contexte de changement particulier (Fortin et Gagnon, 2016). Parmi celles-ci, se retrouve l’importance d’impliquer une variété d’acteurs, d’utiliser des méthodes de recherche centrées sur l’action et la collaboration, de prioriser les perceptions et le vécu des acteurs lors de la collecte des données, de réaliser une analyse en continu et des retours auprès des acteurs.

Impliquer une variété d’acteurs clés

Lorsqu’il est question d’un changement important au sein d’une organisation telle que l’arrivée d’une nouvelle pratique innovante, l’ensemble des parties prenantes doit être impliqué dans le processus. En effet, rappelons que la connaissance scientifique, la connaissance pratique et la connaissance expérientielle représentent des niveaux de compréhension nécessaires et complémentaires afin de saisir une réalité sociale complexe, telle que le déploiement d’une innovation (Rhéaume, 2012). Dans ce contexte, le processus d’échantillonnage amènera le chercheur qualitatif à solliciter « l’acteur social compétent » (Savoie-Zajc, 2007). Dans le secteur de la santé et des services sociaux par exemple, ce choix relève d’une pertinence épistémologique concernant le désir d’inclure la perception des acteurs qui sont impliqués dans l’action, au sujet de leur expérience, mais également leurs connaissances pratiques et expérientielles (René, Champagne et Mongeau, 2013). En effet, Lelubre (2013) rappelle que ce sont les acteurs en soi qui sont en mesure de produire une analyse de leur contexte en fonction de l’expérience acquise. C’est d’ailleurs parce qu’ils contribuent activement à la construction du contexte propice au déploiement des innovations qu’il semble impossible de faire abstraction du sens qu’ils donnent à cette réalité (Poupart, 2011).

La perception d’un seul acteur ou groupe d’acteurs (un groupe de gestionnaires par exemple) ne peut rendre compte de la réalité vécue par les autres membres de l’organisation. En effet, les organisations représentent des construits sociaux, c’est-à-dire, qu’elles sont le résultat d’un ensemble de relations d’interdépendances entre les acteurs, dont chacun est porteur d’expériences (Foudriat, 2011; Lelubre, 2013). Dans ce contexte, il apparait évident que depuis quelques années, on assiste à une croissance du nombre de recherches impliquant des praticiens, des administrateurs, des gestionnaires, ou des prestataires de services. Ces recherches permettent de croiser les savoirs de chacun (Anadon et Savoie-Zajc 2007; Desgagné, Bednarz, Lebuis, Poirier et Couture, 2001). Une cartographie des acteurs clés impliqués dans le processus peut ainsi être réalisée. Cette cartographie permettra, entre autres de bien choisir les acteurs qui devront être impliqués dans le processus de consultation (Lussier-Desrochers, Caouette et Godin-Tremblay, 2017). Par exemple, lorsqu’il est question du déploiement des technologies numériques dans le secteur des services sociaux, le Modèle d’accompagnement Produit-Public-Structure (MAP2S) recommande d’impliquer des gestionnaires, des membres du personnel informatique, des intervenants et des professionnels (orthophonistes, ergothérapeutes, etc.), des représentants de la clientèle, de même que du personnel de l’équipe des communications (Lussier-Desrochers et al., 2017). Cette diversité permet d’avoir un portrait d’ensemble des enjeux rencontrés en faisant communiquer les acteurs selon les savoirs qu’ils portent, permettant ainsi de réfléchir ensemble sur leurs pratiques respectives (Rhéaume, 2012). La prise en compte du point de vue exprimé par les personnes présentant une DI ou un TSA contribue également à la compréhension de la situation en permettant de mieux les connaître et les soutenir (Julien-Gauthier, Jourdan-Ionescu et Héroux, 2009) dans leur utilisation des technologies. Les informations qu’elles peuvent fournir, telles que leurs préférences, leurs expériences antérieures, leurs besoins, leurs forces et difficultés sont cruciales dans la démarche, car elles peuvent expliquer le succès ou l’échec de l’utilisation de ce nouveau moyen d’intervention (Dupont, Lachapelle, Mongeau et Therrien-Bélec, 2017). L’adoption de cette procédure intégrant une diversité de participants issus de différentes disciplines serait, pour Roy et Prévost (2013), plus productive et véridique, et permettrait de prévenir les problèmes qui se vivent dans l’action. Ainsi, la reconnaissance des savoirs de chacun offre aux acteurs une occasion unique de comprendre les perspectives et les expériences de chacun au sujet d’un même problème (Soulière, Saulnier et Desaulniers-Coulombe, 2017).

Des méthodes de recherche centrées sur l’action et la collaboration

En considérant la nécessité de solliciter une diversité d’acteurs pour comprendre ou décrire la trajectoire de déploiement d’une innovation, il serait également favorable que les chercheurs qualitatifs usent de méthodes collaboratives et centrées sur l’action. En effet, il faut que les acteurs se sentent interpellés par la recherche et qui plus est, qu’ils aient un rôle à jouer en lien avec leurs différents statuts (chercheurs, gestionnaires, praticiens; Roy et Prévost, 2013). Les relations se doivent donc d’être beaucoup plus égalitaires entre chercheurs et praticiens, car ils apprennent les uns des autres et ont des compétences complémentaires (Coenen, 2001; Guillemette et Savoie-Zajc, 2012). Certaines méthodes telles que la recherche-action (Dolbec et Prud’homme, 2009), les recherches collaboratives et partenariales et la sociologie clinique comportent plusieurs avantages. Ces méthodes ont en commun le fait qu’elles considèrent que les pratiques des acteurs disposent d’une certaine validité sociale, car elles sont porteuses de savoirs (Berger, 2003, cité dans Guillemette et Savoie-Zajc, 2012).

La recherche-action représente une méthode de recherche selon laquelle les connaissances scientifiques permettant de comprendre et changer une réalité sociale sont produites par l’action (Roy et Prévost, 2013). Cette forme de recherche tend à rompre avec la tendance selon laquelle il y aurait toujours un écart entre les chercheurs et les acteurs impliqués dans l’action (Dolbec et Prud’homme, 2009). D’ailleurs, la recherche-action possède trois caractéristiques qui lui sont propres, soit a) le fait d’être réalisée avec les gens plutôt que sur les gens; b) le fait de trouver son attache dans l’action, c’est-à-dire, en agissant pour procéder à un changement; et c) le fait d'emprunter une démarche cyclique plutôt que linéaire, cette dernière étant une procédure davantage privilégiée par la recherche traditionnelle de type hypothético-déductif (Reason et Bradbury, 2008). Ainsi, l’intérêt de la recherche-action touche trois aspects majeurs, soit les personnes, l’action et le changement (Savoie-Zajc, 2001). Les chercheurs adoptent donc une perspective systémique afin de connaître tous les facteurs qui sont en inter influence constante (Roy et Prévost, 2013). Elle est utilisée comme outil de changement organisationnel et social, car elle offre l’opportunité aux parties prenantes de comprendre les changements en cours et d’améliorer leur pratique (Dolbec et Prud’homme, 2009).

Dans le même ordre d’idées, les recherches partenariales et collaboratives sont présentées comme des recherches « fondées sur des coopérations entre acteurs hétérogènes, qui sont, du moins en principe, sources de co-construction de recherche et de co-production de connaissances » (Gillet et Tremblay, 2017, p. 8). Au même titre que la recherche-action, elles offrent davantage de pouvoir aux acteurs qui se retrouvent à collaborer de façon continue et engagée avec les chercheurs (Gillet et Tremblay, 2017; Morrissette, 2012). Ces recherches traduisent ainsi une rencontre entre deux mondes, soit la communauté scientifique et le milieu de pratique. Elles sont basées sur le fait que ce sont les environnements mêmes (communauté, organisation, etc.) qui constituent les endroits appropriés pour étudier le problème, et que ce sont les acteurs impliqués qui possèdent les connaissances concernant leurs besoins (Tremblay et Rochman, 2017). Toutefois, bien que le partenariat soit le moteur central de ce type de recherche, celui-ci n’offre pas un chemin direct vers la production de nouvelles connaissances. Le chercheur doit toujours garder en tête que la relation, les échanges et les négociations avec les praticiens concernant la recherche influenceront grandement la production de connaissances (Bussières et al., 2013 ; Tremblay et Rochman, 2017).

Enfin, la sociologie clinique se présente comme une approche clinique de la sociologie. Selon Rhéaume (2009), elle emprunte à la notion de clinique, dont on entend parler régulièrement en sciences humaines et sociales, la vision de proximité et d’implication entre un chercheur et les acteurs qui participent à une recherche. La sociologie clinique recoupe d’autres approches, dont la recherche-action. Elle propose un type de recherche qui lie l’action et la pratique (Rhéaume, 2009). Il s’agit pour elle de travailler « au plus près du vécu des acteurs », tant dans la conception des objets de recherche que lors de la collecte des données (De Gaulejac, 2012). Elle amène ainsi le chercheur à tenir compte de la spécificité humaine et de la présence de la subjectivité chez les acteurs (De Gaulejac et Roche, 2012). D’ailleurs, une recherche de sociologie clinique découle généralement d’une demande sociale qui « présuppose le plus souvent un questionnement plus radical des pratiques de l’organisation impliquée. […] Comme la difficulté, pour une organisation, à bien répondre aux exigences d’une meilleure adaptation des services » (Rhéaume, 2009, p. 202).

Ces quelques formes de recherche qualitative ont une « vision ascendante » (Dumais, 2017) et misent sur une collaboration continue des acteurs en tant que parties prenantes de la recherche. Dans ces contextes de recherche particuliers où chercheurs et praticiens se côtoient, toutes recommandent d’adopter une attitude d’ouverture, une facilité d’approche et un intérêt à apprendre de tous (Stringer, 2007). Il s’agit de postures de recherche qui semblent grandement pertinentes dans un contexte de déploiement d’une innovation, car ce sont les acteurs de l’organisation qui vivent les changements et disposent des meilleures connaissances à ce sujet.

Une collecte des données centrées sur les perceptions et le vécu des acteurs

En recherche qualitative, la collecte des données peut être réalisée de différentes manières. Parmi les différentes stratégies et considérant les deux premières recommandations émises plus haut, l’entrevue semble avoir un rôle particulièrement utile afin de comprendre et décrire la trajectoire de déploiement d’une innovation. Celle-ci a pour fonction première, la cueillette d’informations afin de comprendre un phénomène, tel que vécu par les acteurs (Fortin et Gagnon, 2016). D’une part, les entrevues individuelles représentent une manière efficace de recueillir des informations sur le fonctionnement et les structures d’un groupe, tel qu’une organisation par exemple (Poupart, 1997). Le contact avec les personnes est direct, permettant ainsi d’obtenir plusieurs informations sur l’expérience individuelle de chacune (Daunais, 1993; Laperrière, 2000).

D’autre part, lorsqu’on s’intéresse aux interactions entre les acteurs, on peut aussi recourir aux entretiens de groupe, qui offrent aussi des conditions favorables à la participation active des acteurs (Morrissette, 2010). Le groupe de discussion représente un rassemblement d’individus, qui échangent et discutent autour de thèmes définis. Selon Desrosiers et Larivière (2014) : « Le but est d’en arriver, pour les chercheurs, à une compréhension riche et approfondie de l’expérience et des croyances des participants sur le thème d’intérêt. » (p. 258). Dufour, Fourez et Maingrain, (2002) mentionnent que la dynamique de groupe favorise un arbitrage des points de vue. Le langage utilisé entre membres d’un groupe partageant les mêmes activités permet de rendre compte de la façon dont ils conçoivent la pratique (Giddens, 1987, cité dans Morrissette, 2010). Ainsi, le chercheur peut être en mesure d’identifier rapidement les consensus et les désaccords (Baribeau et Germain, 2010) ou les controverses (Amblard et al., 2005). D’ailleurs, il semble que, dans le champ de pratique de la gestion du changement organisationnel, le groupe est utilisé lorsqu’on souhaite instaurer une modification dans la culture organisationnelle ou dans les comportements professionnels (Deslauriers, 1992, cité dans Baribeau et Germain, 2010). Enfin, l’utilisation de l'entretien de groupe offre également l’opportunité aux personnes qui sont habituellement exclues de ce type d’activité, de partager leurs opinions concernant des sujets qui les concernent directement (Cambridge et McCarthy, 2001, cités par Julien-Gauthier, Héroux, Ruel et Moreau, 2013). Certains auteurs recommandent toutefois de porter une attention particulière à quelques paramètres pour favoriser la participation des personnes présentant une DI lors de la collecte des données. En effet, le contexte d’entrevue (endroit, durée, etc.) doit être ajusté en fonction des participants, la formulation des questions et le langage utilisé doivent être réfléchis afin d’être compris par les personnes (Julien-Gauthier et al., 2009).

Un arrimage entre l’analyse en continu et les retours auprès des acteurs

La période d’analyse des données est un moment important dans le processus de la recherche. Lorsqu’il est question d’étudier un événement de grande envergure tel qu’un changement important au sein d’une organisation, le chercheur doit tenir compte d’une variété d’éléments en interaction (contacts avec les praticiens, informations concernant la pratique et le milieu de pratique, etc.). Le chercheur peut être amené à effectuer plusieurs allers-retours entre ses données de recherche et le terrain afin d’offrir une explication riche et complète du problème étudié. En complément, tel que fréquemment souhaité dans un contexte de recherche qualitative, un modèle permettant d’illustrer la façon de concevoir la réalité étudiée peut être développé (Fortin et Gagnon, 2016). Pour ces raisons, l’analyse qualitative doit être réalisée en alternance avec des moments de rétroactions auprès des participants, dont les commentaires sont ajoutés à l’analyse (Guillemette et Savoie-Zajc, 2012; Miles et Huberman, 2003). Une stratégie d’analyse pouvant être privilégiée lors de recherches centrées sur l’action et la collaboration est, par exemple, la démarche de thématisation en continu. Cette stratégie représente « une démarche ininterrompue d’attribution de thèmes et, simultanément, de construction de l’arbre thématique » (Paillé et Mucchielli, 2013, p. 237). L’exercice doit donc prendre la forme d’une co-modélisation entre chercheurs et praticiens. Cette stratégie met en lumière le courant de pensée selon lequel, la création de nouvelles connaissances ne peut se faire sans la contribution des personnes impliquées, reconnues comme étant les acteurs sociaux compétents (Gendron et Richard, 2015 ; Savoie-Zajc, 2007).

En complément à l’analyse, il importe évidemment de faire des retours avec les participants. De cette façon, une poursuite de la réflexion est assurée et des pistes de solution peuvent être offertes aux acteurs par rapport à leur situation. Van der Maren (2011) qualifie d’ailleurs cette action de « service après-vente » de la part du chercheur. Guillemette et Savoie-Zajc (2012) parlent, quant à eux, de moments d’objectivation. Ces retours représentent une forme de validation écologique des résultats. Le chercheur s’exerce à rendre valide, c’est-à-dire qu’il désire partager/mettre à disposition des résultats qui permettent de comprendre significativement une réalité ou un phénomène étudié (Savoie-Zajc, 2009). Concrètement, il s’agit de soumettre les conclusions de l’analyse aux participants (Martineau, 2005). Le chercheur procède à la vérification ou la confirmation des résultats en sollicitant les réactions des informateurs (Miles et Huberman, 2003).

Conclusion

Dans une société de changements où les organisations subissent de plus en plus de pressions systémiques pour innover, elles se trouvent forcées de répondre à la demande (Godin-Tremblay et Lussier-Desrochers, 2017). Toutefois, l’intégration d’une innovation sociale ne se fait pas sans heurts. La croyance selon laquelle le simple fait d’imposer un changement (p. ex., un changement technologique) au sein d’un milieu était suffisant pour qu’il soit adopté, est actuellement délaissée pour des conceptions de la recherche qui font davantage de place aux acteurs eux-mêmes et prennent en compte leur trajectoire d’appropriation de l’innovation. Ce processus long et complexe doit tenir compte entre autres, du vécu des différentes parties prenantes, de leurs perceptions, de même que les relations qui se créent et parfois se brisent en cours de route. Pour soutenir cette démarche, des recherches qualitatives où chercheurs, praticiens et personnes présentant une DI ou un TSA travaillent ensemble afin de comprendre le problème sont grandement bénéfiques pour une organisation. D’ailleurs, Klein (2017) soutient que :

L’intérêt de la recherche partenariale réside dans la capacité des chercheurs et acteurs sociaux qui s’y impliquent à créer des savoirs appropriés à la compréhension des processus d’innovation, utiles au chercheur pour les expliquer et à l’acteur du milieu de pratiques pour les mettre en oeuvre.

p. 291

Cette tendance de recherche peut sembler plus ardue et sinueuse que les méthodes de recherches traditionnelles, mais peut avoir des retombées grandement significatives pour les personnes présentant une DI ou un TSA dont les besoins sont pris en considération, mais également pour les organisations et les acteurs. L’adoption d’une vision clinique issue des sciences humaines et sociales dans un contexte de changement organisationnel se révèle grandement pertinente afin de favoriser une prise en compte de la subjectivité de chacun, permettant de contribuer à une meilleure compréhension de la trajectoire de déploiement d’une innovation.